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13 décembre 2012 4 13 /12 /décembre /2012 17:03

 "Jean-Jacques Rousseau, un intempestif toujours moderne"

 

jean-Jacques-rousseau.jpg

 

On célèbre cette année le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.

Comme ce philosophe, ainsi que pour bien d'autres, n'a pas eu peu d'influence sur mes conceptions morales et politiques, je voudrais ici lui rendre hommage en reprenant quelques parties de mes cours de terminale d'il y a quelques années sur le Contrat Social et le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes en espérant que ce propos donnera envie de lire Rousseau et permettra de mieux connaître les caractères distinctifs de sa pensée morale et politique.

Ce philosophe et écrivain génial fut un précurseur de tant d'évolutions intellectuelles du XVIIIème siècle, du XIXème siècle et du XXème siècle: la pensée historique, le romantisme, le narcissisme littéraire et l'écriture de l'intimité, le républicanisme, la critique anarchiste ou socialiste de l'État et du droit, la critique écologiste ou nostalgique des cultures traditionnelles du progrès technique et de la modernité, l'ouverture à la dimension émancipatrice de la politique et de la pédagogie, capables de refaçonner l'homme, nullement assigné à une nature inamovible, le théoricien d'une morale basée sur l'authencité, la conscience et la sensibilité, l'anthropologie affirmant la relativité et la dimension culturelle des valeurs.

Dans sa radicalité et dans sa capacité à penser à partir de lui-même et souvent à contre-courant, Rousseau est encore une source d'inspiration féconde pour notre siècle. On ne se lasse pas de le lire et de le relire.

J'aimerais ici raconter Jean-Jacques pour ceux qui ne connaissent pas son existence et sa personnalité exceptionnelles, puis montrer en quoi la pensée de gauche du XXème et du XXIème siècle peut encore trouver des fondements et des arguments dans ses théories philosophiques, en m'intéressant particulièrement à ses trois œuvres philosophiques capitales, le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Le Contrat Social et L'Emile.

Ce ne sera ni une analyse très spécialisée de type universitaire, ni un propos rapide de journaliste, ni un commentaire littéraire et philosophique très personnel, mais une lecture empathique et je l'espère non trop pesamment pédagogique d'une des œuvres fondatrices de la pensée moderne, qui mérite d'être connue car nos combats, nos valeurs et nos préoccupations ne viennent pas de nulle part.

 

Tout d'abord, pour situer le personnage, racontons sa vie de la manière la plus conventionnelle qui soit, en suivant l'ordre chronologique de sa biographie et de ses travaux littéraires et philosophiques.

 

I. La vie extraordinaire de Jean-Jacques Rousseau…


 

1712 : Jean-Jacques Rousseau vient au monde à Genève le 28 juin. Sa mère meurt en couche. Son père, d’origine huguenote et horloger de son état, l’élève tant bien que mal, aidé de sa sœur.

1722-1723 : Jean-Jacques est envoyé avec son cousin Abraham en pension au presbytère de Bossey chez le pasteur Lambercier et y reçoit pour la première et la seule fois de sa vie un enseignement scolaire. Il a dix ou onze ans lorsqu’il reçoit de la main de Mlle Lambercier, accusé injustement d’avoir cassé un peigne, une fessée dont le charme inattendu étonne pour toujours sa sensibilité. Dans les Confessions, Rousseau raconte comment il a pu jouir de ce châtiment : « Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire de ce qui devait s’ensuivre naturellement » (Confessions, I, chap1).

1723-1728 : Ramené à Genève, Jean-Jacques devient apprenti chez un greffier, puis chez un maître graveur. Lecteur insatiable, il dépense son maigre salaire chez la mère Tribu, loueuse de livres. Il se venge de la tyrannie de son maître en commettant de menus larcins à ses dépens et s’éprend en même temps d’une petite Goton dont il aime à se faire maltraiter et de Mlle de Vulson qui se laisse adorer par lui.

1728 : un dimanche de mars, les grilles de Genève s’étant refermées avant qu’il ne puisse rentrer en ville, Jean-Jacques fuit sa ville natale, pour ne pas s’exposer aux foudres de son maître, mais aussi par goût de l’aventure. Le voilà bientôt à Annecy, devant une jolie dame blonde de vingt-neuf ans, Françoise-Louise de Warens, qui fait profession de convertir au catholicisme des Genevois égarés. Jean-Jacques s’éprend immédiatement d’elle et accepte de lui obéir en allant à pied à Turin pour y consommer sa conversion au catholicisme. Une fois sorti, dûment baptisé, de l’hospice des catéchumènes, Jean-Jacques continue à se livrer dans les rues de Turin à son goût du vagabondage. Oubliant sa protectrice d’Annecy, il s’engage dans un flirt avec une petite marchande brune dont le mari est opportunément absent régulièrement, Mme Basile. Puis, la bourse vide, il entre comme laquais au service de Mme Vercellis. A la mort de Mme Vercellis, Rousseau s’approprie un ruban couleur de rose et d’argent pour en faire cadeau à une jeune servante qu’il aime bien, Marion. Le vol est découvert et Jean-Jacques se défend en accusant publiquement, et devant elle, l’innocente Marion, qui sera renvoyée brutalement. Le poids de la culpabilité lié à ce forfait accablera Rousseau toute sa vie, à ce qu’il dit dans ses Confessions (chap 2). Après des semaines de vagabondage à Turin, assaisonnées d’incidents causés par son goût pour l’exhibitionnisme à distance respectable des jeunes femmes, compensation à sa timidité naturelle dans le tête à tête avec les filles, Rousseau endosse à nouveau la livrée de laquais chez le comte de Gouvon, où il tombe amoureux de la petite fille du nouveau maître, bien sûr inabordable, avant de rentrer en Savoie sur un coup de tête. Au chap.4 des Confessions, Rousseau confie son goût pour les femmes de l’aristocratie qui ne se démentira jamais : « D’ailleurs des couturières, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guère. Il me fallait des Demoiselles. Chacun a ses fantaisies ; ça a toujours été la mienne…Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état et du rang qui m’attire ; c’est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s’exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préfèrerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette préférence ridicule mais mon cœur la donne malgré moi.»  

De 1729 à 1731 : Jean-Jacques retrouve Mme de Warens, qu’il appelle Maman tandis qu’elle l’appelle Petit, à Annecy, et accepte, « sous ses caresses maternelles », de s’initier à la carrière ecclésiastique au Séminaire, avant de se raviser devant son peu d’appétence pour la chose : « J’allai au séminaire comme j’aurais été au supplice. La triste maison qu’un séminaire, surtout pour qui sort de celle d’une aimable femme ! ». Il quitte bientôt le séminaire d’Annecy pour s’adonner à sa nouvelle passion pour la musique dans la maîtrise de la cathédrale, puis, à 19 ans, il quitte tout à fait Mme de Warens et les clercs pour commencer un long vagabondage à pied, sans objectif précis, qui durera toute une année, et qui le conduira à Nyon, Fribourg, Lausanne, Neuchâtel, Berne, Paris, Lyon. Arrivé à Lyon en 1731, et totalement démuni d’argent, il est enfin obligé de trouver un gagne-pain régulier : il copie de la musique, puis Mme de Warens essaye de le convaincre d’accepter un travail d’obscur gratte-papier au cadastre de Chambéry. Mme de Warens commence enfin à traiter en homme son protégé et, quand son amant en titre, qui était aussi son intendant et son jardinier en chef, meurt en 1734, Rousseau demeure seul possesseur de la baronne.

De 1740 à 1750 : la recherche d’élévation sociale. En 1740, Rousseau devient pour un an précepteur des deux fils d’un aristocrate puissant et fortuné, Jean Bonnot de Mably, puis il commence à rédiger des opéras et des traités théoriques sur la musique. En 1743, l’ambassadeur de France à Venise, le comte de Montaigu, lui propose d’être son secrétaire, mais J.J se brouille avec lui au bout d’un an et revient à Paris, où il fréquente des familles de financiers, les Dupin et les d’Epinay, auprès desquelles il joue le rôle de secrétaire, de comptable, et de plaisant convive. Vers 1745, Rousseau rencontre à Paris une servante d’auberge illettrée de 25 ans, Thérèse Levasseur, qui deviendra sa compagne, et avec qui il aura cinq enfants naturels, tous confiés à l’hospice des Enfants trouvés. Vers 1748-1749, Rousseau fréquente Diderot et lui promet de collaborer avec lui à son projet de l’Encyclopédie encore embryonnaire : il rend de fréquentes visites au philosophe libertin et matérialiste au château de Vincennes où ce dernier est incarcéré.

