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27 mai 2011 5 27 /05 /mai /2011 19:36

On a longtemps seriné que la construction européenne, œuvre de visionnaires humanistes qui ont su renverser les montagnes des litiges historiques et des égoïsmes nationaux, aurait rendu possible la paix et la prospérité en Europe pendant cinquante ans, et qu'elle pourrait encore, à condition d'être approfondie, accorder aux peuples européens plus de moyens de défendre leurs systèmes sociaux protecteurs construits dans la compétition mondiale.

 

L'essai d'histoire politique de François Denord et Antoine Schwartz, L'Europe sociale n'aura pas lieu (Raisons d'agir, 2009. 7€), permet de rappeler que l'Europe a d'abord été conçue parfaitement consciemment par ses initiateurs (dont les fondations et les entreprises de propagande étaient financées par les américains) comme un moyen de combattre le communisme et de promouvoir le libéralisme en rendant inoffensives pour le capital et la préservation du libre-échange les revendications sociales des peuples. Nicolas Sarkozy, cité en introduction de l'ouvrage, l'exprimait d'ailleurs sans détours devant ses amis de l'UMP en juillet 2008, soit en pleine période de crise du capitalisme financier et de remise en cause de façade des préconisations économiques néo-libérales: « Imaginons un peu ce qu'il serait advenu de la France et de son débat politique, lorsque nous avions des ministres communistes et des dirigeants socialistes au gouvernement de la France. Heureusement qu'il y avait l'Europe pour empêcher ceux-ci d'aller jusqu'au bout de leur logique. C'est aussi cela l'Europe ».

 

Cette opposition entre l'Europe intégrée en voie de construction et la démocratie sociale ne date pas d'hier, et pour s'en convaincre, suivons un peu l'émergence du projet de construction européenne. Dès mai 1948, des hommes politiques de premier plan et des hauts fonctionnaires démocrates-chrétiens, libéraux, se réunirent sous la présidence d'honneur de Winston Churchill dans le château de La Haye pour affirmer leur conviction qu'il était urgent de créer par des cessions de souveraineté des États-nations une union économique et politique en Europe pour assurer la sécurité (contre la contagion communiste ou le réveil nationaliste) et le progrès social. La résolution fondatrice du Mouvement européen créé à La Haye en 1948 invite les gouvernements à adopter la libre convertibilité des monnaies, à rétablir la liberté intégrale du commerce et claironne que « l'Union européenne devra par la suite assurer dans toute son étendue la liberté de capitaux, l'unification monétaire, l'assainissement concerté des politiques budgétaire et de crédit, l'union douanière complète et l'harmonisation des législations sociales ». Le programme économique du Mouvement européen écarte d'emblée le socialisme.

A la suite de ce congrès de La Haye, les européistes se réunissent au sein de plusieurs groupes de discussion et de pression associant des chefs d'entreprise et des hommes politiques: d'abord le Mouvement européen, puis à partir de 1955, le groupe de Bilderberg (forum de discussion réunissant le gratin de l'élite européenne et américaine: Guy Mollet, Denis de Rougemont, Antoine Pinay, René Pléven, Paul-Henri Spaak, les néo-libéraux Jacques Rueff, Robert Marjolin...). Dans un article lucide de la revue Esprit daté de novembre 1948, Jean-Marie Domenach constatait que le centre de gravité des croisés de l'idée européenne penchait nettement à droite: « la fédération des peuples d'Europe, l'abandon des souverainetés nationales était jusqu'à présent le rêve le plus hardi des hommes de gauche » mais « aujourd'hui, les États-Unis d'Europe ont pour eux toute la réaction...En réalité, ils ont tous d'abord en commun la haine du communisme, qui est haine intellectuelle du marxisme chez les uns et simple haine de classe chez les autres ».  

