« Les autorités ne parviennent pas à endiguer la violence » : après plusieurs bains de sang dans la région alaouite, le nouveau régime syrien sur un fil
Depuis le 7 mars, une violence sans précédent s’est abattue sur les provinces de l’ouest du pays, où se concentre l’essentiel de la communauté alaouite. Les victimes se compteraient par milliers.
Mazen al Ghazali
Homs (Syrie), correspondance particulière.
Les images macabres ont fait le tour du monde : des hommes armés massacrant des civils jusque dans leurs maisons, des piles de corps devant des femmes hurlant au désespoir, des combattants à visage découvert frappant des civils à terre avant de les abattre froidement. Un déchaînement de violence que tout le monde redoutait et qui a fini par avoir lieu.
Le jeudi 6 mars au soir, des rebelles opposés au nouveau gouvernement syrien avaient pourtant frappé les premiers. Au cours d’une attaque surprise sur des positions de forces de sécurité proches de la base russe de Hmeimim, dans la province de Lattaquié, seize soldats loyalistes trouvaient la mort avant qu’une série d’actions coordonnées n’embrase une grande partie de la côte syrienne.
Le spectre d’une vague d’épuration ethnique
Emmenée par Muqdad Fatiha, ancien homme fort du régime baasiste connu pour ses nombreux crimes de guerre, la Brigade de défense de la côte (Liwa Deraa al Sahel), frappe alors les forces de sécurité du gouvernement de transition tout en appelant à un soulèvement général en Syrie.
Rapidement dépassées par l’ampleur de cette attaque, les autorités syriennes font aussitôt appel à des renforts pour repousser les rebelles. Des milliers de combattants accourent de tout le pays. Prélude au drame, les combats font au moins deux cents victimes militaires, dont une majorité dans les rangs des forces gouvernementales.
Si les combattants de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), que dirige le président intérimaire Ahmed Al Charaa sont généralement disciplinés, c’est loin d’être le cas de nombre d’autres milices syriennes. Une fois les rebelles repoussés vers le maquis, des images de massacres se succèdent.
Ivres du désir de vengeance, des hommes armés s’adonnent depuis lors aux pires exactions sur la côte, selon des témoignages que nous avons pu recueillir. Sur le littoral, les zones les plus touchées sont situées dans et aux alentours des villes de Lattaquié, Jableh et Baniyas, une région désormais inaccessible aux journalistes indépendants.
Sur les réseaux sociaux, des combattants se filment mettant à mort par dizaines des hommes désarmés et plus rarement des femmes et des enfants. Désemparée, la population fuit où elle peut. « On est terrorisés, on ne sait pas où aller. Qu’ils nous dépouillent de tous nos biens, mais qu’ils nous laissent vivre, par pitié ! » s’écrie dans un état de grande détresse Abou Zaid, originaire du village d’Ain Shqaq, près de Lattaquié.
Sa famille et lui-même se cachent dans des oliveraies depuis deux jours ; ils observent le va-et-vient de soldats sur les routes au rythme de coups de feu incessants alors que brûlent de nombreux villages de la montagne. « On ne sait pas qui sont ces soldats. Il faut que les forces régulières du gouvernement viennent nous protéger, il nous faut de l’aide et vite, nous n’avons rien à manger », ajoute-t-il, terrorisé.
Abou Zaid décrit des scènes de carnage dans les villages de la côte où des soldats non identifiés et lourdement armés vont de maison en maison pour abattre tous les Alaouites qu’ils croisent, n’oubliant pas au passage de piller leurs biens.
Totalement dépassé par les événements, le gouvernement syrien de transition n’a pas anticipé ce déchaînement de violence sectaire pourtant latent depuis des semaines. Les franges les plus radicales des milices syriennes sont en effet composées de nombreux combattants qui ont fait étalage d’une rhétorique anti-alaouite décomplexée depuis la chute du régime de Bachar Al Assad.
Complicité d’inaction
Si des massacres d’une telle ampleur n’avaient encore jamais eu lieu, c’est parce qu’aucun prétexte sécuritaire n’avait pu le justifier. Pourtant, les meurtres et les exactions contre les Alaouites sont monnaie courante, surtout dans les provinces de Hama et de Homs, où ils sont minoritaires, contrairement aux régions côtières.
De manière quotidienne, des enlèvements, des meurtres, des vols et des expropriations ont eu lieu ces derniers mois dans l’indifférence quasi générale des autorités locales, plus soucieuses d’entraver le travail des journalistes que d’enquêter sur cette criminalité systémique.
Depuis les événements de la côte, des crimes ont d’ailleurs également eu lieu dans la province de Hama et Homs, où des familles entières ont été massacrées, notamment à Thuwaym et Mahrousseh où des dizaines de victimes, dont des enfants, sont à déplorer.
Dans le village de Salhab, le cheikh Chaabane Mansour, un dignitaire religieux nonagénaire et philanthrope a été enlevé puis retrouvé assassiné au bord d’un chemin. « Son fils a lui aussi été tué dans des circonstances similaires », explique Bilal, un habitant de Salhab contacté par téléphone.
Dans ces régions comme sur la côte, les Alaouites vivent dans la terreur. « Les villages sont les plus vulnérables. Les forces du gouvernement central n’y sont que rarement déployées et des milices indépendantes radicales peuvent frapper à tout moment, déplore Nibal. Mais quoi qu’il arrive, les autorités ne parviennent pas à endiguer la violence. »
La majorité des crimes sont aujourd’hui imputés à des milices radicales comme la brigade Hamza ou la division Sultan Mourad, toutes deux parrainées par la Turquie et accusées de sérieux crimes de guerre depuis des années. Cependant des témoignages de membres de HTC incriminent également les troupes du président intérimaire.
En attendant que justice soit faite, le bain de sang se poursuit dans de nombreux villages isolés du djebel alaouite sans que la communauté internationale n’ait encore pris conscience de l’étendue de l’horreur que connaissent à nouveau les Syriens. Dans un communiqué déconcertant, la porte-parole de l’Union européenne aux affaires de sécurité dénonce ainsi les crimes… des forces loyales au régime baasiste.