1750 : le début de la gloire. Rousseau envoie son Discours sur les sciences et les arts à l’Académie des sciences et belles-lettres de Dijon qui avait organisé un concours sur la question : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». Rousseau reçoit le premier prix et se fait connaître à travers son chef d’œuvre de rhétorique comme le pourfendeur du luxe, des valeurs culturelles raffinées de la civilisation et de la corruption morale des élites générée par l’artifice social. Mais, dès 1752, ce contempteur des arts compose un nouvel opéra, le Devin du village, dont la première, devant le roi et la cour réunis à Fontainebleau, est un nouveau triomphe. Au lendemain du succès du Devin du village, il refuse d’être présenté à Louis XV, et plutôt que de vanter sa volonté de préserver son indépendance d’esprit et sa liberté de critique des injustices sociales et politiques en refusant une pension, il explique son geste au chap.8 des Confessions par la crainte irrationnelle que ses problèmes urinaires l’obligent à sortir précipitamment au beau milieu de l’entrevue…

1754 : le second Discours. A 42 ans, concourant à nouveau pour le prix de l’Académie de Dijon, Rousseau rédige le très subversif et profond Essai sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes qui fait le procès du progrès de la civilisation, des institutions sociales inégalitaires qu’il a produit et qui sont responsables de la corruption morale de l’homme. Rousseau y critique donc l’optimisme historique des Lumières mais, à l’encontre du dogme chrétien du péché originel, il affirme également que la racine du mal moral chez l’homme n’est pas dans une nature corrompue mais dans des conditions d’existence politiques et sociales qui ont été produites par l’histoire.

Dans la Préface au Narcisse, premier de ses essais justificatifs qu’il écrivit peu avant en 1752, Rousseau affirmait déjà « les vices du monde contemporain n’appartiennent pas tant à l’homme qu’à l’homme mal gouverné ». Et dans sa Dernière réponse d’un citoyen de Genève, écrite juste avant le second Discours, il faisait explicitement de la propriété et des inégalités, effets de l’évolution historique, la cause du comportement immoral attribué généralement au sauvage, à l’homme naturel dont la raison n’aurait pas encore été éduquée.

De 1755 à 1562 : retraite de Rousseau dans la forêt de Montmorency, près de Paris, d’abord à l’Ermitage, dans le manoir construit en partie pour accueillir son protégé par Mme d’Epinay. Il commence à y former le projet de La Nouvelle Héloïse et à partir de 1756, il se brouille avec Voltaire (qui avait déjà critiqué de manière acerbe le second Discours) en lui reprochant sa polémique contre l’idée de Providence divine dans le Poème sur le désastre de Lisbonne auquel répond Rousseau dans sa Lettre sur la Providence. Rousseau se brouille aussi avec Mme d’Epinay en faisant une cour trop assidue, et non récompensée, à sa parente la comtesse Mme d’Houdetot, sa voisine dans la forêt de Montmorency, et du coup, Grimm, l’amant de Mme d’Epinay, qui était déjà passablement jaloux des faveurs qu’elle accordait à Jean-Jacques, se fâche aussi pour de bon avec lui. Un autre membre éminent de la philosophie des Lumières, d’Alembert, vertement critiqué par Rousseau après la publication de son article sur Genève dans l’Encyclopédie, décide de clore toute relation avec Jean-Jacques. Chassé de l’Ermitage par Mme d’Epinay, Rousseau loue la demeure délabrée de Mont-Louis à Montmorency, et il y écrit L’Emile et Le Contrat Social après avoir connu un immense succès de publication avec La Nouvelle Héloïse en 1560.

1762 : Rousseau forcé à l’exil. En mai, Rousseau publie en même temps l’Emile, son ambitieux traité de pédagogie alternative (pédagogie négative, non interventionniste, recommandant de laisser un maximum de liberté et d’indépendance à l’enfant, qui doit se construire en dehors du dressage et de l’instruction, en apprenant de lui-même, au contact de la nature et confronté à ses erreurs, les règles de conduite à adopter dans la vie) où il organise en système ses idées sur la nature de l’homme, la morale, la religion, la société, et Le Contrat social, texte dans lequel il présente le seul modèle idéal d’organisation politique démocratique et républicaine pouvant faire l’objet d’une adhésion de la part des gouvernés, car ils seront aussi des citoyens maîtres d’eux-mêmes. Brouillé avec tant d’amis influents et tant de protecteurs prestigieux, Rousseau se retrouve sans défense lorsque, saisissant pour prétexte l’audace des idées religieuses exprimées dans L’Emile, les autorités françaises font brûler le livre et lancent un mandat d’arrestation contre lui. Une voiture l’emporte à bride abattue vers la frontière suisse, mais Genève lui est fermée, par décision du Petit Conseil condamnant les maximes politiques, morales, religieuses exposées dans ses textes récemment publiés. Rousseau renoncera à sa citoyenneté genevoise en 1763, excédé par la violence des critiques dont il est l’objet, et publiera alors ses Lettres écrites de la Montagne, un de ses ouvrages politiques les plus audacieux et révolutionnaires.

En 1765, le pasteur de la ville suisse de Môtiers prononce, après l’archevêque de Paris Christophe de Beaumont en 1762, un discours hostile à Rousseau, et Jean-Jacques est à nouveau persécuté. On casse ses fenêtres à coup de pierres, et Rousseau doit décamper vers Neuchâtel, puis l’île Saint Pierre, sur le lac de Bienne. Il y connaît des semaines inoubliables de bonheur narrées dans ses Rêveries du promeneur solitaire puis le petit conseil de Berne ordonne à nouveau qu’il soit expulsé de l’île.

David Hume, connaissant son état de proscrit apatride, l’invite en Angleterre en 1766 mais Rousseau, qui considérait Hume comme un ami à l’affection sans reste, se met dans la tête que le philosophe écossais manque de sincérité de sentiment, voire qu’il est secrètement de ses ennemis et qu’il cherche à l’humilier (l’envoyé de Hume, James Boswell, parti chercher Thérèse Levasseur pour la rapatrier en Angleterre, ne se privera pas, il est vrai, pour tromper avec elle le vieil amant) et il est à nouveau atrocement déçu.

Après avoir achevé la première partie de ses Confessions en Angleterre en même temps qu’il s’adonnait à sa passion pour l’herborisation à la fin 1766, Rousseau, quittant une région dont il ne comprend pas la langue et qui grouille selon lui d’ennemis invisibles, est accueilli par le marquis de Mirabeau à Meudon, puis par le prince de Conti.

En 1770, il rentre à Paris, où il mène la vie d’un petit bourgeois anonyme vivant à l’écart du monde et il y écrit en six ans, jusqu’à sa mort, l’essentiel de son œuvre autobiographique à la fois auto-justificatrice, masochiste, exhibitionniste et paranoïaque, mais qui contient en germe la sensibilité nouvelle du romantisme et de l’époque moderne au moi et aux contradictions du cœur : la deuxième partie des Confessions (1771), les Dialogues (Rousseau juge de Jean-Jacques), qu’il termine en 1776 et qui contient selon lui la seule image fidèle, la seule explication complète de son caractère, la résolution de toutes ses contradictions et paradoxes. Il tente, le 24 avril 1776, d’en déposer le manuscrit sur le grand autel de Notre-Dame de Paris. Mais les grilles du chœur sont fermées et il y voit un signe d’hostilité qui le désespère. Il compose alors un tract délirant, A tout français aimant encore la justice et la vérité, qu’il recopie à de multiples exemplaires et distribue aux passants dans les rues de Paris et envoie par poste à ses correspondants. Mais, dans des intervalles de sérénité que lui laisse sa folie désormais bien déclarée, il compose son dernier chef d’œuvre, Les Rêveries du promeneur solitaire, qui restera inachevé quand il meurt en 1778 à Ermenonville le 2 juillet.

  

II. La société étouffe nos bonnes dispositions naturelles: nous avons à (re)devenir pleinement humains en la transformant ou en nous en prémunissant au travers d'une éducation à l'école de la nature.

 

 « J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et, pénétré de leurs discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissant sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois » (« Fragment sur l’état de guerre », 1756. Rousseau).

 

 « Résumons en quatre mots le pacte social des deux états : Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander » (« Discours sur l’économie politique », 1755. Rousseau). 

 

A 38 ans, Rousseau acquiert une notoriété intellectuelle en obtenant le prix de l’Académie de Dijon pour son Discours sur les sciences et les arts (1750) dans lequel il remet en cause les présupposés de la philosophie de son époque qui voue un culte au progrès des Lumières, alors lui constate que « les mœurs ont dégénéré chez tous les peuples du monde à mesure que le goût de l’étude et des lettres s’est étendu parmi eux ».

Dans ce texte, Rousseau oppose le progrès intellectuel (le raffinement des mœurs, le développement des arts, des sciences, des techniques, de la philosophie…) au progrès moral.

