Première partie d'un article de remémoration: "Du combat pour l'unité socialiste à la scission du congrès de Tours et à la naissance du PCF".
1) De la marginalité aux crises de la croissance politique, exigeant le positionnement de forces révolutionnaires face aux institutions de la République.
a) Un mouvement socialiste à reconstruire après la tragédie de la Commune.
Comme l'écrit Louis Mexandeau dans son introduction à Le discours des deux méthodes: Jean Jaurès et Jules Guesde (éditions Le passager clandestin): « à la différence des grandes social-démocraties la (re)naissance socialiste après la Tragédie de la Commune de Paris s'était faite sous le signe de l'émiettement. Le poids de l'histoire, la personnalité des hommes avaient contribué à cette « chapellisation » qui étonnait les partis étrangers ».
A la suite de l'échec sanglant de la Commune en mai 1871, beaucoup de militants vont être déportés, contraints à l'exil, et dans les premières années de la décennie 1870, le combat qui primera, y compris pour les militants d'extrême gauche, sera celui de la consolidation de la République face au cléricalisme et au danger de restauration monarchique. L'historien Pierre Lévêque, dans l'article sur « La Gauche et l'idée révolutionnaire au XIXème siècle » publié dans le livre collectif dirigé par Gilles Candar et Jean-Jacques Becker, L'histoire des gauches en France: l'héritage du XIXème siècle (La découverte), écrit ainsi: « Pour beaucoup, le drame de 1871 a condamné définitivement la stratégie insurrectionnelle, et leur option légaliste sera confirmée par les solides garanties apportées en 1881 aux libertés de réunion et de presse, en 1884 à la liberté syndicale ».
Dans les congrès ouvriers de Paris et de Lyon en 1876 et 1878, la constatation du droit de propriété et de l'inégalité sociale prend des formes plutôt proudhoniennes mettant l'accent moins sur la conquête du pouvoir politique pour imposer verticalement la transformation sociale que sur l'auto-organisation spontanée des travailleurs en chambres syndicales et coopératives de production.
Mais en octobre 1879 est créé à Marseille un parti ouvrier d'inspiration collectiviste et marxisante, d'abord dirigé par Jules Guesde (1845-1922), ancien anarchiste récemment converti au marxisme et qui cherche depuis 1877 à propager ses idées dans le journal qu'il crée avec Gabriel Deville (1854-1940) et où collabore Paul Lafargue, L'Egalité. Rappelons que l'autorité intellectuelle de Marx commence seulement depuis peu à se faire sentir en France. En 1873, Pierre Larousse lui consacre un article plutôt favorable dans son Grand dictionnaire universel du XIXème siècle et en 1872 est publié le premier livre du Capital. En revanche, il faudra attendre 1885 pour voir la première version intégrale du Manifeste du parti communiste publiée en français, traduite par Laura Lafargue, fille de Marx et compagne de Lafargue.
Au congrès de Saint Etienne en septembre 1882, Guesde est mis en minorité, ce qui entraîne son départ de son parti, sa création du POF (Parti Ouvrier Français) et la formation en opposition par Paul Brousse et Gaston Allemane de la Fédération des travailleurs socialistes de France.
« Celle-ci, écrit Pierre Lévêque, maintient un objectif maximaliste (la libération du prolétariat par la collectivisation des moyens de production et d'échange), mais entend abandonner le tout à la fois qui aboutit au rien du tout » et parvenir au but par une série d'étapes successives: il faut conquérir les municipalités qui confieront les services publics (eau, gaz, transports en commun...) à des associations ouvrières, éduquer ainsi les travailleurs à la gestion, établir enfin, par la voie du suffrage universel, la République sociale qui prendra en main les grandes industries, les chemins de fer et les banques ».
Paul Brousse lui-même est l'auteur du néologisme « marxisme » à consonance péjorative qui apparaît dans un pamphlet paru en 1882, Le Marxisme dans l'Internationale, dans lequel il dénonce la social-démocratie allemande et son « appendice » en France, le guesdisme, qui, en mettant l'accent sur le déterminisme économique dans lequel prend sens le combat politique, en dépréciant la démocratie parlementaire et en cherchant à imposer la prééminence d'un parti pensé comme le cerveau de la classe ouvrière sur le mouvement syndical, s'oppose aussi bien à la tradition française de valorisation proudhonienne de l'organisation spontanée des travailleurs qu'à l'adhésion aux valeurs républicaines à titre d'héritage révolutionnaire à conserver.
