Bernard Thibault: «Il faut ouvrir le chantier pour gouverner autrement» 23 avril 2016 |
Par Rachida El Azzouzi
Réunie en congrès à Marseille, la CGT a élu Philippe Martinez secrétaire général. Sa tâche la plus immense sera de rassembler une famille désunie, marquée par la crise de gouvernance et l'affaire Lepaon.
Entretien avec son ancien leader, Bernard Thibault, qui publie un livre sur l'Organisation internationale du travail (OIT) qu'il a rejointe en 2014 : La troisième guerre mondiale est sociale.
Philippe Martinez a été consacré, vendredi 22 avril, secrétaire général de la CGT, lors du congrès du syndicat à Marseille. Avec un score sans appel : 95,4 % des voix. Propulsé en catastrophe à la tête de la centrale de Montreuil en février 2015 à la suite du “séisme” Thierry Lepaon, contraint à la démission après les révélations sur son train de vie, c’est la première fois que le métallo, qui a fait sa carrière chez Renault, est élu dans le cadre du congrès. Mais ce n’est pas pour autant le signe que la famille CGT marche comme un seul homme derrière lui. Une liste alternative a d’ailleurs été portée contre son équipe. Le défi de son mandat (de trois ans) est immense : ressouder les rangs d’une CGT isolée, qui paie encore cher la succession ratée du « sphinx » Bernard Thibault en 2013, et la crise de gouvernance qui s’en est suivie, aggravée par l’affaire Lepaon. Durant quatre jours, pendant lesquels le gouvernement, Pierre Gattaz, la CFDT, la délégation du Parti socialiste mais aussi Thierry Lepaon qui devrait être recasé par l’exécutif, ont été copieusement sifflés, l’essentiel des débats a tourné autour de la mobilisation contre la loi sur le travail. Après des échanges vifs, les partisans (à l’extrême gauche de l’organisation) d’une grève générale reconductible à partir du 28 avril jusqu'à l'obtention du retrait du texte n’ont pas été suivis par la direction confédérale. Mais Philippe Martinez n’a pas fermé la porte : « La question de la reconduction de la grève, nous la poserons, les salariés la poseront, et ce sera plus évident à condition d’être nombreux, très nombreux pour les arrêts de travail. » « Observateur pas tout à fait neutre » de la CGT, Bernard Thibault, qui a dirigé pendant 14 ans le syndicat, aujourd’hui membre du conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail 3 (OIT), participait au congrès. L’occasion de présenter aux militants son livre La troisième guerre mondiale est sociale, une plongée au sein de l’OIT, cette institution onusienne méconnue aux moyens limités.
Entretien.
Depuis votre succession ratée, la CGT traverse une crise sans précédent. Comment vivez-vous cette période ?
La CGT a traversé une mauvaise passe du fait de problèmes inhérents à sa direction. Mais à Marseille, au congrès, j’ai vu une volonté de se remettre sur les rails. C’est normal, dans un syndicat qui veut fonctionner de manière démocratique, qu’il y ait une pluralité d’expression. Je suis admiratif des syndicats qui prétendent que tout le monde est d’accord sur tous les sujets. Je vois même des comportements très autoritaires pour remettre tout le monde dans la ligne officielle. Ce n’est pas comme ça qu’on fonctionne à la CGT. Le débat, la polémique ont droit de cité. Puis des majorités se dessinent. Forcément, après, on trouvera toujours des membres pas d’accord avec ce qu’a décidé la majorité. Le congrès est une étape utile pour une plus grande cohérence de l’organisation.
Mais vous ne pouvez ignorer les fractures et les querelles internes causées par cette crise de gouvernance que vous avez participé à créer en ne préparant pas votre succession…
Oui, on peut m’attribuer une part de responsabilité et je l’assume, mais on ne va pas refaire l’histoire. J’ai voulu, après quatre mandats de direction, organiser un débat ouvert pour choisir celle ou celui qui prendrait ma suite. Aucune personnalité ne s’est imposée et on s’est lancé dans une compétition entre plusieurs personnes, au point d’arriver à une absence de majorité totale. Vous connaissez la suite des événements…
La CGT pourrait perdre en 2017 sa place de première organisation syndicale de salariés au profit de la CFDT. Cela vous inquiète-t-il ?
