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18 mai 2012 5 18 /05 /mai /2012 08:00

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C'est à la fête de l'Huma, par un beau dimanche matin en septembre 2010, que nous apprenions, devant le plateau de l'émission de Stéphane Paoli sur France Inter, 3 D, que Claude Chabrol, auteur prolifique d'une soixantaine de longs métrages, avait cassé sa pipe. Cinquante deux ans plus tôt, en 1958, Chabrol était présent à la Fête pour réaliser un reportage photographique sur la Fête de l'Humanité, qui était publié en dernière page du journal.

Claude Chabrol est un enfant de la moyenne bourgeoisie catholique, fils d'un pharmacien parisien qui fut résistant de la première heure pendant l'occupation et protégea son enfant en l'envoyant commencer ses années de collège dans un petit village de la Creuse. Après avoir été un élève brillant en classe de philosophie au lycée Montaigne de Paris, Claude Chabrol pensa surtout à s'amuser en fac de droit, où il fut un compagnon de facétie de Jean-Marie Le Pen pendant trois ans, avant de se mettre à la critique cinématographique et à la mise en scène à la fin des années 1950. Chabrol fut à deux doigts d'adhérer au Parti communiste aux premières heures de la Cinquième République. Dans Un jardin bien à moi, le très beau livre d'entretiens qu'il signait en 1999 avec François Guérif, Claude Chabrol disait à sa manière sceptique et désinvolte: « (en 1958), je trouvais que les communistes étaient ceux qui avaient l'analyse la plus juste. J'étais d'accord sur le diagnostic, beaucoup moins sur la prescription... J'avais envie de m'inscrire au Parti communiste, ne serait-ce que pour essayer de leur expliquer l'absurdité du remède, ce qui était d'une naïveté absolument magnifique. Je me sentais plus ou moins comme un compagnon de route, qui voulait se rapprocher ».

Pourtant, les rapports de la gauche intellectuelle avec l'œuvre cinématographique de Claude Chabrol ont été longtemps très réservés, basés sur des procès d'intention et des malentendus: le sens de la farce et de la distance ironique de Claude Chabrol n'y est peut-être pas pour rien. Dans son deuxième film, Les Cousins (1949), Chabrol filme un petit groupe de jeunes cons débauchés contents d'eux, membres d'une Corpo de droit à Paris. On reproche à son film de trop sympathiser avec la bêtise de ses personnages, jusqu'à taxer Chabrol de dérive fasciste (Michèle Firk écrivait dans Positif: « Chabrol décrit avec tendresse un monde qu'il a l'air de bien connaître; Jeune nation, nazisme... » ). Dans ses films, basés sur une observation aigüe neutralisant les affects, Chabrol montre avec la méchanceté et l'acuité critique d'un moraliste du XVIIème siècle le mal, la bêtise, la mesquinerie de l'homme et du monde social dans lequel il évolue. Ce qui fait qu'on peut avoir des doutes sur ses intentions et même croire qu'il témoigne d'une certaine complaisance vis à vis des saletés qu'il donne à voir, c'est qu'il souligne rarement la leçon morale de ses drames, se plaisant au contraire à rendre les victimes amorales ou antipathiques et les salauds presque sympathiques parce qu'ils sont tragiquement seuls contre tous ou parce ce qu'ils sont étonnamment bon vivants et moins ternes que leur entourage. On peut penser ici au médecin (Michel Duchaussoy) de Que la bête meure (1969) qui cherche à se venger de la mort de son fils tué dans un bourg de Cornouaille par un chauffard sans scrupule (Jean Yanne) et qui devient obsédé par une haine froide au point de rendre le salaud de beuf riche - patron garagiste-  qu'il traque plus humain et sympathique, dans sa connerie satisfaite d'elle-même et sa verve gouailleuse, que son ennemi qui instrumentalise la haine du fils du garangiste pour son père pour arriver à ses fins.