Si cette fédération « possibiliste » s'affaiblit par la suite, elle sera relayée dans les années 1890 par une partie des socialistes indépendants, dont Alexandre Millerand, député de la Seine et directeur du quotidien La Petite République. Celui-ci exprimera clairement son point de vue légaliste et partisan de réformes progressives appelées par des objectifs révolutionnaires au banquet de Saint Mandé le 30 mai 1896. Citons encore Pierre Lévêque qui décrit ce fameux programme de Saint Mandé, nouveau bréviaire du socialisme réformiste (volume cité, p.311): « Le but final, réaffirmé, est d' « assurer à chaque être, au sein de la société, le développement intégral de sa personnalité », le moyen préconisé est bien le passage d'un mode de production à un autre (« la substitution nécessaire et progressive de la propriété sociale à la propriété capitaliste »); il s'opérera grâce à l'intervention de l'Etat, mais de façon graduée, à mesure que les différentes branches de l'économie « deviennent mûres pour cette appropriation collective »: processus de longue durée et non mutation brusque. Surtout, cette révolution sociale, étalée dans le temps, s'opérera dans le respect de la légalité: la « conquête des pouvoirs publics » se fera « par le suffrage universel », à l'exclusion de la violence, de la grève générale, de l'insurrection.
b) 1892: les socialistes deviennent une puissance électorale et s'enracinent dans la vie politique française.
En 1892, les socialistes ont des résultats très encourageants aux municipales, qui réhabilitent, même au regard du POF marxiste, la légalité républicaine. Le journal Le Socialiste qui a succédé à l'Egalité pour servir de tribune au POF, ne craint pas ainsi de déclarer le 21 août 1892: « Réformes et révolution, loin de se contredire, se complètent donc et nous sommes réformistes, parce ce que révolutionnaires ».
C'est aussi en 1892, alors que la grève de Carmaux (16 août-3 novembre 1892) lui a montré comment un patron héritier, maître de la mine, le marquis de Solages, pouvait grâce à son pouvoir social et son pouvoir politique s'asseoir sur le suffrage universel en limogeant Calvignac, le mineur syndicaliste devenu maire, que Jean Jaurès est devenu pleinement socialiste.
Il avait été élu député à 26 ans en 1885 et avait appartenu jusqu'à sa défaite aux législatives de 1889 au courant des républicains de gauche, manifestant déjà une vive préoccupation pour la question sociale. Ainsi, en 1886, il cosigna une proposition de loi pour mettre en place des caisses ouvrières de retraite basées sur la coopération et la prévoyance et des caisses de secours pour pallier aux décès ou aux accidents de travail . En 1886 toujours, il s'intéressa au problème de la sécurité des mineurs et assista au congrès de leur syndicat. En février 1892, après s'être mis à la lecture de Marx et de Lassale sous l'influence du bibliothécaire de l'Ecole Normale Supérieure, le très influent et charismatique Lucien Herr, il soutenait sa thèse de doctorat écrite en latin sur « Les origines du socialisme allemand » qu'il faisait remonter à Luther, Kant et Fichte, et enfin, le 27 mars 1892, il discutait toute une nuit avec Jules Guesde à Toulouse, nuit qui l'a peut-être définitivement convaincu de la justesse des analyses et des voies d'émancipation socialistes.
A partir de 1893, les socialistes, sans parvenir à former un même parti, parviennent néanmoins à se montrer relativement solidaires au Parlement avec leur cinquantaine de députés pour faire face à la poussée réactionnaire et nationaliste qui menaçait la République et pour faire pression sur les radicaux afin qu'ils mettent en œuvre des réformes sociales.
c) 1898-1899: La crise du débat sur la participation ministérielle et sur l'implication aux côtés des forces politiques bourgeoises dans l'affaire Dreyfus et la défense républicaine.
Toutefois, quand Alexandre Millerand entre dans le gouvernement du radical Waldeck Rousseau en 1899 avec l'approbation des « possibilistes », l'entente socialiste est fortement mise à mal.