 

Le projet fédéral européen est soutenu financièrement au début des années 50 par la CIA sous les auspices d'Allen Dulles via un organisme appelé American Committe on United Europe (ACUE). « L'ACUE (par le biais des fondations Ford ou Shepard Stone) finance entre la moitié et les deux tiers des dépenses du Mouvement européen. Au total, les sommes allouées approcheraient les 4 millions de dollars sur la période 1949-1960 » (L'Europe sociale n'aura pas lieu. p.24) En 1950, c'est le socialiste belge de droite Paul Henri de Spaak, qui, nommé premier ministre en 1938, avait été le zélateur d'une politique d'apaisement et de conciliation à l'égard des puissances fascistes, et que l'hostilité viscérale contre le bolchévisme, habillée rhétoriquement en défense de l'Occident, recommande aux Américains, qui prend les rênes du Mouvement européen. L'ennemi de l'heure des européistes qu'il s'agit de discréditer, c'est le gouvernement travailliste anglais.

 

En effet, le gouvernement travailliste anglais très progressiste de Clément Attlee refuse en 1950 de s'engager dans le projet de construction européenne en anticipant bien ce qu'il allait devenir, du fait des motivations libérales de la plupart de ses initiateurs. Une brochure officielle du Labour Party, datée de mai 1950, insiste déjà sur l'incompatibilité entre la mise en œuvre d'une politique de transformation sociale structurelle au service du monde du travail et le renforcement de l'intégration européenne sous l'égide des dogmes libéraux: « le Parti travailliste ne pourrait accepter tout engagement qui limiterait sa liberté ou celle des autres de rechercher le socialisme démocratique, et d'appliquer le contrôle de l'économie nécessaire à sa réalisation...aucun parti socialiste ne peut accepter un système dans lequel des domaines importants de la politique européenne seraient livrés à une autorité européenne de nature supra-nationale étant donné qu'une telle autorité serait en permanence dominée par une majorité antisocialiste et souleverait l'hostilité des travailleurs européens ».  

 

Pour les États-Unis, la construction politique et économique de l' union européenne doit permettre de prendre le relais du plan Marshall (1948) visant à relever économiquement l'Europe de l'ouest et éviter que les communistes (en France et en Italie notamment) n'exploitent politiquement la misère sociale consécutive à la guerre. Elle doit aussi permettre aussi « permettre au Vieux continent d'assumer une part croissante du coût de la Guerre froide et de limiter l'engagement économique des États-Unis; surtout, le gouvernement américain souhaite la réalisation d'une union douanière entre ses partenaires européens et exige d'eux l'ouverture de leurs marchés afin d'y écouler ses marchandises et d'y faire fructifier ses capitaux. C'est la contrepartie de l'aide apportée par le tuteur américain . A sa demande, l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), l'ancêtre de l'OCDE, fait ses premiers pas en avril 1948 » (idem, p.28). Le soutien aux défenseurs du projet de construction européenne est l'autre volet d'une politique d'élaboration d'une « Communauté atlantique » dressée contre l'URSS qui s'associe avec la création de l'alliance militaire de l'OTAN (Organisation du traité de l'Atlantique Nord) suite au traité de Bruxelles de mars 1948. Les pères fondateurs de l'Europe – Churchill, De Gasperi, Monnet, Spaak, Adenauer – ont passé sous silence cet activisme des Américains pour soutenir les propagateurs de l'idée européenne: pourtant, Paul-Henri Spaak, Paul Van Zeland, Robert Schuman, Guy Mollet, Konrad Adenauer, ont généreusement été reçus en leur temps aux États-Unis pour faire des tournées de promotion du fédéralisme européen auprès des élites américaines. D'emblée, loin que l'intégration européenne soit le moyen de trouver une indépendance stratégique et économique par rapport à la puissance impériale américaine, l'oncle Sam est en réalité le parrain du projet européen qui accroît son influence sur l'Europe de l'ouest et préserve ses intérêts dans le cadre de la guerre froide. Le plan Marshall visait à relever économiquement et financièrement l'Europe, l'Alliance Atlantique et l'intégration européenne visent à accroître les forces du monde libre. Ainsi, soutenus par les européistes, les américains plaident en 1950 pour voir se reconstituer une armée en Allemagne de l'Ouest intégrée à une armée commune européenne. Malgré la pression américaine et l'activisme des européistes socialistes et conservateurs, le projet de CED (Communauté Européenne de Défense), associé à la première ébauche d'une Constitution européenne supranationale, avorte après avoir été rejeté en France en 1952 par les parlementaires communistes et gaullistes. En 1963, au moment où il s'opposait à l'adhésion de la Grande-Bretagne, présentée comme un cheval de Troie des intérêts américains censé réduire l'Europe à une vaste zone de libre-échange privée de toute autonomie politique vis à vis des Etats-Unis, de Gaulle dénonçait une Europe intégrée échappant au domaine de la politique dont le le fédérateur était les États-Unis, dont les États européens eux-mêmes.

