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24 novembre 2020 2 24 /11 /novembre /2020 06:31

Plusieurs entreprises françaises spécialisées dans la formation militaire entraînent, y compris dans l’Hexagone, des officiers de l’armée saoudienne. Une activité qu’elles n’ont pas arrêtée depuis le début de l’intervention militaire au Yémen. Bien au contraire.

Depuis le début de son intervention militaire au Yémen en 2015, accusée par l’ONU de provoquer « la pire crise humanitaire du XXIe siècle », l’Arabie saoudite utilise des avions, des blindés, des navires ou encore des missiles qui lui ont été vendus ces dernières années par la France (lire iciici ou ), provoquant l’indignation répétée des ONG de défense des droits humains.

Mais la monarchie peut également compter, plus discrètement encore, sur le savoir-faire français pour former ses troupes de combat. Selon une enquête coordonnée par le média néerlandais Lighthouse Reports, avec le soutien d’Arte et Mediapart, des entreprises de l’Hexagone participent à la formation de soldats saoudiens sur des compétences essentielles pour son intervention militaire.

Des instituts de formation interviennent notamment auprès d’officiers saoudiens, malgré la guerre au Yémen, pour leur apprendre à manipuler des canons Caesar, selon des documents et témoignages de formateurs.

Produits par Nexter, une entreprise détenue par l’État français, les Caesar, des obusiers à longue portée montés sur des camions tout-terrain, ont été livrés par dizaines à l’Arabie saoudite ces dernières années : depuis 2010, 132 modèles ont été envoyés, selon le Sipri, un institut suédois spécialisé dans les transferts d’armements, et d’autres livraisons sont prévues jusqu’en 2023. C’est dans le cadre de l’exécution de ces contrats que des formations pratiques sont dispensées par du personnel français pour apprendre aux soldats saoudiens à utiliser les canons.

Et ce alors même que près de 50 de ces obusiers sont déployés dans des zones pouvant atteindre les populations civiles au Yémen, selon une note confidentielle de 2018 de la Direction du renseignement militaire (DRM), révélée par Disclose. Le rapport de la DRM relevait précisément que la « population concernée par les tirs d’artillerie potentiels » était alors de « 436 370 personnes ».

Les formations à l’usage des canons Caesar ont notamment été dispensées par la société Défense conseil international (DCI) – dont l’État français est le premier actionnaire, avec plus de 50 % des parts – dans son centre international de formation, situé à Draguignan, dans le Var. À Commercy, dans la Meuse, l’entreprise belge John Cockerill exploite aussi un centre de formation de tireurs canons pour soldats saoudiens, comme l’a révélé Amnesty International en juillet 2020.

Interrogée, la société DCI n’a pas répondu à nos questions sur ses relations contractuelles avec les forces saoudiennes (voir en Boîte noire). Le gouvernement explique pour sa part qu’il exerce « son contrôle à un double niveau » pour les formations opérationnelles de soldats saoudiens : les entreprises qui les réalisent doivent bénéficier d’une « autorisation de fabrication, de commerce et d’intermédiation (AFCI) » délivrée par le ministère des armées, mais aussi faire l’objet d’une autorisation d’exportation garantissant qu’elles « ne contreviennent ni aux engagements internationaux de la France, ni aux embargos décidés par les organisations internationales ».

Le gouvernement explique aussi que « les risques d’emploi contre les populations civiles sont systématiquement évalués », quitte à prendre – sans en préciser le contenu, ni dire si cela a déjà été fait – « des mesures de remédiation des risques d’utilisation inappropriée ».

Les autorités rappellent enfin que « l’existence de menaces contre le territoire saoudien est avérée », en évoquant notamment « les attaques lancées sur les installations pétrolières saoudiennes en septembre 2019 ». Elles ne disent par contre rien des canons Caesar dont le positionnement à la frontière yéménite est prouvé.

En plus de la note de la DRM de 2018, le groupe d’experts des Nations unies sur le Yémen a fait part en septembre 2020 de sa « préoccupation » (lire ici) quant au fait que les tirs imprécis, tels que ceux réalisés par les canons Caesar, peuvent donner « lieu à des pertes civiles importantes ».

L’ONG yéménite Mwatana for Human Rights a pour sa part recensé de nombreux incidents liés à l’utilisation de l’artillerie saoudienne qui auraient provoqué la mort de civils, adultes et enfants. « Cette guerre dure depuis trop longtemps, six ans de conflits incessants et de violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme commis contre le peuple yéménite sont simplement ignorés et ne peuvent être ignorés. La communauté internationale ne peut pas dire que nous “ne savions pas” », s’inquiète Ardi Imseis, professeur de droit à l’université Queen’s de Toronto et membre du groupe d’experts de l’ONU.