Jaurès défend la participation gouvernementale comme moyen de défendre les idéaux républicains fondamentaux (laïcité, pouvoir des représentants du peuple sur l'armée et démocratisation de celle-ci, impartialité de la justice) menacés par les forces de la réaction nationaliste, cléricale et antisémite déchaînées contre les partisans de Dreyfus. Guesde, qui était pourtant outré par l'antisémitisme et la mauvaise foi manifestés par l'armée au cours de l'affaire Dreyfus (qui commence avec la condamnation à la dégradation et au bagne très médiatisée et passionnée pour haute trahison du capitaine juif en décembre 1894 et est relancée au moment du procès à huis clos et de la relaxe du vrai espion, Esterhazy, dénoncés par le célèbre J'accuse d'Emile Zola dans le L'Aurore du 13 janvier 1898) voit dans cette participation gouvernementale un risque d'embourgeoisement des cadres socialistes et de démobilisation des militants ainsi qu'un détournement par rapport au but essentiel qui reste la transformation révolutionnaire des rapports de propriété et de production.
Dans une lettre datée du 28 juillet 1899 au leader de la social-démocratie allemande, Wilhelm Liebknecht, père du compagnon de Rosa Luxemburg lors de la révolution spartakiste, Karl Liebknecht, Lafargue revient sur les conséquences de l'erreur stratégique et humaine de Jules Guesde qui, en plaidant pour l'abstention et la non-intervention, dans le combat acharné qui opposait les républicains dreyfusards et les anti-dreyfusards antisémites ou partisans de la vieille droite catholique, nationaliste et autoritaire, a mis sur le devant de la scène des leaders socialistes plus réformistes, Millerand et Jaurès, alimentant ainsi la dérive opportuniste des cadres socialistes:
« La crise que traverse le socialisme en France était fatale, mais grâce à l'absurde et inconcevable conduite de Guesde et de Vaillant dans l'affaire Dreyfus, nous sommes placés dans une situation difficile pour nous défendre...Depuis que le socialisme est devenu en France une force électorale, il a été envahi à la suite de Jaurès et de Millerand par une quantité d'universitaires et de radicaux, en quête d'électeurs et de places. L'affaire Dreyfus et notre inaction dans la circonstance leur ont donné une énorme popularité...J'ai à plusieurs reprises demandé à Guesde et à nos amis d'intervenir dans l'affaire Dreyfus; sans prendre parti pour ou contre D., il y avait une des belles occasions de faire campagne contre le militarisme, le nationalisme et le cléricalisme. Jaurès aurait été obligé de modifier sa campagne, excellente selon moi, mais par trop personnelle, et au lieu de le voir recueillir aujourd'hui tout le mérite du triomphe contre l'Etat-major, nous l'aurions partagé avec lui...Cependant, je ne désespère pas. Nous sortirons de la crise divisés en deux camps-les arrivistes ministériels et les socialistes révolutionnaires. Je ne sais pas si nous serons en minorité au congrès; mais il ne se passera pas beaucoup de temps avant que nous ayons reconquis notre influence et notre prestige grâce aux avortements politiques des ministériels et aux compétitions de personne parmi eux ». (Paul Lafargue, Paresse et Révolution. Ecrits 1880-1911. Tallandier, p. 325).
A la veille du congrès de Japy, après l'entrée d'Alexandre Millerand au gouvernement, guesdistes et vaillantistes se fendent d'une déclaration intransigeante le 14 juillet 1899: « Le Parti socialiste, parti de classe, ne saurait être ou devenir, sous peine de suicide, un parti ministériel. Il n'a pas à partager le pouvoir avec la bourgeoisie, dans les mains de laquelle l'Etat ne peut être qu'un instrument de conservation et d'oppression sociales. Sa mission est de le lui arracher, pour en faire l'instrument de la libération et de la révolution sociale » (cité dans Jean Jaurès de l'historien Jean-Pierre Rioux. Editions Perrin, p.172).
d) les différentes tendances du socialisme au tournant du siècle.
Les partis révolutionnaires, dont:
- le parti socialiste de France d'Edouard Vaillant, héritier de la tradition blanquiste.
- le POF (Parti Ouvrier Français) des marxistes orthodoxes regroupés derrière Jules Guesde et Paul Lafargue qui pensent que la collaboration avec les partis bourgeois (les radicaux) par le soutien parlementaire ou la participation gouvernementale justifiée au nom des valeurs républicaines et de la mise en œuvre de réformes graduelles améliorant la condition ouvrière risque de briser la combativité ouvrière, d'embourgeoiser les cadres socialistes et de mettre en avant une illusoire communauté d'intérêt entre les classes au détriment d'un approfondissement de la lutte des classes.
