René Char et Albert Camus (à droite) ont partagé une amitié de 15 ans, douce comme les promenades baignées de lumière que les deux hommes partageaient dans la campagne du Luberon, cette terre où « des flots de silence rebondissent sur la campagne »
Baignée des lumières du Midi, l’amitié entre le poète René Char et le romancier Albert Camus s’est nourrie d’une correspondance affectueuse et dense, d’une sincérité désarmante, interrompue seulement par la mort brutale de Camus, le 4 janvier 1960.
Ce fut, depuis le frémissement des premiers mots échangés, une amitié incandescente, d’une rare intensité, sans brouilles ni rancunes, sans ombre aucune. La « fraternité profonde » unissant Albert Camus et René Char s’est forgée au sortir de la guerre, quand le premier, qui dirigeait alors la collection « Espoir » chez Gallimard, publia en 1946 les Feuillets d’Hypnos, bouleversants fragments rapportés du maquis des Basses-Alpes par le poète, engagé dans l’Armée secrète sous le nom de capitaine Alexandre.
Sans se connaître encore, les deux hommes s’estiment : la complicité née de la Résistance les porte l’un vers l’autre ; avant-guerre, Char vilipendait avec les surréalistes l’exposition coloniale, quand Camus s’indignait dans les colonnes d’ Alger républicain de la condition faite aux indigènes ; tous deux se tiennent « sur la corde raide, glissant sur la lame de l’épée », quand l’époque, pensent-ils, est à la démesure.
Leur rencontre apaise la blessure laissée par la perte de deux frères d’armes
Leur rencontre a la force d’une évidence, la clarté d’une certitude. Elle apaise la blessure laissée par la perte de deux frères d’armes, poètes eux aussi : René Leynaud, fusillé par les nazis, dont Camus confie qu’il lui « manque obscurément » ; Roger Bernard, exécuté à Céreste sous les yeux de Char, qui, à la Libération avait fait publier de lui un recueil sous le titre Ma faim noire déjà.
Dans la clandestinité, l’Étranger était tombé entre les mains de Char. Il n’y avait guère prêté attention. Il devait s’en expliquer bien plus tard dans Naissance et jour levant d’une amitié, des réminiscences qui viennent clore la Postérité du soleil, publiée après la disparition de Camus : « J’avais eu peu de loisir pour le lire. Période où toute vraie lecture ne pouvait avoir lieu que dans la ligne où l’événement la fixait. J’avais parcouru le livre. Je ne peux pas dire qu’il m’avait causé une profonde impression… »
Au temps de la rencontre, Caligula suscite au contraire son « accord total » et il tiendra la Peste pour « un très grand livre » : « Les enfants vont pouvoir à nouveau grandir, les chimères respirer. (…) Notre temps a bien besoin de vous ». En écho, le romancier et dramaturge voit dans Char « le seul poète aujourd’hui qui ait osé défendre la beauté, le dire explicitement, prouver qu’on peut se battre pour elle en même temps que pour le pain quotidien ».
Premières lueurs d’une correspondance affectueuse, généreuse et dense, d’une sincérité désarmante, débordant la reconnaissance artistique et l’admiration mutuelle pour l’œuvre, interrompue seulement par la mort brutale de Camus, le 4 janvier 1960.
Dans le deuil, Char, profondément ébranlé, se retourne sur cette amitié d’une quinzaine d’années, douce comme les promenades baignées de lumière que les deux hommes partageaient dans la campagne du Luberon, cette terre où « des flots de silence rebondissent sur la campagne ». Il pleure un frère : « Un frère choisi par moi et non un frère donné par une mère aveugle. »
Cette amitié tient du paysage : celui de ces montagnes « pleines de vents cassés et d’obscure tristesse »
Leur correspondance est comme un cocon qui tient lieu de refuge à deux solitudes. D’emblée, elle se fait intime, des tracas d’intendance ou de santé jusqu’aux amours effilochées, des connivences politiques aux anciens amis qu’ils brocardent – « Lugubre Breton ! ».
Ils s’y livrent, mettent leurs cœurs à nu, se disent crûment ce qu’il leur en coûte d’écrire, de créer. Leurs mots sont empreints de solidarité et d’attention, de confiance et de chaleur, parfois lestés de l’anxieuse attente entre les retrouvailles, dans le Midi ou à Paris dont ils vilipendent les intelligences vulgaires et les « lâches complaisances ».
Cette amitié tient du paysage : celui de ces montagnes « pleines de vents cassés et d’obscure tristesse », Luberon, Alpilles, Ventoux, qui entourent la plaine de L’Isle-sur-la-Sorgue où vit Char. Là où l’été a une belle vieillesse, où les hommes sont « forts comme des chênes et sensibles comme des oiseaux », les deux écrivains ont défriché un arrière-pays commun : une terre et des êtres « aux soleils jumeaux qui prolongeaient avec plus de verdure, de coloris et d’humidité, la terre d’Algérie à laquelle il était si attaché », écrira Char, à propos de son ami.
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