Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
29 mai 2014 4 29 /05 /mai /2014 06:15

II. Les caractères distinctifs du socialisme jauressien

 

L'originalité du socialisme de Jaurès vient surtout de sa capacité à faire la synthèse entre des options apparemment et vectoriellement contradictoires : internationalisme et patriotisme, refus du militarisme et choix d'une armée vraiment nationale, réforme et révolution, engagement parlementaire passant par l'union de classe et le compromis et organisation sociale spontanée du prolétariat, laïcité et lutte contre l'influence sociale de l'Eglise et mystique de l'action politique, de l'histoire et du monde, idéalisme et matérialisme de la conception du mouvement historique, réalisme tacticien en politique et vision morale et philosophique de la politique.

 

Le socialisme de Jaurès est un et constant dans son inspiration et ses grandes tendances, il a nénmoins pu évoluer dans ses affirmations dominantes entre 1892 et 1914 du fait du contexte politique, des expériences sociales, politiques et partisanes de Jaurès.

 

Pour résumer en grossissant un peu le trait afin de définir différents moments, on peut dire :

 

De 1892 à 1897 – Jaurès défend une conception marxiste plutôt orthodoxe. Sa critique de la République bourgeoise est radicale. Il est porté par une conviction forte de la réalisation prochaine des promesses socialistes, de la construction d'une société débarrassée de l'exploitation capitaliste.

 

De 1898 à 1905 – Jaurès défend une conception plutôt politique et parlementaire du socialisme, plaidant pour l'alliance avec les éléments bourgeois et républicains progressistes pour défendre les libertés démocratiques et tenter de faire avancer des réformes sociales. Il ne devient pas officiellement réformiste pour autant, mais il en prend le chemin. C'est le temps du débat avec le POF et Jules Guesde sur le rapport entre socialisme et république, combat de classe et combat pour une justice universelle supposant l'alliance de classe, révolution et réformisme.

 

De 1905 à 1910 – Tout en étant de plus en plus préoccupé par l'imminence de la guerre et les questions internationales, Jaurès contribue à réaliser l'unité des socialistes sur des bases de gauche, révolutionnaire et oppositionnelle par rapport aux gouvernements bourgeois définies par l'Internationale. Il constate la montée du mouvement ouvrier sur le plan syndical et politique et la violence de la répression des anciens alliés radicaux. Il s'oppose au sein de l'Internationale aux dérives révisionnistes et sociale-démocrates d'un Bernstein. Il justifie jusqu'à un certain point les tentatives d'auto-organisation décentralisée du mouvement syndical et ouvrier et l'activisme du syndicalisme révolutionnaire, son condamner la tactique de grève générale rejetée par les guesdistes. Son discours est plus révolutionnaire que dans la période de concentration républicaine et de participation gouvernementale. Il essaie d'articuler la dimension sociale et la dimension politique (et pas seulement parlementaire) du combat socialiste.

 

De 1910 à 1914 – le combat contre la guerre imminente prend l'essentiel de l'énergie de Jaurès. Il mise sur l'internationalisme du mouvement ouvrier, dénonce les effets impérialistes et colonialistes du capitalisme, s'appuie sur les tendances du syndicalisme révolutionnaire contre le militarisme tout en théorisant les bases d'un patriotisme fondée sur la République et les valeurs révolutionnaires. 

 

1) Les particularités du socialisme de Jaurès

 

a) Une philosophie de l'histoire idéaliste qui intègre l'explication économique matérialiste à une réaffirmation de l'unité de l'homme et de la continuité des combats humains pour la justice et de la responsabilité humaine.

 

Jaurès s'appuie d'abord sur une philosophie de l'histoire qui intègre « le matérialisme historique » de Marx en le dépassant. Jaurès s'en explique dans une conférence devant les Étudiants collectivistes parisiens en décembre 1894 où il donne la réplique à Paul Lafargue, le compagnon de Jules Guesde, autre dirigeant du POF et le gendre de Karl Marx, gardien de l'orthodoxie de la pensée du maître, notamment dans sa dimension matérialiste et déterministe.

 

Le titre de cette conférence est « Idéalisme et Matérialisme dans la conception de l'histoire ».

 

Jaurès y résume la conception des causes du mouvement historique chez Marx (L'idéologie allemande, Critique de l'économie politique) : la transformation des forces productives (techniques, matières premières à transformer) conduit à une évolution des rapports de production et des rapports de classe qui se traduit dans une transformation des idées scientifiques, philosophiques, morales, politiques, celles-ci étant un reflet des rapports sociaux et des intérêts des classes dominantes. Les actions des acteurs de l'histoire ne sont que déterminées superficiellement et en apparence par de nouvelles idées du droit, de la justice, de la société : en réalité ces idées ne sont que l'expression de rapports sociaux préexistant. Ce sont les phénomènes de transformation économique des rapports de production qui impliquent nécessairement telle ou telle réforme ou bouleversement politique, moral ou religieux. L'humanité n'a pas d'aspiration innée à la justice et au droit qui prendrait plusieurs formes et serait le moteur du changement social : il n'y a pas de nature humaine en dehors du biologique, l'esprit humain est un reflet des rapports sociaux à un moment donné et nul n'échappe à son époque. Comme l'histoire de l'humanité est la succession de régimes de production caractérisés par l'exploitation de classes opprimées par des classes possédantes, et que les droits et institutions politiques nouvelles sont toujours l'expression des intérêts de l'exploitation (ex. le droit bourgeois de la révolution française et l'idée de droit naturel), on ne peut parler de progrès.

 

Jaurès s'accorde avec Marx pour considérer que les évolutions économiques du système de production et du rapport entre les classes sociales sont déterminantes pour expliquer les évolutions historiques, politiques, morales, religieuses. Le mouvement de l'histoire est donc bien en partie déterminé par des transformations techniques et économiques des rapports de production et du mode de propriété. Il n'y a pas d'indépendance de l'esprit au regard des lois qui régissent le monde matériel économique.

 

En même temps, Jaurès refuse d'abolir l'idée de nature humaine : l'esprit humain est lui-même, et Jaurès reprend ici l'inspiration de Darwin et de la  théorie de l'évolution, le produit d'une évolution biologique qui le rend capable de sensations désintéressées et tendances altruistes ou généreuses, de réflexion sur le général au delà de sa situation particulière, de sens de l'unité au-delà de la diversité. Ces tendances innées de l'esprit humain développent des aspirations à la fraternité, à la justice, à la solidarité, qui sont la cause de la remise en cause au nom du droit et de la justice des systèmes de valeur et légaux dans l'histoire de l'humanité, même si ces évolutions politiques, morales, idéologiques sont limitées par les conditions économiques de l'époque qui définissent à chaque fois le champ des possibles. L'autonomie des acteurs de l'histoire par rapport aux classes sociales et aux rapports de production n'existe pas : ce qui n'empêche pas qu'ils puissent innover.

 

« Marx dit : « Le cerveau humain ne crée pas de lui-même une idée du droit qui serait vaine et creuse, il n'y a dans toute la vie, même intellectuelle et morale de l'humanité qu'un reflet des phénomènes économiques dans le cerveau humain ». Eh bien ! Je l'accepte. Oui, il n'y a dans tout développement de la vie intellectuelle, morale, religieuse de l'humanité que le reflet des phénomènes économiques dans le cerveau humain ; oui, mais il y a en même temps le cerveau humain, il y a par conséquent, la préformation cérébrale de l'humanité.

L'humanité est le produit d'une longue évolution physiologique qui a précédé l'évolution historique, et lorsque l'homme, selon cette évolution physiologique, a émergé de l'animalité, immédiatement inférieure, il y avait déjà dans le premier cerveau de l'humanité naissante des prédispositions, des tendances.

Quelles étaient-elles ?

Il y avait d'abord l'aptitude à ce que j'appellerai les sensations désintéressées. A mesure que l'on s'élève dans l'échelle de la vie animale, on constate que les sens purement égoïstes se subordonnent peu à peu aux sens esthétiques et désintéressés.

… Outre cette prédisposition première que l'homme animal apportait au début de la longue évolution économique, il y avait de plus la faculté, déjà éveillée chez les animaux eux-mêmes, de saisir le général dans le particulier, le type de l'espèce dans l'individu, de démêler la ressemblance générique à travers les différences individuelles. Dans les autres individus qui vont passer devant lui avec lesquels les lois du développement économique le mettront en contact, l'individu homme, et l'animal homme ne verra pas simplement des forces associées ou ennemies, il verra des forces semblables et alors il y en lui un premier instinct de sympathie imaginative qui, par la ressemblance saisie et constatée, lui permettra de deviner et de sentir les joies des autres, de deviner et d'éprouver leurs douleurs. Dès le début de la vie, à côté de l'égoïsme brutal, on trouve ce sentiment préparant la réconciliation fraternelle de tous les hommes après les séculaires combats.

Enfin dès le début de la vie, avant même la première manifestation de la pensée, l'homme a ce que l'on peut appeler le sens de l'unité, la première manifestation de son mouvement intellectuel c'est la réduction de tous les êtres, de toutes les formes et de toutes les forces à une unité vaguement entrevue ; voilà comment on peut dire que l'homme est dès la première heure un animal métaphysicien, puisque l'essence même de la métaphysique, c'est la recherche de l'unité totale dans laquelle seraient compris tous les phénomènes et enveloppées toutes les lois. (…).

En résumé, j'accorde à Marx que tout le développement ultérieur ne sera que le réfléchissement des phénomènes économiques dans le cerveau, par le sens esthétique, par la sympathie imaginative et par le besoin d'unité, des forces fondamentales qui interviennent dans la vie économique » (« Idéalisme et Matérialisme dans la conception de l'histoire », décembre 1894).