Jules Guesde, lors du discours où il donnait la répartie à Jaurès qui avait exposé les principes de sa stratégie à la salle de l'hippodrome de Lille en octobre1900, résumait ainsi son point de vue: « malheur à nous si nous nous laissons arrêter le long de la route, attendant comme une aumône les prétendues réformes que l'intérêt même de la bourgeoisie est quelque fois de jeter à l'appétit de la foule et qui ne sont et ne peuvent être que des trompe-la-faim... La Révolution qui nous incombe n'est possible que dans la mesure où vous resterez vous-mêmes, classe contre classe, ne connaissant pas et ne voulant pas connaître les divisions qui peuvent exister dans le monde capitaliste ».
Une constellation plus réformiste (ou évolutionniste) et républicaine regroupée dans le « Parti Socialiste Français » dont le leader est Jaurès.
Cette tendance est diverse entre:
- les partisans des maires socialistes du sud de la France et les socialistes indépendants tels que Millerand et Viviani venus du radicalisme de gauche et qui seront appelés à vite se désolidariser en partie par opportunisme des idées de révolution ouvrière socialiste.
- les héritiers du socialisme « possibiliste » de Paul Brousse, partisans des réformes graduées.
- les partisans de la synthèse jaurésienne entre la critique marxiste du capitalisme et de sa force d'aliénation, l'idéal d'une émancipation de toute l'humanité par la suppression des structures de l'économie capitaliste, et l'acceptation d'un chemin progressif et démocratique menant à cette émancipation qui suppose aussi la conservation des acquis républicains promus par les héritiers de la révolution bourgeoise de 1789.
e) le positionnement de Jaurès: garder des objectifs de transformation radicale des structures économiques sans dédaigner les conquêtes sociales et démocratiques partielles obtenues par la lutte sociale ou parlementaire.
Depuis 1892-1893, sa rencontre avec Guesde et son soutien actif aux mineurs grévistes de Carmaux en conflit avec le marquis de Solages, Jaurès est marxiste au sens où il partage l'objectif d'une révolution sociale caractérisée par l'appropriation collective des moyens de production pour émanciper l'homme et rompre avec les exploitations, et aussi au sens où il fait, lui aussi, de la lutte des classes le moteur essentiel de l'histoire tout en considérant que la classe ouvrière a un rôle messianique dans l'émancipation de l'humanité toute entière.
Néanmoins, contrairement au courant de l'anarcho-syndicalisme assez fort chez les anciens de la Commune et les militants syndicaux, Jaurès considère que la grève générale insurrectionnelle et l'auto-organisation ouvrière ne sont pas des voies d'émancipation suffisantes. Le suffrage universel et l'action dans les institutions (Parlement, municipalités) peuvent permettre aux prolétaires d'améliorer leurs conditions de vie, de conquérir progressivement dignité, autonomie et capacité d'auto-organisation, ce qui leur permettra d'acquérir les capacités de transformer à moyen terme radicalement les structures de la société capitaliste.
A cet égard, Jaurès est aussi plus enthousiaste que les guesdistes pour célébrer comme porteuses d'espoirs les créations de coopératives ouvrières ou agricoles qui créent ici et maintenant des expériences locales alternatives par rapport à la loi de la compétition capitaliste. Pour lui, contrairement aux guesdistes et aux blanquistes, la société capitaliste ne peut être abattue par un coup de force politique ou même une victoire électorale grâce à l'action décidée d'une avant-garde du mouvement ouvrier: son dépassement exige l'apprentissage de l'auto-gestion par les travailleurs à travers l'administration de caisses de retraites et de protection sociale, de coopératives de travail et de consommation.
Au Congrès de Toulouse de 1908, il dira ainsi: « Non, ce n'est ni par un coup de main, ni même par un coup de majorité que nous ferons surgir l'ordre nouveau. (…). (Le prolétariat)...n'a pas l'enfantillage de penser qu'un coup d'insurrection suffira à constituer, à organiser un régime nouveau. Au lendemain de l'insurrection, l'ordre capitaliste subsisterait et le prolétariat, victorieux en apparence, serait impuissant à utiliser et à organiser sa victoire, s'il ne s'était préparé à la prendre en main par le développement d'institutions de tout ordre, syndicales ou coopératives, conformes à son idée, conformes à son esprit, et s'il n'avait graduellement réalisé, par une série d'efforts et d'institutions, sa marche collectiviste et commencé l'apprentissage de la question sociale ».