Ce contexte a poussé certains pays exportateurs à réagir de manière différente, en prenant plus de précautions, même si « peu de pays ont choisi d’être plus restrictifs à l’égard des exportations d’armes vers l’Arabie saoudite », explique Pieter Wezeman, chercheur à l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), qui cite les exemples de « l’Allemagne, la Suède, la Finlande, la Norvège et les Pays-Bas ». En Belgique, le Conseil d’État a récemment suspendu plusieurs licences d’autorisations d’exportation à destination de la Saudi National Guard (SANG), en considérant qu’« il ne peut être exclu qu’il y ait un risque réel pour les armes d’être utilisées dans le contexte du conflit au Yémen ou pour contribuer à la répression interne ».

Même lorsqu’elles ont des autorisations étatiques, les entreprises sont également tenues à plusieurs obligations. Elles doivent par exemple, selon les « principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme » (à lire ici)« éviter de causer ou de contribuer à des incidences négatives sur les droits de l’homme », et adopter un « processus de diligence raisonnable pour identifier leurs incidences sur les droits de l’homme ».

En d’autres termes, DCI est tenue de contrôler en interne les effets des formations qu’elle dispense et de mettre fin aux relations commerciales qui pourraient porter atteinte aux droits de l’homme.

Les formations dispensées par DCI aux forces saoudiennes apparaissent notamment dans un film promotionnel de l’entreprise diffusé en 2018. Selon nos recherches, le film correspond à une formation pour l’utilisation de canons Caesar qui a été offerte en 2017 à des officiers de la SANG dans son centre international (CIF-D), intégré depuis 2013 aux écoles militaires de l’armée française installées à Draguignan.

Curieusement, les soldats saoudiens ne s’entraînent pas sur un modèle d’entraînement fourni par le fabricant mais sur un canon appartenant à l’armée française, ainsi que le montre sa plaque d’immatriculation. Le matériel, qui possède le numéro 6081-0367, a été utilisé dans au moins deux défilés du 14-Juillet à Draguignan, en 2013 et 2018. Dans quel cadre se fait cette mise à disposition de matériel ? DCI et le gouvernement ne nous ont pas répondu sur ce point.

À Draguignan, les officiers s’entraînent aussi à utiliser le logiciel d’Automatisation des tirs et des liaisons de l’artillerie sol/sol (ATLAS), produit par le français Thalès, qui est un système électronique d’information et de gestion de tir installé sur les canons Caesar lorsqu’ils sont livrés. Selon la vidéo de DCI, les soldats sont aussi formés sur un simulateur pour Mistral Manpads, un missile sol-air courte distance fabriqué par le français MBDA.

Les entreprises françaises avaient misé sur un concurrent de MBS

Selon le rapport annuel 2016 de DCI, la formation (artillerie et défense sol-air) des officiers de la SANG a débuté en septembre de cette année-là, alors même que l’intervention au Yémen avait déjà commencé. « Grâce à ses capacités de projection, le CIF-D complète ce cursus en France par des formations collectives in situ avec la réalisation de manœuvres en situation opérationnelle », ajoute aussi le rapport. Ce qu’ont confirmé à Mediapart plusieurs formateurs ayant opéré en Arabie saoudite.

 

Après avoir passé plus de dix ans dans l’armée française, Jean* a été recruté par DCI grâce au « bouche à oreille » « Un ancien collègue m’a appelé, il m’a dit : “J’ai donné ton nom à DCI parce que je savais que tes compétences matchaient et que tu es au vert” », explique-t-il. Recruté au terme d’un entretien d’embauche de plusieurs heures, il est envoyé jusqu’à la fin 2017 sur une base saoudienne située dans une « région un peu isolée » du Royaume. Il ne s’est jamais rendu sur le front yéménite et a mené des formations sur des questions liées au renseignement, pas à l’artillerie.

« J’avais travaillé dans d’autres pays du Golfe mais jamais en Arabie saoudite. C’est un pays qui fait parler de lui, qui est très loin du nôtre au sujet des libertés, des mœurs, etc. Donc c’était très enrichissant, autant humainement que professionnellement », témoigne-t-il.

