Un ancien président, des ex-ministres, des ex-diplomates, des ex-militaires et un terrain d’action commun : l’Afrique. Au cours des dix dernières années, d’anciens représentants de l’État français se sont recyclés dans le privé en utilisant leur carnet d’adresses africain constitué quand ils étaient en fonctions. Une preuve que la Françafrique a encore de beaux jours devant elle.
Sur le tarmac de l’aéroport de Conakry, le chef de l’État guinéen Alpha Condé, tout de blanc vêtu, enlace l’ex-président français Nicolas Sarkozy, costume gris et grand sourire. Nous sommes le 21 février 2019 et les photos de l’événement laissent imaginer de tendres retrouvailles.
Quelques semaines plus tard, c’est Dominique Strauss-Kahn qui est photographié, manches de chemise retroussées et lunettes noires, en compagnie d’un autre chef d’État africain, Denis Sassou Nguesso, avec qui il a assisté à l’inauguration d’une basilique à Oyo, le village du président congolais.
Malgré les apparences, ni l’ex-ministre de l’économie ni Sarkozy ne sont venus pour une visite d’amitié ou du tourisme. Comme d’autres anciens grands commis de l’État, ils font des affaires en Afrique, et plus particulièrement dans les pays de la zone franc, en utilisant les contacts acquis au cours de leur carrière publique.
Ce pantouflage n’est pas nouveau sous la Ve République et n’a rien d’illégal en soi. Mais il est significatif de la manière particulière qu’a toujours une partie du personnel politique, diplomatique et militaire d’envisager ses relations avec l’Afrique.
Du point de vue de l’association Survie, il est l’une des preuves que la Françafrique, ce système de domination et d’ingérence mêlant des outils d’intervention directe, comme l’armée et le franc CFA, et des opérations plus officieuses ou sulfureuses, reste bien réelle. L’opinion publique africaine en est aussi persuadée, elle qui suit, grâce aux médias nationaux, une partie des allées et venues de ces anciens représentants de la France, souvent reçus en grande pompe par les plus hautes autorités des pays où ils se rendent.
De fait, il est extrêmement rare de voir, par exemple, d’anciens ministres britanniques avoir le même type de pratiques dans des pays africains. Au niveau européen, le lobbying des anciens responsables politiques au profit des firmes multinationales ou des intérêts nationaux se concentre plutôt au niveau des institutions communautaires.
Officiellement, certains de ces ex-serviteurs de l’État français conseillent des dirigeants africains, tandis que d’autres opèrent pour des multinationales, auxquelles ils ouvrent des portes. C’est le cas de Nicolas Sarkozy, dont la présence à Conakry visait à permettre à l’homme d’affaires franco-israélien Beny Steinmetz de se réconcilier avec l’État guinéen, avec lequel il était en conflit depuis sept ans à propos de l’exploitation de l’énorme mine de fer de Simandou.
L’ex-président français a réussi à faire se rencontrer Alpha Condé et Beny Steinmetz, qui ont finalement conclu un accord : la Guinée s’est engagée à retirer ses plaintes pour corruption contre Beny Steinmetz Group Resources (BSGR), tandis que Beny Steinmetz a renoncé à revendiquer des droits sur Simandou et Zogota, un autre gisement dans lequel il conservera toutefois des intérêts. On ne sait pas ce que l’affaire aura rapporté à Nicolas Sarkozy, qui serait revenu depuis discrètement à Conakry, ni si la Guinée sort réellement gagnante de ce deal.
L’ancien chef de l’État français a mis aussi ses contacts africains au service du groupe hôtelier Accor, dont il est administrateur depuis 2017 et président de son « comité de la stratégie internationale ». Il a notamment fait jouer ses relations ivoiriennes : Accor veut établir un hub en Côte d’Ivoire, d’où il veut rayonner et renforcer sa présence sur le continent, devenu l’une de ses « priorités ». Grâce à Sarkozy, son conseil d’administration s’est déplacé à Abidjan en juin 2017.