Pour Jaurès, il est ridicule comme le font une partie des socialistes et des membres de la CGT accrochés à une posture révolutionnaire misant sur l'exaspération des tensions de classe et le refus du compromis, de dédaigner les réformes sociales partielles obtenues grâce à des accords parlementaires avec des républicains non socialistes, telles les lois sur les accidents de travail, les retraites ouvrières, ou l'impôt sur le revenu: en émancipant concrètement mais partiellement les ouvriers, elles ne les feront pas accepter l'ordre inégalitaire dominant mais elles les rendront au contraire plus conscients de leurs pouvoirs et plus combattifs. « Je n'ai jamais dit, poursuit Jaurès dans son Discours de Toulouse du 17 octobre 1908, nous n'avons jamais dit que chacune de ces réformes suffise à abolir, à détruire l'exploitation capitaliste. Nous disons, nous maintenons qu'elles ajoutent à la force de sécurité et de bien-être, d'organisation, de combat, de revendication de la classe ouvrière... ».
Un autre sujet d'opposition entre Jaurès et Guesde était la place qu'ils entendaient chacun assigner à la défense des valeurs démocratiques et républicaines (droits de l'homme, libertés individuelles, combat pour la laïcité de l'Etat et de l'école) dans le combat des socialistes. Pour Jaurès, le socialisme était un universalisme et le garant non seulement d'un combat social mais aussi d'un projet moral. Guesde, tout en abhorrant l'antisémitisme et en croyant Dreyfus innocent, pensait qu'il ne fallait pas disperser l'énergie des socialistes en se battant au côté de la grande bourgeoisie radicale et dreyfusarde pour faire reconnaître l'innocence de Dreyfus, lutter contre l'arbitraire de l'armée ou le pouvoir de l'Eglise. Jaurès considérait lui que la classe ouvrière, ayant « charge de civilisation », n'avait pas seulement pour mission de préparer son propre avènement dans un combat strictement ouvriériste orienté seulement vers des questions économiques et sociales mais de défendre ce qu'il y a de bon dans la civilisation léguée par la bourgeoisie (règles et libertés démocratiques, règles de justice et droits du justiciable, tradition laïque) afin d'émanciper tous les hommes et de construire une société de liberté, de justice et de raison. Voilà comment Jaurès justifiait dans un article de La Petite République sa volonté d'impliquer les socialistes dans le combat pour Dreyfus en décembre 1897:
« Il semblerait que le prolétariat dût se désintéresser des évènements qui se développent. Mais il n'en est rien. Car d'abord, la classe ouvrière n'a pas seulement pour mission de préparer son propre avènement et un ordre social plus juste. Elle doit encore, en attendant l'heure inévitable de la Révolution sociale, sauvegarder tout ce qu'il y a de bon et de noble dans le patrimoine humain. Or, le plus bel effort de la civilisation humaine a été d'assurer à tous les accusés quels qu'ils soient, si vils, si méprisables qu'on les suppose, les garanties nécessaires. Quand l'arbitraire du juge monte, l'humanité baisse...C'est la classe ouvrière maintenant qui a charge de civilisation ».
En juin 1898, alors qu'il est battu aux élections législatives sans doute du fait de ses positions pro-dreyfusardes non partagées par une parti de l'électorat de gauche influencé par les positions anti-dreyfusardes du rédacteur en chef de La Dépêche, radical, Jaurès tente de s'investir davantage dans l'organisation interne des socialistes et d'imposer aux leaders historiques des différentes sectes socialistes l'unité. C'est le fameux meeting de Tivoli-Vaux-Hall qui se solde par un échec. Les « vieilles » organisations acceptent de coordonner leurs actions devant le péril anti-républicain, mais non de fusionner. Selon l'historienne communiste et spécialiste de Jaurès disparue il y a quelques années, Madeleine Rebérioux, Jaurès aurait voulu créer « un parti mixte sur le modèle belge, un parti ou les syndicats et les coopératives seraient admis comme des groupes politiques: ainsi serait assurée la présence de la chaleur ouvrière et déjoué le risque politicien ». Mais à la veille de 1900, la CGT s'est déjà détourné des sectes socialistes et du socialisme parlementaire dont la sociologie est déjà peu ouvrière et s'apprête « à explorer une autre voie, celle du syndicalisme révolutionnaire » (M. Rebérioux, Jaurès, la parole et l'acte. Découvertes Gallimard, p.73).