Contrairement à d'autres compagnons des Cahiers du Cinéma et de la Nouvelle Vague, tels que Godard, Rohmer, Truffaut, Chabrol refuse les charmes faciles du lyrisme et du romantisme qui déréalisent le monde social pour porter au pinacle l'individualité rebelle et l'amour-passion extrême. Il préfère explorer la complexité de l'âme humaine, faite de noirceur, de candeur, d'égoïsme sans borne et de soif d'absolu inassouvi, en allant au cœur de faits divers (réels ou d'emprunt littéraire) révélateurs des contradictions sociales dans lesquelles elle donne toute la mesure de ses possibles. Comme Balzac, Flaubert ou Simenon, il fabrique de la prose réaliste et tragi-comique avec le trivial des passions dévorantes et des bassesses de l'homme moyen, dans des milieux sociaux divers (bourgs ruraux, petite et grande bourgeoisie, monde des employés...). Il le caractérise à merveille sans jamais réduire les personnages à leurs statuts sociaux et leur enlever leur dimension d'universalité et d'opacité (qui fait que leurs actes semblent toujours l'effet d'un libre-arbitre se manifestant dans la gratuité d'un geste spontané et imprévisible, et ne sont pas produits simplement par des déterminismes psychologiques ou sociologiques évidents), ni les salir ou les grandir à l'excès. Ces personnages peuvent donc nous perturber et nous déranger parce que nous pouvons reconnaître en eux une partie (réelle ou potentielle) de nous-mêmes. « La rigueur de Chabrol, écrit Thierry Jousse dans Les Cahiers du cinéma en octobre 2010, c'est de regarder ses personnages avec une certaine distance sans pour autant s'extraire de leurs tourments existentiels, de leur contradictions profondes, le tout sans enseignement moral ou condamnation superflue ».

Sans être à proprement parler des films engagés ou sociaux, les films de Chabrol manifestent comment les individus peuvent venir à sombrer dans le crime ou le comportement le plus amoral en revendiquant une forme de reconquête de leur liberté, dans une société corsetée par des conventions bourgeoises souvent hypocrites et hostiles à l'épanouissement individuel, particulièrement celui des femmes. On pense ici à l'institutrice du Boucher, jouée par Stephane Audran, qui par amour va jusqu'au bout protéger le sensible, vulnérable et mystérieux ex-soldat de la guerre d'Indochine (Jean Yanne, magnifique dans ce film) arrivé peu avant au village, dont elle est tombée amoureuse, un peu sans doute par désir inconscient de protection maternelle, et qu'elle a découvert progressivement, après avoir tout fait pour se voiler la face, être l'assassin récidiviste de jeunes enfants qui terrorise ce village paisible mais inquiétant de Dordogne.

On pense aussi aux criminels amants des Noces rouges (Michel Piccoli et Stephane Audran), film inspiré du fait divers des « amants diaboliques de Bourganeuf » dans la Creuse, qui apparaissent curieusement anachroniques, vivants et sympathiques par rapport à la société petite-bourgeoise pompidolienne rassie et triste incarnée par leurs conjoints respectifs, la maladive et dépressive bigote que Michel Piccoli, son mari, finit par empoisonner, et le conseiller général véreux, ambitieux, sans orgueil et sens de l'honneur, qui consent à tolérer l'adultère de sa femme, Stephane Audran, et de son premier adjoint à condition que ce dernier l'autorise à effectuer une opération frauduleuse d'enrichissement personnel en vendant ses terrains pour la construction de nouveaux lotissements dans la commune. Cet éclairage sur la prévarication et l'affairisme en politique sera aussi renforcé plus tard par le film inspiré de l'affaire Elf avec des personnages construits à partir d'Eva Joly, Le Floch Prigent, et Roland Dumas. Dans Les noces rouges, la haine de Stephane Audran pour son mari qui la conduira à le tuer avec son amant naîtra de l'abjection de ce marché sacrifiant tout affect (l'amour, la jalousie, la volonté de vengeance) à l'argent. A la sortie du film, Chabrol avait déclaré, bravache: « je déteste les bourgeois, mais j'en suis un alors je me venge. Je veux rendre les bourgeois malades, leur donner mal au cœur ».