 

En 1950, la tournure prise par la construction européenne en devenir se précise avec le plan Monnet, le projet d'un marché commun qui serait la première étape vers une fédération européenne. Les réalisations concrètes des effets de premières formes d'intégration, de coopération et d'harmonisation économique entre les États européens, sont censées donner du crédit et de la popularité au projet fédéral européen dans le plan Monnet. Sa déclaration de 1950 propose la création d'une « Haute Autorité » composée de « personnalités indépendantes » chargées de chapeauter la mise en commun de la production du charbon et de l'acier. François Denord et Antoine Schwartz constatent que, d'emblée, « un parfum d'antidémocratique imprègne le projet » Monnet: « Ne s'inspire-t-il pas d'une sorte de despotisme éclairé lorsqu'il entend confier la gestion d'un secteur clé de l'économie aux bons soins d'une institution de caractère supranational dirigée par des experts non élus et « indépendants », c'est à dire politiquement irresponsables, mais dont les décisions engageront pourtant les États? Une telle perspective fait dire au Premier ministre anglais Attlee que « la démocratie ne peut abdiquer entre les mains de quelques personnes censées compétentes, et dont les décisions peuvent comporter des conséquences sortant du cadre de leurs attributions et débordant largement sur le plan politique. » » (L'Europe sociale n'aura pas lieu, p. 36). Le journal Le Monde ne s'y est pas trompé qui estime en décembre 1951 que les abandons de souveraineté liés à l'instauration du pool charbon-acier conduit à « bâtir la première place forte d'une nouvelle technocratie ».

 

Dans la note qu'il adresse le 3 mai 1950 à Robert Schuman et au président du conseil George Bidault, Monnet justifie son plan, non seulement comme un moyen de préserver la paix entre la France et l'Allemagne, mais comme un moyen de renforcer les pays d'Europe de l'Ouest dans l'horizon de la guerre Froide, la prospérité censée nous protéger du communisme étant assurée par une modernisation économique garantie par le libre jeu d'une concurrence réglée aux effets bénéfiques et un rejet du protectionnisme. Autour de Jean Monnet, l'économiste Pierre Uri et le juriste Paul Reuter, anciens hauts fonctionnaires de Vichy, dessinent avec l'ingénieur Étienne Hirsch, les contours de la future communauté européenne. Le parcours personnel de Monnet le prédestinait à être le père de cette Europe atlantiste des marchands et des banquiers. Jean Monnet est l'héritier d'une dynastie de négociants en cognac (de Gaulle dira au Président Eisenhower qui ne tarissait pas d'éloge sur lui: Jean Monnet? « Il fait un très bon cognac. Malheureusement, cette occupation ne lui suffit pas) et il s'initie dans sa jeunesse aux affaires de son père. Pendant la première guerre mondiale, il rencontre Viviani et se fait nommer à un poste de responsabilité dans la coordinnation auprès des Alliés. Dans les années 1920, après avoir démissionné de son poste d'adjoint du secrétaire général de la SDN pour gérer la fortune et les activités commerciales de sa famille, il intègre Blair and Co, une firme d'investissement américaine. A partir de 1929, il devient une autorité à Wall Street: vice-président du holding Transamerica et de la Bancamerica Blair à San Francisco. Il abandonne ensuite cette activité pour se muer en conseiller de Tchang Kaï-chek, puis pour rejoindre Londres pour soutenir de Gaulle et superviser auprès des Américains la question clé des fournitures de guerre. De Gaulle, à la Libération, nomme commissaire au plan de modernisation et d'équipement celui qui, dès 1943, considérait que dans la future Europe, il serait « essentiel que soit empêchée dès l'origine la reconstitution des souverainetés économiques » (L'Europe sociale n'aura pas lieu. p.34).

