Lu sur l'excellente page Facebook "Histoire Populaire" de Pascal Bavencove que l'on ne saurait que recommander pour la richesse et la diversité de ses publications - cet entretien de l'Huma avec André Trollet, il y a dix ans déjà.
L'explosion de 1936 racontée par un dirigeant syndical
VENDREDI, 3 MAI, 1996
L'HUMANITÉ
A quatre-vingt-deux ans, André Tollet reste le même: oeil vif, propos alerte, mémoire vivante et toujours la blague prête, en un mot, celui que des milliers de militants ouvriers auront appelé «Toto» tout au long de sa vie. Il se prépare pour des conférences sur juin 36 et accumule précieusement notes et documents pour répondre aux questions de ses auditeurs. Mais à peine a-t-il besoin de les feuilleter tant ses souvenirs sont précis.
Certains historiens prétendent que le mouvement de 1936 a été spontané, d'autres qu'il serait une manipulation de l'Internationale communiste, téléguidé de Moscou. Comment ces grèves ont elles éclaté?
Sur un fond d'écrasement de la classe ouvrière, d'une répression violente par le patronat et les gouvernements des années trente. Les gens en avaient assez. Déjà des grèves importantes avaient eu lieu. En 1933, chez Citroën, trente-cinq jours de grève, avec des répercussions importantes. Moi-même, je me suis fait piquer dans le métro en vendant des billets de solidarité pour les grévistes. Il y avait aussi les scandales, Mme Hanau, Oustric et Stavisky, financiers escrocs. C'est surtout de ce dernier dont les fascistes français se sont emparés pour crier «A bas les voleurs» et «La France aux Français». Il y avait la prise de pouvoir par les fascistes en Italie et en Allemagne, et la tentative de putsch, en France, le 6 février 1934.
Ce jour-là, j'étais délégué au congrès de la JC à Ivry comme secrétaire du comité de Paris-Ville. Nous avons suspendu le congrès pour descendre dans la rue. Nous l'avons disputée aux fascistes non sans confusion, nous battant tantôt contre eux, tantôt contre les flics. La mobilisation policière était extraordinaire. J'ai vu passer des rames de métro bourrées de soldats envoyés en renfort.
Puis il y eut le 9 et le 12. D'abord notre contre-manifestation, où Villemain et Scorticati, deux jeunes ouvriers, furent tués par la police dans le quartier de Belleville. Puis le 12. Mais il ne faut pas croire que tout était gagné. Le matin encore, on distribuait des tracts aux portes des boîtes. On craignait une saisie de «l'Huma». J'en avais planqué un stock que je donnais par petits paquets aux copains pour le vendre. Et puis ce fut, l'après-midi sur le cours de Vincennes, la convergence des deux cortèges qui allait sceller l'unité syndicale. L'unité politique s'était réalisée après l'appel de Maurice Thorez à Bullier, le 11 octobre 1934, puis l'acceptation par les socialistes, le 12 juin 1935, et par les radicaux, le 27 octobre 1935, de l'idée de Front populaire.
Il y eut donc ce processus d'unité, puis, le 26 avril 1936, le premier tour des élections législatives et, le 3 mai, le second tour donnant la victoire au Front populaire.
Les travailleurs se sont sentis encouragés par cette victoire électorale...
Et le sentiment de ne plus avoir face à eux le même gouvernement...
Oui, encore que Léon Blum ait refusé de constituer le gouvernement tout de suite, la législature s'achevant début juin.
Ce qui explique peut-être le mouvement. J'ai lu une déclaration de Charles Nédelec, secrétaire de l'union départementale CGT des Bouches-du-Rhône: «Il faudra faire tout de suite quelque chose pour montrer que les élections ont vraiment modifié la situation politique.»
Oui. Il y a une impatience et cela éclate au Havre, chez Bréguet le 9 mai. La grève et puis la provocation du patron, qui licencie les dirigeants syndicaux. Alors les gars occupent l'usine pour protéger leurs responsables. Début juin, ce fut l'explosion...
Que faites-vous à ce moment?
Je suis secrétaire du syndicat des tapissiers. On se réunit dans un bistrot, le Tambour de la Bastille. La salle pleine, jamais on n'avait vu une assemblée pareille. Les gars crient «La grève, la grève...». On vote et c'est parti, on a mis le faubourg en l'air. Les gens avaient pris tellement de coups, tellement subi la répression qu'ils ont sauté sur l'exemple du Havre et, partout, on a occupé...
Même au Lido, les cent vingt-six garçons, maîtres d'hôtel, danseuses...