Dans La femme infidèle (1969), on est confronté à une dialectique semblable entre sentiments et intérêt, et ce qui en ressort est le triomphe de l'attachement à la sécurité bourgeoise avec son vernis rassurant qui cache les plus grandes folies: la délicieuse femme de Chabrol à la ville à l'époque, Stephane Audran, joue, là encore, le rôle de la femme infidèle de Michel Bouquet (dont la prestation dans ce film est d'une qualité incroyable), chef d'entreprise nerveux et surmené que l'on nous présente comme un intrus dans sa propre famille, troublant par son esprit de sérieux sinistre la relation de camaraderie joyeuse entre sa femme et son fils. A la fin du film, en retrouve une forme de pitié et de sympathie pour ce bourgeois qui a tué froidement l'amant de sa femme après s'être entretenu avec lui là où cette femme, parfaitement maîtresse d'elle-même et fort peu passionnée, choisit, pour ne pas compromettre les intérêts de sa tranquillité, de faire comme si elle ne savait pas que son mari était responsable de la mort de son amant.

Dans Merci pour le chocolat, la situation est symétrique: c'est le mari, le pianiste virtuose joué par Jacques Dutronc, qui choisit délibérément par faiblesse, désir de tranquillité, ou amour, de faire comme si sa nouvelle femme, Isabelle Huppert, n'avait pas, quinze ans plus tôt environ, prémédité la mort de son amie et rivale auprès du pianiste en la faisant avaler à la dérobée un somnifère qui a provoqué son endormissement au volant et son accident de voiture. Les héroïnes de Chabrol sont souvent criminelles ou bourreaux de leurs maris parce qu'elles sont « organiques en quelque sorte, au plus près de leurs pulsions vitales, comme débarrassées, pour le meilleur et pour le pire, d'une certaine culpabilité, et en même temps atteintes d'une forme de bovarysme qui les perdra » (Thierry Jousse). Par bovarysme, entendons, le mépris de la trivialité du quotidien et le rêve irréaliste d'une vie de roman et de faste qui rend incapable de supporter les contraintes de son état.

Même opposition entre l'individualisme radical, la volonté de mordre la vie et les valeurs gardiennes de d'ordre social bourgeois dans le plus beau des trois films de Chabrol sur la période de Vichy, Une affaire de femmes, avec une Isabelle Huppert magnifique dans le rôle de la femme du peuple ennemie de la routine, des contraintes du foyer, rêvant de grande vie, qui désespère de voir revenir son mari de captivité et d'avoir à supporter sa présence soupçonneuse et accusatrice. Pour échapper à sa pauvreté sordide si contraire à ses espérances, elle gagne de l'argent, toujours plus d'argent, en pratiquant des avortements clandestins et en sous-louant son appartement à des prostituées, en couchant avec un jeune flambeur collabo, avant d'être dénoncée par son mari humilié et condamnée à mort par un procureur de Vichy qui entend faire un exemple pour bien asseoir dans le sang l'Ordre Moral des cabotins de l'extrême-droite française. Dans « Une affaire de femmes », il n'y a comme le dit François Guérif, ni coupable, ni innocent (la jeune femme n'a aucune conscience morale mais elle agit selon des impulsions qui révèlent sa santé, son goût de la fête, du plaisir, son refus de la médiocrité et de la résignation à la frustration: se faisant, elle sacrifie à son bonheur à peine découvert ses enfants, son mari, l'honnêteté: mais en face, il y a des gens qui ne vivent pas et qui jugent, des gens que la haine et le ressentiment font agir), sinon le « régime immonde » de Vichy: « Le seul coupable est ce régime immonde, que des gens essaient encore de défendre. Que l'on puisse encore plaider pour Vichy, ce goût de la médiocrité et de la merde chez certaines gens, ça me fascine... Travail:je veux bien croire que Pétain ait travaillé dans sa jeunesse, mais il se reposait sur ses lauriers depuis un bout de temps. Famille: excusez-moi, Maréchal, mais vous n'en aviez pas; vous avez profité de l'époque pour épouser une divorcée et, à ma connaissance, vous n'avez jamais eu d'enfant. Patrie: elle était aux ordres d'un pays étranger. Tout cela était tellement immonde. Et tout ce qui est ordre moral, imposé d'en haut, me débecte » (Chabrol, Un jardin bien à moi).

