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Pour le politologue Tristan Haute, le recul de l’extrême droite n’adviendra pas sans la reconstruction des organisations syndicales alors que le vote en faveur du parti lepéniste perce dans de nouvelles catégories du salariat.
À l’issue du premier tour des législatives, les scores du Rassemblement national (RN) dans le salariat ont de quoi effrayer. Selon l’Ifop, 47 % des catégories populaires, 44 % des employés et 51 % des ouvriers ont choisi de glisser un bulletin pour le parti de Jordan Bardella.
Pour le maître de conférences en science politique Tristan Haute, qui conduit des recherches sur les déterminants sociaux du vote et sur la participation des salariés au travail syndical, le RN parvient à rassembler un vote de salariés en poste fixe.
Le vote RN est-il un vote de classe ?
Tristan Haute
Maître de conférences en science politique à l’université de Lille
En réalité, il l’est de moins en moins. Malgré le recul de l’abstention aux législatives, les inégalités de participation n’ont pas disparu. Les cadres actifs sont dans la moyenne nationale, là où les employés et ouvriers sont largement en deçà. Ces derniers se sont d’abord abstenus. Parmi ceux qui se sont déplacés aux urnes, en effet, le RN obtient la moitié des suffrages.
Certes, le parti a une audience plus importante chez les ouvriers et employés que chez les cadres. Mais ce vote d’extrême droite ne se réduit plus à un vote populaire. Il s’étend chez les indépendants mais aussi les retraités, qui boostent la participation par rapport aux actifs et que l’on a longtemps considérés comme une population légitimiste.
Chez les seniors, le vote pour les LR et, dans une moindre mesure, pour les socialistes a été remplacé par un vote massif pour le camp macroniste et le RN. Ce dernier a su capter une partie importante des électeurs traditionnellement à droite. Jordan Bardella et Marine Le Pen récupèrent une partie des bases sociales du sarkozysme.
Comment progresse le RN dans le monde du travail ?
Le vote RN concerne l’ensemble du salariat et progresse le plus dans les catégories supérieures. Il se développe dans de nouveaux segments du salariat, notamment chez les enseignants ou les travailleurs sociaux, tout en restant minoritaire. Les études menées par l’économiste Thomas Coutrot démontrent aussi que les conditions de travail difficiles, le manque de reconnaissance et l’impossibilité collective de s’exprimer sur son travail peuvent amener à un vote RN. Ces difficultés ne concernent plus seulement les classes populaires, mais une part croissante du salariat. Cela résulte du recul du compromis salarial.
Le RN est de loin majoritaire chez les 35-60 ans : ceux qui travaillent, paient des impôts, ont des crédits à charge, des enfants à éduquer. Quelle place le recul des services publics dans les territoires occupe-t-il dans ce vote ?
Ce recul des services publics peut conduire à un vote RN. Mais l’hostilité à l’égard de l’immigration reste l’élément moteur. Sans cette hostilité, ces votes se dirigent vers la gauche. La gauche doit davantage parler du travail et des services publics.
Elle l’a d’ailleurs fait dans cette campagne du Nouveau Front populaire (NFP). En réalité, le RN est beaucoup plus un vote de salariés sécurisés que de travailleurs précaires. L’idée que le RN représenterait les intérimaires face aux personnes en postes stables est fausse.
Comment expliquer le basculement de gros bastions ouvriers, comme dans le Nord ou les Bouches-du-Rhône ?
Ils étaient prévisibles. Les changements de comportement électoral ont d’abord été marqués par l’abstention et, parfois, par un vote Sarkozy dans ces territoires. De plus, les renouvellements générationnels correspondent à des réalités du travail différentes : les établissements industriels sont de taille plus réduite et la présence syndicale est moindre. Avec les ordonnances Macron, les délégués ont moins de temps pour effectuer un vrai travail syndical de terrain.
Hors du travail, la présence des formations politiques et associatives est aussi de plus en plus difficile à entretenir. La participation n’est plus la même entre 2022 et 2024. Dans ces territoires, ceux qui se déplacent aux urnes, qu’importe le contexte, votent encore pour la gauche. Par contre, les populations qui se mobilisent de manière plus conjoncturelle ont, dans ces anciens bastions ouvriers, voté, pour ces législatives, en faveur du RN.
