À l’hôpital universitaire de Palerme, la docteure Antonietta Lanzarone a ouvert depuis un an une consultation dédiée aux migrants ayant subi des tortures afin de leur délivrer un certificat médical qu’ils peuvent ajouter à leur demande d’asile. Ils y trouvent une écoute dont ils ont rarement pu bénéficier auparavant.
Palerme (Italie), de notre correspondante.– Il y a dans les « OK » et les « va bene » répétés de la docteure Lanzarone la délicate tentative de dire que tout ira bien, malgré un récit fait de violences qui semblent ne jamais finir. En face d’elle, de l’autre côté du bureau marron, R., un Ivoirien de 19 ans dont l’italien courant parvient à rendre tous les détails du long voyage qui l’a amené jusqu’à elle, dans ce bureau impersonnel de l’hôpital Policlinico de Palerme.
Trois ans plus tôt, au mois d’août 2016, R. posait le pied sur le quai du port d’Augusta, dans ce bout de Sicile cerné par les usines pétrochimiques. Depuis, sa demande d’asile a été rejetée une première fois. « J’ai pleuré quand la responsable du centre d’accueil me l’a dit, confie-t-il à la légiste. Ils ne m’ont même pas laissé raconter mon histoire en détail comme on est en train de le faire ici. » Un instant, elle lève la tête des feuilles volantes sur lesquelles elle consigne soigneusement chaque réponse. « La commission a une manière différente de procéder. Ils doivent donner des réponses. Je comprends que tu le vives comme une injustice, mais nous, on repart de zéro », précise-t-elle, avant de revenir aussitôt aux brûlures de briquet mentionnées par R. peu avant.
Depuis le mois de mai 2018, la légiste a reçu à l’hôpital 93 migrants, dont 11 mineurs qui souhaitent obtenir un certificat médico-légal attestant des violences qu’ils affirment avoir subies. Dans un contexte de durcissement des conditions requises pour obtenir l’asile, chaque document peut compter. Pour mener à bien cette activité encore en rodage, elle est assistée de trois autres légistes et d’une psychologue, et travaille en partenariat avec les autorités sanitaires régionales et la Clinique légale pour les droits de l’homme de l’université de Palerme.
En octobre dernier, un premier décret-loi sur la sécurité entrait en vigueur, supprimant notamment la protection humanitaire, qui était, avec le statut de réfugié et celui de protection subsidiaire, l’une des trois formes de protection que peut octroyer la commission territoriale aux demandeurs d’asile. Au mois de juin 2019, selon les derniers chiffres publiés par le ministère de l’intérieur italien, le taux de rejet des demandes d’asile est de 82 %. À titre de comparaison, en mai 2018, avant l’arrivée au gouvernement de la Ligue et du Mouvement Cinq Étoiles, il était de 61 %, alors que 28 % des demandeurs obtenaient la protection humanitaire. R., lui, a fait appel de la décision de la commission et espère que le rapport médico-légal pourra donner du poids à ses déclarations.
« L’entretien dure au moins deux heures. Je fais l’investigation de l’histoire médicale des patients », explique la légiste, qui applique rigoureusement les règles définies par le protocole d’Istanbul, également appelé Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. « C’est éprouvant mais nécessaire pour établir le rapport de compatibilité entre ce qu’on me dit et ce que je vois sur le corps. »
Au récit fait par R. de violences intrafamiliales, d’une attaque à la machette et un peu plus tard de brûlures au briquet faites par un gang qui l’a dépouillé, la question de la médecin est la même : « Est-ce que ça a laissé des traces ? » En silence, R. tend la main, montre ses avant-bras, lève son T-shirt. « OK, va bene », répète la Dre Lanzarone. Ces mêmes mots qu’elle prononcera un peu plus tard, une fois l’entretien terminé, en photographiant chaque balafre, chaque plaie, chaque endroit du corps dont la couleur sombre s’est évaporée sous les supplices. Délicatement, pour chaque blessure, elle dépose une réglette millimétrée sur la peau meurtrie.
Dans ce métier, la vérité se mesure. « Ça peut sembler aberrant parce que, sur le visage de la personne qui vous fait un tel récit, on peut lire la souffrance, mais, pour une série de raisons, notamment légales, il me faut être la plus objective possible et connaître dans les moindres détails tout ce qui s’est passé », raconte la médecin légiste, dont le quotidien était jusque-là plutôt fait d’accidents de la route, de suicides ou de règlements de comptes.
Puis, dans la nuit du 27 au 28 août 2015, le navire militaire suédois Poseidon amarre au port de Palerme. À bord, 571 migrants et 52 corps récupérés après le sauvetage d’une embarcation de bois au large des côtes libyennes, presque tous asphyxiés dans la soute où ils avaient été enfermés. Pour ramener leurs corps à quai, une grue a fendu de son ronronnement le silence qui enveloppait le port, interrompant momentanément le ballet des combinaisons blanches qui s’activaient à terre, pour y déposer un énorme conteneur frigorifique.