Qu'elles soient victimes de bourgeois libidineux et pervers (La Fille coupée en deux, tourné il y a cinq ans où une jeune et jolie présentatrice de télé contractuelle- Ludivine Sagnier- se fait corrompre par un vieux beau libertin, écrivain à succès – François Berléand- qui abîme son innocence en la conduisant à des soirées échangistes avant de se faire assassiner par le jeune homme de bonne famille dégénéré que son amante éconduite consent à épouser par dépit, Benoît Magimel), assassins de bourgeois branchés, satisfaits d'eux-mêmes et condescendants dans leur bienveillance outrée (La cérémonie, le thriller tourné dans la région de Saint-Malo avec Isabelle Huppert, la postière psychopathe, et Sandrine Bonnaire, la femme de ménage à la limite de l'autisme...), en butte au machisme, à l'indélicatesse, et à la violence des hommes (Les Bonnes femmes: quatre jeunes et jolies employées d'une quincaillerie parisienne qui s'ennuient à mourir au travail et cherchent à trouver leur part de rêve dans des sorties collectives, la nuit, jusqu'à ce que l'une d'entre elles tombe par malchance amoureuse d'un romantique serial-killer...), les femmes du peuple chez Chabrol sont les personnages privilégiés pour évoquer, sinon la lutte des classes, comme Chabrol avait prétendu le faire dans La Cérémonie (qu'il avait qualifié de film « marxiste » dans sa tournée promotionnelle), du moins la violence des rapports de domination symbolique créés par les inégalités sociales et une société qui reste une société de castes.

L'idée d'une victime de l'arrogance et de la vulgarité bourgeoise qui se retourne contre les membres les mieux connus de la caste qui l'humilie se retrouvait déjà dans le premier grand film de Chabrol avec Isabelle Huppert, Violette Nozière, où Violette est la fille naturelle d'un homme politique important qu'elle fait chanter. Chabrol a le don pour construire des personnages de bourgeois salauds, froids et cyniques exploitant la simplicité des autres: on pense notamment au personnage inspiré par le présentateur de télévision Jacques Martin (tel qu'il aurait été s'il avait été un sordide escroc) joué par Philippe Noiret dans le très grinçant les Masques (1987), qui sous couvert de prévenance et de sentiments paternels cherche à escroquer sa nièce dont il a pris la garde à la mort de ses parents. La soif de l'or, l'intérêt sordide, sont souvent l'origine du mal qui peut passer par l'instrumentalisation des autres et l'imposture, l'escroquerie et le meurtre. « Le fric, disait Chabrol a François Guérif, a toujours eu une importance considérable dans notre univers. Je ne vomis pas le fric, il vaut mieux en avoir que ne pas en avoir. Ce que je vomis, c'est vivre pour le fric. C'est la sacralisation du fric, la monopolisation de la société. Et depuis qu'elle joue au Monopoly à longueur de temps, la société file le plus mauvais des cotons ».

Il y autre chose chez Chabrol qu'une simple autopsie ou critique satirique des mœurs de la bourgeoisie, de ses rituels, de ses interdits et de ses codes- un don pour le grotesque et l'humour noir, un formidable talent de mise en scène et de direction d'acteurs, des interrogations morales et métaphysiques sur le mal et la cruauté, la liberté, la place du hasard dans le destin, l'aspiration à l'absolu, la dépendance et l'allergie à l'autre – mais force est de constater que sa vision du social et du politique a été loin d'être inoffensive pour la domination bourgeoise dont le réalisateur a révélé les jeux pervers dans l'arrière-cuisine.

 

Ismaël Dupont.

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