 

Le 25 mars 1957, sous l'influence des champions de la construction économique et politique de l'Europe, soutenus par les Américains, est signé le traité de Rome qui donne naissance à la CEE (qui se compose à l'origine de 6 pays: Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, RFA) et à des formes inédites de coopération dans les domaines de l'agriculture et des transports. A aucun moment, il n'a été question pour ses initiateurs de concevoir un nouveau bloc protectionniste pour protéger spécifiquement les intérêts de l'industrie et des salariés européens. Au contraire, le marché commun européen est conçu comme un premier pas et un levier pour l'instauration de la libre circulation des capitaux et des marchandises dans le monde, la suppression des entraves politiques et étatiques au libre-échange. Ainsi, l'article 110 du traité de Rome précise qu' « en établissant une union douanière entre eux, les États membres entendent contribuer, conformément à l'intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et à la réduction des barrières douanières ». Le patronat allemand joue un rôle décisif dans les négociations préparatoires au Traité de Rome et les ministres allemands écartent toutes les velléités françaises d'exiger une harmonisation sociale comme contrepartie au libre-échange. Le traité de Rome inscrit déjà dans le marbre l'objectif d'une « concurrence non faussée » et, pour le mettre en œuvre, il contient des articles qui fonctionneront comme des bombes à retardement contre les monopoles publics et les aides d'État à l'industrie, soit contre des politiques d'intérêt général par la promotion des services publics et la défense de l'emploi: l'encadrement très strict des aides d'État (article 90, 92 à 94), la surveillance contre les abus de position dominante.

 

 

Dès 1957, Jean Duret, directeur du Centre d'études économiques de la CGT, prévoit lucidement les suites du traité de Rome (cf. L'Europe sociale n'aura pas lieu, p.65): « Le Marché commun, écrit-il, conduit infailliblement, à plus ou moins brève échéance, à la disparition des solidarités nationales, à la création d'un super-Etat européen » dominé par la puissante économie allemande. La philosophie du projet de traité, qui repose entièrement sur « l'action bienfaisante de la libre concurrence » ainsi que les modalités de sa mise en œuvre permettent d'affirmer que « les intérêts du monde du travail, dans une série de pays et de régions, seront sérieusement menacés...On invoquera les dures lois de la compétition internationale pour démontrer qu'un niveau d'emploi élevé ne pourra être assuré que si les travailleurs se montrent « raisonnables » ».

 

Pour le patronat, qui accepte les contraintes de la libre concurrence si elle renforce le statut quo social, le traité de Rome peut être perçu comme un moyen de contenir l'augmentation des « charges » et des salaires. Selon le néo-libéral Jacques Rueff, proche d'Hayek et de Milton Friedman, le traité de Rome, qui donne naissance au marché commun en 1968, a marqué « l'aboutissement et le couronnement de l'effort de rénonvation de la pensée libérale » en construisant politiquement la toute-puissance d'un marché s'auto-régulant indépendamment des décisions politiques et des contraintes étatiques.

 

Ainsi, rappellent François Denord et Antoine Schwartz, « Pierre Mendès France souligne dès 1957 que la seule solution « correcte et logique » aurait été d'exiger fermement à Rome « l'égalisation des charges et la généralisation rapide des avantages sociaux à l'intérieur de tous les pays du marché commun ». Y renoncer et remettre entre les mains d'une autorité internationale le pouvoir d'imposer à une nation sa politique économique, ce n'est ni plus ni moins, selon Pierre Mendès France, que de déclarer « l'abdication » de la démocratie: « Car au nom d'une saine économie, on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, et finalement une « politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale ».

 

« L'Europe est une machine à reformer la France malgré elle » (Denis Kessler, La Tribune, décembre 2000).  

