Louis Renault n'a pas attendu l'occupation allemande pour être prêt à collaborer. En 1935, il rencontrait Hitler
Une explication historique de la montée irrésistible du fascisme et du nazisme que l'on entend bien peu aujourd'hui et qui ouvre des perspectives de compréhension, avec quelques échos renvoyant à notre présent...
Syndicats liquidés, communistes et sociaux-démocrates enfermés à Dachau ou Buchenwald, Gestapo omniprésente. Le régime nazi offrait des possibilités inespérées d'exploitation des ouvriers.
La célèbre formule "Plutôt Hitler que le Front Populaire" est quelque fois interprétée comme un ralliement du patronat français au fascisme face à "la peur des rouges". Une manière de la justifier ou de l'atténuer?
Annie Lacroix-Riz: Le modèle social nazi, qui permet de faire travailler les ouvriers 16 heures par jour six jours par semaine sans autorisation administrative, et les prive de partis, de députés, de syndicats et de droit de grève, a enthousiasmé le patronat international (Etats-Unis inclus, qui avaient tant investi dans le Reich depuis la décennie 1920). Il avait séduit d'emblée le patronat français qui, au surplus, se heurte à une forte résistance ouvrière entre 1934 et 1938. Il voit dans le modèle social allemand un motif de plus à ne pas faire la guerre au Reich, qui, lui, la fera. Car, l'occupant une fois sur place, tout ira mieux, comme le claironnent nombre de patrons à leurs ouvriers grévistes en 1936-1937, tel le président de l'imprimerie Lang: "Hitler viendra mettre de l'ordre en France!". Ce qui se fait chez Lang et ailleurs depuis l'été 1940, je l'ai montré dans Industriels et banquiers français sous l'occupation.
Le grand patronat français fait donc non seulement le choix de l'Allemagne mais aussi le choix de Hitler avant le Front Populaire?
Annie Lacroix-Riz: C'est un pan essentiel de l'histoire du fascisme français de l'entre-deux guerres. Car, fondamentalement, c'est son principal intérêt, le fascisme écrase les salaires et les salariés. Il a séduit les milieux d'affaires parce qu'il empêche les détenteurs de revenus non monopolistes de se défendre, qu'ils se soient battus auparavant ou pas: les ouvriers allemands ont été dociles... En France, ils se défendent, y compris sur le plan du Parlement, soumis à réélection tous les quatre ans, forcément sensible aux électeurs. En outre, le système parlementaire, même contrôlé par le capital financier, retarde l'exécution de ses décisions de plusieurs semaines, mois ou années. Les fonds de police attestent précisément comment, à partir de 1922, s'organise, sous la férule de la "synarchie", le mouvement fasciste en France, comment le capital financier finance les "ligues". A l'extérieur, l'impérialisme français a les mêmes goûts. Il est notoire, depuis le début des années 1930, que Skoda, c'est à dire Schneider, soutient Hitler et son auxiliaire en Tchécoslovaquie, le chef du "parti des Sudètes", Konrad Henlein. Pourquoi? Parce que seul un régime fasciste brisera le mouvement ouvrier, interdira les grèves, verrouillera les salaires en laissant grimper les prix industriels et les "opportunités" bancaires, donc les profits des grands groupes. Cette orientation s'accentue avec la crise. Elle donne au capital français, qui adore le fascisme italien (et adorera Franco), les yeux de Chimène pour le nazisme, en toute connaissance de cause sur son bellicisme, son racisme et son antisémitisme criminels.
Le Front populaire est quelquefois accusé d'avoir précipité la défaite de la France face à l'Allemagne. Qu'en est-il?
Annie Lacroix-Riz: La caractéristique remarquable de l'entre-deux-guerres pour l'impérialisme français, et dans une certaine mesure aussi, pour l'impérialisme britannique, c'est que, de manière plus caricaturale qu'avant la Première Guerre Mondiale, de très fortes rivalités inter-impérialistes sont compensées par la tendance des impérialismes affaiblis ou dominés de céder aux exigences de l'impérialisme dominant. La Grande-Bretagne se soumet à l'impérialisme américain, et à l'impérialisme allemand aussi, comme la France. Londres tente le compromis européen jusqu'au bout, et sur l'Autriche, sur la Tchécoslovaquie après l'avoir fait sur l'Espagne (zone d'intérêts décisifs). Ce qui fait reculer l'impérialisme britannique, c'est qu'il n'arrive pas à trouver sur la question coloniale de compromis qui permettrait aux Allemands, comme il le leur avait déjà proposé (en vain) en 1912, de s'emparer des empires français, belge, portugais, en épargnant l'anglais. Le Reich veut tout. C'est ce qui explique que, à partir du printemps 1938, Anthony Eden qui a été un grand apaiseur jusqu'alors, se retourne (comme Churchill avant lui) et abandonne le Foreign Office à Halifax, symbole de l'aplatissement. C'est la ligne Chamberlain-Halifax qui, du côté français, l'emporte du début à la fin.
Entretien réalisé par Jérôme Skalski
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