L’accord conclu entre Bruxelles et les pays du cône sud-américain prévoit de faire sauter les taxes douanières, entraînant des désastres pour les filières agricoles et l’environnement. Il doit encore être ratifié par chaque parlement.
Les multinationales et autres investisseurs rêvaient depuis longtemps d’une zone commerciale gigantesque, « libre et non faussée ». L’Union européenne et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) se proposent de la leur offrir sur un plateau en or avec une quasi-impunité fiscale, sociale et environnementale aux conséquences désastreuses dans ces domaines de part et d’autre de l’Atlantique. Après vingt ans de tractations et de marchandages pour savoir qui remportera le plus gros morceau de la bête, ces deux blocs de 777 millions d’habitants sont convenus, vendredi, de la création d’un accord de libre-échange qui pèsera pour près d’un quart du PIB mondial. « Accord commercial fait ! Un moment historique. Au milieu des tensions commerciales internationales, nous sommes en train d’envoyer un signal fort que nous appuyons le commerce basé sur des normes », a jubilé dans un tweet le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, qui entend quitter ses fonctions, en brandissant le texte tel un trophée de guerre.
« Tournant historique en faveur de l’ouverture économique »
C’est « une conquête » pour Buenos Aires, alors que le président de droite Mauricio Macri devra affronter une élection présidentielle à l’issue incertaine en raison de l’impopularité de ses réformes libérales et austères. « Tournant historique (…) en faveur de l’ouverture économique », s’est félicité le Brésil du président d’extrême droite, Jair Bolsonaro, qui offre, avec cet accord, du pain bénit à ses soutiens de l’agrobusiness et aux multinationales qui exploitent les territoires amazoniens.
Ces satisfactions ne parviennent pas à étouffer les salves de critiques qui ont accompagné cette nouvelle phase de libéralisation des échanges commerciaux. Car, l’accord UE-Mercosur, c’est une affaire de gros sous aux retombées sociales et économiques asymétriques en raison de la levée des taxes douanières et de l’ouverture de marchés, jusqu’alors réglementés. L’organisme sud-américain exigeait des impôts de l’ordre de 91 % sur les produits en provenance de l’Europe. En retour, cette dernière éliminera jusqu’à 92 % de ses taxes sur les importations en provenance du cône sud. Le deal conclu n’épargne aucun domaine, mais des secteurs clés sont particulièrement touchés. L’Europe pourrait à l’avenir exporter ses produits industriels, notamment de la filière automobile. Elle serait également avantagée en ce qui concerne l’importation de métaux rares pour les hautes technologies, faisant la part belle aux compagnies extractivistes, au détriment des normes environnementales. Elle sortirait également gagnante sur le terrain des marchés publics – infrastructures, télécommunications – des pays du Mercosur qui avaient jusqu’à présent mis leur veto à ces secteurs stratégiques pour leur propre économie. Les Latino-Américains, quant à eux, ont finalement remporté la palme des négociations en obtenant un feu vert – conditionné à des normes sanitaires et environnementales à la marge – leur permettant d’inonder les Vingt-Huit de produits agricoles et agro-industriels : bœuf, volaille, sucre, éthanol, jus d’orange, café instantané…
Depuis l’an 2000, le chapitre agricole a été la pierre d’achoppement des négociateurs au point de faire capoter la trentaine de rounds de pourparlers qui ont eu lieu. Il pourrait d’ailleurs constituer le principal obstacle à la mise en œuvre de l’accord, qui, pour voir le jour, devra encore être ratifié par l’ensemble des parlements des États membres, puis par le Parlement européen, ainsi que par les assemblées nationales des pays latino-américains concernés. Et pour cause, ces derniers constituent à eux seuls une puissance agricole à même de dévaster l’agriculture européenne. Selon l’accord conclu – aux vastes zones d’ombre –, le Mercosur aurait gagné de pouvoir exporter 99 000 tonnes de viande bovine avec des taxes douanières réduites à 7,5 %. Lors de précédentes tractations, les Latino-Américains exigeaient que ses exportations soient libres d’impôts, contre les 70 000 tonnes avancées par l’UE. Le compromis final n’en est pas un, et il risque d’affaiblir à mort une filière de la viande déjà très fragilisée, la Fédération nationale bovine estimant que la baisse du nombre d’élevages bovins a doublé depuis 2017. Pour rappel : le Mercosur exporte déjà près de 250 000 tonnes de bœuf vers l’Europe, soit 75 % des importations totales de l’UE. Le nouvel accord, dont tous les aboutissants ne sont pas connus, pourrait dévaster les éleveurs européens. De l’aveu du commissaire européen à l’Agriculture, Phil Hogan, l’UE a opéré des « concessions significatives », à même de poser, a-t-il dit, non sans euphémisme, « certains défis pour les agriculteurs européens » que « l’aide financière » d’un milliard d’euros « en cas de perturbation du marché » ne saurait pallier.
« 74 % des produits phytosanitaires au Brésil sont interdits en Europe »
La possible déferlante de produits agricoles et de l’agrobusiness a soulevé une vague de contestation en Europe. Cette « politique commerciale a deux poids et deux mesures » creuse le fossé « entre ce qui est demandé aux agriculteurs européens et ce qui est toléré des producteurs du Mercosur » quant aux normes sanitaires et environnementales, a protesté la Copa Cogeca, la puissante fédération qui regroupe les syndicats agricoles de l’UE. Même tonalité pour le principal syndicat allemand, le Deutscher Bauernverband, qui estime que « beaucoup d’exploitations agricoles familiales » seront en danger si l’accord est ratifié. En France, les réactions à charge n’ont pas manqué, des Jeunes Agriculteurs à la FNSA qui, par la voix de Christiane Lambert, ont fustigé « un coup dur pour l’agriculture ». « 74 % des produits phytosanitaires utilisés au Brésil sont interdits en Europe », a-t-elle alerté. C’est là l’autre préoccupation majeure qui avait déjà été soulevée par 340 ONG européennes et sud-américaines concernant l’impact environnemental.