2)La réalisation sous la contrainte de la seconde Internationale de l'unité socialiste en 1905.
a) Premières années du XXème siècle: les socialistes attirent 10% de l'électorat en France mais sont profondément divisés.
Dans la période 1900-1903, les conflits entre socialistes autour de la question du combat pour la république, de la participation ministérielle et du soutien aux gouvernements radicaux sont très rudes. En octobre 1900 à l'hippodrome de Lille, en aparté du débat entre Jules Guesde et Jaurès sur « Les deux méthodes », en cinglant polémiste Paul Lafargue traite Jaurès de « bateleur de foire » et ironise en disant que « tous les ouvriers auront la poule au pot quand il aura son portefeuille » de ministre. Le camp réformiste et républicain de la mouvance socialiste dirigé par Jaurès est très divisé en 1900-1901 car la politique de Waldeck-Rousseau et de Millerand est loin d'être satisfaisante socialement tandis qu'en face, Guesde et Vaillant unissent leurs forces dans un Parti socialiste de France, unité révolutionnaire (PDSF), dont le lancement le 3 novembre 1901 est soutenu par la venue de la brillante passionaria Rosa Luxemburg.
A l'été 1901, Jaurès est victime d'une campagne de presse et de meetings très violente menée contre lui par des socialistes révolutionnaires d'inspiration communarde et des radicaux anti-cléricaux sous prétexte qu'il a accepté que sa fille Madeleine fasse sa première communion. Mais, aux élections d'avril 1902, Jaurès retrouve, après sa défaite aux législatives de 1898 qui lui a permis d'écrire sa monumentale Histoire socialiste de la révolution française, son siège de député. Guesde est battu à Roubaix.
Pour la première fois, les candidats socialistes, malgré leur désunion, ont séduit plus de 10% des votants et comptent 47 députés (dont 36 « ministériels » réformistes). Les radicaux et radicaux-socialistes, alliés aux socialistes « ministériels » et au centre, sont les grands vainqueurs.
b) Des combats parlementaires exemplaires des socialistes.
De 1902 à 1904, Jaurès et ses partisans socialistes « ministérialistes » soutiennent les lois sur les associations, la suppression de l'enseignement des congrégations religieuses, et promeuvent une grande loi sur la séparation de l'Eglise et l'Etat en modérant même les outrances anti-cléricales de certains radicaux. En revanche, sur la question coloniale, la législation sociale dont les terribles grèves de textile à Lille et Armentières à l'automne 1903 ont montré les insuffisances, l'alliance avec la Russie du tsar qui augmente les risques de guerre européenne, l'allongement du service militaire, Jaurès bataille contre les radicaux.
c) le diktat de la seconde Internationale pour réaliser l'unité socialiste dans la condamnation du réformisme parlementaire et de la stratégie de collaboration de classe.
Au Congrès de la seconde Internationale à Dresde en septembre 1903, les tendances révisionnistes du socialisme incarnées notamment par Bernstein avaient été violemment rejetées, celles-ci tendant, selon les termes de la déclaration finale, « à changer la tactique éprouvée et glorieuse basée sur la lutte de classe et remplacer la conquête du pouvoir politique de haute lutte contre la bourgeoisie par une politique de concessions à l'ordre établi ».
Le congrès d'Amsterdam organisé l'année suivante en août 1904 confortait également la stratégie guesdiste de refus du soutien actif au gouvernement radical et de la collaboration de classe pour la promotion des valeurs républicaines.
