L’universitaire Jean Ortiz nous livre le témoignage de son père, Enrique, contraint, comme des millions d’Espagnols, à l’exil en France. Républicain, antifasciste, il a transmis le flambeau des combats qu’il a porté au nom d’un nécessaire travail de mémoire.
Enrique Ortiz Milla, placé à 10 ans chez un grand propriétaire terrien « manchego », a vite fait la différence entre une société quasiment féodale et une République prometteuse. Adolescent, il s’engagea naturellement pour défendre sa République. Il était intarissable, préférant le « nous » au « je » : « Nous sommes passés en France par la montagne, le 13 février 1939, par Prat-de-Mollo, de nuit. Une mère était tombée dans un précipice, et nous n’avons pas pu la secourir. » C’est ça, la Retirada, l’un des plus grands exodes du XXe siècle. Hitler et Mussolini exultent. La stratégie fallacieuse des démocraties occidentales, dite de « l’apaisement », de la « non-intervention », visait en fait à étrangler la jeune République espagnole. Du 28 janvier au 13 février 1939, plus de 450 000 républicains espagnols sont jetés sur les routes, après la chute de Barcelone, désormais aux mains des franquistes. De déchirantes colonnes de familles souvent séparées fuient l’avancée des troupes franquistes, qui procèdent comme elles le font partout : répandre la terreur.
« Les sommets, les chemins, étaient enneigés. Nos chaussures avaient gelé. À la frontière, nous pouvions à peine marcher. Des brutes uniformées nous dépouillèrent du peu que nous avions sur nous. » Les réfugiés avançaient comme des moutons poussés par des chiens. Certains marchaient depuis Barcelone, baluchon sur le dos, bombardés par l’aviation nazie. Ce désastre, Paris et Londres s’en frottent hypocritement les mains. Elles ont opté délibérément pour l’indignité, contre les « rouges front-populistes ». La France n’est pas dépassée ; elle a choisi l’accueil indigne, policier, humiliant.
La défaite de la République, beaucoup, par intérêt de classe, la voulaient ; la France était même pressée d’envoyer un ambassadeur à Burgos, auprès des putschistes. Elle y délègue le sénateur Léon Bérard pour préparer la reconnaissance de Franco. Ce dernier refusa les propositions de « paix » faites par la « Junte de Casado », très anticommuniste, qui fit un coup d’État à Madrid en mars 1939, contre son propre camp. Franco exigeait une reddition inconditionnelle. Le correspondant du Times L. Fernsworth écrivait « de bout en bout de Pyrénées », des « hordes d’Espagnols » ; chacun porte une tragédie intime. Seule une partie de la société française se montre solidaire : syndicats, municipalités rouges, comités anarchistes, Parti communiste français…
Parmi les combattants réfugiés, nombreux sont ceux qui ne s’avouent pas battus. Le gouvernement français empêche le retour de Toulouse, Perpignan, à la zone centre-sud espagnole, encore contrôlée par les républicains. La première réaction du trio Daladier, Sarraut, Bonnet fut de renvoyer ces « indésirables » vers l’Espagne des prisons et des cimetières. Beaucoup tombèrent dans le piège. D’autres furent rapatriés de force, avant de choisir une autre stratégie : utiliser les républicains comme main-d’œuvre quasi esclave dans les départements « d’accueil ».
« Nous étions des “étrangers dangereux”, “subversifs”, “indésirables” »
La Retirada demeure un moment fondateur, un traumatisme encore bien vivant, pour des milliers de descendants de réfugiés républicains. Cet exil « rouge » fut très politique. « Moi, je n’avais pas l’intention de me réfugier en France. Le parti nous incitait à rejoindre la zone espagnole centre-sud, encore aux mains des nôtres, pour y continuer la lutte. » Juan Negrin, le chef du gouvernement de la Seconde République espagnole, voulait résister « jusqu’au bout » afin de pouvoir évacuer un maximum de républicains, et d’arracher les conditions d’une paix la moins sanglante possible. Mais Franco ne raisonnait qu’en termes d’holocauste. Le 9 février, il ratifia la « loi de responsabilités politiques », qui criminalise chaque républicain, y compris rétrospectivement. « À la frontière, les militaires et gendarmes français nous bousculaient et criaient : “Allez, allez, plus vite.” Avec la volonté de nous humilier. Toute ma vie, j’ai porté en moi cette image de la France de classe, des riches… haineux des “rouges” que nous étions. Ils nous traitaient comme du bétail. Enfin, depuis le décret de novembre 1938 du gouvernement de “centre gauche” du radical Daladier, nous étions des “étrangers dangereux”, “subversifs”, “indésirables”. Une nouvelle marche nous amena jusqu’aux plages du Roussillon, transformées en “camps du mépris”. » Un univers de sable et de barbelés. À Argelès, le 6 mars 1939, s’entassaient 87 000 personnes, parquées, surveillées par des militaires, des tirailleurs sénégalais, des spahis ; ces troupes coloniales, les Espagnols les assimilèrent aux sadiques « Maures » des troupes franquistes. « Moi, j’ai rejoint le “camp de concentration” de Barcarès. Par un hiver glacial, nous dormions au début à même le sable, et nous buvions de l’eau saumâtre. Ensuite, nous avons nous-mêmes construit nos baraques. On nous donnait un pain d’un kilo pour 24 personnes. Tous les matins, un camion bâché passait ramasser les morts de la nuit. »
J’ai hérité de la besace que mon père, Enrique, a trimballée d’un combat antifasciste à l’autre. J’y ai trouvé ses adresses : « Camp de Barcarès, îlot J, baraque 25 », et « Argelès-sur-Mer, camp n° 7, baraque 182, P.O. ». Et un « cahier de Barcarès », avec des notes, des exercices de mathématique, des poésies… Dans les camps, les différents partis se réorganisèrent clandestinement, en même temps que s’aiguisèrent leurs affrontements. La première résistance fut culturelle. Les camps ont été pour mon père, comme pour la plupart, des universités.