En cela, il prolonge d’une certaine manière une tradition chrétienne qui exalte la simplicité évangélique et la pureté du cœur en condamnant la libido sciendi et la recherche du plaisir par les arts. Les hommes incultes et simples des premiers temps étaient plus intègres, moins insincères, plus dévoués au bien public, que les hommes modernes, qui ne sont conduits que par leur amour propre. Rousseau condamne violemment, pour des raisons morales essentiellement (toutes les vertus sont factices, jouées ; les relations humaines sont insincères : « on n’ose plus paraître ce que l’on est ») une société moderne fondée sur la concurrence, le luxe, l’argent.

De manière un peu réactionnaire et naïve, il idéalise les vertus civiques et morales des républicains de la Rome antique, austères et farouchement dévoués au bien public, ainsi que la pureté morale conservée du peuple, des paysans, ces « derniers citoyens dispersés dans nos campagnes abandonnées où ils périssent indigents et méprisés ». De ce Discours, qui dégage une sensibilité moraliste plus qu’une pensée philosophique, Rousseau dira : « cette pièce qui m’a valu un prix est tout au plus médiocre ».

  

Rousseau fait sa véritable entrée en philosophie avec le second Discours, rédigé en 1754 pour répondre à un nouveau concours ouvert par l’Académie de Dijon. Ce texte est également une critique de l’optimisme historique de la philosophie des Lumières puisqu’il va montrer que les progrès de la civilisation, loin d’humaniser l’homme, de le rendre meilleur et plus heureux, étouffent sa « bonne nature » primitive et sont la source de ses malheurs.

  

Seulement, il faut nuancer le pessimisme dont serait chargé le texte. Rousseau va montrer en effet que la racine du mal moral chez l’homme n’est pas dans « une nature humaine corrompue » depuis le Péché originel, mais dans l'histoire, à savoir l'apparition à la fois nécessaire et circonstancielle d'organisations politiques et sociales injustes, qui engendrent des inégalités, développent, avec les inégalités, des relations humaines fondées sur la concurrence, l’exploitation… etc. On peut donc imaginer que de nouvelles institutions politiques et une organisation sociale différente rendent l’homme meilleur.

Peu avant la rédaction du Second Discours, Rousseau écrivait dans la Dernière réponse d’un citoyen de Genève pour faire pièce aux conséquences conservatrices de la théorie du péché originel (l'homme étant fondamentalement mauvais, il est dangereux ou illusoire de chercher à l'élever, mieux vaut se contenter du moindre mal des hiérarchies garantes de l'ordre et de la paix sociale) :

 

« Avant que les mots affreux de tien et de mien fussent inventés ; avant qu’il y eût de cette espèce d’hommes cruels et brutaux qu’on appelle maîtres, et de cette autre espèce d’hommes fripons et menteurs qu’on appelle esclaves ; avant qu’il y eût des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu quand d’autres hommes meurent de faim ; avant qu’une dépendance mutuelle les eût tous forcés à devenir fourbes, jaloux, et traîtres ; je voudrais bien qu’on m’expliquât en quoi pouvaient consister ces vices, ces crimes qu’on leur (aux hommes) reproche avant tant d’emphase ».

 

En 1761, Rousseau, dans le Contrat Social, donnera un aperçu de ce que pourrait être une organisation politique juste (démocratique - souveraineté du peuple - et républicaine – pouvoir de tous sur chacun, visée de l’intérêt général) qui permettrait de moraliser les hommes.

En attendant, le second Discours, à défaut de définir positivement de ce pourrait être une organisation politique et sociale légitime, constitue une critique féroce et subversive de la société existante, et des justifications de la domination politique et des inégalités sociales par les philosophies politiques qui l’ont précédé. Cette critique s’exprime pleinement dans la deuxième partie du Discours, quand Rousseau montre que l’Etat et les lois, jusqu’à présent, loin d’être avantageux à tous en pacifiant la société et en permettant à des libertés individuelles de coexister sans heurt, sont bien souvent des moyens d’oppression, et surtout des instruments au service des intérêts des propriétaires et de la conservation des inégalités.

 

 La question du concours organisé par l’Académie de Dijon en 1753 était : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». La question amenait donc à s’interroger sur les causes et la légitimité des inégalités entre les hommes.

 

Du temps de Rousseau, rares sont les théoriciens sérieux qui affirment une inégalité naturelle, innée, entre les hommes. Rousseau le note dans la Préface : « (les hommes), d’un commun aveu, sont naturellement aussi égaux que l’étaient les animaux de chaque espèce… ».

Le but de Rousseau dans ce texte est de montrer que là où la nature a fait les hommes à peu près égaux dans leurs aptitudes, seuls des traditions culturelles, des régimes politiques, des formes d’organisation sociale nés dans l’histoire peuvent expliquer les différences perceptibles entre les hommes du présent. « En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi un tempérament robuste ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière rude ou efféminée dont on a été élevé que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture… L’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution ».

Rousseau est ainsi un précurseur des sciences sociales : les sociétés attribuent faussement à la « nature humaine » des caractéristiques du comportement humain qui sont artificielles, variables suivant les sociétés et l’œuvre de l’homme lui-même.

Mais Rousseau ne se contentera pas de montrer que les inégalités entre les hommes n’ont pas d’origine naturelle, mais au contraire une origine historique et sociale, et d’affirmer par conséquent que seules des inégalités sociales (riches et pauvres) et politiques (gouvernants et gouvernés) existent vraiment entre les hommes, à l’exclusion de toute inégalité naturelle. Son Discours sera radical et subversif puisqu’il va s’opposer à toute forme de justification des inégalités sociales et politiques, et laisser à penser que les hommes sont en droit de trouver des formes d’organisation politique qui évite ces inégalités artificiellement crées et injustes.

Pour Rousseau, les inégalités entre les hommes ont bien une origine historique ( institution de la propriété et la suite des progrès techniques réalisés dans l’agriculture – les hommes deviennent dépendants les uns des autres, travaillent les uns pour les autres – d’où multiplication des inégalités engendrant  des conflits, du désordre social, la mise en place de l’Etat et des lois, instruments au service des propriétaires) mais ne sont pas fondées, justifiées.

On ne saurait donc justifier l’existence de l’Etat et du droit par une supposée immoralité naturelle de l’homme.

La réflexion morale de Rousseau dans la fin de la première partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes est motivée par le souci de démontrer que, l’homme n’étant pas naturellement un « loup pour l’homme », comme le pensait Hobbes, les relations humaines à l’état de nature ne devaient pas être caractérisées par des conflits et des agressions permanentes auxquels seule l’instauration de l’Etat et du droit a pu mettre fin. Rousseau estime qu’en considérant l’homme, sinon naturellement mauvais, du moins spontanément égoïste, avide de domination et de considération, toutes tendances psychologiques qui l’inclinent à ne pas respecter ses semblables de sa propre initiative et à entrer en conflit avec eux, on se donne un bon prétexte pour justifier des pouvoirs politiques tyranniques ou autoritaires, sous prétexte que seuls de tels pouvoirs pourraient garantir par la force dans la société un « état de droit » dans lequel les individus verraient leur liberté, leurs biens, leur sécurité protégés contre les éventuelles agressions de leurs congénères. Pour Rousseau, les lois et l’Etat ne deviendront nécessaires pour préserver par la contrainte des relations respectueuses et pacifiques entre les individus qu’à partir du moment où le progrès de la civilisation et la complexification de la vie sociale feront perdre à l’homme son innocence naturelle et développeront en lui des passions qui le rendront associable. L’immoralité n’est donc pas chez l’homme naturelle et originaire, mais naît d’une mauvaise socialisation. C’est ce qu’exprime Rousseau en disant que les lois, loin de civiliser le comportement d’hommes qui seraient à concevoir comme naturellement barbares, ne font que porter un remède faillible à des maux qu’elles ont crées elles-mêmes, ou qui leur sont contemporains :

 

« Il faut convenir d’abord que plus les passions sont violentes, plus les lois sont nécessaires pour les contenir : mais outre que les désordres et les crimes que celles-ci causent tous les jours parmi nous montrent assez l’insuffisance des lois à cet égard, il serait bon d’examiner si ces désordres ne sont point nés avec les lois elles-mêmes ; car alors, quand elles seraient capables de les réprimer, ce serait bien le moins qu’on en dût exiger que d’arrêter un mal qui n’existerait point sans elles » (I,§39).

 

Pour savoir plus précisément comment naissent progressivement les passions asociales qui vont amener les hommes à vouloir se léser, se dominer, s’écraser les uns les autres, il faut faire référence à la description de la genèse de la vie sociale et politique que propose Rousseau au début de la deuxième partie du Discours.

Les premiers progrès des outils techniques (permettant en particulier la construction des habitations et le perfectionnement des stratégies de chasse et de pêche) ont dû être à l’origine d’une certaine explosion démographique, laquelle a rendu nécessaire l’accélération du progrès technique et les premières formes d’habitats regroupés. Ainsi s’organisèrent des micro-sociétés sédentaires fondées d’abord sur des liens familiaux plus ou moins étroits. Ce deuxième « état de nature », « l’âge des Cabanes », peut être conçu à partir du modèle que nous offre le fonctionnement de la vie sociale des peuples « sauvages » découverts par les Européens au-delà des mers. Il est décrit comme un état idéal, « le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l’homme » (II. §18).