A Amsterdam, Jaurès a soutenu dans un discours flamboyant et érudit étayé de nombreux exemples historiques que les socialistes étaient fidèles à une tradition révolutionnaire bien française, celle de Babeuf, Blanqui, Louis Blanc, des communards, dont ils étaient les héritiers tout autant et même plus que du marxisme allemand quand ils défendaient « au nom même des intérêts de classe le régime républicain et la liberté républicaine ». Face à un Jaurès excédé par les formules théoriques intransigeantes contre toute forme de compromis avec la République bourgeoise d'une social-démocratie allemande sans expérience d'action sur la société car elle composait avec un pouvoir autoritaire ne lui laissant que le refuge de la posture de contestation radicale, Jules Guesde va se faire l'avocat d'une différence de nature radicale entre la révolution bourgeoise de 1789 et 1793 qui a fait naître les idéaux républicains et la révolution socialiste, déterminée en sa nécessité non par la force d'un idéalisme philanthropique et égalitariste parcourant l'histoire, mais par l'évolution mécanique des rapports de production économique. « Votre erreur est fondamentale, dit-il à Jaurès à Amsterdam. Vous rattachez le socialisme à la République et à la Révolution française. Nous, nous disons que le socialisme est le résultat de phénomènes purement économiques, et cette conception essentielle est en opposition irréductible avec la vôtre. Vous faites de la République le chapitre premier ou la préface du socialisme. Si cela était vrai pour la France, ce serait vrai pour tous les autres pays... » (cité par Jean-Pierre Rioux dans sa biographie de Jaurès, p.184).
Tout en recommandant, influencée par la numériquement très forte social-démocratie allemande de Bebel et Liebknecht (plus conciliant avec Jaurès), aux socialistes français de renoncer à leur tactique de participation ministérielle et de front républicain, la IIème Internationale exigeait aussi des socialistes à Amsterdam qu'ils se regroupent dans un grand parti unifié.
L'unité des socialistes avait été l'ambition passionnée de Jaurès depuis 1893 mais c'est finalement indépendamment de ses efforts, au moment où il est le plus violemment chahuté par les socialistes partisans d'une posture révolutionnaire de stricte lutte des classes, qu'elle va voir le jour.
3) les débuts de la Section Française de l'Internationale Ouvrière (SFIO) née le 24 avril 1905.
a) D'abord désavoué et exclu de la direction politique du parti , Jaurès conquiert peu un peu un leadership incontesté par sa capacité à harmoniser les contraires.
Jaurès, vaincu, est évincé de la nouvelle Commission administrative permanente (CAP) qu'animeront Guesde et Vaillant.
Le journal qu'il a lancé le 18 avril 1904, L'Humanité, trop peu prolétarien par son exigence et son ouverture aux combats républicains et aux auteurs intellectuels bourgeois, cède la place au journal Le Socialiste comme organe officiel et unique du parti. Les socialistes de droite les plus engagés dans la co-gestion du pays avec les radicaux, Millerand, Viviani, Briand, Paul-Boncour, Painlevé, quittent la SFIO naissante, qui réussit tout de même à garder 51 députés aux législatives de 1906. Lors de ce congrès du Globe en 1905, les orientations jauressistes paraissent battues sur toute la ligne: plus de syndicats, plus de coopératives dans les sections unifiées, refus du « ministérialisme ».
Toutefois, à partir de 1905, la capacité de Jaurès à saisir les nouveaux mouvements d'opinion, son charisme, son art de la synthèse et son souci d'unifier les socialistes derrière des combats qu'ils peuvent mener efficacement vont faire du tribun le leader incontournable de la SFIO.
b) Le congrès de Toulouse en 1908 et le parti de « l'évolution révolutionnaire ».
Le congrès de Toulouse d'octobre 1908 marque l'apogée de l'influence jaurésienne sur le parti.
Déjà depuis la création de L'Humanité en 1904, qui était au départ perçu comme le journal de la frange réformiste et républicaine, voire bourgeoise, des socialistes, le journal de Jaurès s'est ouvert de plus en plus à la diversité des tendances du mouvement socialiste, en laissant une tribune aux syndicalistes-révolutionnaires de la CGT, aux mutualistes et coopérateurs post-proudhoniens, et même à des guesdistes tels que Paul Lafargue. Parallèlement, Jaurès s'était rapproché de l'extrême-gauche des socialistes et de l'anarcho-syndicalisme en défendant lors de ses procès l'instituteur iconoclaste, anti-militariste et anti-patriote Gustave Hervé, tout en précisant qu'il ne partageait pas les outrances idéologiques du directeur du brûlot hebdomadaire La guerre sociale.
Le tribun socialiste avait aussi refusé de récuser la Charte d'Amiens que la CGT adoptait en 1906 pour assurer son indépendance par rapport au parti socialiste marxiste par rapport aux choix de ses buts et de ses stratégies contrairement à la majorité guesdiste qui privilégiait la position de surplomb du Parti par rapport au syndicat. Or, la CGT était devenue une sorte de second parti socialiste, comptant bien plus de militants, en compétition avec une SFIO trop peu ouvrière.