Jean Ortiz
Maître de conférences émérite à l’université de Pau
Le 26 janvier 1939, l’arrivée des franquistes dans Barcelone contraint 500 000 personnes à l’exode. Ils traversent alors la frontière française pour éviter la répression. Paris piétine les principes universels, en leur réservant un accueil indigne.
À pied ou en camion, emmitouflés dans des couvertures ou dans de longs manteaux, ils seront près de 500 000 femmes, enfants, vieillards puis, plus tard, miliciens de l’armée républicaine espagnole à franchir les cols enneigés des Pyrénées. L’arrivée des troupes conduites par le général Franco, le 26 janvier 1939, à Barcelone, jette sur les routes ces acteurs et défenseurs du Front populaire, contraints de fuir l’Espagne et la terrible répression exercée par les franquistes.
La Retirada (la retraite) est considérée comme l’un des exodes les plus massifs de l’histoire contemporaine espagnole. Dans un dénuement le plus total, assaillies par le froid, la faim et la peur, en moins de quinze jours, un demi-million de personnes se pressent à la frontière française dans l’espoir d’y trouver refuge après trois années de guerre, de privations et d’exactions. Paris, qui craint d’être submergé par des éléments jugés subversifs, n’autorise l’ouverture de ses frontières que le 28 janvier. Ce n’est que le 5 février que le gouvernement d’Édouard Daladier ouvre la voie aux combattants républicains, pourtant sous les feux franquistes et de l’aviation italienne. Cerbère, Le Perthus ou encore Prats-de-Mollo sont pris d’assaut. Le pays des droits de l’homme, la République amie, ne tient pas ses promesses. Avant même la chute de Barcelone, ces femmes et ces hommes sont considérés comme des indésirables par les autorités françaises. Un deuxième coup de poignard, en somme, après avoir décrété la non-intervention en août 1936 qui livrera à leur sort les progressistes espagnols.
« Une République des travailleurs de toutes conditions »
C’est pourtant sur cette terre d’Espagne que se nouent les espoirs et les tragédies de l’Europe du XXe siècle. Après des années de révoltes populaires et de conflits face à un pouvoir rétrograde et conservateur, la Seconde République est proclamée le 14 avril 1931. Un séisme politique sans précédent. La nouvelle Constitution instaure « une République des travailleurs de toutes conditions ». Outre le droit de vote accordé aux femmes, elle affiche des ambitions inédites en matière de protection sociale comme autant de ruptures révolutionnaires dans les domaines de la santé, de l’éducation publique ou encore du logement. Le Texte fondamental s’attaque aux latifundistes avec une réforme agraire sans précédent. Il ose la laïcité dans un pays où l’Église catholique est omnipuissance. L’alphabétisation sera le moteur de cette nouvelle Espagne qui entend désormais se débarrasser de l’ignorance et des obscurantismes séculaires. Mais l’avant-gardisme de ses réformes se heurte aux forces de la réaction en Espagne comme dans le reste de l’Europe déjà rongé par les fascismes. En 1933, la coalition des droites l’emporte aux élections générales. Les tergiversations et contradictions qui étreignent la gauche ne sont pas étrangères à sa défaite. Désormais au pouvoir, la Ceda cherche à dépecer le vaste programme de réformes encore balbutiantes avec l’aide du clergé, de l’oligarchie et de l’armée. La grève générale d’octobre 1934 est férocement réprimée par un certain général Franco. Pourtant, deux ans plus tard, le Front populaire s’impose aux législatives de février 1936.
