Le droit de mémoire
C’est clair : faire entrer l’ouvrière Martha Desrumaux au Panthéon sur le fronton duquel est inscrit « Aux grands hommes la patrie reconnaissante » est un double clin d’œil. Aujourd’hui, cinq femmes sont au Panthéon, dont trois dernièrement. Aucun militant, ni aucune militante issus de la classe ouvrière !
Cet hommage est-il nécessaire ? Certains hausseront les épaules… Au contraire, je revendique le droit de mémoire et non le devoir de mémoire ! Un devoir contraint, un droit est un conquis. Nos aînés ont construit la France par leur travail, leurs souffrances, leurs luttes. Ils ont le droit d’être reconnus pour cela. De leurs luttes sont nés les lois sociales, les conquis de la Libération tels que le statut des mineurs, les comités d’entreprise ou la sécurité sociale… Oui, tout cela mérite d’être connu et reconnu !
Il y a vingt-cinq ans, j’avais rendez-vous chez Claude Willard, grand historien du monde ouvrier. Je travaillais sur la fusillade du 1er mai 1891 de Fourmies. J’y ai rencontré Marie-Claude Vaillant-Couturier. Intriguée, j’avais un accent méridional et j’habitais dans le Nord. Elle me demanda : « Tu es du Nord, connais-tu Martha Desrumaux ? »
J’acquiesçais. Marie-Claude ajouta : « Martha, que j’ai bien connue à Ravensbrück, est sans nul doute la plus grande dirigeante ouvrière. Elle est malheureusement oubliée, ignorée. Elle mérite d’être connue, honorée. Elle est de ces femmes qui ont œuvré pour l’émancipation de l’humanité. »
Une très grande dirigeante ouvrière
Martha Desrumaux naît en 1897 à Comines dans le Nord, au bord de la Lys, rivière frontière avec la Belgique. Elle était l’avant-dernière d’une famille de sept enfants. Grande gueule, Florimond, le père, avait été licencié de l’usine à gaz où il travaillait et avait ouvert un petit commerce pour nourrir sa famille.
En août 1906, pompier volontaire, il meurt écrasé par la pompe à eau. Lors de ses obsèques, il est présenté comme un bon citoyen, un républicain ; sans doute était-il libre penseur. Durant cette « Belle Époque », quand la mort frappait le chef de famille, elle gangrenait tout le foyer ; pas de sécurité sociale et la misère s’installait.
Martha n’a pas 9 ans ; elle est placée comme domestique chez des bourgeois dans la banlieue de Lille. Une bouche de moins à nourrir pour la famille ! Nous connaissons le terrible sort de ces « bonnes à tout faire ». Elles étaient invisibles, anonymes. Martha s’enfuit très vite. Elle revient à Comines et affirme : « Je veux être ouvrière ! »
À l’époque, la classe ouvrière est porteuse d’avenir, d’émancipation, comme le disait Jean Jaurès dans L’Humanité. Martha ressent confusément la solidarité, la volonté de construire ensemble, la possibilité de se battre. À 13 ans, elle adhère à la CGT, engagement exceptionnel à l’époque pour une adolescente ; à 15 ans, elle entre aux jeunesses socialistes.
Le 1er août 1914, ayant appris l’assassinat de Jaurès, elle quitte l’entreprise pour mettre en berne le drapeau rouge au fronton de la maison du peuple. Toute sa vie, Martha a lutté pour l’émancipation de l’être humain et plus particulièrement pour celle des femmes soumises au patriarcat et au code civil édicté en 1804. Martha pressentait que ces bouleversements fondamentaux ne pouvaient se faire sans une organisation syndicale active dans l’entreprise et un engagement politique. C’est pourquoi, en 1921, elle fit le choix du jeune Parti communiste.
« Toute sa vie, Martha a lutté pour l’émancipation de l’humain et plus particulièrement pour celle des femmes soumises au patriarcat et au Code civil édicté en 1804»
De son activité inlassable, retenons quelques dates. En 1917, évacuée à Lyon, elle met victorieusement en grève son atelier textile ; elle ne sait ni lire ni écrire ! En 1924, elle organise ses compagnes de travail aux ateliers Hassebroucq à Comines. Ces ouvrières réclament des galoches de bois et des tabliers de cuir pour éviter les flaques et les projections d’huile. Pour la faire taire, le patron lui propose le poste de contre dame. Martha accepte. Au grand dam du patron, elle transforme le poste en délégué du personnel et se fait porteuse des revendications collectives et singulières de l’atelier.
En octobre 1927, elle dirige une délégation de femmes à Moscou, et y rencontre la militante allemande Clara Zetkin. En 1910, Clara avait fait adopter par le congrès ouvrier, réuni à Copenhague, la proposition de faire du 8 mars la journée de lutte pour le droit des femmes. En 1928-1929, Martha joue un rôle essentiel lors des grèves des usines textiles d’Halluin. Elle encourage les femmes à entrer dans la lutte : certaines d’entre-elles travaillent mais ne sont pas organisées. La grève est une affaire d’hommes, dit-on à l’époque !
Martha s’occupe également des ménagères. « Les enfants dansent devant le buffet vide » et elle parvient à convaincre ces femmes de confier leurs enfants à Lille ou dans le bassin minier, allégeant ainsi la vie des familles grévistes. De ces expériences naît un journal : L’Ouvrière ancêtre d’Antoinetteet de Clara.
Dès 1933, elle comprend que le fascisme parvient à rassembler les grands financiers profiteurs de la crise et les chômeurs artisans, commerçants, ouvriers déclassés victimes de celle-ci. Pour empêcher ce rassemblement en France, elle organise en décembre 1933 une marche des chômeurs de Lille à Saint-Denis, le préfet de la Seine ayant interdit à ce cortège revendicatif d’entrer dans Paris… Elle va être parmi les artisans du Front populaire en mêlant drapeau tricolore et drapeau rouge, la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité aux valeurs ouvrières : Justice, Paix et Solidarité.