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14 août 2023 1 14 /08 /août /2023 06:00
Rosa Luxemburg et Sonja Liebknecht : les lettres de prison - L'Humanité, Bruno Odent, 4 août 2023
Rosa Luxemburg et Sonja Liebknecht : les lettres de prison

Incarcérée en Silésie pour son opposition aux impérialismes, Rosa Luxembourg la future cofondatrice du Parti communiste allemand résiste et s’évade par l’écriture. Les lettres qu’elle envoie à sa meilleure amie sont aussi surprenantes qu’émouvantes.

Publié le Vendredi 4 août 2023

Entre 1914 et 1919, c’est derrière les barreaux que Rosa Luxemburg aura passé, quasiment sans discontinuer, les dernières années de sa vie. Enfermée en Silésie dans la prison de Wronki (près de Posten, aujourd’hui Poznan), puis à Breslau (Wroclaw), la cofondatrice – avec Karl Liebknecht – du parti communiste allemand, usera de l’écriture comme d’un moyen de s’échapper pour poursuivre envers et contre tout son combat contre l’impérialisme et la guerre.

Elle y produit une extraordinaire somme d’articles, de réflexions et d’analyses, publiés souvent au nez et à la barbe de ses geôliers. Cette détermination politique intacte, elle l’associera à une activité épistolaire intense avec des proches, des amis, seules fenêtres sur le monde extérieur. Sophie (alias Sonja) Liebknecht, seconde épouse de Karl, sera l’une des principales destinataires d’échanges épistolaires émouvants et d’une extraordinaire qualité littéraire.

À la croisée d’un rendez-­vous avec l’histoire ni manqué ni prématuré

Avec Sonja, devenue sa meilleure amie, Rosa Luxemburg entretient, de longue date, une relation où elle sait pouvoir se confier sur tout, y compris son enthousiasme pour la beauté de la nature, des choses et des êtres, son goût si exigeant des textes. Les affinités de Soniouchka, la Russe, et de Rosa, issue d’une famille juive de Silésie, passent par les territoires polonais, sous contrôle des empires russe puis allemand.

Des missives de Sonja Liebknecht déclenchent une réaction intense chez Rosa Luxemburg dont il ne reste malheureusement aucune trace aujourd’hui. Ce qui nous a obligés à procéder à sens unique, en laissant deviner derrière les mots de la révolutionnaire allemande la personnalité de Sonja Liebknecht, cette jeune historienne de l’art qui trouvera refuge en Union soviétique après l’assassinat de son mari, en janvier 1919.

Les deux femmes et leur destin tragique sont à la croisée d’un rendez-­vous avec l’histoire ni manqué ni prématuré, mais assassiné, avec la complicité établie des dirigeants d’une gauche allemande déjà très recentrée, en train d’accéder au pouvoir sur les ruines du second Empire allemand (1).

L’une des deux lettres de prison adressées à Sonja, dont nous avons choisi de publier des extraits, constitue l’un des messages anti-guerre les plus forts laissés par la dirigeante internationaliste. Même s’il n’est jamais explicite. Même si le conflit mondial n’y est jamais évoqué directement.

La prisonnière savait que sa missive devait franchir le barrage de la Kommandantur (l’administration pénitentiaire), où elle aurait à subir la censure. Elle choisit donc de se projeter dans les yeux d’un buffle blessé qu’elle a vu entrer dans la cour de la prison : un sommet d’habileté littéraire, sans doute l’un des textes les plus beaux, les plus poignants contre l’horreur de la grande boucherie de 1914-1918.

Dans une précédente missive, dont nous avons sélectionné ici quelques passages, Rosa Luxemburg tente de consoler son amie, qui vient à l’évidence de lui écrire combien lui pèse l’absence de Karl (Liebknecht), emprisonné depuis mai 1916. Elle-même, affectée physiquement par la détention et surtout la trahison des dirigeants sociaux-démocrates (2), est alors d’autant plus déprimée qu’elle vient d’apprendre la mort sur le front de son jeune amant, Hans Diefenbach.

Un hymne à la vie et à l’amour

Elle qui s’est donné comme ligne de conduite de survivre en devenant attentive au moindre de ces petits détails du vivant, qu’ils prennent la forme d’un insecte, d’un oiseau, d’un nuage, d’où réussit à émerger « même en cabane », dit-elle, la splendeur du monde, conseille à sa chère Soniouchka de ne surtout pas se laisser engloutir et lui adresse un extraordinaire hymne à la vie et à l’amour.