Certes, une vie sociale régulière et une intelligence développée y font naître chez les hommes les premières passions - l’amour exclusif et son corollaire, la jalousie (II,§15) ; le désir de considération, l’orgueil y apparaissent, et, avec eux, l’envie, la rancune naissant du sentiment de n’être pas estimé à sa juste valeur – mais les relations humaines demeurent globalement pacifiques et harmonieuses. De plus, par rapport au premier état de nature, précédant les progrès technique et les premières formes de vie sociale organisée, l’existence humaine dans ce second « état de nature » apparaît comme infiniment plus riche et intéressante : l’homme n’est plus cet animal stupide et borné qu’il était à l’origine. La réflexion naît en lui et son horizon mental n’est plus borné à l’instant de la perception présente. Il devient capable de communiquer des idées avec les autres hommes grâce à l’invention du langage. Il prend conscience de lui-même et de ce qui le distingue des autres hommes, s’habitue à comparer ses congénères, devient capable d’éprouver à leur égard des sentiments authentiquement humains (amour, amitié, estime, reconnaissance…) et ses activités ne se réduisent plus à la satisfaction des besoins essentiels (il chante, danse, se pare, se consacre à des activités artisanales pour ses propres besoins) que des progrès techniques ont permis de combler plus facilement. Cette vie sociale primitive, propre au second état de nature, est conçue par Rousseau comme l’état de perfection qui convenait à l’homme, au regard de sa nature, puisque les rapports sociaux y sont généralement paisibles et fraternels, et que l’espèce humaine y peut à la fois développer ses facultés intellectuelles et connaître le bonheur.

 

Rien n’aurait pu contraindre les hommes à sortir de cet état de nature et à créer des Etats organisés par des lois, si ce n’est un « funeste hasard » ( §18) - la révolution technique introduite par l’invention de l’agriculture et de la métallurgie - qui, en même temps qu’il va ouvrir la voie au progrès de la civilisation, va corrompre l’homme et favoriser la décadence de la condition humaine. De cette révolution technique vont en effet naître une première forme de propriété privée, fondée sur l’acceptation tacite et la coutume plutôt que sur des lois écrites, et la division du travail, lesquels vont creuser les inégalités et rendre les hommes dépendants les uns des autres.

C’est dans cette dernière époque de l’état de nature que les passions asociales de l’homme (avidité égoïste, envie, désir de domination, ambition) vont se développer sous l’influence conjointe des progrès de la raison (dont procède l’amour propre) et de l’inégalité et étouffer sa « pitié naturelle » à tel point que va s’installer entre les hommes « le plus horrible état de guerre » qui rendra la création de l’Etat et des lois nécessaire. Seulement, pour Rousseau, en réalité, l’instauration de l’Etat et de lois communes ne fait pas que moraliser les relations humaines, les rendre plus fraternelles et plus justes. Ceux-ci, en protégeant les propriétaires, contribuent à creuser les inégalités sociales et les travers moraux qu’elles génèrent, tandis que le pouvoir politique est partout usurpé par des tyrans qui s’en servent à leur seul profit, ou à celui des minorités sociales qui constituent la base de leur pouvoir.

 

Il semblerait que, pour Rousseau, il ne soit possible de moraliser le comportement humain et de rendre les relations humaines plus justes et généreuses qu’en reformant ces institutions politiques et en corrigeant les injustices sociales.

  

Dans le livre IV de L’Emile, Rousseau écrit : « Ceux qui voudront séparer la politique et la morale n’entendront jamais les deux ».

 

L’homme n’étant pas naturellement mauvais, comme le veut le dogme chrétien du péché originel que Rousseau n’a de cesse de réfuter, mais le devenant ou non suivant l’environnement qui modèle son comportement, son degré de moralité dépend essentiellement des conditions sociales dans lesquelles son caractère se forme ainsi que de l’éducation qu’il reçoit personnellement.

 

Ainsi, en 1761, Rousseau publie conjointement deux textes qui chacun à leur manière pensent les conditions d’un progrès moral de l’homme, démentant ainsi la conception tragique de l’histoire humaine (pensée comme une corruption progressive et peut-être irréversible de la « bonne nature » de l’homme) qui se dégage le plus souvent du second Discours :

 

  • l’Emile, traité de pédagogie qui pense l’éducation appropriée à un perfectionnement moral de l’homme (laquelle consiste essentiellement à ne pas contrecarrer par un trop grand interventionnisme des éducateurs l’épanouissement spontané des bonnes dispositions primitives présentes à l’intérieur de chaque individu et à préserver l’enfant des germes de corruption morale présents dans la vie sociale des adultes, faite d’artifices et de faux semblants)

  • le Contrat Social, qui pense le système politique idéal, convenant à la nature de l’homme, voué à la liberté, et qui assurerait, grâce à une éducation républicaine et une démocratie directe (le peuple exerce directement la souveraineté, le pouvoir de décider des lois, sans la déléguer à des représentants), le sentiment d’une correspondance entre l’intérêt général et l’intérêt personnel là où l’inverse, dans la société civile des Etats modernes, lieu des échanges économiques et de la division du travail, chacun, mû par son amour propre et le souci de s’élever au-dessus des autres, trouve son avantage à les léser. 

Pour Rousseau, avant de pouvoir formuler théoriquement et justifier leurs devoirs moraux par la raison, les hommes sont prédisposés à agir moralement par leurs affects, leur sensibilité.

A vrai dire, il est abusif de dire, comme on le fait souvent, que, pour Rousseau, l’homme est naturellement bon : à l’état naturel et avant le développement conjoint de la vie sociale et de la raison, l’homme n’est ni bon, ni méchant, n’a ni vertu, ni vice. La vertu suppose en effet de concevoir la possibilité de mal agir, et l’intérêt que l’on peut trouver à le faire, ainsi que d’agir bien en connaissance de cause et librement, de notre propre initiative. Or, l’homme naturel, qui peut être décrit comme un idiot, ou, selon l’expression saisissante du Contrat social, « un animal stupide et borné », n’a aucune idée du bien et du mal et agit impulsivement (voire instinctivement), sans se poser de questions. Les notions de mérite moral ou de culpabilité ne peuvent donc aucunement qualifier sa conduite, qui présente la même innocence que celle du jeune enfant. Ainsi, Rousseau écrit (I,§ 33) : « Il paraît d’abord que les hommes dans cet état n’ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchants, n’avaient ni vices, ni vertu ».

 

Le paradoxe qui apparaît alors est qu’il ne devient possible d’évaluer moralement les conduites humaines qu’au moment où celles-ci tendent à l’immoralité. En effet, il faut que la raison soit suffisamment développée chez l’homme pour lui faire connaître le bien et le mal, lui permettre d’hésiter et de réfléchir avant d’agir (si ses conduites sont déterminées par des impulsions spontanées et irréfléchies, elles ne peuvent, pas plus que celles de l’animal, être qualifiées moralement, et tenues pour bonnes ou mauvaises), pour le rendre capable d’un quelconque mérite moral, mais le développement de la raison a pour envers la naissance de l’amour propre et des passions associables qui nous disposent à l’immoralité. Ce paradoxe est nettement exprimé au § 34 (livre I) : « les sauvages ne sont pas méchants précisément parce ce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons ; car ce n’est ni le développement des lumières, ni le frein de la loi, mais le calme des passions, et l’ignorance du vice qui les empêchent de mal faire ».

 

Ici, Rousseau s’oppose radicalement à une thèse centrale de beaucoup de philosophes des Lumières : celle suivant laquelle le comportement humain se civiliserait et se moraliserait peu à peu dans l’histoire grâce aux progrès de la raison et à l’instauration de lois justes, qui permettraient à l’homme de mieux reconnaître ses devoirs et d’être de moins en moins asservi à ses penchants naturels égoïstes, agressives et sauvages, le comportement moral étant un effet de la Loi, de la Règle qui réprime les tendances spontanées, et non de la Nature.

 

La réflexion et l’intelligence chez l’homme tendent plutôt, pour Rousseau, à étouffer cet « instinct altruiste » que représente la pitié, et, tout en nous permettant de discourir sur les vertus de la philanthropie et, du bien être social, du souci de l’humanité, favorisent le calcul égoïste, et nous permettent également de trouver de bons prétextes pour ne pas faire notre devoir et de bonnes excuses pour nous justifier de ne pas l’avoir fait. L’acte moral réclame souvent un certain courage qui se trouve, du point de vue de Rousseau, plus régulièrement chez les hommes du peuple, qui n’ont pas perdu leur spontanéité altruiste, que chez les raisonneurs, qui n’aiment rien tant que leur confort, leur tranquillité, et leur sûreté personnelle.