Aux côtés du patron du groupe, Sébastien Bazin, et de celui de Bolloré Africa Logistics, Cyrille Bolloré, Nicolas Sarkozy a, à cette occasion, expliqué aux médias ivoiriens que ces multinationales étaient « au service du développement de la Côte d’Ivoire » et fait l’éloge d’Alassane Ouattara, le président du pays. Ce dernier ne peut rien refuser à Nicolas Sarkozy, qui est depuis longtemps un ami et qui, surtout, l’a littéralement porté au pouvoir en 2011 en faisant, entre autres, intervenir l’armée française (« On a sorti Laurent Gbagbo, on a installé Alassane Ouattara, sans aucune polémique, sans rien », s’enorgueillirait Sarkozy quelques années après).
À l’instar d’autres entreprises françaises, Accor avait obtenu, dès 2012, un contrat intéressant : la gestion et l’exploitation pour 15 ans d’un établissement de prestige, l’hôtel Ivoire, à Abidjan. Ces dernières années, Nicolas Sarkozy a également fait l’intermédiaire entre Alassane Ouattara et les autorités qataries, ce qui a notamment abouti à l’ouverture d’une ambassade de la Côte d’Ivoire au Qatar et à la signature d’accords entre les deux pays.
Plusieurs anciens ministres de Sarkozy qui ont eu la Côte d’Ivoire dans leur champ d’action lorsqu’ils étaient en fonctions fréquentent aussi le pays. Parmi eux, Gérard Longuet, ministre de la défense en 2011, a permis à SEA-Invest, une société belge de manutention portuaire dont il est administrateur, d’obtenir en 2016 un marché au port de San Pedro. L’année précédente, Alassane Ouattara l’avait reçu avec les autres dirigeants de SEA-Invest.
L’ex-ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner, déjà connu pour ses activités de consulting auprès de son ami Alpha Condé, est quant à lui administrateur de la banque d’affaires espagnole BDK Financial Group et l’a aidée à ouvrir en 2017 une filiale en Côte d’Ivoire, en partenariat avec La Poste ivoirienne, établissement public.
Le ministre de l’intérieur de Sarkozy, Claude Guéant, est aussi actif : en 2017, il a accompagné à Abidjan un groupe chinois, Citic Construction SA Ltd, à la recherche de marchés dans le secteur des logements sociaux. Depuis 2012, il s’est rendu dans plusieurs autres États africains pour appuyer les dossiers d’entreprises françaises, a-t-il expliqué en 2013, disant : « Je ne travaille pas comme intermédiaire, mais éventuellement pour faire du conseil que les États estiment utile. »
À l’époque, le porte-parole du Parti socialiste s’était inquiété de possibles « conflits d’intérêts ». En 2013, Guéant était devenu « conseiller stratégique » d’une société britannique, International Mining & Infrastructure Corporation (IMIC), ayant investi dans plusieurs gisements miniers au Cameroun.
D'autres se rendent plus ou moins régulièrement sur le continent sans que l'on connaisse la nature précise de leurs activités. C'est le cas de l'ancien premier ministre Dominique de Villepin qui était en République du Congo en 2017, accompagnant un groupe d'anciens députés français, dont le socialiste François Loncle.
Nicolas Sarkozy et ses ministres n’ont rien inventé : plusieurs de leurs prédécesseurs au gouvernement se sont comme eux mis au service du secteur privé en Afrique. Sans prétendre à l’exhaustivité, citons Charles Millon, Dominique Perben, Michel Rocard, Michel Roussin.
Ce dernier, après avoir été entre autres ministre de la coopération, a travaillé pour le groupe Bolloré. « Je suis un homme d’influence, et de bonne influence. Avec mes réseaux, je facilite parfois certaines choses », a-t-il expliqué en 2016. On connaît aussi le parcours de l’amiral Jacques Lanxade, ambassadeur de France à Tunis de 1995 à 1999, qui a été administrateur de Cotusal, entreprise de production de sel de mer en Tunisie.
Les anciens diplomates également concernés
Des diplomates fraîchement retraités se sont eux aussi investis dans les affaires ces dernières années. C’est le cas de Jean-Marc Simon, ambassadeur en Côte d’Ivoire de 2009 à 2012. Il a été récompensé pour son rôle très actif pendant la crise postélectorale et la guerre de 2010-2011 : il a été élevé à la dignité d’ambassadeur de France en octobre 2011 par le premier ministre François Fillon, puis décoré par Alassane Ouattara pour « services rendus à la nation ».