Libérée début novembre 1918 alors que le soulèvement spartakiste bat son plein et que l’empereur Guillaume II a enfin abdiqué, elle se rend à Berlin, y prend la parole avec Karl Liebknecht. Elle se plonge sans relâche dans le lancement du journal Die Rote Fahne, le drapeau rouge du mouvement révolutionnaire.

Le dirigeant du SPD Friedrich Ebert, devenu chancelier, se rapproche alors du général Wilhelm Groener, chef de file des Corps francs, ces militaires non encore totalement démobilisés et toujours puissamment armés dont il ­entend se servir pour mater la révolution. L’ambiance à Berlin devient irrespirable.

« On veut créer une atmosphère de pogrom et poignarder le mouvement spartakiste avant qu’il n’ait eu la possibilité de faire connaître sa politique et ses objectifs aux masses ! » s’insurge Rosa Luxemburg. Quelques jours plus tard, le 15 janvier 1919, elle sera assommée puis criblée de balles par l’un des officiers de ces Corps francs, avant que son cadavre ne soit jeté dans un canal. Liebknecht connaît un sort analogue. Le Parti communiste allemand (KPD), qu’ils venaient ensemble de porter sur les fonts baptismaux, n’avait pas trois semaines.

 

Rosa Luxemburg à Sonja Liebknecht : « Je voudrais encore vous plonger dans toute l’ivresse du bonheur de vivre »

Icon QuoteBreslau, 24.11.[19]17

Ma chère petite Sonitchka,

Ô comme je vous comprends lorsque chaque belle mélodie, chaque fleur, chaque journée de printemps, chaque nuit de lune éveille en vous la nostalgie et le désir de ce qu’il y a de plus beau dans ce que le monde a à offrir. Et comme je comprends que vous soyez amoureuse “de l’amour” !

Pour moi, l’amour a été (ou est ?…) toujours plus important, plus sacré que l’objet qui l’éveille. Parce qu’il permet de voir le monde comme un conte de fées scintillant, parce qu’il fait sortir de l’être humain ce qu’il a de plus noble et de plus beau, parce qu’il rehausse ce qui est le plus commun et le plus humble et le sertit de brillants et parce qu’il permet de vivre dans l’ivresse, dans l’extase…

Mais, petite Sonitchka, vous êtes jeune et vous devez vivre encore vraiment. Il n’y a que ces quelques maudites années à passer, mais, après, tout doit changer, d’une manière ou d’une autre. Vous ne devez pas, vous n’avez pas le droit de clore d’ores et déjà la facture, c’est ridicule. Je voudrais encore vous plonger dans toute l’ivresse du bonheur de vivre et je défendrai fermement votre droit à cela. »

Icon Quote Breslau, 22.12.1917

Ah ! ma petite Sonia,

j’ai éprouvé ici une douleur aiguë. Dans la cour où je me promène arrivent tous les jours des véhicules militaires bondés de sacs, de vieilles vareuses de soldats et de chemises souvent tachées de sang… On les décharge ici avant de les répartir dans les cellules où les prisonnières les raccommodent, puis on les recharge sur la voiture pour les livrer à l’armée. Il y a quelques jours arriva un de ces véhicules tiré non par des chevaux, mais par des buffles (…).

Ils sont originaires de Roumanie et constituent un butin de guerre (…). Le soldat qui les accompagnait, un type brutal, se mit à les frapper (…).

Sonitchka, chez le buffle l’épaisseur du cuir est devenu proverbiale, et pourtant la peau avait éclaté. Pendant qu’on les déchargeait, celui qui saignait regardait droit devant lui avec, sur son visage sombre et ses yeux noirs et doux, un air d’enfant en pleurs. C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on vient de punir durement et qui ne sait pour quel motif… J’étais devant lui, l’animal me regardait, les larmes coulaient de mes yeux, c’étaient ses larmes.

Oh ! mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous deux, aussi hébétés l’un que l’autre, et notre peine, notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être (…). »

Rosa Luxemburg et Sonja Liebknecht : les lettres de prison - L'Humanité, Bruno Odent, 4 août 2023
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