Dans les années 1970, un débat existait déjà à gauche sur l'efficacité et le réalisme du slogan (bien antérieur à cette période, il avait fleuri dans les années 1930): "Faire payer les riches". Beaucoup de gens attachés à la réduction des inégalités répondaient alors: il n'y a pas de trésor caché chez les riches. Leur reprendre une partie plus importante de leurs revenus ne pourrait guère améliorer la situation des ménages pauvres et modestes qui sont nettement plus nombreux. Il vaut mieux viser la croissance économique et celle du pouvoir d'achat pour réduire la pauvreté et les inégalités.
Trente ans plus tard- trente années de croissance même si elle a été moins forte qu'avant 1980- le même mot d'ordre donne lieu aux mêmes objections de certains défenseurs de l'égalité. Parmi eux, Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des inégalités, ce site le plus fourni en arguments de qualité. Il a signé le 19 août 2011 un texte au titre assez rude: ""Faire payer les riches": un consensus démagogique". Son principal argument: par définition, les très riches, ceux qui semblent visés par ce mot d'ordre, par exemple les 0,1% ou les 0,01% des plus riches, sont très peu nombreux. Même s'ils ont en effet touché le pactole depuis dix ou quinze ans, une forte imposition de leurs revenus à partir d'un certain seuil ne dégagerait pas des sommes à la hauteur de l'enjeu.
Pour répondre à cet argument, il faut "enrichir" le sens de la formule "faire payer les riches" et partir de constats. En trente ans de rapports de forces en leur faveur, les dominants ont fait basculer de leur côté, sous des formes multiples, d'énormes montants de richesses économiques, privant de ce fait l'Etat et les collectivités locales de recettes très importantes. Cela a appauvri les services publics, la protection sociale et la protection de l'environnement naturel, et donc ceux qui en dépendent le plus parce que ces conquêtes collectives forment "le patrimoine de ceux qui n'en ont pas".
Ce n'est pas qu'une question comptable de répartition des richesses économiques, c'est aussi une question de répartition des pouvoirs économiques et politiques. Ceux qu'il faut faire payer, ce sont "les riches et les dominants", incluant les acteurs de la finance et des grandes entreprises, ceux qui ont profité et profitent encore de façon indécente d'une crise qu'ils ont provoquée, ceux qui ont creusé la dette publique et qui veulent aujourd'hui imposer aux peuples de la rembourser. Les "faire payer" signifie réduire leur pouvoir de nuisance et pas seulement leur excès de richesse.
Certains chiffres sont ici nécessaires.
Quand bien même on se limiterait à examiner ce que rapporterait le seul impôt sur le revenu- devenu une source mineure de recettes publiques après les vagues de réductions et d'éxonérations qui l'ont affecté- s'il faisait l'objet d'une réforme juste, ce ne serait déjà pas négligeable. Si l'on se contentait d'en revenir aux règles et barèmes de 1999, il rapporterait environ 15 milliards d'euros supplémentaires. Mais, vu l'ampleur de la crise, on pourrait exiger que l'on aille plus loin que la situation de 1999, qui était déjà régressive par rapport à celle de la première moitié des années 1980 où, par exemple, la tranche supérieure était imposée à 65%. On pourrait même s'inspirer de la politique fiscale de sortie de crise de Roosevelt avec des taux marginaux de 90% et revoir l'ensemble du barème, sans surimposer l'immense majorité des ménages.
Mais en réalité ce n'est pas principalement par les modifications des barèmes de l'impôt sur le revenu qu'est passé le déversement de richesses vers la ploutocratie qui a pris les rênes. C'est par trois phénomènes indépendants.
Le premier est la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises au bénéfice des profits et surtout des profits distribués (non réinvestis), dont les principaux sont des dividendes versés aux actionnaires. Ces actionnaires (les plus gros d'entre eux) sont au coeur du pouvoir ploutocratique actuel. L'ordre de grandeur des profits nets distribués en 2010 par les sociétés non financières est de 85 milliards d'euros, soit 10% de leur masse salariale contre 3,4% en 1993. Si l'on ajoute ceux des sociétés financières, on tourne autour de 100 milliards d'euros de dividendes nets versés en 2010. Soit 5% du PIB.
