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29 novembre 2021 1 29 /11 /novembre /2021 09:14

 

Utilisé pour combattre des insectes parasites des bananeraies alors qu’il était interdit ailleurs, ce puissant insecticide a pollué durablement les sols martiniquais et il provoque des maladies graves. Quelles solutions envisagées depuis la Martinique ?

 

LE CHLORDECONE ENJEU DE LUTTES

Le 27 février 2021 ont défilé toutes les couches de la société martiniquaise dans les rues de Fort-de-France. Des partis politiques de gauche et indépendantistes aux syndicats et jusqu’aux associations représentantes de l’archevêché, en passant par les édiles municipaux et les associations, tous avaient un seul mot d’ordre : « Non à la prescription des crimes liés à la pollution au chlordécone ! Justice et réparation ! »

Cette mobilisation était provoquée par la menace de non-lieu et de prescription du dossier de procédure judiciaire suite à la plainte déposée en 2007. Les responsables devront être désignés par la justice. Mais 80 % des entreprises agroalimentaires sont détenues par les Békés, Blancs créoles, considérés comme « les descendants des maîtres blancs esclavagistes »[1]. La monoculture de la banane est détenue par ce patronat composé de multinationales, tandis que de petits planteurs occupent une part ténue des terres et restent dépendants des grands planteurs pour la vente, le transport, les fournitures ou pour la location de terres en fermage. Ces mouvements sociaux interviennent au moment de la présentation par l’État du plan chlordécone IV (2021-2027), le 3 mars 2021[2]. L’élaboration de ce plan était ouverte à la concertation autour de six stratégies alliant recherche, actions de communication, aspects socio-économiques et de santé, avec un budget de 92 millions d’euros pour les deux territoires. Pour les associations, les propositions de l’État restent largement en deçà des enjeux tant en termes de moyens que de contenus.

 

CONTEXTES DE PRODUCTION ET UTILISATION

Synthétisé à la fin des années 1950, le chlordécone est une molécule hydrophobe avec une structure en cage. L’INRA[3] a démontré que son temps de dégradation spontanée est de l’ordre de 1 à 5-6 siècles selon le type de sols. Il a servi d’insecticide (pièges à cafards, fourmis…) jusqu’en 1975 aux États-Unis et à Porto Rico, de traitement des plantes ornementales et contre le charançon de la banane dans les Antilles françaises ainsi qu’au Cameroun et en Côte-d’Ivoire.

Une persistance forte dans l’environnement est constatée : un tiers des surfaces agricoles utiles et le littoral marin, avec le transfert par les cours d’eau, sont pollués. La pollution, cantonnée d’abord au cadre professionnel, gagne vite la vie courante dès le milieu des années 1970, via les eaux de consommation et l’alimentation[4].

Aux États-Unis, les dangers du pesticide sont mis en évidence en 1961 dans le cadre du dossier toxicologique nécessaire à l’autorisation d’emploi : les effets neurotoxiques, reprotoxiques et cancérigènes sont démontrés chez les rongeurs. Les États-Unis restreignent alors le pesticide à un usage non alimentaire. Pourtant, l’exposition des travailleurs qui le fabriquaient à Hopewell (Virginie) provoque une catastrophe sanitaire et environnementale en 1975 : les ouvriers, exposés jusqu’à 32 000 µg/l, développent le syndrome du Kepone (qui apparaît à partir de 600 µg/l). La production, l’exportation et l’utilisation du chlordécone sont interdites.

Entre 1965 et 2021 sont publiées 716 études. Le pic des travaux scientifiques est biphasique : en 1975 et en 2000 avec la redécouverte de ses dangers aux Antilles. Un autre pesticide organochloré, le HCH, est employé aux Antilles françaises depuis les années 1950. Le chlordécone prend la suite sous formulation Kepone, avec une première demande d’autorisation de son utilisation, refusée en 1968, puis autorisée en 1972. Cette autorisation est renouvelée en 1981 sous formulation Curlone. L’interdiction est actée en 1990 sur le territoire français, mais des dérogations partielles sont conservées pour son utilisation dans les Antilles, jusqu’à son interdiction définitive en 1993.