Dans des boîtes où le syndicat n'avait jamais existé. Aux Galeries Lafayette, on avait installé la tribune en haut du grand escalier et on y faisait des discours comme on y chantait des chansons. Finalement, le patronat s'est affolé et a demandé à Léon Blum de jouer les médiateurs. C'est ainsi que s'est réunie la conférence qui devait aboutir aux accords Matignon.
Quel rôle a joué la CGT?
D'abord, il faut rappeler que la CGT est réunifiée depuis le congrès de Toulouse du 6 mars 1936. Je suis alors devenu un des secrétaires de l'union des syndicats de la Seine, avec Henri Raynaud et Eugène Hénaff. Nous sommes partout où l'on nous appelle. Je suis allé à Gargenville pour discuter la convention collective de la céramique. Je n'y connaissais rien mais les boîtes étaient en grève et nous appelaient à l'aide pour la discussion avec les patrons. Alors, moi, je demandais des suspensions de séance pour aller voir les gars dehors et leur demander leur avis. Si bien qu'un patron m'a dit de venir visiter l'usine pour mieux comprendre. J'ai dit: «D'accord mais sans vous.» Et, finalement, j'ai signé la convention collective. C'était partout comme cela.
La CGT avait une grande autorité, parce que ses revendications exprimaient bien celles des travailleurs. Dans la métallurgie, on n'avait pas des syndicats dans toutes les boîtes mais le syndicat des métaux de la Seine était connu. Tintin (Jean-Pierre Timbaud, qui sera fusillé par les nazis à Châteaubriant) était à toutes les portes d'usine. Il se faisait embarquer par les flics plusieurs fois par semaine entre 1934 et 1936.
Et les adhésions à la CGT?
On ne fournissait pas. Je me souviens avoir manqué de cartes et avoir fait des reçus sur un bout de papier. Dans les assurances où nous n'avions aucune organisation, nous avons obtenu des taux de syndicalisation de 80% à 90%. Nous avons atteint 1.250.000 adhérents pour la région parisienne.
On connaît les grandes conquêtes de 36. Quelles ont été les plus importantes pour toi?
L'augmentation des salaires. Surtout pour les plus bas. Un exemple: Poivrossage à Pantin, où travaillaient surtout des jeunes filles, presque des gosses. Leur salaire est passé de 1 franc à 4 francs et 5 francs de l'heure.
La semaine de 40 heures. On s'est battu pour elle et pour la journée de 8 heures. J'ai un copain qui est allé en taule pour le respect de la journée de 8 heures, car il ne suffit pas d'une bonne loi, il faut encore qu'elle soit appliquée et respectée. En 1932, un copain a été tué par la police sur un chantier de Vitry au cours d'une manifestation contre les heures supplémentaires. Chez nous, les tapissiers du faubourg Saint-Antoine, on avait réglé la question. Quand un patron essayait de faire travailler au-delà de 8 heures, on faisait une descente et on cassait tout. Ça lui ôtait vite l'idée de recommencer...
Et les congés payés?
Les congés payés figuraient dans les revendications de la CGT, mais je dois dire que je n'y croyais pas trop. Je ne voyais pas le taulier nous payer à ne pas travailler. Lambert-Ribot, délégué de la Confédération générale de la production française (nom du CNPF de l'époque), a dit à Benoît Frachon: «On n'a jamais vu des revendications pareilles», et Benoît de rétorquer: «Avez-vous déjà vu un mouvement pareil?»
Même la presse de droite de l'époque est obligée de constater l'ordre respecté dans les usines en grève.
C'est la fierté ouvrière. Partout les machines ont été entretenues en état de marche, à tel point que la reprise a pu se faire dès l'accord signé. On briquait les bécanes mieux qu'avant et, dans certains cas, on en a réparé.
Justement, la reprise a eu lieu dès la signature des accords Matignon?
Non. D'ailleurs la CGT n'a jamais appelé à la reprise, c'était aux travailleurs à décider. Des patrons ont refusé de signer, traîné les pieds. Il y en avait qui ne voulaient pas des délégués du personnel. C'était un changement! Au lieu d'aller chacun trouver le taulier la casquette à la main, c'est un représentant élu qui exigerait en leur nom.
Les grèves se sont poursuivies en juin...
Il a fallu que le Parlement vote une loi, le 11 juin, pour imposer congés payés et 40 heures. Ce fut sous la pression des grèves et aussi, il faut bien le dire, sous celle des patrons qui avaient cédé et voulaient imposer les mêmes conditions à leurs concurrents. On a fait la queue à Matignon pour régler les différends. Moi je l'ai faite avec les représentants du patronat de la tapisserie. Le patronat avait cédé sous la pression, dès qu'il le pourrait, il allait tenter de reprendre ce qu'il avait lâché.