 

« C’est (la raison) qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige : c’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre les mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine…Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne : c’est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger » (I,§35).

 

Il n’y a aucun mérite moral à faire profession de bons sentiments, à clamer son amour pour l’humanité : notre devoir s’impose toujours à nous « ici et maintenant », et l’amour abstrait de l’humanité en général ne doit pas nous détourner de notre devoir de sollicitude vis à vis des hommes qui, proches de nous, réclament notre assistance.

De manière générale, on peut dire que la conception roussauiste de la morale est anti-intellectualiste : nul besoin de réfléchir abstraitement au bien et au mal, de reconnaître intellectuellement le fondement de nos devoirs moraux, d’acquérir une sagesse théorique, pour agir moralement. En effet, Rousseau considère que l’homme est un être sensible avant d’être un être pensant, et que c’est sa sensibilité spontanée qui le prédispose, non seulement à ne pas nuire à autrui (l’attitude de justice, « vertu négative », valant à travers son contraire inacceptable, qui consiste à ne pas léser autrui, ne pas lui ôter quelque chose auquel il a le droit, à le respecter comme nous aimerions être respectés nous-mêmes), mais également à l’assister et à le secourir quand il le voit souffrir (la générosité, vertu positive qui consiste à faire don gratuitement et de bon gré à autrui de services, de biens, ou de toute forme de bienveillance que nous ne lui devions aucunement, du point de vue de la stricte comptabilité des dettes contractées et des engagements donnés). L’homme naturel est ainsi guidé par deux dispositions psychologiques fondamentales : l’amour de soi, qui lui fait rechercher son plaisir et sa conservation, et la pitié, qui lui fait éprouver du déplaisir et un certain malaise quand il perçoit d’autres êtres sensibles souffrir, et fait naître en lui le désir de soulager cette souffrance d’autrui. Cette tendance à éprouver de la pitié vis à vis de nos semblables se fonde sur le ressenti immédiat d’une similitude entre eux et nous, d’une communauté de nature, qui nous permet de nous imaginer immédiatement et sans réflexion subir les souffrances qu’ils endurent ou sont susceptibles d’endurer, et nous dispose par conséquent à agir de manière bienveillante avec eux. La pitié nous dispose donc à vouloir spontanément le bien des autres, et donc dès lors à modérer la recherche du plaisir et de l’intérêt personnel qu’implique cet autre principe naturel de nos conduites, l'amour de soi : ce n’est pas volontiers que nous sacrifions les autres à notre intérêt personnel, et, même quand nous sommes assez immoraux pour le faire, ce n’est jamais de gaieté de cœur, et cela ne nous empêche pas d’éprouver de la pitié pour les malheurs d’autrui et de la réprobation pour des actes de pur égoïsme quand notre intérêt n’est pas en jeu (I,§35).

Même quand il ne pratique pas ses devoirs moraux par égoïsme, l’homme n’est jamais suffisamment insensible au sort des autres pour ne pas désapprouver les actes immoraux dont il est témoin, et plaindre leurs victimes. Le vice rend toujours hommage à la vertu, non parce le méchant trouve un intérêt à faire l’éloge de la bonté, mais parce que son cœur n’est jamais assez endurci pour ne pas s’attrister aux souffrances d’autrui, quand elles sont liées à l’immoralité des autres ou du moins sa conscience lui désigne toujours le mal quand il le rencontre chez les autres. Rousseau développera longuement cette idée au chapitre IV de L’Emile: les valeurs morales altruistes s’enracinent dans notre nature, et tout homme, aussi méchant soit-il, les reconnaît, comme en témoigne son admiration spontanée pour les âmes généreuses et sa réprobation des actes immoraux, quand ils viennent des autres.

« Rentrons en nous-mêmes…examinons, tout intérêt personnel à part, à quoi nos penchants nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d’autrui ? Qu’est-ce qui nous est le plus doux à faire, et nous laisse une impression plus agréable après l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté ?… Tout est indifférent, disent-ils, hors de notre intérêt : et, tout au contraire, les douceurs de l’amitié, de l’humanité, nous consolent dans nos peines ; et, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de moral dans le cœur de l’homme, d’où lui viennent donc ces transports d’admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d’amour pour les grandes âmes ? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport cela a t-il avec l’intérêt privé ?… Mais quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles hors de leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. L’iniquité ne plaît qu’autant qu’on en profite ; dans tout le reste, on veut que l’innocent soit protégé » (Emile ou de l’éducation).

 

Remarquons toutefois que dans L’Emile, Rousseau découvre une autre source de la représentation du devoir que l’affect de la pitié, la conscience.

La conscience correspond chez lui à peu près à ce que sera la raison pratique chez Kant, une instance normative universelle, présente naturellement en notre esprit comme en ceux de nos semblables, qui indépendamment de tout raisonnement élaboré (l’intelligence et la réflexion ayant plutôt tendance à légitimer l’égoïsme ou la cruauté, en embrouiller nos devoirs) nous donne un sens inné du juste et de l’injuste (indépendamment de toute réflexion préalable sur les conditions de l’intérêt général, d’une vie sociale harmonieuse), c’est à dire nous fait reconnaître spontanément nos devoirs et ceux d’autrui, nous permet de nous juger nous-mêmes et d’éprouver des remords quand nous agissons à l’encontre de ce que nous savons être la justice :

 

« Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience… Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fait l’excellence et la moralité de ses actions ; sans toi, je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe ». (Emile ou de l’éducation, IV).

 

Affirmer cette prédisposition spontanée des hommes à vouloir le bien d’autrui implique plusieurs conséquences :

 

Tout d’abord, Rousseau nie le mal radical : il y a rarement, chez l’homme, désir de faire le mal pour le mal, plaisir pervers pris à faire souffrir autrui. « Nul ne fait le mal pour le mal » (L’Emile). Seules nos passions extrêmes (l’envie, la jalousie, la haine née du sentiment d’avoir été méprisé par exemple) peuvent nous conduire à une telle attitude et nous ne saurions agir ainsi de sang froid, en ayant une totale emprise sur nous-mêmes. Nous ne consentons à faire du tort à autrui que par égoïsme, par intérêt personnel, et nous n’y trouvons généralement aucun plaisir. Si nous trouvons à des actes immoraux un avantage immédiat, l’immoralité nous rend malheureux, dans la mesure où elle nous donne mauvaise conscience tandis qu’elle nous prive dans le même temps de la joie que nous trouvons à faire le bien des autres, du plaisir pris à percevoir le plaisir que nous pouvons leur procurer (le plaisir pris à agir de manière généreuse ne saurait se réduire au fait qu’une telle action flatte notre amour propre et nous permet d’être bien vu des autres : ce qui rend heureux dans l’acte généreux n’est pas la satisfaction d’estime que nous y trouvons, ou le sentiment de « bonne conscience » qui naît de lui, mais le plaisir d’autrui).

 

Par conséquent, Rousseau n’est pas loin de partager l’eudémonisme (idée qu’il n’y a aucune opposition à la vertu morale et la recherche du bonheur personnel, la vertu étant pratiquée avec joie et nous permettant seule d’être heureux) de Socrate : les méchants sont plus à plaindre qu’autre chose. Leur méchanceté leur vient d’une éducation reposant sur de mauvais principes propres à une société corrompue (« nul n’est méchant volontairement », dit de la même manière Socrate), et ils la subissent plus qu’ils n’en profitent dans la mesure où celle-ci les empêche d’être heureux. «Ce sont nos passions, écrit Rousseau, qui nous irritent contre celles des autres ; c’est notre intérêt qui nous fait haïr les méchants ; s’ils ne nous faisaient aucun mal, nous aurions pour eux plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les méchants nous fait oublier celui qu’ils se font à eux-mêmes. Nous leur pardonnerions plus aisément leurs vices, si nous pouvions connaître combien leur propre cœur les en punit. Nous sentons l’offense et nous ne voyons pas le châtiment ; les avantages sont apparents, la peine est intérieure » (L’Emile, IV).

Ou encore, cette insistance sur la honte et la mauvaise conscience qui tourmentent celui qui sait avoir mal agi, opposées à la sérénité du juste: « On parle du cri du remords, qui punit en secret les crimes cachés et les met si souvent en évidence. Hélas ! qui de nous n’entendit jamais cette importune voix ? On parle par expérience ; et l’on voudrait étouffer ce sentiment tyrannique qui nous donne tant de tourment… Le méchant se craint et se fuit ; il s’égaye en se jetant hors de lui-même ; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l’amuse ; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste… Au contraire, la sérénité du juste est intérieure… il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle ; il ne tire pas son contentement de ceux qui l’approchent, il le leur communique ». (idem). Qu’en conclure sinon que, même si ce n’est pas l’intérêt personnel qui pousse les hommes à bien agir, ils y trouvent cependant leur intérêt personnel.