 

En d'autres termes, l'homme est biologiquement, physiologiquement un être capable de rationalité, d'imagination d'une meilleure forme d'organisation sociale et de dépassement de l'égoïsme. C'est aussi ces potentialités de la nature humaine qui s'affirment dans l'histoire, qui lui donnent une unité profonde par-delà les différences de régimes de production économique, et qui permettent d'y affirmer la responsabilité humaine et l'existence d'un progrès.

 

Jaurès refuse d'accepter toute la rigueur du fonctionnalisme et du relativisme et le réductionnisme de l'approche marxienne de l'histoire.

 

Fonctionnalisme : une institution, une réforme religieuse ou morale, est là parce qu'elle justifie et sert une classe sociale dominante, fusse en maquillant de manière idéologique les raisons de sa domination. Le droit, les idées sont là pour remplir une fonction déterminée. La conséquence explique la cause.

 

Relativisme : toutes les phases historiques d'apparent progrès sont liées à l'affirmation de nouvelles formes d'exploitation de classe. Tout se vaut dans l'histoire humaine.

 

Réductionnisme : le sens de la révolution française, la démocratie, le parlementarisme, la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, s'épuise dans les intérêts de classe qu'ils servent. La démocratie ou la république ne sont que des instruments de domination bourgeoise. L'effet principal résume le sens de ces institutions.

 

Jaurès voit dans le passage d'une forme de société à une autre – même si l'exploitation de l'homme par l'homme - un réel progrès, contrairement à Marx.

 

Il considère que, par exemple, les réalisations démocratiques de la Révolution Française, motivées par des idéaux altruites et non des motifs mesquins de défense de la liberté bourgeoise, donnent des armes aux prolétaires du 19e siècle pour construire les moyens de changer la société dans un sens plus égalitaire. Par là, l’œuvre des révolutionnaires n'était pas simplement relative aux intérêts de leur classe, mais de dimension universelle, prolongeant les combats pour la justice et l'universalité des siècles passées et anticipant ceux des siècles futurs.

 

Néanmoins, Jaurès s'accorde avec Marx sur le rôle primordial du déterminisme économique pour expliquer le mouvement des sociétés humaines. Il le redit par exemple dans un discours à la Chambre du 27 novembre 1903 :

 

« Le fond de l'histoire ne consiste pas dans le développement extérieur des formes politiques. Il est bien certain que c'est le jeu des forces économiques, des forces sociales qui détermine le mouvement de l'histoire et qui lui donne un sens ».

 

Jaurès met à l’œuvre cette conception matérialiste et marxiste de l'histoire dans son Histoire socialiste de la révolution française : cette histoire est « socialiste » dans la mesure où elle porte son regard sur ce qui peut servir à l'émancipation du peuple, sur les modèles d'engagement que la Grande Révolution peut lui proposer.

 

Car la révolution ne se fera pas toute seule, par seule nécessité économique, quand son temps sera venue, que les forces productives auront développer des contradictions suffisamment mortelles pour la société capitaliste. Jaurès défend un déterminisme d'explication mais non de prévision et de fatalité : les hommes restent maîtres de leur histoire, libres et responsables.

 

Dans la réflexion de leur histoire passée, ils peuvent trouver matière à agir efficacement et trouver la flamme pour le faire en vibrant devant les actions d'éclat des héros de l'histoire passée.

 

« C'est du point de vue socialiste, écrit Jaurès dans sa préface à son Histoire socialiste de la révolution française, que nous venons raconter au peuple, aux ouvriers, aux paysans, les événements qui se développent de 1789 à la fin du XIX e siècle. C'est bien la vie économique qui a été le fond et le ressort de l'histoire humaine... Nous ne dédaignerons pas non plus, malgré notre interprétation économique des grands phénomènes humains, la valeur morale de l'histoire... Ce n'est pas seulement par la force des choses que s'accomplira la révolution sociale, c'est par la force des hommes, par l'énergie des consciences et des volontés . C'est en poussant à bout le mouvement économique que le prolétariat s'affranchira et deviendra l'humanité. Il faut donc qu'il prenne une conscience nette de l'histoire, et du mouvement économique et de la grandeur humaine».

 

Ainsi, Jaurès place son Histoire socialiste de la révolution française (5 volumes, 5000 pages, 4 ans de travail sur les sources et d'écriture, à partir de sa défaite aux Législatives en 1898 jusqu'en 1902), sous le triple patronage de Marx, de Michelet (pour la conception mystique de la nation et lyrique de l'histoire nationale), de Plutarque (pour les vies exemplaires des acteurs de la Révolution, occasions de méditation sur l'homme et modèles pour l'action future).

 

De fait, Mathiez, Albert Soboul, et bien d'autres historiens encore reconnaîtront la contribution exemplaire et inédite de Jaurès à l'histoire sociale de la Révolution Française.

 

Cette histoire est socialiste dans la mesure aussi où elle met en valeur l’œuvre des démocrates avancées de la révolution et la contribution du peuple des villes et des campagnes. Mais surtout au sens où Jaurès construit le premier tableau économique et social de la France pour expliquer la nécessité et la forme prise par la révolution. « Ce qui a manqué jusqu'ici aux historiens de la Révolution, même aux plus grands, c'est le souci et le sens de l'évolution économique, de la profonde et mouvante vie sociale ».

 

b) l'action socialiste ne doit pas se déployer simplement sur le terrain de la lutte des classes mais aussi sur tous les combats émancipateurs : combats pour la laïcité, la justice, les libertés

 

La gauche que construit Jaurès est à la fois sociale et morale. Elle est basée en son principe sur la volonté de lutter contre tout ce qui abaisse la personne humaine et de promouvoir tout ce qui la libère, des conditions d'organisation de la vie économique aux droits et garanties démocratiques.

 

Questions qui se sont posées lors de la condamnation des massacres d'arméniens par l'empire Turc, de l'affaire Dreyfus.

 

Puis sous le gouvernement de « défense républicaine » (1899-1902) de Waldeck-Rousseau puis de « Bloc des gauches » (1902-1904) du ministère Combes avec sa politique anti-cléricale et de surveillance de l'armée et des milieux nationalistes et antisémites.

 

Conférence de Jaurès à l'hippodrome de Lille 26 novembre 1900 face à Guesde, devant des militants : discours dit des « Deux méthodes ».

Adhésion sans réserve au principe de la lutte des classes qui « suppose d'abord la division de la société en deux grandes catégories contraires les possédants et les non possédants ; qui suppose ensuite que les prolétaires ont pris conscience de la société de demain et de l'expérience collectiviste » et que le prolétariat ait compris « qu'il devait s'émanciper lui-même et pouvait seul s'émanciper » (contre l'idée d'une libération par des bourgeois bien intentionnés et visionnaires, propre au socialisme utopique de Fourier, Robert Owen, Louis Blanc : le prolétariat n'a pas besoin de tuteurs extérieurs à lui). La lutte des classes, moyen d'émancipation sociale, doit être alimentée et dirigée par le socialisme politique et syndical : « le principe de la lutte des classes vous oblige à faire sentir aux prolétaires leur dépendance dans la société d'aujourd'hui... il vous oblige à leur expliquer l'ordre nouveau de la propriété collectiviste... Il vous oblige à organiser en syndicats ouvriers, en groupes politiques, en coopératives ouvrières, à multiplier les organismes de classes ».

Mais pour Jaurès le principe de la « lutte des classes » est trop général pour servir de critère de jugement pour les interrogations et les choix politiques de chaque jour : participation ou non au combat pour la défense d'un bourgeois attaqué injustement pour des raisons militaristes et antisémites, participation ou non à un gouvernement bourgeois pour défendre la République. Ces questions doivent être résolues sur le plan d'une réflexion tactique sur l'intérêt du moment du prolétariat.

 

Tactiquement, dénoncer dans l'Affaire Dreyfus les dévoiements du militarisme, du nationalisme, de l'antisémitisme n'était pas une mauvaise affaire par rapport au maintien d'une orientation efficace du combat de classe. Jaurès n'oublie pas que beaucoup d'ouvriers et de socialistes ont été séduits par l'antisémitisme anti-dreyfusard ou par le boulangisme 10 ans avant.

 

« Ce n'était pas du temps perdu, car pendant que s'étalaient ses crimes, pendant que vous appreniez à connaître toutes ses hontes, tous ses mensonges, toutes ses machinations, le prestige du militarisme descendait tous les jours dans l'esprit des hommes et sachez-le, le militarisme n'est pas dangereux seulement parce qu'il est le bras armé du capital, il est dangereux parce qu'il séduit le peuple par une fausse image de grandeur, par je ne sais quel mensonge de dévouement et de sacrifices. Lorsqu'on a vu cette idole si glorieusement peinte et superbe ; que cette idole qui exigeait pour le service de ses appétits monstrueux, des sacrifices de générations, lorsqu'on a vu qu'elle était pourrie, qu'elle ne contenait que déshonneur, trahison, intrigues, mensonges, alors le militarisme a reçu un coup mortel, et la Révolution sociale n'y a rien perdu . Je dis qu'ainsi le prolétariat a doublement rempli son devoir envers lui-même Et c'est parce que dans cette bataille le prolétariat a rempli son devoir envers lui-même, envers la civilisation et l'humanité ; c'est parce qu'il a poussé si haut son action de classe, qu'au lieu d'avoir, comme le disait Louis Blanc, la bourgeoisie pour tutrice, c'est lui qui est devenu dans cette crise le tuteur des libertés bourgeoises que la bourgeoisie était incapable de défendre ; c'est parce que le prolétariat a joué un rôle décisif dans ce grand drame social que la participation directe d'un socialiste à un ministère bourgeois a été rendue possible ».

 

Pour justifier la participation au combat dreyfusard et au gouvernement de "Défense républicaine", Jaurès esquisse une théorie des stades et des préférables : le prolétariat socialiste subit l'exploitation bourgeoise mais bénéficie aussi des acquis de la révolution bourgeoise (libertés, égalité devant la loi, suffrage universel) : il ne peut vouloir régresser en deçà de cette révolution bourgeoise, sauf à perdre ses meilleures armes.