Dès sa retraite effective, en 2012, il a monté un cabinet de conseil, Eurafrique Stratégies, et travaille depuis avec des entreprises présentes en Côte d’Ivoire, dont Total et la Compagnie fruitière. Il séjourne régulièrement à Abidjan et est resté proche d’Alassane Ouattara. Selon ses déclarations au journal Le Monde, il a obtenu une dérogation de la commission de déontologie de la fonction publique : en principe, un fonctionnaire doit attendre trois ans avant d’exercer dans le privé et de mener des activités qui pourraient entre autres porter « atteinte à la dignité des fonctions exercées précédemment dans la fonction publique » ou aboutir à des conflits d’intérêts.
Son successeur, Georges Serre, qui a également développé des liens étroits avec Ouattara, a fait comme lui : en poste à Abidjan de 2012 à 2017, année de son départ à la retraite, il est devenu « conseiller Afrique et relations institutionnelles » de l’armateur français CMA CGM. En 2018, il a accompagné son nouvel employeur auprès d’Alassane Ouattara.
Dominique Strauss-Kahn évolue quant à lui dans le petit cercle de ceux qui conseillent des chefs d’État. L’ancien directeur du FMI se rend régulièrement au Congo – ou y envoie ses assistants – pour aider les autorités à restructurer la dette du pays, détenue pour un tiers par la Chine. Le FMI a accepté de faire un prêt à Brazzaville pour lui permettre de résoudre, au moins momentanément, ses problèmes budgétaires, mais a posé un préalable : il faut que le Congo règle ou fasse annuler ce qu’il doit à Pékin. C’est ce que DSK était censé aider à faire – même si le pays a dû aussi engager un cabinet de conseil.
L’ex-ministre socialiste conseille en outre le Togo dans le cadre d’un projet d’assistance technique financé par l’Union européenne et mis en œuvre par le FMI pour moderniser la gestion des finances publiques. « Il fait souvent des consultations au port de Lomé et travaille avec le régime sur des programmes du FMI », selon un journaliste à Lomé. Ses contrats lui ont permis de réaliser avec sa société, Parnasse International, domiciliée au Maroc, un chiffre d’affaires de 5,2 millions d’euros en 2017.
Avant lui, d’autres ex-fonctionnaires de premier plan ont exercé un rôle de conseil auprès de dirigeants africains. Yvon Omnès a par exemple quitté ses fonctions d’ambassadeur au Cameroun en 1993 pour devenir conseiller du président camerounais Paul Biya – il l’est toujours. D’anciens militaires ont fait de même : le général Janou Lacaze a dans le passé conseillé Mobutu Sese Seko, Denis Sassou Nguesso, Félix Houphouët-Boigny…
Plus récemment, le général cinq étoiles Raymond Germanos, ex-chef du cabinet militaire des ministres de la défense Charles Millon et Alain Richard, a été le conseiller de Paul Biya, avant de devenir celui du président du Togo, Faure Gnassingbé – entretemps, il a été condamné en 2010 à dix mois de prison avec sursis pour détention de milliers de photos pédopornographiques et a été radié de l’armée française.
Évidemment, ces trajectoires suscitent des questions. Dans quelle mesure ces responsables ont-ils pris, lorsqu’ils étaient au service de l’État, des décisions avec l’idée qu’elles pourraient leur rapporter plus tard des bénéfices personnels ? Il ne serait pas inutile d’examiner sous cet angle le choix de Nicolas Sarkozy d’entrer en guerre en Côte d’Ivoire en 2011.
Dans quelle mesure les activités de ces ex-officiels continuent-elles de servir certains intérêts français ? DSK par exemple sert-il le Congo ou plutôt le FMI et la France (le Trésor français lié au Congo dans le cadre du franc CFA a tout intérêt à voir le pays conclure un accord avec le FMI) ? Utilise-t-il des informations confidentielles obtenues quand il dirigeait le FMI ?
« En faisant un business qu’ils peuvent présenter comme privé, ces anciens responsables recyclent un carnet d’adresses, une aura, un réseau, lesquels correspondent à leurs fonctions passées mais servent aussi à maintenir une influence et des entrées pour défendre les intérêts français. Car on se doute qu’ils ont toujours l’oreille de responsables politiques français – on voit bien comment Sarkozy a aujourd’hui facilement accès à Emmanuel Macron », analyse Thomas Borrel, de Survie.
