Les chauves-souris sont-elles des oiseaux ou des rongeurs ? Le bestiaire occidental a mis longtemps à les classer. Au Moyen Âge, on les appelait les « rats oiseaux ». Aux Philippines, on les nomme les « renards volants ». L’étymologie même de leur nom scientifique, « chiroptères », brouille les catégories. En grec, « kheir » signifie main et « pteron », aile.
C’est une espèce à la frontière des classifications. En anthropologie, ce qui est “entre” est perçu comme sale et impur. FRÉDÉRIC KECK, ANTHROPOLOGUE
Les chauves-souris ont donc des mains qui volent, mais aussi des oreilles qui « voient » – elles se repèrent aux sons – et un corps qui dort la tête en bas, « comme lançant un défi à l’humanité, une forme d’inversion des sociétés humaines », explique l’anthropologue Frédéric Keck. Pour ajouter à leur étrangeté, ces mammifères volants vivent la nuit et ont une longévité de plus de trente ans… « C’est une espèce à la frontière des classifications. En anthropologie, ce qui est “entre” est perçu comme sale et impur », éclaire le chercheur. Bien avant qu’on ne la désigne comme un réservoir à virus, la chauve-souris avait déjà mauvaise presse.
La religion chrétienne les a diabolisées
Frédéric Keck a rencontré la bestiole en suivant ceux qui traquaient les virus des oiseaux sauvages. C’était à Hong Kong, en 2007. « Avec l’émergence du Sras, en 2003 en Chine, les virologues ont commencé à s’y intéresser. La possibilité de cartographier leurs flux mondiaux s’est alors ouverte. » Quinze ans plus tard, le directeur de recherche au CNRS est toujours autant fasciné par les 1 411 espèces recensées, soit un cinquième de tous les mammifères. Dans un livre paru en mai (1), avec une vingtaine de chercheurs, il défend les rhinolophes, pipistrelles et autres roussettes « contre les accusations qui leur sont faites ».
1 411 espèces recensées, soit un cinquième de tous les mammifères
Au rayon des frayeurs, les virus, bien sûr. Certains se plaisent à souligner que l’anagramme de chauve-souris est… « souches à virus ». En tout cas, « elles font partie de ces espèces sentinelles, celles sur lequelles les menaces sont plus concentrées et qui permettent d’anticiper de nouvelles maladies », pointe-t-il. Cent cinquante virus y ont déjà été identifiés : la rage, Hendra, Marburg, le Sras et le Sars-CoV-2, dont on ignore toujours l’hôte intermédiaire. « Il y a parfois de fausses alertes. Pour Ebola, elles ont été accusées à tort. À nombre d’espèces égales, il n’y a pas plus de virus chez l’ordre des chiroptères que chez les rongeurs », révèle le chercheur.
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Si la chauve-souris a toujours eu des échos dans les récits humains, « la pandémie a obligé chaque société à s’interroger sur ses relations avec elle », souligne l’anthropologue. En Amérique du Sud et en Asie, on vit avec. Pourtant, au Pérou, pendant la crise, des villages ont voulu brûler des colonies. En Europe, on en vit loin. La religion chrétienne les a diabolisées, affublant le diable et ses démons d’ailes de chauves-souris. Pour les Lobi du Burkina Faso, la bête s’est brouillée avec le dieu du Ciel « et, pour se venger, elle met sa tête en bas et lui montre son postérieur », raconte le chercheur.
De formidables pollinisatrices
Parmi les images qui collent au poil des chauves-souris, il y a celle de « buveuses de sang ». Le mythe culmine avec le roman Dracula, à la fin du XIXe siècle… « Mais seules trois espèces sont entomophages (se nourrissent de sang) », rectifient les chercheurs dans l’ouvrage. Comme elles vivent toutes en Amérique du Sud, la dernière, découverte en 1988 au Venezuela, a été baptisée… Draculae. Les autres, de quelques centimètres jusqu’à 1,50 mètre pour les plus grandes, mangent à peu près de tout : du nectar, des fruits, des insectes. « On connaît peu ces animaux sauvages, on les voit comme des masses migrantes et proliférantes. Mais, est-ce qu’en produisant de la connaissance sur elles, on parviendra à changer le regard ? » interroge l’anthropologue. À montrer aussi leur rôle dans les écosystèmes : au même titre que les abeilles, elles sont de formidables pollinisatrices.
Un miroir tendu à notre humanité, plutôt qu’un repoussoir : elles vivent en colonies entre différentes espèces, elles arrivent à coexister.FRÉDÉRIC KECK, ANTHROPOLOGUE
Le chercheur préfère les voir comme « un miroir tendu à notre humanité, plutôt qu’un repoussoir : elles vivent en colonies entre différentes espèces, elles arrivent à coexister ». Elles ont aussi colonisé toute la planète, bien avant l’Homme. « C’est un modèle au sens où elles ont su s’adapter à toutes sortes d’environnements quand leurs habitats ont été détruits. » Les chauves-souris et leur vol trouble sont finalement moins menaçants que menacés : par les pesticides, la déforestation, les pollutions lumineuses. Et, désormais, un champignon venu d’Europe. « Il cause le syndrome du nez blanc, qui les empêche d’hiberner, elles finissent par mourir d’épuisement », poursuit le chercheur. « Ce sont nous, les Hommes, qui perturbons leur sommeil et rompons le contrat domestique qui nous lie à elles. »
(1) Les Chauves-Souris. Aux frontières entre les espèces, CNRS Éditions.