 

«Ah oui ! La société d'aujourd'hui est divisée entre capitalistes et prolétaires ; mais en même temps, elle est menacée par le retour offensif de toutes les forces du passé, par le retour offensif de la barbarie féodale, de la toute puissance de l'Eglise et c'est le devoir des socialistes, quand la liberté républicaine est en jeu, quand la liberté de conscience est menacée, quand les vieux préjugés qui ressuscitent les haines de races et les atroces querelles religieuses des siècles passés paraissent renaître, c'est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière. Je suis étonné, vraiment, d'avoir à rappeler ces vérités élémentaires qui devraient être le patrimoine et la règle de tous les socialistes. C'est Marx lui-même qui a écrit cette parole admirable de netteté : « Nous, socialistes révolutionnaires, nous sommes avec le prolétariat contre la bourgeoisie et avec la bourgeoisie contre les hobereaux et les prêtres ».

 

Au fond, le Parti Socialiste, et le prolétariat socialiste doivent travailler pour l'émancipation de l'humanité toute entière, émancipation qui ne doit pas s'entendre dans un sens social et économique restrictif, mais qui doit inclure tous les aspects des rapports humains qui peuvent abaisser l'humanité en l'homme : le racisme, le fanatisme religieux, l'autoritarisme...

 

Le positionnement de Jaurès est donc celui-ci: garder des objectifs de transformation radicale des structures économiques sans dédaigner les conquêtes sociales et démocratiques partielles obtenues par la lutte sociale ou parlementaire.

 

Jaurès est marxiste au sens où il partage l'objectif d'une révolution sociale caractérisée par l'appropriation collective des moyens de production pour émanciper l'homme et rompre avec les exploitations, et aussi au sens où il fait, lui aussi, de la lutte des classes le moteur essentiel de l'histoire tout en considérant que la classe ouvrière a un rôle messianique dans l'émancipation de l'humanité toute entière.

Néanmoins, contrairement au courant de l'anarcho-syndicalisme assez fort chez les anciens de la Commune et les militants syndicaux, Jaurès considère que la grève générale insurrectionnelle et l'auto-organisation ouvrière ne sont pas des voies d'émancipation suffisantes. Le suffrage universel et l'action dans les institutions (Parlement, municipalités) peuvent permettre aux prolétaires d'améliorer leurs conditions de vie, de conquérir progressivement dignité, autonomie et capacité d'auto-organisation, ce qui leur permettra d'acquérir les capacités de transformer à moyen terme radicalement les structures de la société capitaliste.

A cet égard, Jaurès est aussi plus enthousiaste que les guesdistes pour célébrer comme porteuses d'espoirs les créations de coopératives ouvrières ou agricoles qui créent ici et maintenant des expériences locales alternatives par rapport à la loi de la compétition capitaliste. 

 Pour lui, contrairement aux guesdistes et aux blanquistes, la société capitaliste ne peut être abattue par un coup de force politique ou même une victoire électorale grâce à l'action décidée d'une avant-garde du mouvement ouvrier: son dépassement exige l'apprentissage de l'auto-gestion par les travailleurs à travers l'administration de caisses de retraites et de protection sociale, de coopératives de travail et de consommation.

 

Au Congrès de Toulouse de 1908, il dira ainsi: « Non, ce n'est ni par un coup de main, ni même par un coup de majorité que nous ferons surgir l'ordre nouveau. (…). (Le prolétariat)...n'a pas l'enfantillage de penser qu'un coup d'insurrection suffira à constituer, à organiser un régime nouveau. Au lendemain de l'insurrection, l'ordre capitaliste subsisterait et le prolétariat, victorieux en apparence, serait impuissant à utiliser et à organiser sa victoire, s'il ne s'était préparé à la prendre en main par le développement d'institutions de tout ordre, syndicales ou coopératives, conformes à son idée, conformes à son esprit, et s'il n'avait graduellement réalisé, par une série d'efforts et d'institutions, sa marche collectiviste et commencé l'apprentissage de la question sociale ».

 

Pour Jaurès, il est ridicule comme le font une partie des socialistes et des membres de la CGT accrochés à une posture révolutionnaire misant sur l'exaspération des tensions de classe et le refus du compromis, de dédaigner les réformes sociales partielles obtenues grâce à des accords parlementaires avec des républicains non socialistes, telles les lois sur les accidents de travail, les retraites ouvrières, ou l'impôt sur le revenu: en émancipant concrètement mais partiellement les ouvriers, elles ne les feront pas accepter l'ordre inégalitaire dominant mais elles les rendront au contraire plus conscients de leurs pouvoirs et plus combattifs.

 « Je n'ai jamais dit, poursuit Jaurès dans son Discours de Toulouse du 17 octobre 1908, nous n'avons jamais dit que chacune de ces réformes suffise à abolir, à détruire l'exploitation capitaliste. Nous disons, nous maintenons qu'elles ajoutent à la force de sécurité et de bien-être, d'organisation, de combat, de revendication de la classe ouvrière... ».

 

Un autre sujet d'opposition entre Jaurès et Guesde était la place qu'ils entendaient chacun assigner à la défense des valeurs démocratiques et républicaines (droits de l'homme, libertés individuelles, combat pour la laïcité de l'Etat et de l'école) dans le combat des socialistes. 

 Pour Jaurès, le socialisme était un universalisme et le garant non seulement d'un combat social mais aussi d'un projet moral.

Guesde, tout en abhorrant l'antisémitisme et en croyant Dreyfus innocent, pensait qu'il ne fallait pas disperser l'énergie des socialistes en se battant au côté de la grande bourgeoisie radicale et dreyfusarde pour faire reconnaître l'innocence de Dreyfus, lutter contre l'arbitraire de l'armée ou le pouvoir de l'Eglise. Jaurès considérait lui que la classe ouvrière, ayant « charge de civilisation », n'avait pas seulement pour mission de préparer son propre avènement dans un combat strictement ouvriériste orienté seulement vers des questions économiques et sociales mais de défendre ce qu'il y a de bon dans la civilisation léguée par la bourgeoisie (règles et libertés démocratiques, règles de justice et droits du justiciable, tradition laïque) afin d'émanciper tous les hommes et de construire une société de liberté, de justice et de raison. Voilà comment Jaurès justifiait dans un article de La Petite République sa volonté d'impliquer les socialistes dans le combat pour Dreyfus en décembre 1897:

 

« Il semblerait que le prolétariat dût se désintéresser des évènements qui se développent. Mais il n'en est rien. Car d'abord, la classe ouvrière n'a pas seulement pour mission de préparer son propre avènement et un ordre social plus juste. Elle doit encore, en attendant l'heure inévitable de la Révolution sociale, sauvegarder tout ce qu'il y a de bon et de noble dans le patrimoine humain. Or, le plus bel effort de la civilisation humaine a été d'assurer à tous les accusés quels qu'ils soient, si vils, si méprisables qu'on les suppose, les garanties nécessaires. Quand l'arbitraire du juge monte, l'humanité baisse...C'est la classe ouvrière maintenant qui a charge de civilisation ».

 

En juin 1898, alors qu'il est battu aux élections législatives sans doute du fait de ses positions pro-dreyfusardes non partagées par une parti de l'électorat de gauche influencé par les positions anti-dreyfusardes du rédacteur en chef de La Dépêche, radical, Jaurès tente de s'investir davantage dans l'organisation interne des socialistes et d'imposer aux leaders historiques des différentes sectes socialistes l'unité. C'est le fameux meeting de Tivoli-Vaux-Hall qui se solde par un échec. Les « vieilles » organisations acceptent de coordonner leurs actions devant le péril anti-républicain, mais non de fusionner. Selon l'historienne communiste et spécialiste de Jaurès disparue il y a quelques années, Madeleine Rebérioux, Jaurès aurait voulu créer « un parti mixte sur le modèle belge, un parti ou les syndicats et les coopératives seraient admis comme des groupes politiques: ainsi serait assurée la présence de la chaleur ouvrière et déjoué le risque politicien ». Mais à la veille de 1900, la CGT s'est déjà détourné des sectes socialistes et du socialisme parlementaire dont la sociologie est déjà peu ouvrière et s'apprête « à explorer une autre voie, celle du syndicalisme révolutionnaire » (M. Rebérioux, Jaurès, la parole et l'acte. Découvertes Gallimard, p.73).

 

c)l'évolutionnisme révolutionnaire

 

Aujourd'hui, il est est de coutume de classer Jaurès comme réformiste parce qu'il s'est situé, particulièrement dans la période 1898-1904, en opposition à la stratégie classe contre classe et strictement ouvrièriste de Paul Lafargue et de Jules Guesde qui préconisaient d'intégrer le parlement en ennemis de la république bourgeoise sans se préoccuper des questions morales ou sociétales internes à la société bourgeoise. Mais cette qualification qui ferait de Jaurès est des premiers théoriciens et défenseurs d'une social-démocratie à la française méconnaît son attachement constant à l'idée collectiviste et d'une transformation radicale de la propriété pour sortir du capitalisme.

 

 

c1) Jaurès est socialiste au sens où il considère que la classe ouvrière a la clef du changement historique décisif pour construire une société débarrassée de l'exploitation de classe, par l'avènement de la propriété collective, du communisme.

 

Jaurès est collectiviste, contrairement aux sociaux-démocrates, il entend maintenir l'horizon d'une transformation sociale radicale basée sur l'appropriation sociale des moyens de production, l'expropriation des capitalistes, une économie de coopération et non plus de concurrence. Pour lui, le socialisme vise bien « l'expropriation totale du capitalisme, la socialisation totale du capital » (L'Humanité, 7 décembre 1911)

 

Contrairement à ce que peuvent prétendre Vincent Peillon (Jean Jaurès où la religion du socialisme) ou Vincent Duclert (dans les chapitres très « idéalistes » qu'il consacre à Jaurès dans la biographie publiée avec Gilles Candar cette année), Jean Jaurès n'est pas qu'un républicain avancé, largement critique vis à vis du marxisme, partisan de la voie de la réforme démocratique, de la laïcité, de l'égalité des chances, de la réduction de la pauvreté, d'un meilleur partage des richesses, mais passionné surtout par la cause morale et la cause de la justice.