Quelles conséquences a eues le passage en force de l’exécutif contre les syndicats lors du conflit sur les retraites ?
Le RN a en partie profité de ce passage en force. Le mouvement social n’a pas trouvé de débouché politique. La gauche s’est démobilisée et est arrivée divisée au scrutin européen. Schématiquement, deux groupes étaient opposés à cette réforme : des citoyens attachés à la protection sociale et à l’égalité, ancrés à gauche, mais aussi un second groupe, tout aussi attaché à la protection sociale mais défavorable à des mesures d’égalité et favorable, par exemple, à la réforme de l’assurance-chômage. Ce groupe était en soutien des mobilisations syndicales mais très peu présent dans les cortèges ou chez les grévistes. C’est celui qui choisit très majoritairement le RN aujourd’hui.
L’engagement de cinq centrales syndicales (CFDT, CGT, Unsa, FSU, Solidaires) contre l’extrême droite a-t-il eu un impact dans ce scrutin ? L’adhésion ou la sympathie syndicales sont-elles encore un rempart contre le vote RN ?
En France, le taux de syndicalisation est faible (10,5 %). De plus, les études de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, NDLR) montrent que la moitié des syndiqués ne participe jamais ou rarement à l’activité de leur syndicat. Ces éléments relativisent l’impact que peut avoir une position syndicale.
Enfin, la campagne a été courte, réduisant la capacité de ces organisations à effectuer un travail auprès de leur base et sur les lieux de travail. Il serait injuste de tirer un bilan les concernant. En revanche, le sondage Harris pour le second tour des législatives démontre que le vote NFP est très majoritaire parmi les proches de la CGT (61 %), de la FSU (76 %) et de Solidaires (52 %).
C’est beaucoup moins vrai pour FO, la CFE-CGC et la CFTC. Mais le vote RN n’arrive jamais en tête dans ces structures. C’est un élément significatif. Les candidats RN ne récoltent que 19 % chez les sympathisants d’au moins une centrale. Difficile d’expliquer si cela est le fruit d’un travail syndical ou de sympathisants nécessairement plus à gauche. Une chose est certaine, contrairement à ce que les chaînes d’information ont affirmé, les directions syndicales ne sont pas déconnectées de leur base.
Trois syndicats (FO, CFE-CGC, CFTC) ont refusé de barrer la route de Matignon à Jordan Bardella. Le syndicalisme corporatiste est en bonne forme. Peut-on y voir un lien avec la progression du RN dans le salariat ?
La montée d’un syndicalisme catégoriel, qui politise à la marge la question du travail, s’oppose à un syndicalisme revendicatif, qui débouche sur un vote de gauche. Il faut cependant rester prudent. S’agissant des sympathisants de la CFE-CGC, le vote est plus marqué pour les macronistes ou les LR (53 % cumulés, NDLR) que pour l’extrême droite. La position de FO est différente.
Cette confédération continue de suivre une ligne apartisane qui conduit à incorporer des effectifs très hétérogènes. Ses rapports aux directions d’entreprise ou aux pouvoirs locaux sont variables. FO rassemble des trotskistes lambertistes tout en étant, jadis, le meilleur allié de l’ancien maire de droite de Marseille Jean-Claude Gaudin. La position de FO n’est guère surprenante quand on connaît la pénétration du vote RN dans la main droite de l’État, dont la police.
Quelles sont les perspectives de recomposition syndicale ?
Le RN progresse dans les déserts syndicaux. La reconstruction du syndicalisme est une tâche ardue mais indispensable. Dans de nombreux territoires, la gauche, sous toutes ses formes, est devenue inexistante. Rassembler le syndicalisme est donc une nécessité. La CGT et la FSU travaillent à un rapprochement.
Ces deux centrales sont complémentaires. Il faudra surveiller si cette démarche conduit à une meilleure syndicalisation. Toujours est-il que les ressources militantes seront utilisées, en direction des salariés isolés, et non plus comme parfois, pour de la concurrence syndicale.
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