L’épandage aux pieds des bananiers était réalisé le plus souvent par des femmes. Les ouvrières agricoles répartissaient manuellement une poudre, une ou deux fois par an, sans équipement de protection individuelle, comme l’affirme Marie-Hellen Marthe, dite Surelly, secrétaire générale du syndicat CGTM des ouvriers agricoles. Christiane, ancienne ouvrière agricole dans les bananeraies dès l’âge de douze ans, témoigne pour l’hebdomadaire communiste martiniquais Justice[5]: « C’est moi qui mettais toutes ces poudres dangereuses dans les champs de banane, sans le savoir. […] J’ai été opérée de 3 cancers et je suis handicapée depuis mes 39 ans. […] Aujourd’hui, je suis sans famille : ma mère est morte de deux cancers, mon père est mort du cancer de la prostate, mon frère et mon oncle aussi […]. »

Le 8 avril 2021, l’AMSES (Association médicale pour la sauvegarde de l’environnement et de la santé Martinique) tient une conférence de presse[6]. Sa présidente, docteure Josiane Jos-Pelage, annonce se porter partie civile dans la plainte déposée en 2007 par l’Assaupamar (Association pour la sauvegarde du patrimoine martiniquais) et Écologie urbaine afin de s’opposer au non-lieu judiciaire. L’association dépose également plainte contre cinq anciens ministres accusés d’avoir prolongé l’usage du chlordécone entre 1990 et 1993. La preuve par factures de l’achat du Curlone après 1993 est également mise au jour… de quoi faire sauter la menace de prescription du dossier.

 

LES RÉPERCUSSIONS SANITAIRES

Luc Multigner, directeur de recherche à l’INSERM, insiste lors du webinaire du 3 avril 2021, sur la nécessité des actions de vulgarisation et de pédagogie pour prévenir les risques sanitaires liés à la pollution : « Il faut aborder les questions de santé, être clair et pédagogique car il existe beaucoup d’a priori et d’idées préconçues sur la santé. [7]»

Le pesticide arrive dans l’organisme principalement par voie orale. Il est absorbé par le tube digestif et va vers le foie qui le capte et le stocke. Le chlordécone va circuler dans l’organisme par voie sanguine. Il est véhiculé par l’albumine et une lipoprotéine, lesquelles vont le ramener vers le foie : il s’accumule peu dans les tissus gras. Il s’agit donc d’un polluant fortement persistant dans le corps. La demi-vie est de 5-6 mois. La mesure dans le sang montre qu’il disparaît en 2-3 ans en arrêtant toute ingestion. Toutefois, l’exposition des populations est quotidienne. L’accumulation est continue jusqu’à une concentration maximale d’équilibre.

Il s’agit donc d’un polluant fortement persistant dans le corps ; il entraîne la survenue du cancer de la prostate, des naissances prématurées… et de moins bons scores neurocomportementaux des nourrissons et enfants.

Le suivi du taux de chlordécone dans le sang est effectué à partir des années 2000. On constate une contamination de toute la population et un transfert au fœtus. Luc Multigner établit la présence d’associations ou d’excès de risques sur la santé concernant la survenue du cancer de la prostate, des naissances prématurées et de moins bons scores neurocomportementaux des nourrissons et enfants.

Le cancer de la prostate se développe à partir de quatre critères : territoire, accès aux soins, contributions génétiques très importantes (58 %) et contributions environnementales variables. Le Centre international de recherche sur le cancer a établi une recherche par pays. Sur 186 pays, la Guadeloupe et la Martinique, classées comme pays indépendants, sont en tête. Le risque absolu y est doublé de 1 % à 2 %. Si on supprimait le chlordécone, il y aurait 5 à 7 % des cas incidents en moins (25-30 cas par an et par département).

Le risque de prématurité est doublé avec la présence de + 0,5 µg/L de chlordécone dans le sang. Entre 2004 et 2007, le risque absolu a doublé, passant de 12-14 % à 24-28 %. Selon les données de 2007, cela constitue 120 à 170 cas de prématurité sur 6 000 naissances par an et par territoire qui pourraient être évités.

Les résultats relatifs aux scores neurocomportementaux rapportés sont constatés de manière empirique. La recherche sur le sujet se poursuit. Le cancer du sein connaît une incidence plus faible que dans l’Hexagone, mais il est constaté une plus grande prévalence préménopausique que postménopausique. Des études pilotes sont en cours pour pouvoir faire des études aux Antilles. Concernant le cancer de l’utérus, l’incidence est trop faible pour pouvoir faire des études. Quant à l’endométriose, il n’existe pas d’études scientifiques publiées dans des journaux à comité de lecture relatives à l’impact du pesticide sur son développement. Des constats médicaux sont toutefois établis par les gynécologues, notamment par le docteur Quist, interviewé en 2020 par l’Union des femmes de Martinique. Cette association affirme par la voix de sa présidente, Rita Bonheur, que les femmes restent les oubliées de la recherche dans ce domaine. Ainsi, de nombreuses recherches restent en cours ou à mener. Elles nécessitent la mise à disposition de moyens par les autorités[8].