Juin 36, ce fut la fête dans les établissements occupés. Comment cela s'est-il passé?
Ce sont les comités de grève qui organisaient et nous, nous contactions les artistes. J'ai emmené sur ma moto un des frères Marc, plus connu aujourd'hui sous le nom de Francis Lemarque.
J'ai vu une reproduction du journal «l'Illustré» montrant Mistinguett chantant pour les grévistes (1).
Il y eut alors un rapprochement formidable avec la classe ouvrière en lutte. C'était le cas des commerçants et des paysans répondant aux appels des comités de grève pour le ravitaillement. Mais ce fut surtout important avec les intellectuels, avec ce Comité de vigilance antifasciste animé par le professeur Rivet, le philosophe Alain, le professeur Langevin. C'est une particularité du mouvement ouvrier français à cette époque, le seul en Europe où la classe ouvrière fût à l'initiative d'un rassemblement de masse
C'est aussi l'époque d'une formidable éclosion culturelle en milieu ouvrier, avec la CGT, avec l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), le groupe Octobre qui joue du Prévert dans les usines en grève...
Nous avions aussi ce souci à l'union départementale de la Seine. Nous avons loué, 15, rue de Chalon, un local qui abrita quelque temps la Chorale populaire de Paris et le cercle de peinture et de dessin animé par Franz Maserel. Nous avons créé l'Association populaire des amis des musées avec Georges-Henri Rivière et Georges Besson, le Théâtre du peuple (une idée d'Henri Raynaud) qui joua à Sarah-Bernhardt, à la Renaissance, où, le jeudi, on accueillait les gosses pour «les Contes d'Andersen»; nous avons loué quatre fois l'Opéra, pour 18.000 francs. Un succès formidable, les gars venaient autant pour voir l'Opéra que pour ce qui s'y jouait... Nous avons constitué une association de tourisme et de loisirs et acheté une maison au bord de la mer.
Mais le Front populaire ne va pas durer. Comment intervient son échec?
Par les concessions du gouvernement à la réaction. Le 13 février 1937, Léon Blum proclame «la pause» pour les revendications ouvrières. Le 16 mars, une manifestation fasciste à Clichy est autorisée. Le ministre Sarraut répond à notre délégation que c'est démocratique. Une contre-manifestation est organisée, c'est sur elle que tire la police. André Blumel, membre du cabinet de Blum, est blessé. Il se rend chez le président du Conseil, le sang sur ses vêtements, et lui dit: «Regardez ce qu'a fait votre police...»
Concessions aux fascistes espagnols, en rébellion contre la République depuis le 18 juillet 1936 avec la non-intervention, alors que Hitler et Mussolini envoient à Franco argent, troupes, munitions. Concession, encore, du gouvernement du radical Daladier, cette fois, avec la capitulation à Munich devant Hitler, le laissant libre d'envahir la Tchécoslovaquie, notre alliée, le 30 septembre 1938. Le 13 novembre, les décrets-lois Reynaud remettent en cause les conquêtes de 1936: «Finie la semaine des deux dimanches», dit-il. La bourgeoisie française veut sa revanche. A tout prix. Déjà, le 22 août 1936, le journal «le Messin» pouvait écrire «Plutôt redevenir allemands que de vivre sous un gouvernement bolchevisé».
C'est alors qu'intervient la grève du 30 novembre 1938.
Une grève décidée par le congrès de Nantes de la CGT le 14 novembre. Pour faire échec à nos adversaires, nous votons une motion, avec Jouhaud, appelant à une grève générale le 30 novembre. Ce sera un semi-échec. Les anticommunistes au sein de la CGT (comme Belin, qui finira ministre de Pétain) ne feront rien pour son succès, le temps accordé au gouvernement pour réagir va permettre une mobilisation policière telle que l'on verra quatre gardes mobiles par autobus conduit par un chauffeur embarqué à l'aube par la police. Les syndiqués auront du mal à réagir. Je me souviens de cette fille licenciée après le 30 novembre et disant que son patron n'avait pas le droit de le faire. Les succès de 36 avaient créé aussi quelques illusions. Mais surtout, le 30 novembre fut l'occasion pour le patronat d'une chasse aux militants, décapitant l'organisation syndicale. La guerre, l'exclusion des syndicats demeurés sur des positions de classe, l'occupation et la trahison de Vichy allaient apporter aux patrons cette revanche tant attendue.
CLAUDE LECOMTE
(1) Dans le livret d'un double CD sur «le Front populaire», recueil des chansons de l'époque, aux éditions Frémeaux et Associés. 43.74.90.24.
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