 

Dans les années 1960-1970, les dispositions libre-échangistes et hostiles aux aides d'État constituant des entorses à la concurrence contenues dans le Traité de Rome, sont contrées par une certaine tolérance de la CEE qui laisse les États protéger leurs champions nationaux en subventionnant leurs industries et en définissant des règles de sécurité et viabilité des produits qui leur permettent de limiter les importations d'industries concurrentes. Mais en 1979, « l'arrêt Cassis de Dijon » (qui donne raison à un importateur allemand de liqueurs de cassis françaises qui s'était vu refuser l'accès au marché des alcools du land de Hesse pour cause de non-conformité de ses produits français au titrage en alcool standard en Allemagne) donne des armes à tous ceux qui en Europe rejette totalement le protectionnisme. Cet arrêt « limite la capacité des États à opposer des normes techniques nationales aux productions venues de pays concurrents » et « il laisse imaginer une construction communautaire qui ne procède pas par l'imposition de lois générales mais par la mise en concurrence des droits nationaux » (l'Europe sociale n'aura pas lieu, p.83).

 

Au début des années 1980, la construction économique libérale de l'Europe à la sauce monétariste allemande va se préciser avec les renoncements à la transformation sociale des socialistes français.

En février 1983, lorsque la lutte contre l'inflation qui passe par le blocage des salaires et l'austérité budgétaire devient une priorité, Mitterrand confie: « Je suis partagé entre deux ambitions: celle de la construction de l'Europe et celle de la justice sociale ». L'alternative est ainsi clairement formulée. Alain Touraine, le sociologue préféré de la « deuxième gauche »  tire toutes les conclusions du choix mitterrandien le 22 janvier 1984 sur RTL quand il déclare sans détour: « le mérite essentiel du gouvernement de gauche est de nous avoir débarrassés de l'idéologie socialiste » puis quand, quinze ans plus tard, il reconnaît que le rêve européen à servi d'alibi à la conversion libérale du PS: « En France, le mot libéralisme était imprononçable, alors on en a trouvé un autre l'Europe » (revue Cultures en mouvement n°17, mai 1999). Ce choix des socialistes et de Mitterrand a été clairement une trahison du Programme commun, cosigné par le PCF et les radicaux, puisque celui-ci n'éludait pas du tout la question de la compatibilité entre des politiques sociales ambitieuses et le renforcement de la communauté européenne. Il appelait en effet à défendre un double objectif à l'égard de la Communauté européenne: d'une part, « participer à la construction de la CEE, à ses institutions, à ses politiques communes, avec la volonté d'agir en vue de la libérer de la domination du grand capital, de démocratiser les institutions, de soutenir les revendications des travailleurs et d'orienter dans le sens de leurs intérêts les réalisations communautaires »; d'autre part, « préserver au sein du Marché commun sa liberté d'action pour la réalisation de son programme politique, économique et social ». Sur le plan monétaire, le Projet socialiste indiquait que le PS n'entendait pas « cautionner le système monétaire européen actuel, c'est à dire l'alignement des monnaies les plus faibles sur le Deutschemark », indiquait que pour lui, « la liberté des échanges n'était pas un dogme », insistant au contraire sur la « reconquête du marché intérieur » et les « mesures n »cessaires pour que la reprise de la demande soit satisfaite par la production interne ».

 

Ministre des finances de la gauche en 1981, déjà partisan d'un recentrage, d'une politique de rigueur et d'une pause rapide dans les réformes sociales, Jacques Delors va incarner pendant 10 ans, de 1985 à 1995, en tant que président de la commission européenne, cette Europe à finalité libérale, libre-échangiste et dérégulatrice qui déçoit toutes les attentes de la gauche en termes d'harmonisation sociale et fiscale par le haut et de protection des emplois et des systèmes sociaux construits dans l'après-guerre dans le cadre d'une mondialisation caractérisée de plus en plus par une concurrence féroce. Dans L'Unité d'un homme. Entretiens rédigé en 1994, Delors avoue a posteriori avec franchise que ses ambitions premières possibles de construire une Europe sociale ont fait long feu dans une commission dominée par les libéraux: « J'ai dû me rabattre sur un objectif pragmatique correspondant aussi à l'air du temps, puisque à l'époque il n'était question que de dérégulation, de suppression de tous les obstacles à la compétition et au jeu du marché ».