Il ajoute : « Ils sont forcément aussi des vecteurs de messages. Les dirigeants africains savent qu’en s’adressant à eux ou en travaillant avec eux, il y a, pas très loin derrière, des responsables de l’État français. Finalement, ces anciens officiels mélangent l’utile à l’agréable : d’un côté, ils contribuent à maintenir l’influence et le rayonnement français, ont la possibilité de faire passer des messages et de peser sur certaines politiques dans les pays concernés. De l’autre, ils gagnent beaucoup d’argent puisque ce sont des activités qui, on le suppose, paient bien. »
Il y a aussi matière à s’interroger sur les sociétés de sécurité opérant en Afrique, montées par d’anciens militaires ou agents des services de renseignement. Plusieurs ex-patrons de la force française Licorne, en Côte d’Ivoire, sont concernés, dont le général Bruno Clément-Bollée, devenu en 2016 président de Sovereign Global France, une entreprise qui vend des services en matière de « réformes du secteur sécuritaire ». Auparavant, ce haut gradé, retraité depuis 2013, avait codirigé, entre 2013 à 2016, un programme « désarmement, démobilisation, réintégration » à destination des ex-combattants de la rébellion ivoirienne des Forces nouvelles – laquelle a eu l’appui de la France lors de la guerre de 2011.
D’autres militaires ont fondé Themiis, une entreprise qui forme actuellement des officiers des armées congolaise et ivoirienne. Ce système d’instruction privée fait faire des économies à la France, laquelle continue à former une partie des officiers des pays de la zone franc (ce qui lui procure pouvoir de contrôle et influence) : elle n’a pas besoin d’envoyer à l’École de guerre les gradés passés par Themiis. Cette dernière assure donc une forme de sous-traitance, mais qui reste sous le contrôle de la France – rien ne se fait sans l’aval de l’Élysée, confie une source militaire.
Plusieurs sources militaires nous expliquent que les entreprises de vente d’armes fondées par des anciens des forces de sécurité, telles que celles créées au Togo dans les années 1990 par l’ex-gendarme Robert Montoya, opéreraient elles aussi dans le cadre politique français.
Même chose pour les sociétés de protection rapprochée travaillant, notamment, pour des dirigeants africains. Dans ce registre, il y a notamment celles de l’ancien du GIGN Paul Barril ou Gallice Security, lancée plus récemment par Gilles Sacaze, autrefois à la DGSE, et Frédéric Gallois, ex-commandant du GIGN, qui ont conclu il y a quelques années des contrats avec les présidences centrafricaine et malienne.
À propos de ces « entreprises de l’ombre », Survie écrivait en 2014 : si elles agissent « officiellement à titre privé, on ne peut pas exclure qu’elles continuent de recevoir leurs ordres des autorités françaises ». La protection des dirigeants « cache aussi potentiellement leur surveillance et leur contrôle par les services secrets français. Ainsi, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la défense, assumait en 2003 devant le Sénat que “toute personne envoyée en mission par l’État ne l’est pas toujours de manière officielle ou officialisée” ».
Activités de conseil auprès de chefs d’État ou de lobbying pour des entreprises : dans tous les cas, « ce commerce incestueux génère de juteux contrats en violation de toutes les règles de bonne gouvernance prônées par les organisations internationales et leurs mandants occidentaux », souligne un expert sous anonymat. « L’ampleur du phénomène, la voracité des ex-dirigeants français dans les anciennes colonies africaines de la France et l’opacité de leurs affaires sont plus fortes en France que partout ailleurs : il n’y a pas d’équivalent dans les autres pays européens », estime-t-il.
Pour inverser la tendance, sans doute la France devrait-elle instaurer un véritable cadre réglementaire, comme l’ont fait, par exemple, les États-Unis. Là-bas, les activités d’anciennes personnalités publiques reconverties dans le lobbying sont encadrées : celles-ci doivent se faire enregistrer comme lobbyistes et se déclarer auprès du ministère des affaires étrangères lorsqu’elles se rendent à l’étranger – les dérogations à la règle étant sévèrement punies.
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