 

Jean Jaurès à partir de 1892 considère bien que le but de l'action politique et sociale des socialistes doit être la suppression de la propriété capitaliste (des grands moyens de production, de la rente actionnariale et bancaire), l'expropriation des expropriateurs et des exploitateurs : cela ne veut pas dire suppression complète de la propriété privée, de l'épargne individuelle, du secteur indépendant.

 

Référons-nous aux textes écrits par Jaurès dans La Dépêche en 1893 :

 

Le socialisme ne peut se contenter de vouloir assurer l'égalité des chances ou l'amélioration de la condition matérielle du peuple et des travailleurs. Le capitalisme ne doit pas simplement être aménagé et compensé par un système de redistribution et de protections parce qu'il crée trop de misère et d'inégalités mais il doit être abattu parce qu'il est profondément injuste et anarchique, basé sur l'expropriation du Travail. C'est ce qui différencie Jaurès des radicaux-socialistes comme René Goblet ou Pelletan, des « socialistes chrétiens » comme Albert de Mun, des « solidaristes » comme Léon Bourgeois. Admettre que la « société doit intervenir énergiquement pour défendre le faible contre le fort », c'est le premier degré du socialisme, mais cela ne suffit pas. La solution collectiviste est seule authentiquement socialiste et c'est vers elle d'ailleurs que conduit le développement même du capitalisme et des échanges : ici Jaurès rejoint Marx, du moins dans les années 1890.

 

18 septembre 1893 (La Dépêche, « De la condition des ouvriers »): « Nous voulons remanier de fond en comble l'ordre social actuel... La bourgeoisie cite toujours l'exemple de travailleurs qui, partis de très bas, sont arrivés très haut. Cela ne prouve rien : parce que quelques hommes passent de la classe des salariés à celle des capitalistes, cela ne prouve point que la condition générale des salariés soit bonne, ni que le régime capitaliste soit juste.

Quand bien même, dans l'immense développement de richesse créé par l'industrie moderne, la part brute des salariés aurait augmenté, il n'en résulterait pas qu'ils ont leur juste part, ou même que les principes selon lesquels se fait la répartition soient équitables. Et cela n'empêcherait rien. Il y a eu sous Louis XV et Louis XVI un grand progrès de bien-être et de la richesse dans le Tiers-Etat. Ses revendications n'ont pas été désarmées, elles en ont été fortifiées au contraire. De même le léger supplément de bien-être extérieur qui s'est ajouté depuis cinquante ans à la vie du peuple... ne lui ôte pas le sentiment de ses souffrances et des inégalités qui subsistent, il donne au contraire une animation plus fière à ses revendications ».

 

Le collectivisme de Jaurès ne supprime ni la propriété individuelle issue du travail, ni l'épargne, ni même l'héritage familial, mais les formes capitalistes de la propriété, celles qui permettent de spéculer et de faire des profits en exploitant le travail des autres. Le collectiviste est si peu hostile à la propriété individuelle qu'il peut justifier un système d'acquisition de la propriété d'un logement par location (La Dépêche. 3 octobre 1893), et à l'identique pour la terre exploitée par les paysans (10 octobre). Jaurès propose par contre la nationalisation des terres agricoles.

 

c2) Jaurès soumet néanmoins le modèle de la révolution socialiste et de la dictature du prolétariat qu'elle installerait à titre transitoire à une révision critique : son socialisme n'est pas que parlementaire et politique, mais il est fondamentalement démocratique.

 

1°) parce qu'il réprouve l'usage de la violence politique. Jaurès est avant tout un humaniste : c'est cet humanisme qui le conduit au socialisme. C'est cet humanisme qu'il admire chez Babeuf, un des fondateurs du communisme, qui condamne la terreur et s'afflige de la joie provoquée par les décapitations des profiteurs de l'Ancien Régime. « Prolétaires, souvenez-vous que la cruauté est un reste de servitude, que la barbarie du régime oppresseur est encore présente en nous. Souvenez-vous qu'en 1789, quand la foule ouvrière et bourgeoise se livrait un moment à une cruelle ivresse de meurtre, c'est le premier des communistes, le premier des grands émancipateurs du prolétariat qui a senti son cœur se serrer ».

 

2°) parce qu'il ne croit pas à la politique du pire – prétendre construire la société communiste sur la ruine brutale de la société capitaliste sous l'effet du déchaînement des forces réactionnaires, de la guerre, ou des mécanismes internes producteurs de crise du capitalisme.

 

Texte "Question de méthode", 1901: Marx, dans la continuité de Hegel et d'un christianisme refoulé, a voulu transformer le Prolétariat en sauveur christique qui devait être dépouillé de toute son humanité, de toute sa force, pour pouvoir sauver et libérer l'humanié toute entière. En réalité, l'évolution naturelle du capitalisme et le combat de classe ne doivent pas conduire à un appauvrissement généralisé du prolétariat mais au contraire à un renforcement de ses capacités d'action et de mobilisation par une aisance plus grande et des victoires sociales. 

 

3°) parce qu'il ne croit pas au modèle du grand soir, du coup de force d'une minorité décidée qui arracherait le pouvoir à une bourgeoisie divisée.

 

Texte "Question de méthode" - article pour la revue de Charles Peguy, 1901

« Il y a un fait incontestable et qui domine tout. C'est que le prolétariat grandit en nombre, en cohésion et en conscience. Les ouvriers, les salariés, plus nombreux, plus groupés, ont maintenant un idéal. Ils ne veulent pas seulement obvier aux pires défauts de la société présente : ils veulent réaliser un ordre social fondé sur un autre principe. A la propriété individuelle et capitaliste, qui assure la domination d'une partie des hommes sur les autres hommes, ils veulent substituer le communisme de la production, un système d'universelle coopération sociale qui, de tout homme, fasse, de droit, un associé. (…)

C'est le mérite décisif de Marx, le seul peut-être qui résiste pleinement à l'épreuve de la critique et aux atteintes profondes du temps, d'avoir rapproché et confondu l'idée socialiste et le mouvement ouvrier. (…). A la question toujours plus impérieuse : comment se réalisera le socialisme ? Il convient donc de répondre : par la croissance même du prolétariat qui se confond avec lui. C'est la réponse première, essentielle : et quiconque ne l'accepte point dans son vrai sens et dans tout son sens, se met nécessairement hors de la vie et de la pensée socialistes. Cette réponse, si générale qu'elle soit, n'est pas vaine, car elle implique l'obligation pour chacun de nous d'ajouter sans cesse à la puissance de pensée, d'organisation, d'action et de vie du prolétariat. Elle est de plus, en un sens, la seule certaine. Il nous est impossible de savoir avec certitude par quel moyen précis, sous quel mode déterminé, et à quel moment, l'évolution politique et sociale s'achèvera en communisme. Mais ce qui est sûr, c'est que tout ce qui accroît la puissance intellectuelle, économique et politique de la classe prolétarienne accélère cette évolution, élargit et approfondit le mouvement. (…).

Marx et Blanqui croyaient tous deux à une prise de possession révolutionnaire du pouvoir par le prolétariat. Mais la pensée de Marx était beaucoup plus complexe. Sa méthode de Révolution avait des aspects multiples. C'est donc chez Marx que je veux la discuter. Or, toute entière et en quelque sens qu'on la prenne, elle est surannée. Elle procède ou d'hypothèses historiques épuisées, ou d'hypothèses économiques inexactes.

 

D'abord, les souvenirs de la Révolution française et des révolutions successives qui en furent, en France et en Europe, le prolongement, dominaient l'esprit de Marx. Le trait commun de tous les mouvements révolutionnaires, de 1789 à 1796, de 1830 à 1848, c'est qu'ils furent des mouvements révolutionnaires bourgeois auxquels la classe ouvrière se mêla pour les dépasser. Dans cette longue période, la classe ouvrière n'était pas assez forte pour tenter une révolution à son profit : elle n'était pas assez forte non plus pour prendre peu à peu, et selon la légalité nouvelle, la direction de la révolution. Mais elle pouvait faire et elle faisait deux choses. D'abord, elle se mêlait à tous les mouvements révolutionnaires bourgeois pour y exercer et y accroître sa force, elle profitait des périls que courait l'ordre nouveau menacé par toutes les forces de contre-révolution pour devenir une puissance nécessaire. Et en second lieu, quand sa force s'était ainsi accrue, quand l'espérance et l'ambition s'étaient élevés au cœur des prolétaires, quand les diverses fractions révolutionnaires de la bourgeoisie s'étaient discréditées par leurs luttes réciproques, la classe ouvrière tentait, par une sorte de coup de surprise, de s'emparer de la Révolution et de la faire sienne. C'est ainsi que sous la Révolution française de 1793, le prolétariat pesa, par la Commune, sur la Convention et exerça parfois une sorte de dictature. C'est ainsi qu'un peu plus tard Babeuf et ses amis tentaient de saisir, par un coup de main et au profit de la classe ouvrière, le pouvoir révolutionnaire... C'est le rythme de la révolution qui s'impose d'abord à la pensée de Marx... Ainsi, c'est sur une Révolution bourgeoise victorieuse que se greffera la Révolution prolétarienne. L'esprit de Marx, en sa haute ironie un peu sarcastique, se complaisait à ces jeux de la pensée. Que l'histoire mystifiât la bourgeoisie en lui arrachant des mains sa victoire toute chaude, c'était pour lui une âpre joie. Mais c'était un plan de révolution prolétarienne trop compliqué et contradictoire. D'abord, si le prolétariat n'a pas la force de donner lui-même le signal de la Révolution, s'il est obligé de compter sur les surprises heureuses de la Révolution bourgeoise, comment peut-on être assuré qu'il aura contre la bourgeoisie victorieuse la force qu'il n'avait pas avant le mouvement bourgeois ?"