Jean-Pierre Rioux, dans son Jean Jaurès (p.190), raconte les trois journées du congrès de Toulouse: « les « droitiers » ont raillé les insurrectionnels. Lafargue a soutenu sans rire que le repos du dimanche et le droit à la retraite ne changerait rien au rapport de classe: « Est-ce que la loi Grammont interdisant au charretier de frapper ses chevaux a eu pour résultat de diminuer le pouvoir du maître sur son cheval? »... Vaillant a déploré les stériles luttes de tendances et s'est rapproché de Jaurès, mais, Lagardelle, frais débarqué du syndicalisme révolutionnaire, a vanté au contraire le Grand Soir et ses nouveaux « blanquistes » si impatients ». Et voilà que la voix de Jaurès se fait entendre proposant sa « réforme totale » et son « évolution révolutionnaire » comme horizon de l'action socialiste unitaire. Il s'agit de rester ferme sur l'ambition socialiste, la suppression de la propriété capitaliste, le « travail souverain devenu maître de tous les moyens de production et d'échange », de ne pas s'interdire de prendre le pouvoir et de le conserver provisoirement par la force pour organiser politiquement la révolution sociale une fois que les ouvriers y seront prêts grâce à un effort d'éducation et d'organisation. Il même temps, il ne faudra pas pour autant renier le développement ici et maintenant de coopératives, d'associations ouvrières de toutes sortes, et pas non plus déprécier l'engagement dans l'action parlementaire si elle peut instaurer déjà des fragments de société socialiste (comme avec les retraites basées sur des cotisations mutualisés ou l'impôt progressif sur le revenu finançant de vastes services publics) et améliorer les conditions de vie des travailleurs et, en leur permettant de dépasser le souci de la subsistance et de la sécurité professionnelle, les rendre plus exigeants: « Ce que j'ai dit, affirme Jaurès dans son discours de Toulouse du 18 octobre 1908, c'est que chaque réforme, une fois réalisée, donnait à la classe ouvrière plus de force pour en revendiquer et en réaliser d'autres, et que chaque réforme, une fois réalisée, ébranlait des intérêts nouveaux, suscitait des questions nouvelles et obligeait par la même les pouvoirs publics, sous la pression du prolétariat toujours en éveil, à adopter des réformes nouvelles ».
Dès lors, comment ne pas voir que les coopératives de production qui protègent les producteurs contre les appétits des marchands, l'action parlementaire et syndicale pour les hausses de salaire, l'augmentation du temps libre, la mise en place d'une première forme d'assurance sociale avec des caisses de solidarité pour faire face à la vieillesse, à l'accident de travail, à la maladie, rendent le prolétariat « plus heureux, plus libre, par conséquent plus exigeant et plus capable d'accomplir l'entière révolution de propriété, terme de l'effort socialiste »?
Jaurès est vivement applaudi et sa motion est adoptée à l'unanimité moins une voix par les délégués socialistes. La motion finale indique que le Parti socialiste « rappelle sans cesse au prolétariat, par sa propagande, qu'il ne trouvera le salut et l'entière libération que dans le régime collectiviste ou communiste; il porte cette propagande dans tous les milieux pour susciter partout l'esprit de revendication et de combat. Il amène la classe ouvrière à un effort quotidien, à une action continue pour améliorer ses conditions de vie, de travail et de lutte, pour conquérir des garanties nouvelles, de nouveaux moyens d'action, précisément parce qu'elle n'est pas arrêtée dans sa revendication incessante par le droit, périmé à ses yeux, de la propriété capitaliste et bourgeoise ». Une formule non dépourvue d'ambiguïtés et de désillusions futures résume tout: « Parce que le Parti socialiste est un parti essentiellement révolutionnaire, il est le parti le plus réellement réformiste ».
Le « réformisme révolutionnaire » de Jaurès, distinct du marxisme orthodoxe des socialistes allemands comme du révisionnisme de Berstein qui abandonne l'idéal révolutionnaire et la lutte des classes au profit d'un idéal technocratique de gestion de l'Etat social, « paraît compatible avec la forte intégration, ressentie par Jaurès comme par la majorité des militants, du socialisme français dans la République, elle-même héritière de 1789, et qui doit être défendue contre les forces du passé et leurs entreprises autoritaires ou retrogrades » (Pierre Lévêque, opus cité. p.314).
Ismaël Dupont.
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