Professeur de droit à l’université de Nantes et spécialiste du droit de la mer, Patrick Chaumette souligne pour sa part que « ce décret néglige les obligations internationales italiennes, l'obligation de sauvetage en mer ». Et l’expert de rappeler les textes en vigueur qui viennent contredire ledit décret : « La Convention des Nations unies sur le droit de la mer, la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL) de l'Organisation maritime internationale, la convention Search and Rescue de Hambourg de 1979, le rôle du MRCC (centre de sauvetage) de Rome, la Convention de Genève relative au statut des réfugiés… », avant de conclure : « Les États côtiers ont des obligations, que l'Italie décide d'ignorer […]. L'idée que tout navire transportant des naufragés en Méditerranée ne relève plus du droit de passage inoffensif est absolument excessive. »
Le décret (en italien) ratifié par le Sénat. (pdf, 558.4 kB)
Une politique de criminalisation qui sert la politique d’externalisation
Pour la chercheuse Sara Prestianni, membre du réseau Migreurop, ce décret, peu surprenant, n’est que la continuité de la politique italienne en matière d’immigration. « Ce décret vise à la criminalisation de la solidarité et au renforcement des politiques de retour. Il est complémentaire avec le décret-loi sécurité numéro un, qui visait au démantèlement du système d’accueil et d'asile italien. »
Adopté le 28 novembre 2018 par la Chambre des députés, ce dernier avait déjà suscité la polémique, prévoyant entre autres un allongement de la durée de détention des migrants avant leur expulsion, une modification de la liste des pays sûrs, une augmentation des fonds alloués aux expulsions et surtout une remise en cause profonde du système d’accueil italien avec l’abrogation de la protection humanitaire.
Des mesures qui ont par ailleurs entraîné « de nombreux départs de migrants qui étaient pourtant dans un processus d’intégration en Italie ». Certains ont par exemple pris le chemin de la France, où l’on compte une arrivée de « dublinés », ayant leurs empreintes dans le pays voisin. « La criminalisation des ONG avait déjà commencé sous l’ancien premier ministre [Paolo Gentiloni – ndlr], au printemps 2017, avec tout un tas d’accusations fausses à l’encontre des organisations soupçonnées d’être liées aux passeurs. » Rome avait alors instauré un « code de conduite » controversé, limitant déjà le nombre d'ONG dans le secteur à l'époque.
« Surtout, l’UE a signé un accord d’externalisation de la politique migratoire avec la Libye », rappelle Sara Prestianni. En juillet 2017, l’Europe avait renforcé son partenariat avec Tripoli afin de stopper le mouvement d’exil qui abordait les côtes italiennes, avec la signature d’un accord contesté par de nombreuses ONG. Ces dernières dénonçaient les méthodes des gardes-côtes libyens et la menace planant sur les exilés en Libye, en proie au conflit.
Preuve du danger qu'ils encourent : le 3 juillet, près de 40 migrants ont été tués dans une frappe aérienne contre leur centre de détention dans la banlieue de Tripoli. Plusieurs cas de migrants vendus aux enchères, révélés par la chaîne CNN, avaient fait la lumière sur l'esclavage moderne dans le pays en novembre 2017. « Il y a le besoin d’éloigner encore davantage les acteurs humanitaires de ce terrain, de vider la mer de ses ONG afin qu’il n’y ait plus de témoins. Cette politique de criminalisation sert l’externalisation de la politique migratoire européenne », signale Sara Prestianni.
Contactés par Mediapart, les porte-parole de l’agence Frontex basés en Pologne ont répondu « ne pas être en mesure » de commenter la politique italienne.
Les traversées illégales en bateau pneumatique sont nombreuses en Méditerranée centrale, voie de passage dangereuse fréquentée par les migrants transitant par la Libye. L'Italie et l'UE ont multiplié les missions pour la surveillance de cette frontière maritime ces dernières années. Fin 2013, après l'embrasement d'un chalutier transportant des migrants au large de Lampedusa, qui avait fait plus de 360 morts, les autorités italiennes avaient lancé l’opération Mare Nostrum, visant selon Rome à sauver le plus grand nombre possible de migrants en mer. La marine italienne avait alors décidé d'intervenir jusqu'à la limite des eaux libyennes (à 12 milles marins du pays d'Afrique du Nord).
Mare Nostrum a été remplacée en 2014 par l'opération européenne Triton, elle-même remplacée en 2018 par la mission Themis « pour aider l’Italie dans les activités de contrôle des frontières », opérant au large de la Libye. En parallèle, des ONG se sont progressivement rendues sur zone, non loin de cette frontière maritime libyenne, pour des opérations de sauvetage.