 

4°) parce qu'il considère que démocratie et république ont une valeur autre que transitoire – que la liberté doit servir de cadre à l'émancipation ouvrière et à la mise en place de la société capitaliste.

 

L'Internationale a condamné clairement en 1904 les déviations réformistes et « social-démocrates » avant l'heure des socialismes européens, la participation des socialistes et leur solidarité avec des gouvernements bourgeois au profit du rappel des objectifs collectivistes et révolutionnaires et de la stratégie incontournable de renforcement de la lutte des classes.

 

De ce fait, la SFIO créée au printemps 1905, renoncera à la participation gouvernementale, à la stratégie de Bloc républicain et au vote du budget général de gouvernements bourgeois (cela lui sera d'autant plus facile que les radicaux n'auront pas besoin des voix des parlementaires socialistes pour rester en place) 2) Les radicaux constituent une mouvance politique divisée mais beaucoup cherchent à promouvoir des objectifs de paix sociale, nient l'existence de classes sociales aux intérêts séparés et contradictoires au profit d'une attention prioritaire à la liberté individuelle, sont des adversaires d'un impôt trop rigoureux et des solutions collectivistes, défendent l'ordre social pour la tranquillité des petits propriétaires et des milieux d'affaire dont ils sont très proches, ce qui se traduit aussi par un rejet violent des critiques du système de prédation coloniale par les socialistes 3) Les conflits sociaux dans l'industrie et la fonction publique se multiplient dans les années 1904-1909 et les radicaux au pouvoir réagissent souvent par la fermeté intransigeante et la répression tandis que la petite bourgeoisie qui représente leur clientèle électorale prend peur. 4) Malgré des programmes électoraux de réformes sociales assez audacieux soutenus par les socialistes, les radicaux, la faute en incombe en partie aux institutions de la IIIème République et au mode de scrutin, ne sont pas unifiés en un parti au cadre idéologique cohérent et contraignant et beaucoup d'entre eux, opportunistes pratiquant le clientélisme, sont très sensibles aux intérêts des milieux d'affaire et pratiquent l'obstruction parlementaire avec la droite.

 

En mai 1906, Jaurès affirme dans La Dépêche que « c'est la démocratie républicaine toute entière qui a triomphé » lors des législatives. La Chambre comporte désormais 400 républicains de gauche sur 580 députés, dont 54 parlementaires soutenus par la SFIO et 18 socialistes indépendants ayant rompu avec les objectifs de l'Internationale. Avec les socialistes, les radicaux-socialistes et les radicaux de gauche partagent un programme de réformes immédiates ambitieux: « cet ensemble de 250 députés ont comme programme l'impôt général et progressif sur le revenu déclaré et l'accentuation de l'impôt successoral afin de dégrever la démocratie des petits propriétaires paysans (affectés par les taxes sur le foncier), des petits commerçants et des ouvriers, et de créer un surcroît de ressources pour les œuvres de solidarité sociale: l'assurance sociale étendue à tous les risques; la limitation progressive de la journée de travail et la nationalisation des grands monopoles capitalistes, tout d'abord des chemins de fer et des mines » (article de Jaurès au lendemain de la victoire électorale de la gauche, dans La Dépêche du Midi du 31 mai 1906).

On le voit, même si beaucoup de radicaux sont contre une progressivité de l'impôt au nom d'une égalité formelle et de la reconnaissance du mérite des entrepreneurs et s'ils cherchent à présenter l'obligation de déclarer ces sources de revenus comme une mesure d'inquisition contraire au respect de la vie privée et au secret nécessaire au monde des affaires, il y a déjà dans ce programme une forme de démocratisation significative de la vie sociale et économique, avec notamment un projet de sécurité sociale (incluant tous les naissance en 1906 d'un Ministère du Travail et de la Prévoyance et à la loi rendant obligatoire le repos hebdomadaire votée le 13 juillet 1906. Mais, de manière générale, Clemenceau, élu pour la première fois à 65 ans président du conseil en octobre 1906 après avoir été un ministre de l'intérieur inflexible et prompt à déplacer la troupe et organiser des complots pour les grévistes lors des conflits du printemps, ne va pas démériter son titre de « premier flic de France », organisant la répression et l'intransigeance face aux grèves de l'industrie, de la fonction publique, des viticulteurs du Midi. En mars 1907, il remet en cause le droit de grève au nom d'un prétendu « droit de vie de la société »  en mobilisant des soldats du génie pour remplacer des ouvriers électriciens grévistes de Paris.« risques »: accident, vieillesse, maladie) basé sur la solidarité et financé par la cotisation patronale et l'impôt redistributif.

 

Jaurès ne prétend pourtant pas que la mise en œuvre de ce programme pourrait contenter pleinement les socialistes, ni que ceux-ci entendent s'inscrire dans un cadre purement réformiste, renonçant à la révolution sociale, au dépassement du capitalisme.

 

« Nous démontrerons aussi sans cesse au prolétariat ouvrier et paysan, écrit-il dans La Dépêche le 6 novembre 1906, que le programme radical et socialiste, excellent pour accroître la liberté et la force de la classe ouvrière, ne peut cependant l'affranchir; que même appliqué intégralement et à moins de s'élargir enfin au collectivisme, il laissera subsister le privilège de la propriété capitaliste d'où dérivent tous les désordres de la société, les incohérences de la production, l'oppression et l'exploitation des travailleurs ».

 

Ce programme de réformes sociales visant à améliorer le bien être du peuple et le niveau d'égalité n'est qu'une étape vers l'émancipation véritable des travailleurs, mais il est susceptible d'augmenter leur bien-être et leur capacité d'organisation et de revendication. Jaurès s'oppose à Marx qui voit dans l'aggravation du niveau d'agressivité du capitalisme et la paupérisation universelle des salariés le facteur révolutionnaire privilégié porté par le mouvement naturel et inéluctable du capitalisme. Tirant des conclusions de son analyse de la grande Révolution française, Jaurès écrit ainsi: « Pour qu'une révolution éclate, il faut que les classes inférieures souffrent d'un terrible malaise ou d'une grande oppression. Mais il faut aussi qu'elles aient un commencement de force et par conséquent d'espoir » (Histoire socialiste de la Révolution Française, tome 1). Rien de ce qui dans le réformisme social porté par le parlementarisme renforce le niveau d'organisation et de bien-être du prolétariat ne saurait donc contredire l'objectif d'une transformation radicale du mode de production et de propriété capitaliste.

 

Sa forte capacité de mobilisation (850000 syndiqués en 1906), associée aux manques de débouchés en termes d'avancées sociales des grèves qu'elle organise, radicalise la CGT. Même si sa Charte d'Amiens d'octobre 1906 impliquait son indépendance vis à vis des mouvements politiques, y compris du mouvement libertaire, elle tend à se raidir dans une « bonne conscience minoritaire » (M. Rebérioux) et sur un mot d'ordre de grève général révolutionnaire et d'action directe indifférente aux petites avancées sociales obtenues par voie parlementaire. Aux yeux de beaucoup de ses membres influents proches de la tradition du syndicalisme-révolutionnaire, ce sont les militants conscients qui font l'histoire et non les masses moutonnières bonnes à voter. Son organisation interne privilégie les petites fédérations professionnelles les plus révolutionnaires et partisanes de l'agitation permanente (dockers, ouvriers des arsenaux, bâtiment, métallurgie) au détriment des plus grosses fédérations de l'industrie, du livre, du textile, des chemins de fer. Un fort mouvement anti-étatiste (l'État est présenté comme essentiellement répressif, patron de choc, et voleur, tortionnaire dans les colonies et son armée) s'y généralise, ce qui rend compliqués les rapports avec une SFIO qui est bien forcée de pratiquer des accords de compromis avec les radicaux tout en gardant son indépendance pour faire avancer des réformes politiques qui améliorent concrètement la vie des classes populaires.

 

Ce maximalisme de la CGT et cette méfiance fondamentale vis à vis d'un État qui sait trop bien défendre les intérêts industriels et réprimer les mouvements sociaux se traduit dans la campagne que mène une partie des cadres de la CGT contre la loi de compromis sur les retraites ouvrières et paysannes, issue pourtant de 20 années de travail législatif et qui sera votée le 31 mars 1910 (avec le soutien de Jaurès et de 25 députés socialistes tandis que 27 s'y opposent avec Guesde et que Vaillant et ses amis s'abstiennent). Cette loi qui était au programme des socialistes et des radicaux en 1906 définit un minimum-vieillesse garanti pour tous et l'inscription obligatoire des ouvriers à des caisses de retraite par répartition financées aussi par l'impôt et la cotisation patronale. Elle garantit, dans sa première version soutenue par les socialistes, une pension équivalent à 40% du salaire pour les ouvriers qui utilisent leur droit à partir en retraite à 60 ans, tandis que les travailleurs qui ont des emplois pénibles ou usants peuvent partir à 55 ans. Pour Jaurès, cette réforme est certes imparfaite (dans la mesure où la part contributive de l'État financée par l'impôt redistributif est faible, et donc également les pensions garanties) parce qu'elle résulte d'un compromis avec la bourgeoisie mais il est faux de propager l'idée, comme certains à la CGT, que l'État cherche à avoir un bas de laine où aller puiser en cas de besoin pour voler les travailleurs. La CGT assimile aussi les prélèvements assurantiels liés à la loi sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP) à une baisse pure et simple des salaires et à une menace de bureaucratisation à l'allemande des syndicats qui seraient charger de gérer ces caisses de retraite, ce qui menacerait de les embourgeoiser et de tarir le niveau de lutte et de revendication sociale.