LES SOLUTIONS DE DÉPOLLUTION DES SOLS

Trois axes de perspective de développement de la recherche de solutions dites de remédiation[9] sont identifiés :

– la voie physico-chimique par oxydoréduction est aujourd’hui à l’arrêt ; des essais sur les sols avec de la poudre de fer ont donné une dégradation à environ 70 %. Mais il n’y a pas de recul sur les effets des produits de la réaction ;

– la voie biologique par champignon, développée lors du plan chlordécone III, est à l’arrêt. Les résultats ont donné moins de 1 % de dégradation.

– la voie de remédiation par les plantes[10]. L’ingénieur-docteur Yohan Liber est parti du constat que, sur d’aussi grandes surfaces, les plantes ont fait leur preuve pour extraire des métaux lourds comme l’or,

le palladium, le plomb. Mais elles absorbent seulement les métaux sous forme de sels dissous dans l’eau. Or la molécule de chlordécone est hydrophobe : il s’agit du principal problème de la remédiation par les plantes. Il convient d’identifier les critères, dans la flore, des plantes qui auraient une aptitude à la remédiation. Les facteurs les plus importants sont la transpiration foliaire, c’est-à-dire la capacité d’une plante à absorber et à évaporer par ses feuilles. Ce sont des pistes qui sont en attente. La phase prospective sur le terrain est à mettre en place. Il existe aujourd’hui un consensus scientifique : la phytoremédiation est la voie à explorer et la plus prometteuse des trois.

L’opinion fait une focalisation sur le chlordécone, mais il s’agit de la partie émergée de iceberg : la molécule mère se dégrade dans les sols et donne jusqu’à 5 fois plus de produits. Or il n’existe pas de standard pour les produits de dégradation, comme il en existe pour détecter la présence du chlordécone. Cet enjeu fort de la recherche permettra la production d’une nouvelle carte de contamination des sols. Toutefois, la recherche est freinée par un problème de gouvernance administrative et politique.

 

VERS UN FRONT COMMUN DU MOUVEMENT SOCIAL

Lors de la manifestation du 27 mars 2021 à l’initiative du collectif des ouvrières et ouvriers agricoles victimes des pesticides, sa représentante, Cannelle Fourdrinier, s’exprimait à la tribune en leur nom. Ce collectif est né officieusement en septembre 2019, officiellement en décembre 2019, avec une meneuse des grèves des ouvriers agricoles de février 1974. Une délégation à l’Assemblée nationale et au Sénat a rencontré tous les partis politiques, sauf le RN. Un point est satisfait : le dosage du taux de chlordécone dans le sang est gratuit et sans ordonnance. Toutefois, dans le plan chlordécone IV, les grands oubliés restent les ouvriers. Depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, une soixantaine de produits pesticides ont été utilisés pour la culture de la banane. Une enquête de terrain a été menée par les membres du collectif : 98 % des ouvriers sont malades.

Le collectif demande une reconnaissance de la responsabilité de l’État et des patrons békés, la prise en charge des frais engagés dans le cadre de la maladie, un dépistage tous produits, la mise en place d’une épicerie solidaire pour une alimentation sans pesticides, un centre de recherche et un accompagnement psychologique et diététique, une revalorisation des retraites avec un minimum de 1 000 €, l’exonération de la taxe foncière et un retour des terres aux ouvriers ; s’y ajoutent une dépollution des terres martiniquaises, une réfection du réseau d’eau et une mise à disposition de terres saines.

Alors que Lyannaj Pou Dépolyé Matinik – collectif pour dépolluer la Martinique composé de partis politiques de gauche, syndicats, associations – a construit également ses revendications, l’enjeu est bien de se réunir afin de présenter une plate-forme commune. Les Martiniquais sont unis et déterminés autour de cette cause.

Les rassemblements des 10 et 27 avril 2021, organisés à la maison des syndicats à l’appel de cinquante organisations, ont été l’occasion de dévoiler la plate-forme revendicative dans le domaine agricole.

Elle comporte, en particulier, l’achèvement rapide de l’analyse de tous les sols susceptibles d’être consacrés à l’agriculture et à l’élevage, le déblocage-accélération-simplification des procédures de mise à disposition des terres en friche à des agriculteurs(-trices) privé(e)s de terres, la refonte de la politique agricole commune (PAC) aux agricultures de nos pays très éloignés de l’autosuffisance alimentaire. Mais aussi, plus largement, le développement de l’aide aux alternatives agricoles, le réexamen des marges bénéficiaires des grandes surfaces responsables des prix élevés, la mise en œuvre d’une politique agricole de la collectivité territoriale de Martinique (CTM) ainsi que la mise en place d’un observatoire de la situation des ouvriers(-ières) agricoles.

