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L'HUMANITE DIMANCHE
Jeudi 8 Septembre 2016
L'évasion et l'injustice fiscales sont au cœur de « Sans domicile fisc » que publient Alain et Éric Bocquet, député et sénateur communistes avec le journaliste Pierre Gaumeton. Tous deux rapporteurs d'enquêtes parlementaires sur l'évasion fiscale, ils en démontent les mécanismes et font des propositions pour lutter contre ce fléau. Salutaire, alors que le procès de Jérôme Cahuzac reprend et que celui de Serge Dassault est suspendu pour supplément d'enquête.
HD. L'Union européenne demande à Apple de rembourser à l'Irlande 13 milliards d'euros d'impôts non payés. Le signe que quelque chose change ?
ÉRIC BOCQUET.
Cela vient après les affaires LuxLeaks, Offshore Leaks, Cahuzac, UBS, HSBC... Le climat a changé, incontestablement, mais le système en place est solide, bien organisé, il a des appuis politiques, des connivences... Dans un article, l'« Irish Times » se demande ce qu'on pourrait faire avec ces 13 milliards d'euros. Avec cela, l'Irlande pourrait construire 20 hôpitaux ou supprimer la taxe foncière pour les propriétaires ou multiplier par trois les crédits du logement social. AlAin Bocquet. Après le « vieil argent » français planqué en Suisse, ce sont maintenant les grandes multinationales qui posent la question de la justice sociale et fiscale, mais aussi de la démocratie. Apple paie 0,005 % d'impôt. J'ai dit à mon coiffeur : « Toi, tu paies 33 %. » Le ras-le-bol est évident. Il faut maintenant prendre les affaires en main.
HD. Thierry Aulagnon, ex-Société générale, est depuis peu directeur de cabinet du ministre des Finances, Michel Sapin. Une preuve de plus de la porosité entre finance et politique ?
ÉRIC BOCQUET.
C'est une des explications aufait que les choses avancent aussi lentement vers des solutions radicales. Quand on est à Bercy, y compris en charge de la fiscalité des entreprises, j'imagine qu'on ne va pas taper trop fort sur des employeurs qui décupleront un jour votre salaire. En juillet, Barroso est parti chez Goldman Sachs, avec son carnet d'adresses, après avoir présidé la Commission européenne pendant 10 ans. Bruno Bézard (ancien directeur du Trésor ¬ NDLR) rejoint un fonds d'investissement franco-chinois, avec tout ce qu'il a de connaissance de l'économie française, y compris de ses secrets. C'est un vrai souci pour la République et la démocratie.
La porosité entre finance et politique explique la lenteur des avancées vers des remèdes radicaux. HD. Autre actualité récente : le Brexit. Quelles conséquences dans le domaine de l'évasion fiscale ?
ALAIN BOCQUET
La Grande-Bretagne et sur-tout la City de Londres, le centre européen ¬ si ce n'est mondial ¬ de la finance, vont se libérer de contraintes éventuelles. Lors d'un repas que nous avons eu, Nicolas Dupont-Aignan (le député a travaillé avec Alain Bocquet pour une mission d'information sur les paradis fiscaux ¬ NDLR) et moi, avec d'éminents représentants du gouvernement suisse, nous leur avons demandé : « Pourquoi, n'êtes-vous pas dans l'Union européenne ? » L'un d'eux a répondu : « Nous avons tous les avantages et aucun inconvénient... »
HD. Quand il est poussé à l'extrême, le paradis fiscal ne génère ni activité ni retombée économique pour l'État qui l'institue. À quoi cela rime-t-il ?
ALAIN BOCQUET
C'est de l'argent congelé, quine sert pas au développement de l'humanité. Le meilleur exemple, ce sont les ports francs. On nous a refusé, avec Dupont-Aignan, de visiter celui de Genève. On y trouve des milliers de tableaux et d'œuvres d'art ¬ des Delacroix, des Picasso... ¬ planqués là depuis des décennies, que parfois les propriétaires n'ont jamais vus, qu'on ne peut pas mettre dans son salon sinon on se fait rattraper par le fisc... Le libéral belge Charles Michel (premier ministre depuis octobre 2014 ¬ NDLR) le dit lui-même : « Les paradis fiscaux sont une nouvelle exploitation de l'homme par l'homme. » Un château d'argent qui ne sert à rien.
HD. Votre livre évoque le « verrou de Bercy ». De quoi s'agit-il ?
ERIC BOCQUET
C'est une originalité française,qui veut que le parquet ne peut pas s'autosaisir d'affaires de fraude fiscale. Si l'administration fiscale décèle une affaire, elle est transmise à la Commission des infractions fiscales qui étudie le dossier, le transmet éventuellement au ministre du Budget qui décide s'il y a lieu d'engager des poursuites. On est dans la logique de la transaction.
HD. L'affaire Cahuzac a-t-elle changé quelque chose ?
ERIC BOCQUET.
L'affaire Cahuzac a été un traumatisme pour l'opinion et un séisme pour la République. Je ne sais pas si on en a bien mesuré les conséquences sur le discrédit du politique en général. Après cela, a été créé le parquet national financier. Excellente initiative : une instance judiciaire spécifiquement dédiée à ces affaires de fraude fiscale. En mai, au Sénat, nous avons auditionné la procureure : depuis la création, en 2013, ils ont déjà perdu des postes de contrôleurs fiscaux... Combattre l'évasion fiscale passe aussi par des moyens humains et techniques.
HD. Vous proposez l'organisation d'une « COP » sur la finance. Comment voyez-vous les choses ?
ALAIN BOCQUET
Comme on l'a fait pour les questions climatiques, il faut, pour cette question de la finance, prendre les choses au niveau international. Il faut créer des rendez-vous tous les deux ans ¬ le premier, on propose de le faire à Bujumbura, au Burundi (pays le plus pauvre au monde, avec un PIB de 315 dollars par habitant ¬ NDLR) ¬, où tout le monde pourrait s'exprimer et où on prendrait des décisions. Un organisme planétaire, à fixer, gérerait la finance mondiale, au même titre qu'on gère le commerce, la santé, le travail, l'environnement... Thomas Piketty avait lancé l'idée d'un impôt mondial égal pour tous. On n'en est pas là, mais il faut aller vers une construction où les gens qui tiennent la finance mondiale à titre privé ne puissent pas faire ce qu'ils veulent.
HD. Quel discours tiennent les tenants de ce système que vous avez rencontrés ?
ERIC BOCQUET
Lors d'un déplacement de la Commission des finances du Sénat en Californie, en avril, j'ai demandé au directeur financier d'Uber : « Auriez-vous un rapport, de près ou de loin, avec les Bermudes ? » Petit sourire et il me répond : « Oui. Question suivante. » Tous ¬ Facebook, Google... ¬ nous disent construire un monde meilleur pour les humains et, la main sur le cœur : « Nous sommes fiers de respecter la réglementation fiscale des pays où nous opérons. »
HD. Dans votre livre, Eva Joly se dit « très pessimiste ». Et vous ?
AALAIN BOCQUET
Le combat est difficile mais il faut donner les armes aux citoyens pour le mener. Modestement, on y contribue un peu. La présidentielle doit faire exploser le débat et il faut que des décisions soient prises. Le climat le permet.
« Sans domicile fisc », d'Alain et Éric Bocquet, préface de Jean Ziegler,
Le Cherche Midi Éditions, 288 pages, 17,50 euros.
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