 

Cette réforme est surtout une victoire de principe qui permettra aux salariés d'expérimenter à petite échelle une société de solidarité et de créer des outils pour la réaliser. Dès février 1906, Jaurès écrit ainsi dans La Dépêche:

 

« L'entrée du principe de l'assurance sociale dans nos lois aura de vastes répercussions. Pour faire face aux dépenses nécessaires de solidarité sociale, à l'assurance contre la maladie, contre l'invalidité partielle et contre le décès aussi bien que la vieillesse, il faudra réformer tout notre système fiscal...L'assurance sociale, en débarrassant le prolétariat des angoisses de l'extrême misère, lui donnera plus de forces, plus d'élan, plus de sérénité aussi pour la revendication réglée et hardie d'un nouvel ordre de société, d'une forme nouvelle de société et de travail ».

 

Là où les opposants à cette loi sur les retraites ouvrières avaient sans doute raison, c'est quand ils estimaient que beaucoup de ses partisans, dans la mouvance radicale, avaient à l'idée de pacifier à bon compte les rapports entre les classes. Aristide Briand, venue des rangs socialistes, et les groupes d'intellectuels qui s'inspirent de lui à la droite de la CGT ou dans la revue « La démocratie sociale » peuvent ainsi rêver un temps d'une forme de travaillisme à la française substituant au conflit social l'entente entre le capital et le travail grâce à des pratiques patronales accordant plus de droits aux salariés. Une des idées avancées par cette mouvance politique avant-gardiste re

mettant en cause l'idée d'une contradiction structurelle entre les intérêts des classes sociales à l'intérieur du capitalisme est celle de l'actionnariat ouvrier censé donné dans l'entreprise pouvoir de contrôle égal au travail et au capital. Toutefois, le patronat ne s'est nullement intéressé à ces velléités de réformes social-démocrates portées par des techniciens du social proches de Briand et le choix systématique fait par ce dernier de la répression des mouvements sociaux a achevé de discréditer cette orientation vers le rééquilibrage technicien et pacificateur des rapports entre classe à l'intérieur du capitalisme. Jaurès trouvait en particulier que la participation des salariés à l'intérieur des entreprises était un gadget dérisoire.

En 1910, Jaurès n'a pas de mots assez durs pour dénoncer le choix de Briand, son ancien ami, de mater durement, par des licenciements, des arrestations arbitraires, des emprisonnements et des réquisitions contre les 60000 cheminots courageusement engagés dans un mouvement de grève générale surprise à l'automne 1910... Répression invoquée en invoquant des actes de sabotage et autres complots anarchistes pour discréditer l'action collective en écartant l'idée d'imposer toute solution négociée aux deux Compagnies privées du rail, que les radicaux se refusent à nationaliser!

 

« Que l'homme (Aristide Briand, dans une autre vie) qui a fait la théorie et précisé la pratique de la grève générale révolutionnaire conduise maintenant la répression, c'est un des spectacles que peuvent seuls donner les régimes en décadence, et ce sera pour la bourgeoisie française, ce sera pour la bourgeoisie européenne, épanouie d'admirations devant l'audace des reniements, une honte ineffaçable... » (Jaurès, le 26 octobre 1910 dans La dépêche). Briand, que Jaurès qualifie franchement de traître opportuniste, et sa majorité radicale, dans le sillage de cette criminalisation des cheminots grévistes (certains sont même passés devant le conseil de guerre), veulent systématiser la réquisition sous peine de condamnation à 6 mois d'emprisonnement des mineurs et des cheminots et remettre en question le droit de grève lui-même au nom de l'intérêt des usagers et de la nation: on transforme ainsi ces travailleurs en « esclaves publics » de compagnie privée que l'on se refuse à nationaliser par complaisance avec les milieux d'affaires, remarque Jaurès quelques jours plus tard: « la République devient une geôle et une sorte de servage est rétablie au profit des compagnies... » (le 6 décembre 1910).

 

Jaurès avait pourtant voulu croire à la bonne foi réformatrice d'une partie des radicaux en 1906 et, en 1908, il s'était battu à la Chambre pour défendre le projet d'impôt progressif sur le revenu, socialement modéré, que Joseph Caillaux, nouveau radical venant du monde financier, était en train de construire. Ce projet répartissait les revenus imposables en 7 catégories et prévoyait un impôt complémentaire, dont le taux était progressif, et qui pouvait frapper des classes moyennes supérieures tels que des enseignants agrégés, des médecins, des rentiers. Finalement, de 1908 à 1913, ce projet d'impôt sur le revenu sera bloqué par le Sénat et il n'entrera en vigueur qu'en juin 1914 pour faire avaler la pilule de la loi des trois ans de service militaire et peut-être aussi financer la guerre qui se prépare, alors que Caillaux est depuis des semaines au centre du scandale du meurtre de Calmette, le directeur du Figaro, assassiné par sa femme, Henriette Caillaux, indignée par la violente campagne de presse faisant feu de tout bois (accusation d'intelligence avec l'ennemi, de corruption, d'infidélités conjugales, de pacifisme anti-patriotique justifié par l'égoïsme des banquiers) pour abattre son « traître » de mari.

 

 

d) Internationalisme, patriotisme et combat pour la paix

 

« Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d'hommes possédera les grands moyens de production et d'échange, tant qu'elle possédera ainsi et gouvernera les autres hommes...tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu'elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée...; tant que cette classe privilégiée, pour se préserver contre tous les sursauts de la masse s'appuiera ou sur les grandes dynasties militaires ou sur certaines armées de métier...; tant que cela sera, toujours cette guerre politique économique, et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les guerres armées entre les peuples ».

 

Jaurès ne sera pas toujours aussi tranché pour faire du système capitaliste une force de guerre puisqu'à l'été 1914, il veut croire, comme Kautsky et beaucoup d'économistes libéraux, que l'intrication des capitalismes européens, l'internationalisation du capital et l'enchevêtrement des intérêts liés aux échanges marchands peuvent donner quelques chances à une paix fondée sur les intérêts économiques des bourgeoisies européennes. Ainsi, il écrit dans L'Humanité le 20 juillet 1914 comme pour se donner des motifs rationnels d'espérer: «le capitalisme, en ce qu'il a de plus sain, de plus fécond, de plus universel, a intérêt à apaiser et prévenir les conflits ».  

 

Mais si le capitalisme met en danger la paix internationale, c'est aussi et surtout parce que les capitalistes doivent choyer l'institution militaire pour qu'elle les préserve contre les révoltes populaires, c'est encore parce que les milieux d'affaires, dans un certain sens, ont tout intérêt à entretenir la fièvre nationaliste qui crée l'illusion d'une communauté idéale transcendant les contradictions d'intérêts entre classes, qui nourrit de rêve et remplit d'orgueil les petits et les humbles à l'énoncé des faits de gloire de l'armée de la nation, qui détourne l'attention des problèmes sociaux...Le patriotisme peut ainsi être considéré comme une autre forme d'opium du peuple, une religion de sortie de la religion adaptée à l'âge de la démocratie qui entretient d'illusions unanimistes un peuple exploité et constitue un instrument idéologique d'exploitation au service d'une bourgeoisie qui est parallèlement de plus en plus prompte à s'allier financièrement avec ses consœurs étrangères.

 

C'est le point de vue de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste: « Les ouvriers n'ont pas de patrie ». Cette formule radicale que Jaurès qualifie de « boutade » dans L'Armée Nouvelle (1910) estjustifiée théoriquement et pratiquement: comme le capital n'a pas de patrie et que sa domination est mondiale, comme il n'y a aucun sens à sacraliser un territoire et l'État qui le garantit, qui n'est rien d'autre qu'un instrument de domination de classe, la stratégie révolutionnaire des représentants du monde du travail doit être coordonnée internationalement et soumettre à la critique les lubies patriotiques qui désamorcent une lutte des classes qu'il faut au contraire pousser à l'exaspération en faisant en sorte que les prolétaires se reconnaissent subjectivement comme unis par des intérêts communs de prolétaires et non de français, d'anglais ou d'allemands...

Cette négation comme illusion et simple instrument d'exploitation de l'idée de patrie au nom d'un internationalisme prolétarien rejoint aussi le point de vue de Gustave Hervé, futur rallié à l'union sacrée et pétainiste (à qui l'on doit le « notre patrie, c'est notre classe »), le directeur de la Guerre sociale (revue d'extrême-gauche lancée en 1906 et bientôt tirée à 50000 exemplaires, autant que L'Humanité)et de son courant, très influent à la CGT qui a ratifié une ligne anti-patriotique au congrès d'Amiens en 1906, davantage inspiré toutefois par l'idéologie libertaire et l'anti-militarisme. La CGT, minoritaire sur cette ligne dans le syndicalisme européen, prônera ainsi jusqu'en 1914 avant que Jouhaux ne se rallie à l'Union Sacrée après l'assassinat de Jaurès, non la défense de la nation menaçant d'être démantelée, mais la grève générale révolutionnaire en cas de guerre.

A l'inverse de la ligne majoritaire à la CGT, comme la majorité sans doute des dirigeants socialistes, Jaurès se montre partisan d'un patriotisme civiquehéritier de la Révolution française et de l'idée républicaine: bénéficier de droits politiques, être éduqué et pris en charge par une nation qui met au cœur de son projet émancipateur la liberté, l'égalité, la fraternité, nous donne le devoir de la défendre quand elle est menacée. Jaurès est pour une armée nationale, une armée citoyenne, une armée de milices, avec un service militaire universel et continu, comme en Suisse.

Ce que Jaurès ce supporte pas, c'est le militarisme, la suppression de l'état de droit et de l'esprit démocratique dans l'armée, son noyautage par une aristocratie d'argent et de tradition réactionnaire. Son but, inspiré de la révolution française et des soldats de l'an II, est de réintégrer l'armée dans la nation, de transformer le recrutement des officiers et de les placer sous le contrôle du vote des soldats, de rapprocher l'armée de la société civile en créant, sur les ruines d'une armée de métier figée dans ses habitudes hautaines et sa différence, des milices civiles effectuant régulièrement des périodes d'entraînements et de service militaire, et encore de casser les tribunaux d'exception militaires.