Je ne mesure pas l’influence que peut avoir tel ou tel syndicat au regard des voix obtenues aux élections professionnelles, même si c’est important. La capacité de mobilisation, d’interférer sur le débat public, sont d’autres éléments pour mesurer la puissance, le poids d’un syndicat et en termes de mobilisation, il n’y a quand même pas tant d’organisations capables de mobiliser comme la CGT. Certes, nous n’avons pas assez travaillé sur notre implantation syndicale. Mais la tâche syndicale est difficile dans le monde entier. Nous ne sommes pas le seul syndicat en difficulté. Dans certains pays – nous n’en sommes heureusement pas là –, il est même très périlleux de s’engager syndicalement. Il n’y a pas de zone du globe où le mouvement syndical soit en développement.
Thierry Lepaon a essuyé critiques et sifflets lors du congrès, notamment parce qu’il devrait être nommé à la lutte contre l’illettrisme par le gouvernement … Que vous inspire ce parachutage ?
Je n’en sais rien et je n’ai pas de commentaire à faire si cette nomination se confirmait.
Campagne « irresponsable et médiocre », diffamation… En début de semaine, l’affiche de la CGT contre les violences policières a suscité l’indignation des syndicats de police et de la classe politique. Pour le secrétaire général du PS, Jean-Christophe Cambadélis, cette affiche illustre « la gauchisation » de la CGT. Vous êtes d’accord avec lui ?
Les réactions politiques et le buzz médiatique ont été disproportionnés. Quant au procédé, il est surprenant : le ministre de l’intérieur fait la publicité d’une affiche de la CGT qui figure sur un site internet d’un syndicat de la CGT et qui n’aurait jamais eu une telle visibilité ! Si un caricaturiste avait fait le même dessin, il n’y aurait jamais eu une telle agitation. Quel était l’intérêt du ministre, sauf à vouloir mettre en difficulté la CGT à la veille de son congrès ? Et pour répondre au premier secrétaire du Parti socialiste, la CGT ne se gauchise pas. C’est le Parti socialiste qui s’est droitisé.
La CGT a appelé en congrès « à amplifier la riposte », dès le 28 avril, par la grève et des manifestations pour obtenir le retrait de la loi sur le travail. Vous croyez à un CPE bis ?
Le congrès l’a réaffirmé. Il faut progresser dans la mobilisation. Tout peut encore basculer.
Comment avez-vous accueilli ce projet de loi sur le travail ?
J'ai été stupéfait. D’abord par le procédé : refondre brutalement le code du travail sans aucune forme de concertation préalable, au point même de brandir l’arme du 49-3 pour passer en force. Ensuite, par les différentes mesures. Je parle au conditionnel, car on ne sait plus ce que ce projet va contenir et parce que le retrait est encore possible. La redéfinition du licenciement économique est très inquiétante, tout comme la primauté donnée à l’accord d’entreprise au détriment de l’accord de branche ou encore le référendum d’entreprise, proprement scandaleux. J’ai milité en mon temps avec la CGT pour une réforme des règles de la représentativité car pendant très longtemps, les accords collectifs négociés dans les entreprises pouvaient être signés par un ou des syndicats même s’ils représentaient 5 ou 10 % des salariés. C’était antidémocratique. Aujourd’hui, on nous parle de référendum ! Si l’on transposait ce système dans la vie politique, cela voudrait dire que les représentants des partis minoritaires à l’Assemblée nationale, par exemple, auraient la possibilité d’organiser un référendum dans le pays sur une question donnée et que le résultat s’imposerait à la représentation politique majoritaire de l’Assemblée nationale. Les députés l’accepteraient-ils ?