Trois longues années meurtrières qui divisent le pays et l’Europe
Durant les six premiers mois de gouvernance, il tente de réactiver ses politiques sociales en faveur des ouvriers et des paysans ouvriers. Mais, dès la victoire des progressistes, l’armée conspire. Gradés, élites et Église sont du complot. L’extrême droite se charge d’insuffler un climat de terreur. Le 17 juillet, le signal est donné. Des généraux se soulèvent dans les garnisons des îles Canaries et Baléares, ainsi que dans les enclaves espagnoles au Maroc pour renverser la jeune République. Le 18 juillet, le coup d’État militaire se répercute dans la péninsule. Démarre alors une guerre terrible qui va durer trois longues années. Trois longues années meurtrières qui divisent le pays et l’Europe, une vaste répétition de ce qui allait advenir.
En France, le gouvernement fait le choix de la « non-intervention », ainsi que l’exécutif conservateur anglais. L’URSS se range aux côtés de la République, tandis que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste prêtent main-forte aux nationalistes. Les pilotes de la légion Condor procèdent aux tout premiers bombardements de populations civiles, dont l’un des plus tragiques épisodes a lieu en 1937, dans le village basque de Guernica. Le camp républicain tient grâce à l’extraordinaire élan de solidarité internationale. L’un des plus beaux chapitres a été rédigé par ces 35 000 femmes et hommes qui ont livré bataille aux côtés des républicains au sein des Brigades internationales, faisant preuve d’un courage et d’une clairvoyance sans pareils.
Dans les zones qui tombent aux mains des franquistes, la vengeance est sauvage. Les paseos des opposants et de leurs proches, ces promenades orchestrées par les militaires et les militants de la Phalange, s’achèvent dans le sang. Encore aujourd’hui, 100 000 cadavres pourrissent dans des fosses communes. Avant même l’offensive finale contre Madrid « l’héroïque », pour nombre d’Espagnols il n’y a plus de choix : il faut partir.
Malgré la défaite, l’humiliation, les républicains s’organisent et résistent
Cet exil se transforme très vite en un nouveau cauchemar. Les points de passage militarisés aux frontières françaises donnent lieu à des fouilles dégradantes, insultantes. La plupart des femmes, des enfants et des anciens sont dispersés dans plus de 70 départements. Les structures d’hébergement sont précaires mais la solidarité des habitants, celle des militants communistes, des démocrates, améliore un quotidien douloureux. Dans les zones frontalières, en revanche, le dénuement est grand. On parque les combattants désarmés dans des camps d’internement, de concentration qu’ils doivent parfois eux-mêmes bâtir. Les conditions de vie sont inhumaines. À Argelès-sur-Mer, Barcarès et Saint-Cyprien, on dort dans des trous creusés à même le sable. Le froid glacial, la famine et la vermine n’épargnent personne. D’autres encore sont placés à l’isolement, sans aucun autre jugement, dans des camps disciplinaires tels Collioure ou Le Vernet dans l’Ariège. Septfonds, Rieucros, Bram, Agde sont de ce dispositif qui fait honte aux autorités françaises. Ou encore le camp de « Gurs, une drôle de syllabe, comme un sanglot qui ne sort pas de la gorge », écrira Louis Aragon. Paris trébuche sur les principes universels : des Espagnols seront renvoyés de force vers leur pays d’origine où la mort les attend. Dès le mois d’avril 1939, par un décret-loi, des milliers d’Espagnols sont embrigadés dans les compagnies de travailleurs étrangers pour fortifier les frontières. Le premier convoi de déportés vers l’Allemagne quitte Angoulême pour le camp de Mauthausen, en Autriche, le 20 août 1940, avec 900 républicains espagnols. D’autres sont déportés dans des camps en Afrique du Nord et livrés aux nazis.
Malgré la défaite, l’humiliation, les républicains s’organisent et résistent. Certains rejoignent le maquis et entrent dans la Résistance. Lors de la libération de Paris, les premiers chars qui pénètrent dans la capitale portent les noms des grandes batailles d’Espagne. Le gouvernement de la République espagnole est en exil. Ses acteurs sont persuadés que les démocraties, libérées de la bête immonde, leur viendront en aide pour déloger le dictateur Franco. Il n’en sera rien. Troisième coup de poignard. Sur les 240 000 Espagnols qui resteront en France, 40 % sont des exilés républicains. Ils ne renonceront jamais à leur idéal, qu’ils transmettront sans répit. Un idéal qui leur survivra.
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