Le second phénomène est la multiplication des niches fiscales et des sociales (réductions ou suppressions de cotisations patronales) depuis 2000. Certaines sont défendables au nom de l'intérêt général (par exemple des déductions d'impôt sur le revenu pour des dons aux associations ou aux fondations). La plupart sont de vrais cadeaux aux riches, mais aussi aux entreprises, principalement les plus grandes, dont on sait qu'elles sont beaucoup moins imposées que les PME. Le montant des pertes de recettes publiques liées aux niches décidées depuis 2000 est énorme, selon les rapports très officiels: entre 100 et 140 milliards de manque à gagner annuel selon les rapports et selon le périmètre des niches retenues.
Le troisième et dernier phénomène est celui des "fuites" non légales (par opposition aux niches qui sont légales) de contributions (par opposition aux niches, qui sont légales) de contributions des personnes et des entreprises. La droite adore évoquer la fraude des bénéficiaires de prestations sociales, qui represente peut-être deux milliards d'euros. Mais c'est une goutte d'eau par rapport à la fraude aux cotisations patronales (environ 15 milliards) et la fraude fiscale (40 à 50 milliards par an), dont fait partie l'évasion fiscale non déclarée, en particulier vers les paradis fiscaux.
Or, dans tous les cas, ce sont bien les "riches et les puissants" qui sont de façon massive les bénéficiaires de ces dispositifs légaux et illégaux, auxquels il faut ajouter l'ISF, qui est pour l'instant une passoire à gros trous.
Selon les derniers travaux de l'INSEE, les 1% les plus riches en patrimoine détiennent 18% du patrimoine total pendant que les 50% les moins riches n'en détiennent que 7% et les 10% les moins riches que 0,1%! Autrement dit, entre le patrimoine moyen d'un ménage faisant partie des 1% les plus riches et celui d'un ménage faisant partie des 10% les plus pauvres, le rapport est de 1 à plus de 1800! La France est championne d'Europe des millionnaires en dollars. On en compte 2,6 millions en 2011 contre 2,2 en 2010.
Au total, même si les montants énormes de recettes potentielles qui viennent d'être cités ne peuvent pas être additionnés car certains se recoupent, et même si on ne peut pas supprimer du jour au lendemain fraudes et évasions illégales, trouver dès 2012, si la volonté politique existe, sans devoir invoquer la croissance, 80 à 100 milliards de recettes publiques supplémentaires par an n'est pas un problème économique. C'est uniquement une question de rapport de forces.
Mais faire cela, c'est bel et bien "faire payer les riches" en un sens plus large que celui de Louis Maurin: revenus, patrimoines, bénéfices non réinvestis des sociétés, taxe sur les transactions financières, suppression des niches pour riches, véritable chasse aux vrais fraudeurs, interdiction des paradis fiscaux et confiscation des capitaux illégalement transférés, etc.
Que penser alors de l'argument de classe omniprésent: taxer les riches, les gros actionnaires et les grandes entreprises, vous n'y pensez pas, ils vont fuir à l'étranger, eux ou du moins leurs comptes bancaires et leurs actifs! Quatre réponses peuvent être combinées:
1) Mais qu'ils s'en aillent! Ils ont fait assez de dégâts. Ce n'est pas un mauvais argument, mais si on veut faire payer les riches, autant qu'ils soient là... On ne va pas organiser leur évasion.
2) Ne surestimons pas ce phénomène, qui existe. L'immense majorité restera, pour diverses raisons. L'Etat y perdra peut-être quelques milliards d'euros supplémentaires à court terme, mais une vraie répression serait dissuasive et permettrait même de récupérer rétroactivement des montants considérables.
3) Renoncer à 100 milliards d'euros par an au motif qu'on risque d'entre perdre cinq voire dix est une aberration économique. Céder devant le lobbyng des riches et puissants, c'est la certitude que la crise s'aggravera.
4) Il faut amplifier le mouvement citoyen national et international de protestation contre les paradis fiscaux, et plus généralement pour la justice fiscale.
Jean Gadrey.
Le Sarkophage n°29 en kiosque jusqu'au 17 mars 2012.
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