Comment les débats autour du code du travail en France sont-ils perçus au sein de l’OIT ?
Ils ont une résonance internationale forte, car la France a une bonne réputation sociale à l’échelle du monde. Nous avons la sécurité sociale, quand 73 % de la population mondiale n’a pas de système de protection sociale. Nous avons un système de retraite par répartition, quand un travailleur sur deux dans le monde n’a pas de retraite. Nous avons le principe de l’allocation chômage, certes pour un peu moins d’un chômeur sur deux mais à l’échelle mondiale, seuls 12 % des chômeurs ont droit à une indemnisation. Ce qui se joue en France va au-delà de la problématique franco-française. Il y a une symbolique de la manière dont on conçoit l’économie de demain. Aucun pays ne peut faire la démonstration d’une relation de cause à effet entre son code du travail et le niveau de l’emploi. Si, comme le martèlent le patronat et le gouvernement français, le code du travail était facteur de chômage, les pays où il est inexistant – et ils sont nombreux, puisqu’un travailleur sur deux n’a pas de contrat dans le monde – connaîtraient le plein emploi. Non ! Là où les droits sociaux sont les moins élaborés, c'est la précarité et la misère extrême qui dominent.
Que pensez-vous du mouvement Nuit debout et des nouvelles formes de mobilisation, comme la pétition virale #Loitravailnonmerci, qui remettent en cause les modes d’action traditionnels des syndicats ?
Nuit debout est né le 31 mars, un soir de mobilisation syndicale avec des acteurs, des citoyens très différents. Ils le disent eux-mêmes, cette réforme, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase de l’insatisfaction, de l’exaspération, de l’incompréhension à l’égard de la politique économique et sociale et ils se mettent à chercher d’autres réponses. Je trouve cela très positif. Quant à la pétition partie d’Internet, je l’ai signée et je trouve cela bien qu’il y ait d’autres canaux, d’autres méthodes, d’autres façons de s’exprimer en plus des syndicats. 75 % des salariés dans notre pays ne croisent jamais un militant syndical. Tout ce qui peut aider à la prise de conscience, à la sensibilisation, à l’action est bienvenu.
En 2012, vous aviez appelé à voter pour François Hollande… Vous le regrettez ?
Je ne regrette pas d’avoir appelé à en finir avec Nicolas Sarkozy, et peu dans les rangs de la CGT doivent regretter d’avoir été plutôt favorables à un changement de président de la République. Mais comme l’immense majorité de ceux qui ont contribué à cette élection, la déception, la frustration et l’incompréhension m’animent. En même temps, je pense qu’on a atteint les limites des institutions de la Ve République. Il faut ouvrir le chantier pour gouverner autrement, collectivement, rééquilibrer les pouvoirs. Si l’on ne modifie rien, tout le monde sera déçu par le prochain homme ou femme qui régira le pays France. La présidentielle est devenu le moyen de dire tous les cinq ans « on n’est pas contents », mais cela ne résout rien.
Vous publiez La troisième guerre mondiale est sociale, un livre sur l’Organisation internationale du travail que vous avez rejointe en 2014. Institution méconnue, c’est la seule où siègent des travailleurs du monde entier. Pourquoi ce livre maintenant, assorti de ce titre choc ?
Le mot « guerre » a un fort pouvoir d’interpellation et il révèle la situation sociale à l’échelle internationale. Le système économique actuel organise une mise en concurrence des travailleurs, qui provoque une grande dégradation des conditions sociales et des millions de victimes. 2,3 millions de travailleurs décèdent chaque année du travail, soit des accidents du travail, soit des maladies professionnelles. C’est bien supérieur aux victimes des conflits et des guerres à travers le monde. Par ailleurs, toute l’histoire de l’OIT est liée aux guerres. L’institution est née après la Première Guerre mondiale en 1919. L’ambition était de promouvoir la justice sociale pour éviter que les peuples ne résolvent les conflits par les armes. Cela n’a pas suffi. Il y a eu la Seconde Guerre mondiale. Elle a marqué une deuxième étape pour l’OIT avec, en 1944, la déclaration de Philadelphie incitant les États à aller plus loin dans la promotion de la justice sociale pour la paix entre les peuples.