 

Ainsi, Delors va endosser le projet de marché unique élaboré par le lobby patronal, European Round Table of Industrialists (ERT), lancé par les commissaires européens Etienne Davignon et François Xavier Ortoli (futur président d'honneur du MEDEF international), et comptant dans ses rangs les patrons de Volvo, de Fiat, de Nestlé, de Philips, de Siemens, de Shell, de Saint Gobain, de Lafarge, Danone, tout comme Lagardère... Au conseil européen de juin 1985, le Livre blanc sur l'achèvement du marché intérieur dénonce la persistance d'État des aides à l'industrie dans les pays européens et les attitudes de protection des marchés nationaux. En 1986, l'Acte Unique, qui fixe l'échéance 1992 pour la création du marché unique, entérinne les préconisations du Livre Blanc. Et augmente les pouvoirs de la Conseil des Ministres européens comme gardien des dogmes économiques libéraux du Traité de Rome en mettant en avant la règle de la majorité qualifiée, au détriment de l'unanimité qui permettait à des pays aux intérêts sociaux divergents de bloquer la progression des politiques d'harmonisation libérales. En revanche, « pour satisfaire les desiderata britanniques, l'unanimité reste requise dans le domaine de l'harmonisation fiscale, de la libre circulation des personnes et des droits et intérêts des travailleurs. Dans la philosophie du nouveau traité (l'Acte unique), la dimension sociale fait office de pièce rapportée » (F.Denord et A.Schwartz., p.97). Or, laisser les capitaux circuler librement sans harmonisation fiscale préalable, équivaut  à laisser aux marchés le soin de réaliser cette harmonisation vers le bas:« L'instauration d'une compétition fiscale entre les États aboutit non seulement à réduire considérablement leurs marges de manœuvre budgétaires, mais menace aussi les systèmes de redistribution et de protection sociale ».

 

Cette libéralisation du marché intérieur n'est pas non plus là pour protéger les économies européennes contre la compétition internationale, mais davantage pour les adapter, selon le principe darwinien de la survie des plus aptes, qui ne prend pas en compte les intérêts humains et sociaux mais la seule rentabilité économique, à une compétition internationale féroce. « J'ai toujours pensé, disait Delors en 1986, qu'en France, il n'y avait pas assez de marché et que l'État était, pour des raisons historiques, omniprésent et trop souvent étouffant et dominant. La plupart des Français n'ont pas encore acquis cette mentalité d'ouverture au monde sans laquelle nous ne pouvons pas édifier une nouvelle économie ». De fait, en 1988, le Conseil européen de Rhodes définit la finalité du marché unique – libéraliser l'économie mondiale: « Le marché intérieur ne se fermera pas sur lui-même. L'Europe de 1992 sera un partenaire et non pas une « Europe forteresse ». Le marché intérieur sera un facteur décisif contribuant à une plus grande libéralisation du commerce international ». De fait, c'est le bras droit (directeur adjoint des finances) de Jacques Delors en 1981, et son directeur de cabinet chargé d'organiser les G7 à la commission européenne, le camarade Pascal Lamy, qui va négocier l'Accord Général sur le Commerce et les Services (AGCS) au sein de l'OMC au début des années 2000, et c'est grâce à lui que l'Union Européenne va devenir l'acteur international le plus agressif dans le domaine de la libéralisation des services à l'échelle mondiale (service de l'eau, de la gestion des déchets, de production d'électricité, de transports publics et de marchandises...). L'OMC, machine, non à réguler l'économie mondiale, mais à déréguler autoritairement les économies nationales, a été créée en 1994 à l'initiative des Européens et du lobby patronal très écouté de la Commission européenne, l'ERT (European Round Table), regroupant les 45 multinationales les plus importantes ayant un siège en Europe et pesant, en 2003, un chiffre d'affaires de mille milliards d'euros.

 

