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15 juillet 2022 Nasser Mansouri-Guilani Actualité, Articles, La crise... et les moyens de la conjurer, n°814-815 (mai-juin 2022)
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Nasser Mansouri-Guilani
Entre juin 2021 et juin 2022, les prix ont augmenté de 8,6 % dans l’Union européenne et de 5,8 % en France. Ces « taux moyens » masquent le réel fardeau pour les travailleurs salariés, retraités, privés d’emploi. Ainsi, en France, le coût de l’énergie, qui représente environ 10 % des dépenses des ménages, a augmenté de 28 % sur cette même période.
Alimentée par la pandémie de Coronavirus, puis la guerre en Ukraine, la hausse des prix s’explique fondamentalement par les mécanismes de fonctionnement de l’économie capitaliste, caractérisée à présent par une financiarisation à outrance.
La hausse des prix réduit le pouvoir d’achat et durcit les conditions de vie, particulièrement celles des travailleurs. En effet, la baisse du pouvoir d’achat constitue le premier sujet de préoccupation des travailleurs en France. Mais la hausse des prix affecte aussi l’activité économique et l’emploi.
Le problème n’est pas propre à la France et devient universel. En particulier, les régions les plus pauvres du monde souffrent de plus en plus à la fois d’une hausse des prix et d’une pénurie de denrées alimentaires. À tel point que la plupart d’entre eux est confrontée au problème de l’insécurité alimentaire. Comme le constate la Banque mondiale : « Avant même la survenue de la pandémie de COVID-19, qui a fait chuter les revenus et désorganisé les chaînes d’approvisionnement, la sous-alimentation chronique et aiguë était en augmentation… L’impact de la guerre en Ukraine ajoute des risques qui menacent la sécurité alimentaire… ce qui pourrait plonger des millions de personnes supplémentaires dans une situation d’insécurité alimentaire aiguë » (Banque mondiale, Le point sur la sécurité alimentaire, mai 2022).
Patronat et libéraux veulent faire supporter le coût de la hausse des prix par les travailleurs
Le discours libéral dominant présente la hausse des prix comme un « phénomène exogène », quelque chose qui serait venu de l’extérieur du système. Ils attribuent ainsi la hausse des prix à la pandémie, puis à la guerre en Ukraine.
Certes, ces événements sont lourds de conséquences, et ceci non uniquement en termes de prix. Mais de tels propos visent à camoufler le fait que les difficultés viennent du mode de développement capitaliste, de la soif insatiable du profit et des politiques libérales et leurs effets néfastes sur l’emploi, les salaires, les conditions de travail et de vie des travailleurs et sur l’environnement.
On nous dit qu’après trois décennies de prix bas, nous entrons dans une phase de la hausse des prix. Ainsi, le ministre de l’Economie affirme qu’il va falloir désormais s’y habituer, ne serait-ce que du fait de la transition écologique (France Inter, 1er juin 2022). Parallèlement, pour habituer les citoyens à la hausse des prix, certains responsables et observateurs politiques font le lien avec la guerre en Ukraine, prévoyant que celle-ci sera de longue durée.
Une telle présentation vise en fait à enjoliver les politiques libérales appliquées en France depuis un demi-siècle, à l’instar des autres pays capitalistes. Elle est critiquable car ces prix bas avaient, ont, comme contreparties une « déflation salariale » et, parallèlement, une « inflation financière ».
Expression de la solution capitaliste à la crise structurelle du capitalisme, le couple « déflation salariale / inflation financière » constitue aussi une caractéristique essentielle de la financiarisation de l’économie.
Sans entrer dans les détails, nous passerons ici en revue les conséquences de cette combinaison « déflation salariale / inflation financière » au travers des mouvements conjoncturels de l’économie française du demi-siècle passé.
Au cours des années 1970, on assiste à une coïncidence de faiblesse de l’activité économique (stagnation) et de hausse régulière des prix (inflation). La notion de « stagflation » rend compte de cette configuration.
Le remède, de ceux qu’il est à présent convenu d’appeler « les libéraux », à cette crise fut de dévaloriser le travail. C’est la fameuse « désinflation compétitive » qui constitue, depuis, l’alpha et l’omega des politiques économiques et de gestion des entreprises. Cette logique libérale a également présidé les choix politiques au niveau de la construction européenne.
Cette politique a certes permis de réduire l’inflation, mais à quel prix ?