 

De ce point de vue, la conception morale de Rousseau se distingue celle que le philosophe allemand Emmanuel Kant formulera quelques années après, quoique celui-ci ait été très influencé par notre auteur. Pour Kant, un acte n’est moral que s’il est accompli par devoir, et non par calcul d’intérêt personnel. Ainsi, pour juger de la moralité des actes, il ne faut pas simplement s’intéresser à l’apparence extérieure des actions, mais aux intentions, aux motivations qui animent ces actions : « Quand il s’agit de valeur morale, l’essentiel n’est pas dans les actions, que l’on voit, mais dans les principes intérieurs de ces actions, que l’on ne voit pas », écrit Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs. Des actes qui ont des conséquences bénéfiques et l’apparence de la moralité peuvent être en effet motivés par des intentions amorales, en particulier par des intentions égoïstes. Si je me montre généreux en public par souci de considération sociale, si je m’abstiens de voler par peur de la police, de tromper ma femme par désir de conserver mon confort conjugal (…etc.), ce n’est pas le souci premier de faire mon devoir, de bien agir qui motive l’action, mais la prudence, un calcul d’intérêt, qui me portent à vouloir avant tout préserver les conditions de mon bonheur. Comme je n’agis pas moralement de ma propre initiative, j’aurai pu tout aussi bien agir immoralement si les circonstances m’avaient permis d’y trouver un intérêt.

Sur ce point, Rousseau s’accorde avec Kant : une action motivée par le strict intérêt égoïste n’a aucune valeur morale, quelles qu’en soient ses conséquences. Aussi bien Kant que Rousseau rejette donc la conception utilitariste de la morale. Pour les partisans de l’utilitarisme, très nombreux au dix-huitième siècle (Mandeville avec lequel polémique Rousseau au § 34 et 35 de la première partie du second Discours, et Bentham au XVIIIème, Stuart Mill au XIXème), c’est se méprendre sur la nature de l’homme que de croire qu’il peut agir moralement par bienveillance désintéressée envers autrui. L’homme n’est pensé que comme un calculateur incapable de don gratuit, exclusivement attaché à maximiser son confort et ses plaisirs personnels, et la seule manière de le faire agir moralement est de lui montrer qu’il trouve un avantage personnel à cela. Bentham montre en particulier que l’égoïste intelligent perçoit bien qu’il trouve un intérêt personnel à être honnête, bienveillant envers autrui, dans la mesure où l’altruisme intéressé lui permet de compter sur la reconnaissance et les bons services des autres en retour. Pour l’utilitarisme, les valeurs morales diffusées dans la société se déduisent donc seulement des conditions requises pour leur bon fonctionnement (chacun, s’il réfléchit bien, voit qu’il a intérêt à être juste avec les autres pour que les autres le soient avec lui et que les relations sociales soient apaisées), n’ont aucune valeur transcendante, et ce qui doit amener les individus à les respecter, c’est un calcul d’intérêt intelligent. La conception morale des utilitaristes se résume dans la fameuse règle d’or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse ». Il s’agit là d’un impératif de prudence égoïste et non à proprement parler d’une exigence morale : cet impératif nous commande de ne pas nuire à autrui afin de ne pas être nous-mêmes exposés à des actes hostiles de sa part, mais non de s’intéresser à son sort, de chercher à le secourir et à lui faire du bien.

Tout autre est le principe de la morale exposé par Rousseau au § 35 de la première partie du second Discours : « Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse ». Il s’agit là d’agir comme on aimerait que tous agissent, et d’agir moralement, non par crainte des conséquences néfastes pour nous de l’action immorale, mais parce ce que l’on cherche à rendre notre action exemplaire, en fonction de ce que nous savons être le juste ou le meilleur.

 

III. Le Contrat Social Jean-Jacques Rousseau : la première grande réflexion philosophique sur les fondements de la démocratie.

 

a) Rousseau, critique de Hobbes.

Avant Rousseau, le philosophe matérialiste anglais du XVIIème siècle, Thomas Hobbes, avait déjà cherché dans son Léviathan (du nom d’un monstre tout-puissant de la mythologie biblique qui symbolise ici l’

Etat), publié en 1651, à penser le fondement de l’Etat en montrant que sa légitimité procédait d’un contrat ou d’un pacte de soumission conclu par une pluralité d’individus qui vivaient auparavant dans une situation d’indépendance et de liberté à l’état de nature (une situation où le droit positif qui organise la société n’existe pas encore et où les individus disposent donc d’un droit naturel à faire ce que bon leur semble). En raison des conflits incessants et de l’insécurité permanente dans lesquels les plongeait la rivalité de leurs égoïsmes, de leur orgueil, et leur méfiance réciproque (« l’homme est un loup pour l’homme » selon Hobbes), ces individus décidaient de se promettre mutuellement d’obéir à celui d’entre eux qui était le plus capable d’arbitrer leurs conflits, de prévenir la violence et les abus de pouvoir dans leurs rapports, et de leur imposer à tous, grâce à sa force dissuasive et au « monopole de la violence légitime » dont il disposerait (pour reprendre la définition de l’Etat de Max Weber, qui s’applique bien ici), le respect des mêmes droits et des mêmes devoirs.

 

A travers le pacte social, les hommes choisissaient de se donner un représentant légitime, cette personne artificielle qu’est le Souverain, seule source légitime du droit, qui incarne la volonté de l’ensemble de la société et est en droit d’imposer toute forme d’obligation aux individus, qui, de leur côté, lui doivent obéissance, non pas simplement parce qu’il a la force et des moyens de répression, mais parce qu’il est leur représentant, qu’il incarne leur personne, comme l’acteur incarne le personnage créé par l’auteur de la pièce.

Ainsi, les hommes sacrifiaient une liberté naturelle totale sur le papier mais simplement théorique (parce qu’ils pouvaient à tout instant être soumis à l’arbitraire d’autres individus plus forts, qui les auraient volés, violentés ou tués, sans qu’ils puissent compter sur un arbitre extérieur pour les défendre et punir les coupables) contre une sphère de liberté garantie par les obligations imposées aux autres membres de la société mais limitée par la promesse implicite de soumission à la volonté des représentants de l’Etat. 

 

Hobbes avait élaboré cette théorie du pacte social dans un contexte politique agité (à la fin des années 1640, le parlementaire puritain Olivier Cromwell avait pris la tête d’une révolte contre le roi d’Angleterre, Charles 1er, ce qui avait provoqué une terrible guerre civile et s’était finalement soldé par un régicide et l’installation d’une République) et son but était de justifier la monarchie absolue et un devoir d’obéissance inconditionnel des sujets à la monarchie, l’enjeu de cela étant pour lui la préservation de la paix civile.

 

Chez Hobbes, ce n’est plus l’ordre de la nature, la sociabilité naturelle des hommes, comme chez Platon et Aristote, qui est le fondement du « lien politique » entre les hommes, mais « la peur de la mort ». Le pacte social ne renvoie pas pour lui à une réalité historique, à l’origine effective des regroupements sociaux et des Etats, mais à une expérience de pensée visant à démontrer la nécessité et à illustrer la fonction de l’Etat : « supposons des hommes libres, dit-il en substance, n’en viendraient-ils pas nécessairement à se donner des lois et à se soumettre à un pouvoir politique commun, et pourquoi… ? ».

 

La condition naturelle de l’humanité, produite par la cupidité, la méfiance, la crainte, l’orgueil, la diversité des opinions étant la guerre de tous contre tous, la seule manière d’éviter cette situation de détresse qui résulterait de la nature de l’homme est de laisser la puissance publique de l’Etat décider seule du juste et de l’injuste, du bien et du mal, sans prétendre qualifier ses décisions d’illégitimes et justifier la désobéissance au nom d’un droit naturel, ou de principes de justice atemporels qui n’existent pas (chaque individu ayant sa propre conception subjective du bien et du mal, il ne revient qu’à l’Etat de définir objectivement des valeurs au travers des lois, du droit positif, pour éviter que ce désaccord des opinions ne conduise à la violence). Cette théorie du pacte social a encore un autre avantage. Hobbes, en moderne, affirme l’égalité naturelle de tous les hommes. Dès lors, ce n’est pas au nom d’une élection divine ou d’une supériorité naturelle, de vertus ou de capacités particulières, que les monarques ou les gouvernants en général auront le droit de gouverner : s’ils sont en droit d’attendre l’obéissance, si nécessaire à la paix civile, c’est en vertu d’une convention, d’un acte primitif de volonté par lequel les hommes se sont déchargés à leur profit de leur droit de se gouverner eux-mêmes. L’obéissance du peuple au pouvoir d’Etat est donc fondé originellement (et métaphysiquement) dans ces théories du contrat social sur la libre volonté des hommes qui y sont soumis.