Le traité de Maastricht que Mitterrand et Delors vont vendre au peuple de gauche en France comme une avancée civilisationnelle vers une ère de paix, de tolérance et d'échanges multi-culturels, sera lui-même une traduction des désirs et des intérêts de ce lobby patronal. Les fameux critères de convergence impliquant la maîtrise des déficits (pas plus de 3% du PIB annuellement) et du poids de la dette publique (pas plus de 60% du revenu national) sous peine d'amendes et d'admonestations visent clairement, comme le refus de toute forme d'inflation et la politique des taux d'intérêt et des taux directeurs élevés, à préserver la rente et le capital contre les conséquences de politiques économiques keynésiennes trop inspirées par des préoccupations sociales. La conséquence des politiques monétaristes et de rigueur imposées, sous l'influence du néo-libéralisme allemand notamment, à tous les États européens en route pour l'Euro par le traité de Maastricht en 1992, cela a été le marasme économique et l'acceptation du chômage élevé, faute de relance par l'investissement public et les facilités d'accès au crédit. Citons encore François Denord et Antoine Schwartz: « Les partisans du traité de Maastricht ont beaucoup menacé: en cas de refus, le ciel s'abattrait sur le village gaulois. Ils ont également beaucoup promis: « que la monnaie unique, ce sera moins de chômeurs et plus de prospérité » (Michel Rocard), que « ce sera plus d'emplois, plus de protection sociale, moins d'exclusion » (Martine Aubry), et même qu' « on rira beaucoup plus » (Bernard Kouchner). Pourtant, les injonctions libérales du traité et le choix de la monnaie pèsent très lourd sur les salaires et l'emploi en déprimant l'investissement. Elles ne créent pas, à proprement parler, le marasme économique du début des années 1990: la Réunification allemande avait déjà occasionné un choc profond du fait d'un manque de coopération entre les pays membres du Système monétaire européen. Mais les critères de convergence contribuent à pérenniser cette situation de crise. Les peuples européens payent un tribut d'autant plus lourd que la rigueur rend les critères difficilement atteignables. Au moins est-on sûr ainsi que les États ne se lanceront pas dans des dépenses inconsidérées: leurs marges de manœuvre se réduisent à peau de chagrin. Le « Oui » à Maastricht n'impliquait pas seulement l'abandon de souverainetés démocratiques: l'Europe sonnait l'heure de la revanche sociale » (p.106-107).

 

Avec l'ordre institutionnel créé  par le traité de Maastricht -indépendance de la banque centrale gardienne de la monnaie unique, discrédit sur toute forme de politique de relance et d'investissement public- gouvernements de droite et de gauche paraissent étonnement substituables: « le traité de Maastricht, constatait Alain Madelin, agit comme une assurance-vie contre le retour à l'expérience socialiste pure et dure ». L'économiste Jean Pisani-Ferry écrit lui en 2005 que « L'Europe a été notre programme d'ajustement structurel... De l'ouverture des frontières à l'ouverture des marchés de services à la concurrence, en passant par la désinflation et la réduction des déficits budgétaires, la France a fait joué à l'intégration européenne le rôle que les pays mal gouvernés confient au FMI ou à la Banque mondiale ». En faisant croire que les politiques de dérégulation, de suppression des protections sociales et de rigueur venaient des technocrates de Bruxelles, et non des décisions non assumées à 100% des hommes politiques français, de droite et de gauche...

 

A la fin des années 90, la gauche à été majoritaire dans les États européens et au Parlement européen, mais c'était déjà une gauche séduite par le social-libéralisme, qui est un véritable néo-libéralisme, de Tony Blair et Gerard Schröder, une gauche qui pensait avant tout flexibilité et compétitivité accrues, détaxation du capital, de l'actionnariat salarié, du travail, lutte contre l'assistanat, et qui n'a réorienté d'aucune manière les politiques économiques et sociales européennes.

 

L'introduction de l'euro en 1999 et le choix d'accepter l'adhésion dans l'union de pays aux systèmes sociaux moins développés et protecteurs que ceux d'Europe de l'ouest (en 2004, adhésion, après la Finlande, la Suède et l'Autriche, en 1995, des Pays Baltes, de plusieurs pays de l'est, de la Chypre et de Malte, suivis par la Bulgarie et la Roumanie en 2007) ont vidé de tout contenu social et démocratique la construction européenne, celle-ci se réduisant à un vaste marché concurrentiel organisé pour servir les intérêts des grandes entreprises en mettant en concurrence les salariés et à un système de découragement de toute politique de reprise en main démocratique de l'économie et de la finance verrouillé par les Traités, la Commission, la BCE indépendante, et le Conseil des ministres européen dominé par la droite.