Cette nuit-là, la jeune interne en médecine légale fêtait ses 28 ans. Tout le département de médecine légale de l’hôpital est alors réquisitionné. En quarante-huit heures, ils effectuent toutes les autopsies, dans des conditions de fortune, au cimetière des Rotoli, qui toise la mer depuis les hauteurs de la ville.
D’autres bateaux sont arrivés, d’autres corps aussi. « On a d’abord remarqué sur les corps des traces liées aux conditions de la traversée, des contusions, des coupures, des signes de déshydratation, des brûlures sur ceux qui parfois étaient entassés dans la salle des machines ou des brûlures de carburant, se souvient Antonietta Lanzarone. Il y avait aussi des lésions plus anciennes. On pouvait supposer qu’elles remontaient au séjour dans les pays d’origine ou au passage en Libye, mais dans les deux cas, on s’est dit que si on retrouvait ces blessures sur les cadavres, alors nous en retrouverions sûrement aussi sur les corps de ceux encore en vie. »
Lorsqu’elle commence les entretiens, la légiste découvre alors l’histoire de ces blessures. Certaines sont le souvenir d’accidents ou de rites tribaux, d’autres en revanche racontent à elles seules les parcours de migration et, surtout, la systématisation des tortures et des actes dégradants dans les prisons libyennes.
Un patient, par exemple, avait la plante des pieds décolorée après avoir été contraint de marcher dans une pièce dont le sol était couvert d’un liquide, « probablement un produit chimique étant donné les brûlures », ajoute la légiste. « Cette situation relève d’une anomalie complète, d’abord parce que, d’un point de vue médico-légal, mon travail porte d’habitude sur des lésions récentes, alors que là, il faut remonter à des lésions de longue date et surtout, parce que rencontrer de telles cicatrices, c’est anormal, c’est inhumain », tranche le médecin.
Parmi les migrants rencontrés, certains sont arrivés en Italie deux ou trois ans plus tôt, à l’instar de R. Sur tous les patients qu’elle a vus, 55 % avaient subi des mauvais traitements dans leur pays d’origine et 91 % lors de leur passage en Libye. « On retrouve de manière systématique certaines tortures, de la privation de nourriture ou d’eau, à la falanga, qui consiste à attacher quelqu’un par les chevilles et à le frapper de manière continue avec des bâtons ou des tubes de plastique rigides de la plante des pieds au talon », détaille Antonietta Lanzarone. « Comme toutes les formes de torture, c’est très insidieux, car cela laisse peu de traces visibles de l’extérieur, mais le patient aura des douleurs pendant longtemps, il aura des difficultés à marcher », poursuit-elle.
« De la Libye, je n’ai pas de traces visibles. Quand on nous torturait pour qu’on crie au téléphone et qu’on demande de l’argent à nos familles, on nous frappait avec des tubes de plastique », s’excuserait presque R., qui garde aussi de fortes douleurs aux genoux après le voyage dans le désert nigérien, pendant lequel on l’a frappé pour qu’il monte dans le 4x4, en se contorsionnant comme si son corps était celui d’un pantin.
C’est la limite de la consultation médico-légale : certaines cicatrices sont invisibles. « Le plus difficile, ce sont les violences sexuelles », reconnaît la Dre Lanzarone. 20 % des patients en ont été victimes, dont la totalité des 12 femmes rencontrées. « Sept hommes m’ont raconté des viols, soit par sodomie, soit parce qu’on les a obligés à violer d’autres femmes, confie le médecin. Ils pourraient être bien plus nombreux en réalité, car le fait que je sois une femme médecin ou la honte peuvent être des facteurs qui les retiennent de parler. »
Chaque fois, les patients sont orientés vers un urologue ou une gynécologue. Il y a aussi les séquelles psychologiques, souvent difficiles à déterminer. « Ce sont des entretiens qui peuvent amener à une reviviscence du trauma. C’est déjà arrivé qu’il faille interrompre les questions ou programmer une seconde visite », explique la médecin. À ses côtés, la psychologue Valeria Tullio observe chaque réponse de R., ses hésitations, sa manière de parler et de décrire son histoire.
Sur l’ensemble des entretiens, 60 % des patients présentent des troubles psychologiques ou psychiatriques et 77 % des problèmes de somatisation. « Après cet incident, tu réussissais à dormir ? » interrompt-elle, lorsqu’il raconte avoir été terrassé par une « maladie mystique » après une énième agression des gangs de son quartier. « Tu trouvais la force de te lever du lit ? »
Cette force, il la trouve quelques semaines plus tard, lorsqu’un ami lui avance de l’argent pour aller se faire soigner en Europe. « Quand je suis arrivé, je pleurais tous les matins dans le premier centre d’accueil, et puis c’est passé, confie le jeune homme. Aujourd’hui, je préfère ne pas sortir la nuit et surtout, j’ai vraiment peur quand j’entends les feux d’artifice. Ça me rappelle les tirs pendant la crise en Côte d’Ivoire, en 2010. Des fois, j’oublie que tout ça, c’est fini. »
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