- Faiblesse structurelle des salaires, de l’emploi et de la formation, hausse du chômage massif et de longue durée, développement de la précarité… (« déflation salariale ») ;
- Hausse des prix des actifs financiers et de l’immobilier (« inflation financière »), avec son corollaire, hausse du « coût du capital ».
En effet, l’une des conséquences les plus importantes et les plus structurantes de cette combinaison « déflation salariale / inflation financière » est un partage des fruits du travail aux dépens des travailleurs — qui créent les richesses par leur labeur — et au profit des détenteurs de capitaux. Cette déformation se réalise par deux mécanismes simultanés :
- baisse de la part des salaires (et des cotisations sociales des salariés et des employeurs) dans la valeur ajoutée ;
2. inversement, hausse des prélèvements opérés par le capital sur cette même valeur ajoutée.
Ces prélèvements prennent plusieurs formes : dividendes et bénéfices versés aux actionnaires et propriétaires, intérêts versés aux créanciers, rachat d’actions, rente foncière… La notion de « coût du capital » fait référence à cet ensemble. On peut donc dire que l’une des conséquences de la combinaison déflation salariale / inflation financière est bien la hausse du coût du capital.
En effet, l’accumulation du capital en général et particulièrement celle du capital financier nécessité de mobilier une part de plus en plus importante de la valeur ajoutée pour « rémunérer » ce capital. Ce qui veut dire qu’il en restera moins pour les travailleurs en termes absolu (salaire net) et relatif (affaiblissement de la protection sociale du fait de l’insuffisance relative des recettes de la Sécurité sociale et de l’État au regard des besoins à satisfaire).
En termes de comptabilité nationale, le concept de « taux de marge » (excédent brut d’exploitation) est une expression de ces prélèvements réalisés au profit du capital.
Le graphique 2 retrace l’évolution du taux de marge des entreprises sur la longue durée. On constate une hausse vertigineuse au cours des années 1980 qui coïncide avec les débuts de la mise en place de la politique de désinflation compétitive, puis une hausse depuis une petite dizaine d’années en lien avec la multiplication des « cadeaux » accordés aux entreprises notamment dans le cadre de la politique dite d’« économie de l’offre », promue particulièrement par Emmanuel Macron, conseiller du président Hollande devenu plus tard ministre de l’Économie puis président de la République.
Dans la vie quotidienne, ces prélèvements se traduisent dans le prix des biens et services. On mesure et la pression qu’ont subie les travailleurs, autrement dit le degré d’exploitation et l’ampleur de la déflation salariale tout au long de ces années, car en même temps que ces prélèvements — qui, rappelons-le, constituent une partie du prix des biens et services — augmentaient, ces prix, eux-mêmes, n’augmentaient guère.
Ce constat est important pour le débat actuel autour de la hausse des prix et les moyens d’y faire face. Il confirme que contrairement à ce que prétendent les libéraux et le patronat, la hausse des prix ne s’explique pas par celle des salaires. Elle s’explique, de façon structurelle, par le coût exorbitant, et croissant, du capital. Même si, comme cela a été évoqué plus haut, elle s’explique aussi, de façon conjoncturelle, par la pandémie et surtout par la guerre en Ukraine.
La conclusion logique qu’on peut tirer de ce constat est que pour faire face à la hausse des prix, il faut remettre en cause le sacro-saint principe libéral qui consiste à tout faire pour veiller à la rentabilité du capital ; principe connu aussi sous le vocable de « théorie de ruissellement », revêtu également par M. Macron sous la formule des « premiers de cordée ».
La combinaison déflation salariale / inflation financière a également d’autres conséquences de portée économique, sociale et environnementale :
- des économies sur la recherche-développement, délocalisation des activités, désindustrialisation, affaiblissement du potentiel productif du pays, déficit chronique du budget de l’État, des comptes de la Sécurité sociale et du commerce extérieur… ;
- atteintes contre l’environnement, par exemple à travers la multiplication des transports de marchandises dans le cadre des délocalisations et de segmentation des processus productifs ;
- hausse des inégalités sociales à cause de trois phénomènes majeurs : un partage de la valeur ajoutée au détriment des travailleurs ; une hausse importante des hauts et très hauts salaires alors que les autres échelons de salaires restaient très peu dynamiques ; un affaiblissement des services publics et de la protection sociale…[1]
Cette configuration produit aussi des fragilités économiques et financières se manifestant (outre la faiblesse chronique de l’activité économique, le chômage massif et de longue durée et le développement de la précarité) par une répétition des crises foncières d’ampleur plus ou moins importante, qui s’avèrent lourdes de conséquences pour les travailleurs.
