Classe 17
Je me souviens C'était je crois tout près de Saint-Michel-en-Grève
Mais peut-être après tout que je confonds la vie avec le rêve
Je ne savais pas qu'on pût ainsi traiter des êtres humains
Je me souviens Il était venu des gens de tous les villages
On en voyait arriver au loin par les sables de la plage
Il y avait des groupes de paysans sur tous les chemins
Des villégiateurs avec leur marmaille de toile blanche
Des bourgeois de Lannion qui poussaient jusque-là le dimanche
Un monde au bord de la mer avec des chapeaux noirs et des gants
De plus en plus le temps gris de l'été tournait à l'étouffoir
Avec tout ça les coiffes conféraient aux prés un air de foire
Le ciel portait un manège d'oiseaux criards et fatigants
Tout à coup les pêcheurs abandonnent leurs filets dans les roches
Les jambes sont pleines d'enfants qui courent et crient qu'ils approchent
Et les voilà chargés de poussière et d'humiliation
Troupeau confus les boutons arrachés aux capotes de terre
Sans armes sans ceinturons enroués à force de se taire
Le pas rompu le visage étrangement sans expression
Couleurs des murs longés les yeux gris une barbe de trois jours
Blonde ou rousse et le regard égaré des fauves et des sourds
Les voilà comme un cheminement maudit dans les champs pierreux
Plus grands que nature à côté des fusils Gras qui les escortent
A travers ce pays où pour eux les maisons n'ont pas de portes
Ce pays qui n'a que des bornes kilométriques pour eux
Ils ont la tête qui retentit toujours des tirs de barrage
Et trop de poux qu'on leur permette de dormir dans le fourrage
C'est près de Reims qu'on les a pris comme des mouches dans la craie
Cette terre a le crâne dur On a bien du mal à s'y faire
Elle a gardé morts et vivants à son abri tout un hiver
Mais un beau matin de printemps en a livré tous les secrets
Depuis ce jour leur long malheur s'étire comme une couleuvre
Ils ne sont que des prisonniers que l'on achemine à pied d'oeuvre
Ils ont marché marché marché comme ils vivaient dans les tranchées
Ils ont marché marché marché jusqu'au-delà de la fatigue
Les pieds et la mémoire en sang rêvant la Saxe ou le Schlesvig
Et sans savoir où ils allaient ils ont marché marché
Après tout les voilà contents d'être sortis de la bataille
Des fermiers tâtent leurs mollets pour voir si c'est du bon bétail
On a des morts dans la commune on les remplacera comment
Celui-là tenez le rouquin nous servirait pour les cultures
Est-ce qu'ils sont très exigeants sur la question nourriture
Avec tous ceux qui sont partis on prendrait bien des Allemands
O créatures
Royaume ancien de la légende aux confins des vents et des pluies
Les esclaves vendus les bagnards enchaînés sur les galères
Et sur la tour guettant Tristan
mourait avant les heures claires
Avant Yseult d'Irlande ensemble et l'aube à genoux près de lui
Il n'est plus d'enchanteur ni de fée ô Bretagne imaginaire
Rien que des prisonniers exécutant un travail ordinaire
Un petit chemin de fer côtier de Saint-Michel à Plestin
Ah ce n'est pas la vie de palace ou la cour du roi Arthur
S'ils tentent de s'enfuir les G.V.C. tirent dessus pour sûr
Mais à côté de ceux qui sont au front les plaindre est enfantin
Vous ignorez comment vivent les ouvriers français sans doute
Ou les Nord-Africains qu'on emploie à l'empierrement des routes
C'était vrai J'étais en ce temps là profondément ignorant
Il y avait tant de grands mots que je ne savais lesquels croire
Et les beaux nuages passaient toujours au fond de mon miroir
Le monde avec lenteur prenait pour moi des habits différents
Louis Aragon Le roman inachevé, 1956