La mission est également intéressante d’un point de vue financier : « Vous avez des salaires de cadre expatrié, donc vous êtes pas mal on va dire », résume-t-il, même si cela « demande des sacrifices personnels et familiaux ». Sans compter que cette expérience est venue rompre un quotidien un peu trop monotone depuis qu’il avait quitté l’armée : « Pour nous qui avons vécu des choses un petit peu extraordinaires, on s’embête un peu quand on revient à la vie civile. Là, on garde un petit peu cette fibre militaire, cette ambiance dans laquelle on se sent bien et on apprend toujours », raconte l’ancien soldat.

En Arabie saoudite, le Français formait des membres des forces spéciales saoudiennes dont il savait, pour certains d’entre eux, qu’ils rejoindraient ensuite le front yéménite. « On n’en parle pas trop mais voilà, on sait très bien que les mecs, on les forme et direct, ils partent. Il y en avait, en discutant avec eux, ils finissaient la formation et ils partaient sur les zones de combat, on le savait très bien », explique-t-il, estimant leur proportion à un tiers d’une promotion.

Cette situation n’a pas provoqué chez lui de questionnement sur le sens de sa mission. « Effectivement, il y a des morts au Yémen, il y a la famine, c’est la misère, mais c’est la guerre. Dans quelle guerre ça n’a pas existé ? », interroge Jean. « C’est malheureux. Moi je ne me sens pas responsable à partir du moment où c’est quelque chose qui ne nous regarde pas. […] Effectivement, oui c’est une guerre, c’est le peuple qui souffre le plus, comme dans tous les conflits. Si ce n’est pas nous qui prenons ces contrats, ce sera d’autres pays de toute façon. Je préfère y aller moi et faire les choses bien, avec mon esprit critique, ma façon de faire à la française. Si ce n’est pas nous qui le faisons, ça sera d’autres de toute façon », développe-t-il.

Sa formation s’est arrêtée fin 2017, plus tôt que prévu, à la suite de l’accession au pouvoir, quelques mois plus tôt, de Mohamed Ben Salmane. « Le nouveau roi était plutôt pro-américain, donc DCI a perdu le contrat », indique-t-il. Sur la base saoudienne, Jean estime à une « petite centaine de personnes », tous pôles confondus, le nombre d’employés de DCI présents sur place.

Plusieurs formations se sont ainsi arrêtées en 2018, mais DCI est tout de même resté présent en Arabie saoudite pour honorer certains contrats. Les cursus pour les canons Caesar sont-ils toujours d’actualité ? L’entreprise n’a pas voulu nous le dire. 

D’autres entreprises continuent d’opérer sur place. C’est notamment le cas d’ISD qui fonctionne comme une agence d’intérim pour des spécialistes de l’armement issus de l’armée française, selon Nicolas*, un autre formateur ayant travaillé en Arabie saoudite jusqu’en 2015. « C’est un monde compliqué, les ressources qualifiées sont rares », témoigne-t-il.

En Arabie saoudite, ISD travaille notamment pour Nexter. Sollicitées, aucune des deux entreprises n’a répondu à nos questions.

Selon Nicolas, ISD est chargé de la formation technique des officiers de la Saudi National Guard (SANG) sur les canons Caesar, tandis que DCI prend en charge la partie militaire « dans des conditions de guerre ». Comme Jean, le formateur raconte qu’il était personnellement « absolument » au courant qu’il formait des soldats qui seraient ensuite déployés au Yémen.

Les contacts entre la Saudi National Guard et les entreprises de l’Hexagone auraient, selon lui, été facilités par la proximité entre plusieurs Français et le prince Moutaïb Ben Abdallah, qui a dirigé la SANG de 2010 à 2013, avant de devenir ministre de la Garde nationale.

Les patrons français du cabinet Caesar International, domicilié à Dubaï et qui réalise des opérations de maintenance sur les canons Caesar saoudiens, étaient « très, très proches » de Moutaïb Ben Abdallah, souligne-t-il, confirmant une information déjà évoquée dans Intelligence Online ou dans le livre Nos très chers émirs (éditions Michel Lafon, 2016). Mais comme Jean, Nicolas estime que la prise de pouvoir de MBS en 2017 – aux dépens de Moutaïb qui fut arrêté avant d’être libéré sous caution – n’a pas arrangé les affaires des Français, confrontés à la concurrence américaine, malgré les courbettes diplomatiques de Paris.

Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr. Si vous souhaitez adresser des documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez vous connecter au site frenchleaks.fr.

 

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