Salve de critiques des syndicats agricoles et des partis politiques
« On ne peut pas promouvoir une agriculture durable et faire du climat une priorité, et importer sa viande de l’autre bout de la planète en favorisant un modèle agricole intensif responsable de 80 % de la destruction de la forêt amazonienne », a vivement réagi l’eurodéputé PS Éric Andrieu. Pour Esther Benbassa, d’Europe Écologie-les Verts, l’accord est « une catastrophe écologique », tandis que le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, a mis en garde contre « un projet qui va abîmer la planète, notre santé et l’agriculture française ». La France insoumise appelle à un rassemblement, mardi, devant le Parlement européen, pour dénoncer un « accord opaque » conclu « au cours de la vacance parlementaire et sans transmission de la moindre information aux députés sortants ».
Alors que l’eurodéputé LaREM Pascal Durand qualifie la signature du projet de « jour funeste », le président français Emmanuel Macron a évoqué un « bon » texte, tout en parlant de « vigilance » dans sa mise en œuvre. L’hôte de l’Élysée avait pourtant juré sur tous les tons qu’il n’y aurait pas de signature tant que Brasília ne confirmait pas son soutien à l’accord de Paris sur le climat, dont Jair Bolsonaro a menacé de se retirer. Avant de se coucher face aux pressions de ses partenaires européens. À l’issue du sommet du G20 à Osaka au Japon, le locataire du Planalto, climatosceptique par excellence et fossoyeur de l’Amazonie, a griffonné son accord de principe, les promesses n’engageant que ceux qui y croient.
Salué par Macron, le traité de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur entraîne une levée de boucliers de la part de nombre d’organisations non gouvernementales. Entretien avec Maxime Combes, économiste à Attac et militant pour la justice climatique.
Emmanuel Macron avait promis qu’il ne signerait pas un mauvais accord. Et pourtant, ce traité de libre-échange avec le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay) va encore une fois à l’encontre de ses dires ?
Maxime Combes Clairement ! On donne notamment une légitimité à un Jair Bolsonaro alors que celui-ci remet en cause de manière permanente les régulations environnementales au Brésil. Il a démantelé le ministère de l’Écologie. Il favorise la déforestation au profit de l’agrobusiness et viole les droits de populations indigènes. Signer cet accord, c’est lui délivrer un blanc-seing. Mais, au-delà, regardons les répercussions en Europe. L’UE, en acceptant d’importer des produits agricoles (viande bovine, volaille) et en continuant à importer massivement du soja (transgénique), va fortement déstabiliser son secteur agricole.
Un tel accord va-t-il aussi à l’encontre des efforts faits par certains en Europe pour mettre sur pied une agriculture responsable ?
Maxime Combes C’est un très mauvais signal qu’on donne. Cet accord va avoir des impacts négatifs sur la capacité des pouvoirs publics et du monde paysan à organiser une transition vers une agriculture locale et de qualité. On ouvre encore plus les portes à l’agrobusiness et à ses multinationales.
Au-delà de l’agriculture, qu’en est-il aussi du secteur de l’énergie ? Ainsi l’Argentine et ses hydrocarbures non conventionnels. Ne va-t-on pas inciter ce pays à produire toujours plus et à détruire encore ?
Maxime Combes Le mandat avec lequel la Commission européenne a négocié avec le Mercosur n’a jamais été rendu public. On ne sait rien des secteurs qui ont été mis sur la table. Il est clair, par contre, que cette fuite en avant fera primer les intérêts des multinationales sur les exigences sociales, les droits humains, la lutte contre le réchauffement climatique et la protection de la biodiversité. Tout cela est lié à la nature même des règles qui organisent le commerce international et sur laquelle se base la signature de ces accords. Ces règles imposent que rien ne puisse entraver un accord, et ce, même s’il nuit à des principes fondamentaux.
Est-il encore possible que les pays européens, qui doivent ratifier le traité, le retoquent ?
Maxime Combes Il faut d’abord rappeler que le mandat commercial avec lequel la Commission européenne a négocié est fondé sur des règles édictées au siècle passé. Or celles-ci sont aujourd’hui obsolètes. Cette vieille doctrine européenne qui voulait placer l’Europe au cœur des négociations économiques n’est plus d’actualité. Le climat et les inégalités sociales sont les seuls enjeux de demain. Ensuite, tout est possible. Nous sommes sûrement devant un accord mixte, qui mêle des enjeux de commerce, mais aussi des éléments qui ne sont pas liés à celui-ci. Or ces éléments extérieurs doivent aussi être ratifiés par les parlements de chaque État membre et, pourquoi pas, invalidés. Du coup, rien n’est terminé. Ces derniers jours, il y a eu de très fortes mobilisations de nombreux secteurs : ONG, syndicats et monde agricole dans son ensemble. Pour rappel, le Parlement européen était extrêmement divisé lorsqu’il a fallu discuter avec l’Amérique de Donald Trump. Pourquoi pas dès lors avec le Brésil de Bolsonaro ?
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