Le piège du débat technicien sur la stagflation
Depuis quelques mois, on assiste à une combinaison de la hausse des prix et du ralentissement de l’activité économique. Comme cela a été évoqué plus haut, les responsables politiques et le patronat attribuent ces évolutions à la pandémie puis à la guerre en Ukraine qui ont engendré des difficultés d’approvisionnement de matières premières, d’énergie et de certains produits. D’où la résurgence du débat sur la stagflation.
Il importe de souligner qu’avant même ces événements, une nouvelle crise économique et financière se profilait à l’horizon, précisément à cause de la déflation salariale et de son corollaire, la financiarisation de l’économie.
Ces responsables politiques et le patronat évoquent la stagflation pour justifier la déflation salariale et revendre leurs vieilles recettes : empêcher la hausse des salaires, soi-disant pour éviter la spirale « hausse des salaires-hausse des prix » ; améliorer la rentabilité du capital et le taux de marge des entreprises ; restreindre les services publics et la protection sociale ; et pour certains, augmenter les taux d’intérêt et réduire l’offre de monnaie.
À vrai dire, le débat technicien sur la stagflation interdit de débattre du vrai sujet qui est la combinaison « déflation salariale/inflation financière » et des thèmes fondamentaux comme la part des profits dans les prix et celle de la spéculation dans la hausse récente de ceux-ci, l’usage des centaines de milliards d’euros d’aides accordées par l’État ou injectés par la Banque centrale européenne (BCE), les effets néfastes de la financiarisation, la mainmise des actionnaires et des financiers sur les entreprises.
Pour les travailleurs, l’enjeu n’est pas de savoir si on entre en stagflation et qu’elles en seront l’ampleur et la durée. L’enjeu est bien de sortir de la déflation salariale.
Spéculateurs et actionnaires des grands groupes sont les gagnants de la hausse actuelle des prix
Sur un fond de phénomènes structurels (par exemple, le réchauffement climatique) qui affectent la disponibilité des ressources et des produits, et sur la base des « coûts de production » (qui, rappelons-le encore, incluent aussi les profits des entreprises), à un moment donné le prix dépend de la rencontre entre l’offre et la demande. Les moments de tension, comme c’est le cas actuellement, perturbent cette rencontre et sont propices à la spéculation (acheter aujourd’hui pour revendre plus cher demain).
La Russie et l’Ukraine sont parmi les plus gros fournisseurs de denrées alimentaires et d’engrais. Leur production n’a pas diminué du jour au lendemain, suite au déclenchement de la guerre. Pourtant les prix de ces produits ont grimpé. La raison en est que, profitant de la guerre, les « fonds spéculatifs » — qui ne sont parfois que les filiales des banques, des compagnies d’assurances et d’autres institutions financières — ont acheté pour revendre plus cher.
Ainsi, entre avril 2021 et 2022, au niveau mondial le prix des produits alimentaires a augmenté de 30 %, celui des céréales de 34 %, de l’huile végétale de 46 %, des produits laitiers de 23,5 %, du sucre de 22 % et de la viande de 17 % (source : FAO). En mai 2022, le prix des produits agricoles a grimpé de 42 % par rapport à janvier 2021, celui du maïs et du blé de 55 % et 91 % respectivement (source : Banque mondiale).
C’est la même chose en ce qui concerne le pétrole. D’après l’Opep, la guerre en Ukraine a « suscité des inquiétudes quant à une perturbation de l’approvisionnement à court terme … Les fonds spéculatifs et autres gestionnaires de fonds ont augmenté leurs positions en prévision d’une hausse des prix du pétrole. »
Les graphiques 3 et 4 illustrent bien le caractère spéculatif de la hausse des prix.
Ces évolutions expliquent aussi, partiellement, la hausse des bénéfices des grands groupes. Ainsi, grâce à la hausse des prix de l’énergie, TotalEnergies a engrangé au premier trimestre 2022 un bénéfice net de 4,9 milliards de dollars, et cela malgré les dépréciations liées à la Russie (source : Le Figaro, 28 avril 2022).
