L’exposition « Tina Modotti, l’œil de la révolution », sous le commissariat d’Isabel Tejeda Marin, ne cède pas à la facilité. Elle ne s’épanche pas sur le romanesque de la vie de l’artiste : elle ignore sa vie privée pour se concentrer sur son œuvre.
Quelque 240 images en noir et blanc, souvent vintage, parfois reproduites dans les années 1980 ou tirées aujourd’hui, car encore inédites. Car, oui, la vie mouvementée et nomade de Tina Modotti a disséminé son œuvre produite dans la seule décennie 1920-1930.
Deux malles se trouvaient ainsi dans l’Oregon, chez Rose Richey, la mère de son époux Robo ; certains négatifs chez Edward Weston ; d’autres chez le collègue et ami Manuel Alvarez Bravo ; d’autres chez la fille de Vittorio Vidali, son dernier compagnon ; les derniers négatifs on été découverts chez les héritiers d’Anita Brenner.
Deux signatures différentes
Sur les cimaises du Jeu de paume à Paris, on voit l’évolution rapide de la photographe, qui passe d’images très formelles, enseignées par Edward Weston, à des roses qui, plein cadre, sans structure ni centre défini, ont quelque chose de tactile, de vulnérable. Elle s’émancipe, trouve sa propre signature.
Plus loin, c’est intéressant : ils ont, Edward et Tina, photographié le même cirque. Lui a privilégié les lignes, elle aussi, mais, dans le cadre, elle a fait entrer les spectateurs. Il lui faut de la chair, de l’humain. Au Mexique, elle a trouvé son peuple !
Pareil pour Luz. Lui a brossé un portrait sobre, mélancolique. Elle a choisi de la photographier, son bébé au bras. On verra plus loin avec quelle empathie elle regarde les mères avec enfants.
Bientôt, on découvre la commande d’Anita Brenner pour son livre Des idoles derrière les autels, qui traite de la culture populaire mexicaine. Ce travail lui ouvre des portes. Ainsi devient-elle la photographe officielle des peintres muralistes dont elle dresse les portraits en plein travail.
Sur toutes les cimaises, elle insiste sur les mains et les corps des prolétaires surexploités auxquels on fait porter de lourdes charges et qui en perdent leur individualité, sur les femmes avec enfants qui travaillent dur.
Enfin de la photo de rue !
Son œuvre évolue encore lorsque, en 1926, elle troque l’appareil Corona de ses débuts contre un Graflex qui lui permet de faire des photos de rue. À elle les manifestations ! Les ouvriers agricoles représentés, sous la forêt de leurs sombreros, comme une force unique, acquièrent de la puissance dans les colonnes du journal du Parti communiste El Machete collé sur tous les murs. Elle assiste aux réunions sur la redistribution des terres. Fleurissent les allégories de propagande sur la faucille et le marteau, la femme au drapeau…
Le contraste est terrible. À Berlin, déprimée, seule et sans le sou, elle n’est pas inspirée par la réalité. À Moscou, on ne sait pas ce qui est arrivé : a-t-elle jeté son appareil dans la Moskova comme le dit le poète Pablo Neruda ? On ignore aussi ce qui s’est passé pendant la guerre d’Espagne, si photogénique ! Vittorio Vidali dit qu’elle aurait fait des photos. Qui les détiendrait ? Où ?
On se rend compte qu’elle a anticipé le travail social de Walker Evans et Dorothea Lange, effectué en 1926 en Amérique. Et comme on aurait aimé savoir s’ils ont parlé photographie lorsqu’elle rencontra, à Madrid, lors d’une mobilisation pour la paix, Gerda Taro et Robert Capa…
Le Jeu de paume, à Paris, présente une exposition des photographies de Tina Modotti, dont l’engagement communiste lui a valu de rester longtemps invisibilisée, exclue de l’histoire de l’art. Ainsi, à une époque où naît le cinéma muet, l’Italienne prend déjà pleinement sa place dans le débat entre formalisme et engagement politique.
Elle débarque à Ellis Island, le 8 juillet 1913. Migrante de 17 ans, elle voyage seule et vient d’Udine, dans le Frioul italien, où vit sa famille, d’origine modeste. Elle fuit l’usine textile où, depuis l’âge de 12 ans, elle travaille douze heures par jour. À peine franchi l’océan, elle trouve un emploi de couturière dans un prestigieux magasin de mode. Et très vite, sa beauté aidant, elle en devient le mannequin, pose pour des portraits de nu et s’aventure à jouer dans des pièces de théâtre.
La vie américaine est pleine de révélations. Au Palace of Fine Arts, Tina Modotti découvre le peintre norvégien Edvard Munch, le photographe américain Edward Weston, et fait la connaissance du poète Roubaix de l’Abrie Richey, dit Robo, et de la bohème artistique qu’il fréquente.
La période Hollywood
Le 15 octobre 1918, le couple se marie et file à Hollywood où Tina, remarquée par des producteurs, s’essaie au cinéma en jouant dans plusieurs films, dont Tiger’s Coat. Le couple évolue avec bonheur au sein d’un cercle d’avant-garde, source d’inspiration intensive. Il n’a pas peur du maccarthysme qui gagne du terrain et n’empêche pas l’Italienne de s’engager en faveur de ses compatriotes immigrés anarchistes, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, qui finiront électrocutés.