Mais cent ans après sa création, l’OIT sert-elle à quelque chose, quand on voit comme ses normes internationales du travail sont reléguées à l’arrière-plan, bafouées à l’échelle de la planète et aucunement contraignantes ?
Devant la dégradation des conditions de travail à l’échelle mondiale, certains peuvent considérer que l’OIT n’a pas fait son travail. Si nous en sommes là, c’est parce que les États se sont éloignés de la mission première de l’OIT. Ils ont laissé des institutions prendre le pas, le G20, le FMI, l’OMC et bafouer les normes internationales du travail. Il faut des décisions politiques pour que ces normes sociales deviennent incontournables. Il n’est pas normal que des pays de l’Union européenne ne ratifient pas toutes les conventions internationales du travail. L’Espagne et la France en ont signé 130, la Lettonie, 40. Il n’est pas normal non plus que sous couvert de plans dits de redressement, en Roumanie, en Grèce, au Portugal, on ait autorisé la troïka à exiger des États de mettre entre parenthèses tantôt le droit du travail, tantôt les résultats des conventions collectives, le barème des retraites, pourtant négociés dans les pays.
Comment renforcer l’OIT ? Peut-elle vraiment faire progresser les droits sociaux ?
Il faut réhabiliter les normes, les élargir. Le centenaire de l’OIT en 2019 sera un rendez-vous important. Est-ce qu’on considère que l’institution est dépassée ou est-ce qu’on lui redonne de la vigueur, avec des outils correspondant à l’économie d’aujourd’hui ? Il faut être beaucoup plus exigeant dans les accords commerciaux entre les pays sur le respect des normes du travail. La question des multinationales est fondamentale. Elles façonnent toute l’économie mondiale. L’OIT en dénombre 500 000. Elles emploient 200 millions de travailleurs et indirectement, à l’échelle du monde, un travailleur sur cinq. Leur poids économique ne cesse de croître, au point que certaines ont une assise financière supérieure aux budgets de nombreux États. La catastrophe du Rana Plaza a marqué les esprits partout dans le monde. Le Bangladesh s’est engagé à mieux assumer sa mission de contrôle des normes du travail mais, objectivement, cela va prendre des années avant que son administration ne se dote d’un corps d’inspecteurs du code du travail, formés et indépendants. L’un des leviers, c’est de rendre les donneurs d’ordre, donc les multinationales, responsables des conditions sociales dans lesquelles leurs produits sont confectionnés. Si des jouets sont fabriqués par des enfants dans certains pays d’Asie, on doit pouvoir porter plainte contre cette multinationale car c’est contraire à une convention internationale du travail.
Mais pour cela, il faut des moyens de contrôle, de pression ?
C’est le combat que nous devons mener, mais il faut se rendre à l’évidence. Aujourd’hui, si l’OIT n’existait pas, il serait peut-être impossible de la créer et d’avoir une majorité de gouvernements la défendant. Nous vivons un monde où la loi du marché apparaît comme le moteur du progrès social alors qu’elle ne fait qu’accroître la précarité, les tensions, les conflits. Ce n’est pas un hasard si ce sont dans les pays européens que les droits sociaux sont les plus évolués et les plus menacés. C’est là que les combats syndicaux ont été les plus intenses. La norme qui prend le pas, c’est celle du non-droit. On est très loin de la déclaration de Philadelphie, qui consacre la primauté des impératifs sociaux sur les impératifs économiques et financiers. Veut-on réaffirmer cette déclaration ou laisser cette loi du marché accroître les inégalités et les dégâts sociaux ?
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