Après des décennies de lutte, la revendication de justice et de réparation est aujourd’hui portée par pratiquement l’ensemble de la société martiniquaise. Pour reprendre les paroles d’une Martiniquaise entendue dans un rassemblement : « Soit l’État confirme que le mépris des dominants l’emporte sur le droit, soit on tourne le dos au déni. L’heure des lots de consolation est révolue. »

1. Les derniers maîtres de Martinique ? documentaire d’Investigations et Enquêtes, 2009  (https://www.youtube.com/watch?v=4N0OS2f4xVg).

2. « Plan Chlordécone IV : “Insignifiant” ? Peut mieux faire », journal Justice du11 mars 2021.

3. Résultats des travaux de l’INRA (Institut national de la recherche agronomique), devenu avec l’IRSEAT, l’INREA (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) depuis le 1er janvier 2020.

4. Jessica Oublié, Vinciane Lebrun, Nicola Gobbi, KathrineAvraam, préface de Luc Multigner, Tropiques toxiques. Le scandale du chlordécone, coédition Les Escales-Steinkis, Paris, 2020.

5. Collectif des ouvriers agricoles empoisonnés, « Doubout pou réparasyion », journal Justice du 1er avril 2021.

6. « Chlordécone : l’AMSES dépose une plainte contre 5 ex-ministres », journal Justice du 15 avril 2021.

 7. « Chlordécone : quels risques pour la santé des populations aux Antilles ? », webinaire du 3 avril 2021 (https://sw-ke.facebook.com/ComiteMarche98/videos/729175007749901/) organisé par CM 98 (comité Marche 23 mai 1998), Université populaire, en présence d’Emmanuel Gordien, virologue, président du CM 98, Luc Multigner, épidémiologiste, directeur de recherche à l’INSERM, Serge Romana, généticien, fondateur de la fondation Esclavage et Réconciliation, Corinne Jacoby-Koaly, coordinatrice pédagogique.

8. Lien : https://unionfemmesmartinique.com/2020/10/23/chlordecone-les-femmes-les-grandes-oubliees/.

9. « Chlordécone : perspectives de dépollution des sols et détoxification des personnes », webinaire Santé Environnement sans dérogation – Journée nationale sans pesticides, mars 2021.

10. Yohan Liber, Étude des déterminants biologiques de l’absorption de la molécule dechlordécone par la plante, thèse soutenue en décembre 2018, CNRS, UMR 5023, laboratoire d’écologie des hydrosystèmes naturels et anthropisés.

REFERENCES

↑1

Les derniers maîtres de Martinique ? documentaire d’Investigations et Enquêtes, 2009  (https://www.youtube.com/watch?v=4N0OS2f4xVg).

↑2

« Plan Chlordécone IV : “Insignifiant” ? Peut mieux faire », journal Justice du11 mars 2021.

↑3

Résultats des travaux de l’INRA (Institut national de la recherche agronomique), devenu avec l’IRSEAT, l’INREA (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) depuis le 1er janvier 2020.

↑4

Jessica Oublié, Vinciane Lebrun, Nicola Gobbi, KathrineAvraam, préface de Luc Multigner, Tropiques toxiques. Le scandale du chlordécone, coédition Les Escales-Steinkis, Paris, 2020.

↑5

Collectif des ouvriers agricoles empoisonnés, « Doubout pou réparasyion », journal Justice du 1er avril 2021.

↑6

« Chlordécone : l’AMSES dépose une plainte contre 5 ex-ministres », journal Justice du 15 avril 2021.

↑7

« Chlordécone : quels risques pour la santé des populations aux Antilles ? », webinaire du 3 avril 2021 (https://sw-ke.facebook.com/ComiteMarche98/videos/729175007749901/) organisé par CM 98 (comité Marche 23 mai 1998), Université populaire, en présence d’Emmanuel Gordien, virologue, président du CM 98, Luc Multigner, épidémiologiste, directeur de recherche à l’INSERM, Serge Romana, généticien, fondateur de la fondation Esclavage et Réconciliation, Corinne Jacoby-Koaly, coordinatrice pédagogique.

↑8

Lien : https://unionfemmesmartinique.com/2020/10/23/chlordecone-les-femmes-les-grandes-oubliees/.

↑9

« Chlordécone : perspectives de dépollution des sols et détoxification des personnes », webinaire Santé Environnement sans dérogation – Journée nationale sans pesticides, mars 2021.

↑10

Yohan Liber, Étude des déterminants biologiques de l’absorption de la molécule dechlordécone par la plante, thèse soutenue en décembre 2018, CNRS, UMR 5023, laboratoire d’écologie des hydrosystèmes naturels et anthropisés.

 

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