Tous sont fascinés par la révolution mexicaine qui vient de programmer la restitution aux populations indiennes des terres spoliées par l’Église et les gros propriétaires. Tous ont une furieuse envie d’aller voir ce que va donner ce pays où l’art est décrété l’un des piliers de la refondation, après la révolution.
L’image comme outil de dénonciation de la pauvreté
Le 25 avril 1921, Edward Weston qui, à sa demande, a commencé d’enseigner son art à Tina, lui donne rendez-vous dans son atelier pour une séance de pose. Ils entament une liaison enflammée. Mais voilà : l’homme, de dix ans son aîné, meilleur ami de Robo, a une femme et quatre enfants. Qu’importe, Tina Modotti a soif des recherches et expérimentations très pictorialistes d’Edward Weston. Et elle apprend vite !
En janvier 1922, Robo part seul au Mexique où il est invité à exposer avec Edward Weston. Son couple avec Tina bat de l’aile. Il décède là-bas de la variole. Dès lors, Tina décide d’arrêter le cinéma, de passer d’objet devant l’objectif à sujet, derrière.
En 1923, elle revient au Mexique avec Edward Weston. Ils ouvrent un studio photo. Elle devient son assistante. Bientôt, elle s’éloigne de son formalisme à lui en faisant ce qu’elle appelle une « photo incarnée », capable d’accueillir son émotion. Elle veut montrer « la façon dont vit l’autre moitié », l’autre moitié pauvre. Elle se sert de l’image comme outil de dénonciation de la pauvreté, du sort des femmes, publie dans le journal communiste El Machete. Jusqu’en 1930, elle donne tout à un photojournalisme engagé dont elle est pionnière.
L’assassinat de son amant
Après le départ d’Edward Weston, la maison de Tina continue d’être le lieu où se rencontrent l’anthropologue Anita Brenner, le peintre muraliste Diego Rivera, auquel elle présente Frida Kahlo, Vladimir Maïakovski et John Dos Passos, de passage à Mexico. Tina Modotti vit maintenant avec un jeune et brillant intellectuel cubain en exil, Julio Antonio Mella, fondateur du Parti communiste cubain. Un soir où ils rentrent du cinéma, il est abattu à ses côtés, en pleine rue.
Le pouvoir cherche à faire croire que ce crime politique est un crime passionnel. Blanchie lors d’un procès à charge, la jeune femme n’en subit pas moins un terrible harcèlement policier et médiatique. Sa vie privée est exposée, les nus qu’Edward Weston a faits d’elle. Bientôt, on attribue aux communistes la responsabilité d’un attentat contre le président. Tina Modotti est arrêtée et expulsée.
Sur le bateau qui l’emmène en Europe, elle retrouve l’Italien de Trieste Vittorio Vidali, qui rejoint Moscou où il travaille pour le Komintern. À Rotterdam, la police mussolinienne veut l’arrêter. Les avocats du Secours rouge international s’interposent.
Ne se plaisant pas à Berlin, elle rejoint Vittorio Vidali à Moscou. Passant de l’esprit du Bauhaus à celui du réalisme socialiste, elle abandonne la photographie pour se consacrer à la lutte contre le fascisme en travaillant pour le Secours rouge international.
Lorsqu’elle vient en réorganiser la section française, elle est hébergée par la famille Rol-Tanguy, chef d’état-major des FFI à Paris. Elle parcourt l’Europe dans tous les sens pour porter secours aux familles des prisonniers politiques. En Espagne, elle a fort à faire lorsque 30 000 mineurs des Asturies sont arrêtés, fin 1934.
Sur tous les fronts de la guerre d’Espagne
En 1933, elle rejoint Vittorio Vidali en Espagne. Il devient comandante Pablo Contreras. Tina devient Maria. Proche de Dolorès Ibarruri, présidente du Parti communiste espagnol, elle travaille à l’organisation de l’aide internationale à la République, écrit pour Ayuda, le journal du Secours rouge espagnol. Elle est sur tous les fronts : milicienne dans le bataillon féminin du 5° régiment, infirmière à l’hôpital ouvrier du Cuatro Caminos. Elle évacue les enfants vers le Mexique et l’URSS, elle accompagne le départ des Brigades Internationales et la Retirada…
Après la défaite, elle fuit avec Vittorio Vidali à Paris et, de là, à New York où, interdite de débarquement, on la place sur un bateau en partance pour le Mexique. Elle y vit en clandestine avant que le nouveau président n’annule son ordre d’expulsion. Vittorio Vidali est arrêté, accusé d’avoir trempé dans le meurtre de Trotski, survenu en août 1940 à Mexico. Elle a besoin de voir ses amis, passe la nuit de la Saint-Sylvestre chez Pablo Neruda, rentre d’un dîner chez l’architecte du Bauhaus Hannes Meyer lorsque, le 6 janvier, elle meurt, épuisée, d’une crise cardiaque, à l’arrière du taxi qui la ramène. Elle a 45 ans.
« Tina Modotti, l’œil de la révolution », jusqu’au 12 mai, au Jeu de paume, Paris. Catalogue Jeu de paume, Flammarion, Fondation Mapfre, 352 pages, 45 euros.
commenter cet article …