Jaurès est un homme des conciliations inaccoutumées qui entend concilier « le patriotisme le plus fervent et l'internationalisme le plus généreux », ce dernier consistant surtout en son sens en l'idéal d'une fédération de nations autonomes vivant en paix sous l'arbitrage d'un droit international (Jaurès a été un des promoteurs de l'idéal qui a donné naissance à la SDN en 1919 grâce au président américain Wilson notamment) et dans le refus de la realpolitik et de la politique de puissance (Jaurès réclame ainsi que le gouvernement français intervienne pour dénoncer les exactions contre les Arméniens en Turquie, malgré les intérêts du capitalisme français dans l'Empire Ottoman).

Son patriotisme est basé sur plusieurs traditions. La patrie à laquelle nous appartenons, ce n'est pas seulement la terre des ancêtres, mais la nation républicaine en rupture avec une histoire faite de servitudes et d'inégalités sanctifiées par la tradition et la religion. La défense de la patrie de la Révolution et des droits de l'homme est présentée, dans L'Histoire socialiste de la révolution française notamment (que Jaurès rédige en 1898-1899 après sa défaite aux législatives à Carmaux), comme une cause à valeur universelle, un moyen de défense de la liberté. Pour Jaurès, la seule guerre que les socialistes puissent envisager de soutenir est donc une guerre défensive de sauvegarde de la République. Jaurès se démarque de l'outrance de la formule de Marx et Engels « les ouvriers n'ont pas de patrie » en affirmant qu' « on ne peut donner un sens à la formule qu'en disant qu'elle a été écrite à une époque où partout en Europe, en Angleterre et en France comme en Allemagne, la classe ouvrière était exclue du droit de suffrage, frappée d'incapacité politique et rejetée par la bourgeoisie elle-même hors de la cité » (L'armée nouvelle, chapitre 10).

Toutefois, pour Jaurès, Marx et Engels ont eu tort de séparer l'émancipation sociale et l'idée nationale: ce que revendiquent les prolétaires au milieu des années 1850, c'est l'accès à la dignité pleine de citoyens, la reconnaissance de leur appartenance de plein droit à la nation qui ne va pas sans l'attribution de droits sociaux et un minimum d'égalité sociale sans laquelle le corps civique n'a plus aucune forme d'unité et qui est induite dans l'accès des masses laborieuses au suffrage universel. « L'indifférence prétendue du prolétariat pour la patrie, poursuit Jaurès au chapitre 10 de L'Armée nouvelle, était le pire des contresens à une époque où partout les peuples aspiraient à la fois à l'indépendance nationale et à la liberté politique, condition de l'évolution prolétarienne ». Il n'y a donc pas à opposer revendication civique et lutte des classes puisque le combat du peuple pour l'appartenance pleine et entière à la nation a été pour le prolétariat un moment de la prise de conscience d'intérêts de classe communs et d'une force autonome, ce que démontre notamment l'épisode sans-culotte de la Révolution française.

Jaurès considère que l'attachement à la patrie est un sentiment parfaitement légitime, quasi universel, y compris et même surtout dans les classes populaires (Jaurès reprendrait volontiers à son compte la formule d'historien Michelet: « En nationalité, c'est tout comme en géologie, la chaleur est en bas »), qui a des effets politiques puissants que Marx et Engels ont eu le tort de sous-estimer: l'ignorance ou la sous-estimation du fait identitaire ou national s'avère d'ailleurs, à l'aune des expériences historiques d'échec ou de dénaturation des projets de révolution marxiste, comme une des principales faiblesses de la pensée marxienne...

Le patriotisme est également un sentiment qui s'appuie sur une détermination réelle des habitudes de sentiment, de pensée et d'action individuelles et collectives, par l'histoire et la culture des différents peuples, lesquels continuent à vivre en chacun de nous et à créer des comportements communs et des solidarités spontanées au-delà des différences de classes. Ainsi, Jaurès écrit dans L'Armée nouvelleque la patrie tient pour ainsi dire à la « physiologie de l'homme »:

 

« A l'intérieur d'un même groupement régi par les mêmes institutions, exerçant contre les gouvernements voisins une action commune, il y a forcément chez les individus, même des classes les plus opposées ou des castes les plus distantes, un fonds indivisible d'impressions, d'images, de souvenirs, d'émotions. L'âme individuelle soupçonne à peine tout ce qui entre en elle de vie sociale, par les oreilles et par les yeux, par les habitudes collectives, par la communauté du langage, du travail et des fêtes, par les tours de pensée et ces passions communs à tous les individus d'un même groupe que les influences multiples de la nature et de l'histoire, du climat, de la religion, de la guerre et de l'art ont façonné ».

 

Cette adhésion affective à la patrie prend d'ailleurs racine dans un terroir bien particulier, une culture locale spécifique, et Jaurès, malgré son admiration pour la Convention, n'a jamais été de ces jacobins qui au nom de la sécheresse d'un idéal d'unification rationnelle sous la bannière d'une langue et de principes administratifs et idéologiques communs, méprisaient les identités régionales comme des archaïsmes: il a eu le goût du terroir et lisait d'ailleurs avec passion de la littérature occitane, langue qu'il parlait avec les paysans de la région de Carmaux. La force de l'adhésion patriotique puise d'abord, et Jaurès n'a jamais contredit Barrès qu'il estimait sur ce point, dans un amour charnel et irrationnel de la terre de l'enfance et de la culture des « anciens » qui a bercé cette enfance. C'est le patriotisme tranquille, nullement guerrier et xénophobe par nature, du paysan et de l'homme du peuple auquel se rattache aussi Jaurès, l'opposant de manière caricaturale (non sans peut-être reprendre sans le vouloir un préjugé antisémite) à l'absence de patriotisme ou au cosmopolitisme structurel du financier:

 

« La propriété du paysan est un morceau de sa vie: elle a porté son berceau, elle est voisine du cimetière où dorment ses aïeux, où il dormira à son tour; et du figuier qui ombrage sa porte, il aperçoit le cyprès qui abritera son dernier sommeil. Sa propriété est un fragment de la patrie immédiate, de la patrie locale, un raccourci de la grande patrie. De l'actionnaire à sa propriété inconnue, tous ces liens sont brisés. Il ne sait pas en quel point de la patrie jaillit pour lui la source des dividendes, et c'est souvent de la terre étrangère que cette source jaillit. Que de valeurs étrangères sont mêlées dans le portefeuille capitaliste aux valeurs nationales, sans qu'aucun goût du terroir permette de les discerner » (Jaurès, 1901: Étudessocialistes. Cahiers de la Quinzaine).

 

Toutes ces considérations amènent Jaurès à s'opposer à toute attitude de défaitisme révolutionnaire, attitude qui, avant d'avoir été théorisée par Lénine, était la réponse à une guerre des États impérialistes et capitalistes que semblait aussi préconiser la mouvance anti-militariste de la CGT et Gustave Hervé: refuser de défendre la patrie en cas de déclaration de guerre et chercher à profiter de cette situation confuse fragilisant les institutions pour mener une révolution afin de subvertir les bases de la société. « La vérité est, écrit Jaurès, que partout où il y a des patries, c'est à dire des groupes historiques ayant conscience de leur continuité et de leur unité, toute atteinte à la liberté et à l'intégrité de ces patries est un attentat contre la civilisation, une rechute en barbarie ».

 

Cependant, en 1904, la défaite des troupes russes face aux japonais avait montré que la guerre et la défaite militaire pouvaient entraîner des bouleversements sociaux considérables (révolution russe de 1905) et accélérer le mouvement de destruction des bases inégalitaires de la société. Toutefois, dans un discours à la Chambre datant de juin 1905, Jaurès écrit que même si la guerre contient des potentialités révolutionnaires dont le prolétariat ne s'interdira pas de se saisir si la bourgeoisie l'envoie au feu pour servir ses intérêts, elle est plus probablement encore une remise cause durable de la civilisation et les socialistes doivent tout faire pour empêcher qu'elle advienne dans des conditions de développement technique et d'ententes internationales qui la rendraient infiniment destructrice et non la considérer comme un mal nécessaire à exploiter:

 

« Nous n'avons pas, nous socialistes, la peur de la guerre. Si elle éclate, nous saurons regarder les événements en face, pour les faire tourner de notre mieux à l'indépendance des nations, à la liberté des peuples, à l'affranchissement des prolétaires. Le révolutionnaire se résigne aux souffrances des hommes quand elles sont la condition nécessaire d'un grand progrès humain, quand, par là, les opprimés et les exploités se relèvent et se libèrent. Mais maintenant, mais dans l'Europe d'aujourd'hui, ce n'est pas par les voies de la guerre internationale que l'œuvre de liberté et de justice s'accomplira et que les griefs de peuple à peuple seront redressés ».

 

Et Jaurès poursuit son discours en devinant avec un curieux sens de la prémonition, neuf ans avant le déclenchement de la grande Guerre, douze ans avant la révolution bolchevik russe, quatorze ans avant la répression de la révolution spartakiste et une vingtaine d'années avant la montée du fascisme en Italie et en Allemagne annonçant les carnages plus effroyables encore de la seconde guerre mondiale, ce que pourraient être les suites d'une guerre européenne prochaine:

 

« D'une guerre européenne peut jaillir la révolution, et les classes dirigeantes feront bien d'y songer; mais il peut en sortir aussi, pour une longue période, des crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes. Et nous, nous ne voulons pas jouer à ce jeu de hasard barbare, nous ne voulons pas exposer, sur ce coup de dé sanglant, la certitude d'émancipation progressive des prolétaires, la certitude de juste autonomie que réserve à tous les peuples, à tous les fragments de peuple, au-dessus des partages et des démembrements, la pleine victoire de la démocratie socialiste européenne...Car cette guerre irait contre la démocratie, elle irait contre le prolétariat, elle irait contre le droit des nations...».