Pour la paix, la stabilité et le progrès social
Le prolongement de la guerre en Ukraine affectera les conditions de production et par conséquent l’offre de certaines matières premières, de denrées alimentaires et plus généralement de produits.
Or, comme le souligne une note réalisée par les ONG Attac et Oxfam : « Avant même cette guerre, l’insécurité alimentaire dans le monde était en effet en hausse pour la sixième année consécutive : en 2020, 2,4 milliards de personnes en souffraient, que ce soit en Europe (10 % de la population touchée) ou ailleurs. »
Selon le Fonds monétaire international (FMI), « la situation des pays fragiles ou touchés par un conflit est particulièrement préoccupante, car leurs réserves stratégiques couvrent moins de 2,5 mois de consommation intérieure nette. Globalement, les hausses des prix alimentaires et les risques de pénuries de blé pénalisent davantage les pauvres, qui consacrent une part supérieure de leurs dépenses à l’alimentation. Ce contexte accentuera la pauvreté et les inégalités mais aussi les risques de troubles sociaux. »
Trois mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine, force est de reconnaître que chaque jour de conflit engendre des souffrances pour le peuple ukrainien, première victime de cette guerre abominable, et aussi pour les autres peuples. Dans l’intérêt de tous les peuples, il est donc indispensable d’explorer toutes les voies diplomatiques pour y mettre fin le plus vite possible, car la fuite en avant dans la guerre aggrave la situation et ne profite qu’aux spéculateurs et aux fabricants et marchands d’armes.
L’enjeu est d’autant plus grand que cette guerre sert d’alibi pour une dérive dans la militarisation à travers le monde. L’Union européenne n’y échappe pas. Ainsi, l’Allemagne budgétise des dizaines de milliards d’euros à cette fin, particulièrement pour l’achat des avions de combat américains. Et en France, le président de la République nouvellement réélu ordonne une nouvelle loi de programmation militaire.
Au-delà de la guerre en Ukraine et ses effets dévastateurs, la situation actuelle pose un ensemble de questions qui, en dernière analyse, ont trait au droit de tous les peuples au progrès social et au mode de développement ; elle met aussi en exergue la nocivité des politiques libérales appliquées en France, en Europe et dans le reste du monde.
Le fait que les « pays les moins avancés » dépendent largement des importations de denrées alimentaires témoigne du caractère néfaste des « programmes d’ajustement structurel » imposés par le FMI et la Banque mondiale avec le soutien des grandes puissances, parmi lesquelles l’Union européenne. Il témoigne aussi de l’absolue nécessité de transformer la politique d’aide au développement pour en faire un levier de véritables coopérations permettant, entre autres, de développer des services publics de qualité et de promouvoir une agriculture diversifiée et autonome assurant la sécurité et la souveraineté alimentaires.
De la même manière, le fait que les fonds spéculatifs et les grands groupes profitent de cette situation pour enrichir leurs actionnaires prouve la nécessité d’un contrôle public et social de leurs activités. Il s’agit notamment des droits d’intervention des salariés et leurs représentants sur les choix stratégiques de ces entreprises. L’enjeu est d’appliquer les critères sociaux et environnementaux et de repousser l’exigence de rentabilité financière, ce qui permettrait d’alléger la pression sur les travailleurs et, entre autres, réduire les coûts et par conséquent les prix à la consommation.
Dans la mesure où les institutions financières et les groupes énergétiques se rangent parmi les grands gagnants de cette situation, la question d’une ré-appropriation publique et sociale de ces institutions se pose également, car leur privatisation a contribué à cette situation et n’a profité qu’aux actionnaires.
Enfin, et non la moindre des choses, face à la hausse des prix, le soutien du pouvoir d’achat des travailleurs est fondamental. Il est erroné de croire qu’on pourra y arriver par des mesures ponctuelles comme les primes et les chèques. Des mesures telles que l’encadrement des prix des produits et services de première nécessité ou encore la taxation des bénéfices des groupes obtenus grâce à la spéculation sont nécessaires. Plus fondamental encore, il est indispensable d’augmenter les salaires pour sortir de la déflation salariale et de la trappe à bas salaires car, comme cela a été souligné plus haut, contrairement à ce que disent les libéraux et les patrons, ce qui handicape notre économie, ce n’est pas le prétendu coût élevé du travail, mais bien le coût exorbitant et croissant du capital.
Graphique 1
Indices des prix à la consommation
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