 

Rousseau avait déjà critiqué Hobbes dans son Essai sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), texte dans lequel il affirmait que ce n’était pas la nature de l’homme, mais l’évolution historique et une mauvaise socialisation qui avaient fait naître la situation de détresse et de conflit rendant nécessaire l’apparition de l’Etat et du droit. Ainsi, à partir de la révolution technique liée à l’apparition de la métallurgie et de l’agriculture, la division du travail, l’installation de fait d’une certaine forme de propriété tacitement reconnue, le développement des inégalités, avaient nourri chez les hommes des passions asociales (amour propre, cupidité, ambition, jalousie…) qui avaient transformé leurs rapports autrefois bienveillants, car régis par l’indifférence ou la pitié. L’état de nature que décrivait Hobbes était donc le résultat du développement des injustices sociales. Quand à l’Etat et au droit, selon cette œuvre très subversive de Rousseau, ils avaient été créés à l’initiative des riches proposant un contrat à leurs voisins, soit disant pour défendre les faibles contre les forts et garantir les mêmes droits à tous en se soumettant à un pouvoir commun capable de garantir un état de droit faisant place à la loi du plus fort, mais en réalité pour préserver leurs intérêts de propriétaires. Ce sont en effet ceux qui ont le plus de biens qui ont le plus à perdre à un état d’anarchie et de liberté naturelle de chaque individu et le plus à gagner au fait que toute la société finance un Etat pourvu d’une force publique faisant respecter la sécurité et les biens de chacun. Ainsi, dans ce texte, bien longtemps avant Marx, Rousseau faisait de la fonction réelle de l’Etat et du droit celle d’être des instruments au service des propriétaires sous couvert d’assurer une égalité de droit à tous les hommes.

 

Dans le Contrat Social (1762), écrit quelques années plus tard, Rousseau s’attache moins à faire la généalogie de la société civile et de l’Etat, à dénoncer la domination politique et les inégalités sociales qu’elle entretient (au nom du contre-modèle des sociétés primitives, propres à un état de développement historique où les techniques sont encore peu développées et l’agriculture non inventée, sans besoins artificiels ni soumission à un travail harassant, égalitaires, fraternelles et dépourvues d’Etat), qu’à penser de manière abstraite les conditions de légitimité de l’Etat.

 

Pour qu’un pouvoir politique puisse être en droit d’attendre une obéissance, il faut, selon Rousseau, que l’on puisse imaginer qu’il ait pu être créé librement par des individus indépendants ayant promis de s’y soumettre. Ici, Rousseau reprend donc le projet de départ de la théorie du contrat social de Hobbes, la volonté de fonder l’obéissance à l’Etat sur la volonté libre de ceux qui y sont soumis.

Toutefois, l’hypothèse du contrat social a chez Rousseau une portée critique manifeste, puisqu’elle vise à réduire les formes légales d’institutions politiques caractérisées par la domination d’un homme ou de quelques uns sur l’ensemble d’une société à l’expression de purs rapports de force, qui n’impliquent tout au plus qu’une nécessité provisoire d’obéir sous la contrainte tant qu’on ne peut faire autrement, mais non un devoir moral, une obligation d’obéissance.

 

Dès le chapitre 1 du livre I, Rousseau annonce ainsi la couleur :

« L’homme est né libre et partout il est dans les fers…Si je ne considérais que la force, et l’effet qui en résulte : je dirais : Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux ; car recouvrant sa liberté par le même droit (celui de la force) qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre ou on ne l’était pas à la lui ôter ».

 

Pour Rousseau, cela relève de l’évidence que la violence et des rapports de force sont à l’origine de quasiment tous les Etats et de tous les régimes politiques de son époque, leur ancienneté et l’habitude de devoir y obéir, leur légalisation a posteriori par la promulgation de constitutions, de lois fondamentales, leur ayant donné par la suite un semblant de légitimité et ayant fait oublier cette origine violente :

 

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort, droit pris ironiquement en apparence mais réellement établi en principe » (livre I, chap.3).

 

Ceux qui détiennent le pouvoir d’Etat à l’époque de Rousseau gouvernent en réalité à la faveur d’un rapport de force ou d’actes de violences initiaux, même s’ils parviennent ensuite à faire croire que leur pouvoir est légitime car bienfaisant, conforme à des vénérables traditions, à des constitutions sacrées (…etc. ). Or, pour Rousseau, la force ne fait pas le droit.

 

Ceux qui se sont soumis à une puissance sous la contrainte, pour ne pas perdre la vie, ne l’ont pas fait volontairement, et les promesses d’obéissance qu’ils ont pu faire, contraints et forcés, à ce moment là, ne les engagent pas plus que les promesses que l’on fait à un brigand de grand chemin de lui donner notre bourse quand il nous tient à sa merci : si par bonheur nous retrouvions la force de résister à ceux qui ont exercé cette contrainte sur nous, nous aurions le droit de le faire. Or, pour Rousseau, tout régime politique non démocratique repose en dernière instance sur de simples rapports de force, et implique donc un droit de désobéissance, car il est impossible rationnellement de supposer qu’il ait pu être fondé par contrat passé entre des hommes libres.

 

b) La démocratie républicaine : seul régime politique légitime ayant pu être fondé volontairement par contrat par les hommes qui y obéissent.

 

Là où Hobbes considérait que c’était la détresse liée à leurs conflits incessants qui avait conduit les hommes à s’unir sous un pouvoir politique commun et à former ainsi une communauté politique, un Etat (l’Etat peut renvoyer aussi bien au pouvoir central qui dit le droit et le fait appliquer qu’à la communauté qu’il organise), Rousseau imagine au chapitre 6 du livre I du Contrat Social, intitulé « Du pacte social », que ce n’est pas la méfiance réciproque et la volonté de se soustraire à une dépendance vis à vis d’autrui qui conduit les hommes à créer l’Etat mais plutôt le désir positif de coopérer, de travailler ensemble de manière solidaire pour satisfaire leurs besoins, ce qui nécessite une organisation et un pouvoir commun, capable de les faire agir ensemble.

S’il est convaincu des mérites de l’association et de la nécessité pour la pérenniser que chaque individu abandonne son indépendance naturelle, son droit de décider de ses conduites dans son coin, sans en référer à personne, chaque associé aspirant sait bien que seule la conservation de sa liberté lui donne la garantie que l’association respectera ses intérêts. Dès lors, le problème fondamental qui va décider du type d’Etat que l’on peut vouloir créer librement est celui-ci :

 

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».

 

Dès lors, Rousseau imagine le « contrat d’association » qui fonde l’Etat, la communauté politique, comme suit : chaque individu délègue au Peuple souverain tout entier, c’est à dire à l’assemblée politique qu’il forme quand il vote des lois, le droit de décider de ses droits et devoirs et de disposer de ses biens (il ne garde pour lui aucun droit non soumis aux décisions de la majorité politique, y compris le droit de propriété), à condition que ses voisins fassent d’eux-mêmes et qu’ils s’imposent trois obligations fondamentales qui, si elles ne sont pas respectées, justifieraient le droit du citoyen de retrouver sa liberté naturelle et de désobéir à un Etat qui ne représente plus sa volonté :

 

* 1èreobligation fondamentale: le peuple ne peut jamais déléguer sa souveraineté, confier à des représentants, même élus, le droit de décider des lois à sa place.

« Si le peuple promet seulement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant où il y a un maître, il n’y a plus de souverain » (livre II, chapitre 1) 

Si le peuple souverain confie son destin au bon vouloir d’un seul ou une minorité, son acte n’a aucune valeur de légitimité, puisque la souveraineté du peuple est inaliénable, ne peut être cédée, confisquée, sans que le citoyen retrouve son droit à faire ce qu’il entend en résistant à un pouvoir qui n’aura plus de légitimité. Rousseau considère que l’on peut confier à un gouvernement, à un pouvoir exécutif et à l’administration qui le représente, le droit de veiller à l’observation des lois, de les faire exécuter, mais ce pouvoir exécutif exercé par un homme ou des représentants n’est que l’instrument, l’exécuteur de la volonté du peuple : on peut le comparer au corps exécutant les gestes voulus par l’âme, symbolisant ici le peuple souverain.

Si ce pouvoir exécutif est nécessaire, c’est que chaque associé, en tant qu’individu privé mu par des intérêts égoïstes peut avoir tendance à se soustraire à la loi que ses concitoyens et lui-même peut-être ont voté en s’inquiétant de l’intérêt général de la société : dès lors, nous dit Rousseau, afin qu’il se conforme à la politique décidée par la volonté générale de la majorité, « on le forcera à être libre ». (livre I, chap. 7).

Rousseau est donc un partisan, sur un plan théorique, de la démocratie directe, considérant ces institutions comme les seules légitimes.