 

Comme l'écrit Patrick Le Hyaric dans son récent essai consacré à décrypter et dénoncer le Pacte euro plus, « le Traité de Maastricht, puis celui du « Pacte de stabilité » (traité d'Amsterdam en 1997) imposant des politiques macroéconomiques identiques à tous les pays qui ont des situations différentes, aggravent les différences de croissance entre les pays. La rigidité monétaire et budgétaire fait porter le poids de l'ajustement sur le travail avec l'incitation à la flexibilité et à la précarité, la pression à la baisse des salaires, la réduction de la part des salaires dans les richesses créés ». Dans cette course au moins disant social, l'Allemagne écrase ses voisins et les lois sur le travail négociées en Allemagne de concert par le SPD et la CDU qui diminuent les rémunérations, augmentent la flexibilité et la précarité, joints aux performances de l'appareil industriel allemand, confèrent un avantage commercial énorme à cette plus grande puissance économique et démographique de l'Europe, d'autant que plus de 80% des importations des États européens viennent d'autres États européens.

 

Depuis 2005, les gouvernants européens ont utilisé les intérêts de l'intégration européenne comme une justification inattaquable pour piétiner la démocratie et les droits sociaux des peuples. Le Traité Constitutionnel Européen a été rejeté par une majorité des électeurs en France, en Irlande, en Hollande: qu'importe, ce n'est pas à ces petits peuples grincheux mal éclairés par leurs élites sur la nécessité d'en finir une fois pour toute avec les vieilles lunes de l'étatisme et du socialisme qui vont paralyser cette Europe libérale que l'on nous présente comme la fin de l'histoire... Dans les autres pays, on s'est dispensé de référendum, ce qui limitait les risques de rejet du Traité. Néanmoins, comme l'unanimité était requise, on maquille le traité constitutionnel rejeté là où on l'avait présenté à la population (sauf en Espagne, si je me souviens bien) en traité de Lisbonne qui met tout autant l'accent sur les valeurs de concurrence libre, de refus des monopoles publics dans les services, et sur la nécessité d'alléger les charges et les contraintes légales pesant sur le marché du travail pour rendre les économies européennes plus compétitives.

 

Crise financière de 2008: on accepte en 2009, 2010, 2011, de prêter plusieurs dizaine de milliards aux Grecs, aux Portugais, aux Irlandais, aux Islandais car il faut bien qu'ils puissent rembourser les banques britanniques, françaises et allemandes à qui ces États, par mauvaise gestion ou trop grande confiance dans les vertus de la dérégulation et de la financiarisation de l'économie pour gonfler artificiellement la croissance, doivent de l'argent... Mais en échange, on leur impose des véritables purges qui vont laisser ces pays à terre pendant des années: privatisations, hausse des frais de scolarité, suppressions massives de postes dans la fonction publique, élévation de la durée du travail, diminution des allocations chômage et des allocations familiales, des pensions de retraite, des salaires, du salaire minimum. Cela ressemble étrangement aux plans d'ajustement structurel imposés par le FMI aux pays d'Amérique Latine dans les années 1980-1990-2000 ou encore à l'Asie du Sud-Est après la crise financière de la fin des années 1990. Mais Sarkozy à grand renfort de rodomontades expliquait en 2009 qu'il avait réussi à obtenir de l'Allemagne et des autres pays européens la création d'un mécanisme de solidarité européen qui pourrait financer, comme le FMI, l'aide d'urgence à un pays attaqué par les agences de notation qui, en jugeant mal de sa capacité à rembourser sa dette, l'empêche d'emprunter à des taux acceptables.

 

Qu'à cela ne tienne: pour bénéficier de ce mécanisme de solidarité, il faut d'abord signer le pacte pour l'euro plus « qui est équivalent à une mise sous tutelle des budgets et des politiques des Etats en difficulté: politiques d'austérité, relèvement de l'âge de départ à la retraite, flexibilisation du marché du travail, ouverture des professions protégées, freins de dettes dans les constitutions et les cadres budgétaires » (Patrick Le Hyaric, Le Pacte des Rapaces)... Voilà comment on nie purement et simplement la souveraineté des peuples dans la définition des politiques économiques et sociales dont dépendent nos vies quotidiennes.

 

C'est tout bonnement l'avènement de la dictature de la finance en Europe! Nous ne pouvons accepter cela.

 

 

Ismaël Dupont.

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