Il aura fallu dix-neuf mois de guerre génocidaire contre Gaza pour que Benyamin Netanyahou soit menacé de sanctions. Tandis que l’Union européenne envisageait de suspendre son accord d’association avec Israël, Emmanuel Macron, retour du Caire, évoquait une reconnaissance de l’État de Palestine en juin prochain.
Dominique Vidal
Journaliste et historien, auteur, avec Philippe Rekacewicz, de Palestine-Israël. Une histoire visuelle (Le Seuil, Paris, 2024).
Le 9 avril, Emmanuel Macron a annoncé la « reconnaissance » de l’État de Palestine par la France, sans doute en juin, à l’occasion de la conférence qu’elle doit co-présider avec l’Arabie saoudite à New York. Cette démarche n’est certes que « possible », et elle doit, de surcroît, « permettre aussi à tous ceux qui défendent la Palestine de reconnaître à leur tour Israël, ce que plusieurs d’entre eux ne font pas ». Conditionnelle, cette perspective, si elle prend corps, marquera un tournant de la politique française au Proche-Orient. Mais ce ne sera pas le premier…
Après la Seconde Guerre mondiale, par crainte que l’appui au mouvement sioniste compromette ses positions dans le Maghreb, Paris exprime ses réserves sur la question de la Palestine. Sous pression américaine, le délégué français à l’ONU vote le plan de partage de la Palestine le 29 novembre 1947.
Suivent presque deux décennies où la France sera le plus proche allié d’Israël. Cette proximité résulte d’une culpabilité dans le génocide des juifs, mais aussi d’une communauté de lutte entre dirigeants français et israéliens face au nationalisme arabe. L’intervention israélo-franco-britannique de Suez (1956) devient leur lune de miel. La France aidera même Israël à se doter de l’arme nucléaire.
Le général de Gaulle réagit à la guerre de 1967 par une vision prémonitoire : Israël, affirme-t-il « organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions ; et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour il appelle terrorisme ».
La guerre d’Algérie terminée, la France redéfinit sa politique arabe, tout en se distanciant des États-Unis : Paris quitte l’organisation militaire intégrée de l’OTAN. Les trois premiers successeurs resteront fidèles à son inspiration proche-orientale : ils mettent en avant le droit des Israéliens et des Palestiniens à l’existence et à la sécurité. De Gaulle ne parlait évidemment pas encore d’État palestinien, et Georges Pompidou non plus ; Valéry Giscard d’Estaing évoque leur droit à une « patrie » et inspire l’excellente déclaration, dite de Venise, de la Communauté européenne.
François Mitterrand, le premier, se prononce pour un État palestinien lors d’un discours à la Knesset, en mars 1982, deux. mois avant l’invasion israélienne du Liban… Déterminé à préserver les chances d’une négociation avec l’OLP, Mitterrand envoie fin août un bateau sauver à Beyrouth Yasser Arafat et ses fedayin. Ce départ et la disparition de la Force multinationale laissent sans protection la population palestinienne des camps du sud de Beyrouth. Sharon la livre aux Phalangistes qui y massacrent les civils de Sabra et de Chatila.
Jacques Chirac s’inscrit progressivement dans la tradition gaullienne, reprenant à son compte les différente clés du problème : droit à l’existence et à la sécurité d’Israël, droit des Palestiniens à un État, centralité de la question palestinienne dans le conflit israélo-arabe. Contrairement à d’autres, il va manifester spectaculairement son orientation. On se souvient de sa visite de Chirac à Jérusalem en 1996, où il s’en prend au Service de sécurité israélien. L’engagement chiraquien culminera, avant et pendant la guerre contre l’Irak, lorsque la France se propulsera à la tête d’opinions et de gouvernements du monde qui s’y s’opposent.
Tout cela sembla remis en question avec l’élection de Nicolas Sarkozy. Encore ministre de l’Intérieur, il avait invité à Paris, en décembre 1995, le ministre israélien de la sécurité publique Gideon Ezra et le chef de la police Moshe Karadi afin, selon Haaretz, d’exposer « à leurs homologues français la leçon qu’ils tirent de la répression des émeutes dans leur propre pays » ? Puis la diplomatie française fera silence sur la répression quotidienne en Palestine et impulsera une coopération de plus en plus étroite avec Tel-Aviv. La participation d’Alstom et Véolia à la construction du tramway reliant Jérusalem à ses colonies – que la France a toujours considérées comme illégales - relève de la schizophrénie.