Cela ne signifie pas qu’il pense que la majorité du peuple ait toujours raison : elle peut s’égarer si les citoyens qui la composent ne considèrent que leurs intérêts particuliers, économiques, corporatistes ou communautaires, quand ils votent les lois, et non l'intérêt général, quand des « brigues » ou des « partis » font du vote des lois un prétexte pour accentuer leur pouvoir et leur influence, quand elle se fait berner par des démagogues (II, chapitre 3. « Si la volonté générale peut errer »).

Ce qui fait la valeur de légitimité d’un vote du peuple souverain, c’est moins la quantité de suffrages exprimés en faveur d’une option politique que l’état d’esprit dans lequel elle a été privilégiée, à savoir le souci du bien public, de la cohésion et de la prospérité générale de la société. « Ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les unit » (II, chapitre 4). Une majorité peut aussi voter en pénalisant pour servir ses intérêts égoïstes ceux qui ont d’autres intérêts particuliers. Par ailleurs, les citoyens ne sont pas forcément assez éduqués, éclairés, pour décider des lois, qui ont à statuer sur des problèmes sociaux complexes :

« De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé » (II, chapitre 6. «De la loi »).

 

Ainsi, le peuple a besoin de guides, peut-être des esprits plus éclairés qui rédigeraient les projets de loi soumis ensuite à son vote, qui lui feront comprendre ses intérêts à long terme, lui expliqueront les réalités économiques, sociales, diplomatiques, le garantiront de la « séduction des volontés particulières ». Ces guides seront, dans le schéma idéal que conçoit Rousseau, comme la raison qui éclaire la bonne volonté et l’empêche de se tromper sur les moyens adaptés à une politique conforme à l’intérêt général.

Cette démocratie directe qu’il conçoit comme le seul régime politique légitime qui associe l’obéissance à l’Etat et la conservation d’une liberté de participation et de décision politique, Rousseau lui-même nous dit, avec le goût du paradoxe qui le caractérise, qu’elle correspond sans doute à un idéal dont il n’y a guère d’exemple de réalisation et qui n’est guère réalisable :

 

« A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques…D’ailleurs que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement ? Premièrement un Etat très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ; secondement une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires et les discussions épineuses (ce mode de vie traditionnel et frugal requis par la démocratie directe s’oppose à une économie complexe supposant une expertise pour être gérée) ; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité ; enfin peu ou point de luxe ; car, ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires…il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise… ; il ôte à l’Etat tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres » (livre III, chap.4. « La démocratie »).

 

* 2ndeobligation fondamentale : chaque citoyen, quand il délibère et vote en tant que partie prenante du peuple souverain, doit ne chercher qu’à favoriser le bien-être d’ensemble de la communauté, son intérêt général, et non tel ou tel intérêt particulier (économique, régional, confessionnel, corporatiste, …), y compris les siens.

Cette condition découle naturellement de l’idée d’un contrat passé entre les individus indépendants, puisque si les individus avaient su que l’association préserverait de manière préférentielle les intérêts de certains de ses membres (y compris les intérêts particuliers de la majorité de ses membres), ils n’auraient jamais renoncé à leur liberté naturelle. Toutefois, cette condition établie par Rousseau, qui en fait un des pères de la pensée idéaliste républicaine, opposée au pragmatisme de la démocratie libérale anglo-saxonne (qui s’accommode très bien que les représentants du peuple défendent des intérêts privés, pourvu que les droits des individus, et donc des minorités, soient garantis contre d’éventuels abus des représentants du peuple) pose un certain nombre de problèmes :

a) n’est-il pas idéaliste de voir dans la politique un débat touchant les principes généraux d’organisation sociale inspirés par le souci du bien public plutôt qu’une lutte d’intérêts particuliers?

b) Peut-on définir l’intérêt général autrement qu’à la manière des utilitaristes, comme l’intérêt du plus grand nombre, de la majorité ? Pour Rousseau, oui : l’intérêt général est ce que veut la raison, quand elle dépasse son égoïsme pour concevoir ce qui est juste, du point de vue désintéressé de l’universel. Or, il y a plusieurs conceptions de l’organisation juste de la société, et leurs mises en application recouvrent souvent des intérêts privés qu’elle favoriseront plus ou moins, que cela soit leur but premier et conscient ou non (un homme de droite et un homme de gauche peuvent se dire également tout deux dévoués au bien public, à l’intérêt général, mais leurs politiques économiques et sociales serviront en fait des intérêts particuliers différents)

c) Pour éviter que les citoyens ne votent et ne délibèrent qu’en tant que membres de corps particuliers de la nation (par exemple, en tant que chasseur, paysan, chrétien, membre du monde rural, ou en tant qu’homosexuel, cadre supérieur, végétarien…,), Rousseau affirme qu’il faut veiller à la suppression des corps intermédiaires (associations politiques et civiles, syndicats, institutions régionales ou locales autonomes) qui pourraient « diviser » la volonté générale, la morceler en une série de promotions d’intérêts particuliers. Or, cette suppression des associations volontaires de citoyens à l’intérieur de la société civile ne va t-elle pas considérablement limiter le champ d’exercice de la citoyenneté et donner à l’Etat un pouvoir trop grand sur les individus, car n’ayant pas en face des contre-pouvoirs qui l’arrêtent en sensibilisant l’opinion à des causes particulières ? L’unanimisme, le consensus de tous les citoyens, la suppression de toute forme d’organisation pouvant les diviser, ne sont-ils pas des objectifs de sociétés totalitaires ou tyranniques ?

d) Par ailleurs, pour Rousseau, le pouvoir politique exercé démocratiquement doit réorganiser la société de manière à éviter que les écarts de richesse permettent aux riches d’exercer trop d’influence sur le peuple et ne dissolvent toute possibilité de se référer à un intérêt général et de créer une fraternité citoyenne, pauvres et riches protégeant jalousement dans le conflit leurs intérêts particuliers.

Il faut, nous dit Rousseau, que « nul citoyen ne soit assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre ». « C’est parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir », ajoute t-il au chapitre 11 du livre II.

L’égalitarisme n’est pas un idéal en soi chez Rousseau, mais la réduction des inégalités à un niveau relativement faible est une nécessité pour le bon fonctionnement d’une démocratie, la préservation du lien social et de l’esprit civique.

          * 3ème obligation fondamentale : de ce fait, Rousseau estime que la souveraineté du peuple doit être totale, qu’elle ne doit pas être limitée par des contre-pouvoirs (sénats constitués d’autorités sociales non directement élues, juges faisant respecter une constitution reconnaissant des libertés inviolables aux individus, comme le droit de propriété, le droit de libre entreprise) ou de prétendus droits naturels des individus. Les individus ont accepté en s’associant que tous leurs droits et devoirs, sans faire exception pour ces fameux droits naturels pensés comme antérieurs et supérieurs à toute convention politique (comme le droit de propriété, la liberté d’expression et de conscience…), dépendent des décisions révocables du peuple souverain. « On convient que tout ce que chacun aliène par le pacte social de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté, mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance. Tous les services qu’un citoyen peut rendre à l4etat, il les lui doit sitôt que le souverain les lui demande » (livre II, chapitre 4. « Des bornes du pouvoir souverain »).

Rousseau se montre ici un adversaire de la pensée du libéralisme politique et un partisan d’une forme d’absolutisme républicain, ce qui fait que certains de ses détracteurs contemporains y ont vu un inspirateur des pratiques totalitaires soumettant totalement l’individu à l’Etat et aux nécessités, affirmées par le Pouvoir, du bien-être social : la majorité a tous les droits et le pouvoir de tous doit toujours primer sur la liberté de chacun, l’homme manifestant sa liberté dans la participation politique et les activités de citoyen qui le font statuer sur le sort de la société et non pas simplement dans une vie privée indépendante.

Concrètement, Rousseau pourrait légitimer avec ce principe une certaine expropriation des riches au nom de l’intérêt général, ou la suppression de certains cultes religieux, l’imposition à tous d’une certaine conception de la morale, d’une nécessaire séparation de la vie publique et des devoirs religieux…

Sa conception de la démocratie, par rapport aux distinctions établies dans sa conférence une quarantaine d’années plus tard par le théoricien appartenant au courant du libéralisme politique, Benjamin Constant, entre « Liberté des modernes », consistant dans le souci de conserver une large sphère d’indépendance privée pour y agir comme on l’entend, le droit de voter pour ses représentants n’étant conçu que comme une arme pour protéger cet espace privé consacré au désir de jouissance dans lequel l’homme moderne situe sa véritable liberté, et « Liberté des Anciens », propre surtout aux démocraties grecques, ou le citoyen participe activement en assemblée à la gestion de la Cité, mais n’a, en tant qu’individu privé, aucun droit à faire prévaloir contre les décisions du peuple souverain, Rousseau se situerait dans le camp des défenseurs de la liberté antique, d’une démocratie faisant primer la souveraineté du citoyen sur les droits de l’individu replié sur lui-même.

 

Ismaël Dupont.

 

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