 

Si l'on analyse ce discours de Jaurès, on s'aperçoit qu'il met trois finalités au centre du combat des socialistes, au regard desquels le combat pour la paix apparaît comme une condition essentielle: l'émancipation sociale des prolétaires, l'universalisation de la démocratie et le droit à l'auto-détermination et à l'autonomie politique des peuples.

Au-delà même de ces considérations, la Paix reste pour Jaurès une valeur primordiale, un impératif moral absolu, une condition de l'humanité préservée et développée de l'homme, qui n'a pas besoin d'être justifiée par autre chose qu'elle-même. Autant qu'un patriote républicain, Jaurès se situe sur un plan idéaliste inspiré par le christianisme et par le tolstoïsme ou du kantisme envisageant ces pis-allers que sont la paix armée nécessitant une défense nationale, un rapport de force construit, et des litiges réglés par des arbitrages internationaux, comme une simple étape transitoire qui doit conduire au règne des fins(pour reprendre une expression du grand philosophe et moraliste allemand du XVIIIème siècle, Emmanuel Kant, dont Jaurès était familier) de la paix définitive, qu'il faut croire possible pour ne pas désespérer de l'homme. Cette paix véritable sous l'égide d'un droit international accepté universellement exigerait une révolution culturelle et un perfectionnement moral qui peuvent paraître relever des doux rêves d'un utopiste mais Jaurès ne craint pas dire, échappant une nouvelle fois à une réduction des enjeux politiques à un prisme économique: « la race humaine ne sera sauvée que par une immense révolution morale » (l'Humanité, 11 mai 1913).

 

Comment Jaurès combat concrètement pour la paix ?

 

a) Il y a d'abord dans ses rapports aux hommes politiques, ses discours à la Chambre et dans ses articles de l'Humanité un décryptage critique permanent des actes de la diplomatie française, une dénonciation publique des entreprises qui pourraient nuire à la précaire paix franco-allemande et une interpellation régulière des ministres avec cette même finalité, ainsi que tout un travail pour se rapprocher des radicaux influents qui, comme Joseph Caillaux, veulent sincèrement la paix. Ainsi, Jaurès s'oppose vivement à l'alliance de la France avec la Russie tsariste qui est perçue comme une intention belliqueuse par les Allemands et sera finalement responsable de la contagion du contentieux entre les russes et l'Autriche au sujet de l'assassinat de l'archiduc François Ferdinand par un nationaliste serbe. Jaurès soutient d'ailleurs la légitimité de l'influence turque dans les Balkans, lieu de rencontre des civilisations, contre la politique pro-slave belliqueuse des russes. Il condamne comme un facteur de déstabilisation la concurrence forcenée que se livre en Afrique du Nord et dans l'Empire Ottoman pour pénétrer les marchés et conquérir les marchés de modernisation des infrastructures les capitalismes français et allemands servis par des gouvernements mandatés par les milieux financiers. Le prolétariat est la vraie force nationale qui doit contraindre tout gouvernement belliqueux à renoncer à ses desseins guerriers au nom de la défense de la stabilité des institutions de la République et de la liberté comme au nom de l'humanité. On peut donc envisager pour Jaurès un droit d'insurrection contre les gouvernements qui voudraient mobiliser suite à une politique aventureuse et impérialiste sans avoir donné toutes ses chances à la paix, et Jaurès rappelle publiquement ce droit à l'insurrection des prolétaires contre la forfaiture d'une guerre évitable pour intimider les gouvernements qui se succèdent au début des années 1900.

Cela vaut au leader socialiste de faire l'objet d'une véritable haine dans les milieux nationalistes, dont son assassinat le 31 juillet 1914 par un nationaliste de l'ultra-droite détraqué, Raoul Villain, sera la conséquence. Lisons, parmi des centaines d'autres accusations de trahison et appels au meurtre contre Jaurès, ces tristes mots de Charles Péguy, le poète et pamphlétaire de talent, l'ancien protégé de Jaurès et dirigeant des étudiants socialistes dreyfusards converti récemment au patriotisme catholique: « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous ces traîtres nous poignarder dans le dos ». Dès le 23 juillet 1914, en point d'orgue, l'écrivain et journaliste d'extrême-droite Léon Daudet a signé noir sur blanc un « Tuer Jaurès! » dans L'Action française tandis que Maurras donne du « Herr Jaurès » quand il parle du tribun socialiste. Raoul Villain (qui sera acquitté le 29 mars 1919 sous la majorité de droite nationaliste de « la chambre bleu horizon ») écrit à son frère le 10 août 1914, emprisonné à la prison de la santé suite au meurtre de Jaurès: « J'ai abattu le porte-drapeau, le grand traître de l'époque de la loi de Trois ans, la grande gueule qui couvrait tous les appels de l'Alsace-Lorraine. Je l'ai puni » (Jean Jaurès, Jean-Pierre Rioux, Perrin, p. 254).

 

b) Il y a l'action au sein des congrès de la seconde Internationale ouvrière, à Stuttgart en août 1907 et à Copenhague en septembre 1910, pour mobiliser les socialistes européens sur le principe du refus du vote des crédits de guerre et de l'organisation d'une grève générale transnationale et concertée en cas de déclenchement de la guerre. Depuis 1905, Jaurès est la voix de la SFIO avec Vaillant, le vieux communard, au Bureau de l'Internationale Socialiste (BSI). Le caractère simultané et concerté de l'action internationale contre la guerre est présenté par lui comme une nécessité pour contraindre les gouvernements à la négociation et les faire abandonner leurs projets belliqueux. Le Parti Socialiste se refusera donc à prendre des engagements unilatéraux, si le socialisme allemand choisit d'accepter la conscription et de voter les crédits de guerre... En septembre 1910, à Copenhague, est votée la motion Keir-Hardie-Vaillant qui prévoit la possibilité de grèves générales coordonnées dans les pays s'apprêtant à rentrer en guerre les uns contre les autres. En 1912, dans une atmosphère d'émotion collective contagieuse et de solennité dramatique qu'Aragon a magnifié dans son magnifique roman Les cloches de Bâle, six mille militants de l'Internationale vibrent avec Jaurès lorsqu'il présente aux délégués la résolution qui « déclare la guerre à la guerre »dont il est un des auteurs et qu'il les appelle à empêcher l'extension de la guerre des Balkans par le mécanisme diabolique des alliances européennes et qu'il invoque l'inscription en latin qui ornait la cloche de l'écrivain romantique allemand Schiller: « Vicos voco, j'appelle les vivants; Mortuos plango, je pleure les morts; Fulgura frango, je briserai les foudres de la guerre... ».

A l'intérieur des rangs socialistes, on observe beaucoup de scepticisme sur la volonté réelle dont pourrait faire preuve, le moment venu, la social-démocratie allemande pour s'opposer à la guerre. Ainsi, l'historien Romain Ducoulombier rapporte qu' « à la fin de 1912, alors même que les socialistes français et allemands s'apprêtent à s'accorder sur un manifeste de désarmement, le socialiste Charles Andler, brillant universitaire germanophone et fin connaisseur de Marx, publie dans L'Action nationaleun article sur les progrès du socialisme impérialiste en Allemagne dont la teneur provoque bientôt une violente polémique. « Je crois les socialistes allemands très patriotes, écrit-il...La philosophie industrialiste les domine. Or, il n'y a pas de défaite salutaire pour un État industriel ». Dans une réplique d'une agressivité inaccoutumée, publiée par L'Humanité le 4 mars 1913, Jaurès l'accuse d'être un « faussaire »... Si Jaurès assène de si fortes critiques à Andler, c'est qu'en effet son attitude disqualifie par avance toute action internationale contre la guerre ». De fait, l'évènement allait confirmer les craintes d'une partie des socialistes français puisque, début août 1914, à la grande indignation de Rosa Luxemburg qui avait été emprisonnée en février 1914 pour incitation de militaires à la désobéissance, tous les députés du SPD au Reichstag votent les crédits de guerre.

 

c) Il y a enfin la bataille contre la loi des Trois ans.Le 6 mars 1913, Briand présente à la Chambre le projet de loi faisant passer la durée du service militaire de 2 à 3 ans, alors que les radicaux étaient parvenus avec l'appui des socialistes à la faire passer de 3 à 2 ans en 1905. Jaurès présente ce projet de loi comme « un crime contre la République et contre la France » qui menace la paix en donnant des signes de volonté belliqueuse aux Allemands et au peuple français et et qui affaiblit la défense nationale. Jaurès présente un contre-projet à la Chambre les 17-18 juin où il reprend les propositions de création d'une armée populaire démocratique développées dans L'Armée nouvelle. La SFIO et la CGT, y compris sa tendance syndicaliste-révolutionnaire, décident de taire leurs différences d'appréciation sur les principes de la défense nationale et de la grève révolutionnaire en cas de guerre pour lutter ensemble contre la loi des 3 ans en organisant une campagne de sensibilisation et des meetings dans toute la France: Jouhaux, le secrétaire national de la CGT, vient au grand meeting du Pré-Saint-Gervais le 25 mai 1913 où Jaurès parle devant 150000 personnes. Les radicaux, de leur côté, se dotent d'un nouveau leader, Caillaux, hostile comme les socialistes à la loi des 3 ans. La loi est néanmoins votée grâce à une coalition du centre-gauche nationaliste conduit par Briand et Clémenceau, du centre-droit dirigé par Poincaré et de la droite et l'extrême droite.

 

jauresmeetingpresaintgeuk6

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le chiffon rouge - PCF Morlaix/Montroulez
  • : Favoriser l'expression des idées de transformation sociale du parti communiste. Entretenir la mémoire des débats et des luttes de la gauche sociale. Communiquer avec les habitants de la région de Morlaix.
  • Contact

Visites

Compteur Global

En réalité depuis Janvier 2011