Le symbole de la volte-face de la politique française, c’est la visite de Sharon à Paris en juillet 2005 : Jacques Chirac a déroulé le tapis rouge à celui qui, peu avant, dénonçait l’« antisémitisme de la France » et appelait les Juifs français à immigrer en Israël. En fait, le président français entendait sans doute donner des gages à la direction états-unienne, après le redoutable France’s bashing opposé par Washington à l’hostilité de Paris à la guerre d’Irak.
La victoire du Hamas aux élections législatives palestiniennes du 25 janvier 2006 alimente cette évolution : non seulement Paris refuse tout contact avec le nouveau gouvernement comme les députés du mouvement, mais la France vote, début avril 2006, la suspension pour un temps de l’aide de l’UE aux Palestiniens…
Après l’attaque cérébrale de Sharon, les médias se sont attachés à transformer ce criminel de guerre en saint – ou presque. Au terme de sa vie, après avoir attaché son nom à une série de massacres –Kibya (1953), la passe de Mitla (1956), Gaza (1971), sans oublier la reconquête sanglante de la Cisjordanie (2002) -, Sharon se serait converti au pacifisme pour prendre la « décision courageuse » du retrait de Gaza. « Erreur d’optique, répond alors l’historien israélien Tom Segev : il n’y avait pas de “nouveau Sharon” se révélant, au soir de sa vie, épris de paix. Ariel Sharon est resté identique à lui-même : un général qui regarde les Palestiniens à travers le viseur de son fusil et qui les considère comme des ennemis et non des partenaires. »
Le retrait israélien est une manœuvre assumée. Comme l’avoue Dov Weissglas, le plus proche conseiller de Sharon : « Quand vous gelez ce processus de paix, vous empêchez la création d'un État palestinien et une discussion sur les réfugiés, sur les frontières et sur Jérusalem. »
Successeur de Sharon, Ehoud Olmert poursuit le même cours. Son objectif ? Fixer d’ici les frontières définitives d’Israël ; s’accaparer les grands blocs de colonies et de la vallée du Jourdain ne laissant à l’éventuel État palestinien que la moitié de la Cisjordanie délimitée par le mur – la « barrière de sécurité » devenant la ligne avancée de l’annexion. Bref, Ehoud Olmert entend, comme son prédécesseur, redessiner unilatéralement le paysage proche-oriental.
Pour la communauté internationale, ce serait un virage à 180 degrés. Depuis les armistices de 1949, des centaines de résolutions de l’ONU – dont celles, contraignantes, du Conseil de Sécurité – ont défini le cadre d’une solution du conflit : négociation pour la création d’un État palestinien indépendant et viable sur les territoires occupés par Israël en 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale, le démantèlement des colonies et une juste solution du problème des réfugiés.
Élu président en 2012, François Hollande accentue dès 2013 le tournant pro-israélien de Sarkozy. Lors d’une soirée au domicile de Netanyahou, il déclare : « J’aurai toujours un chant d’amour pour Israël et pour ses dirigeants ». L’année suivante, il apporte son soutien à la nouvelle guerre de Tsahal contre Gaza et tente même, avec son Premier ministre Manuel Valls, d’interdire les manifestations hostiles au massacre.
Une photo résume le premier mandat d’Emmanuel Macron : datée de janvier 2020, elle le montre, kippa sur la tête, devant le Mur des Lamentations, avec à ses côtés le député du Likoud à l’Assemblée française Meyer Habib ( )... Après le 7-Octobre, Macron suggérera la constitution d’une coalition internationale contre le Hamas, qu’aucun de ses homologues ne reprendra. Il lui faudra dix-neuf mois pour annoncer la reconnaissance de l’État palestinien, exigée de longue date par l'Assemblée et le Sénat. Plus net, son ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot déclare le 20 mai : « La situation est insoutenable parce que la violence aveugle et le blocage de l’aide humanitaire par le gouvernement israélien ont fait de Gaza un mouroir, pour ne pas dire un cimetière (…) Cela doit cesser parce que c’est une atteinte profonde à la dignité de la personne humaine, c’est une violation absolue de toutes les règles du droit international et c’est contraire à la sécurité d’Israël (…) Car qui sème la violence récolte la violence. ».