La loi Pacte prévoit trois cessions d’actifs importantes de l’État : Engie, Aéroports de Paris et la Française des jeux. Un impératif de bonne gestion et de financement pour le gouvernement. Mais les arguments ne résistent guère à l’examen.
Le gouvernement aura donc utilisé la loi Pacte pour lancer une nouvelle vague de privatisations. Le projet de loi fait sauter toutes les restrictions à l’ouverture du capital de trois sociétés : Aéroports de Paris (ADP, détenue à 50,6 % par l’État), la Française des jeux (FDJ, détenue à 72 % par la France) et Engie (société issue de la fusion entre GDF et Suez et dans laquelle l’État possède 24,1 % du capital). Diverses lois prévoyaient jusqu’ici une forme d’incessibilité de ces participations de l’État : ces provisions disparaissent avec la loi Pacte. Cela rappellera, au passage, à ceux qui ont voté l’incessibilité de la SNCF que ce type de garantie peut avoir une vie très courte…
Le projet de loi n’en dit pas plus. Les modalités des cessions seront définies plus tard, sans doute après le vote de la loi, prévu à la fin de l’année. On ignore donc si l’opération se fera par des cessions de gré à gré ou par une vente sur le marché. Mais Bruno Le Maire, le ministre de l’économie et des finances, a évoqué dans Les Échos du 13 juin un montant : « 15 milliards d’euros. »
L’argument de l’efficacité
Mais pourquoi ces cessions d’actifs de l’État ? Et pourquoi dans la loi Pacte ? Lestorytelling du gouvernement fonctionne sur ce plan à plein régime. Sa première ligne est, comme à son habitude, la vieille lune du privé plus performant que le public. Bruno Le Maire a ainsi justifié ces cessions en expliquant que « l’État n’a pas vocation à diriger des entreprises concurrentielles à la place d’actionnaires qui ont les compétences et les savoir-faire pour le faire mieux que lui ». Il y aurait donc le rétablissement d’un ordre naturel : dans le secteur concurrentiel, les actionnaires privés sont plus efficaces.
Ce message est contestable à plusieurs égards. La FDJ est un monopole d’État sur ses activités de loterie et de jeux de grattage et n’est donc pas une « entreprise concurrentielle » à proprement parler. Mais même si l’on considère que la FDJ est en concurrence directe sur les paris sportifs ou indirects pour d’autres jeux de hasard avec des acteurs en ligne, l’inefficacité de l’État actionnaire n’est pas patente, puisque l’entreprise est le quatrième acteur mondial de ce marché et a pris le virage d’Internet.
La remarque vaut aussi pour ADP, qui est un acteur en bonne santé et ne semble pas souffrir du manque de compétences de son actionnaire majoritaire. Quant à Engie, l’entreprise est déjà majoritairement dans les mains d’actionnaires privés qui n’ont, en soi, aucune « compétence » ni aucun « savoir-faire » : ce sont des acteurs financiers. De fait, ce ne sont pas les actionnaires qui dirigent directement l’entreprise et l’État a pleinement les moyens de nommer des gens compétents à la tête de ses entreprises.
Notons que l’État conserve des positions sur les secteurs concurrentiels – et a même formellement rappelé son engagement à les conserver. C’est le cas notamment de la SNCF, qui sera bientôt soumise à une concurrence sur le ferroviaire et l’est déjà dans le transport routier… Que faut-il en conclure ? Que la SNCF sera finalement privatisée ou que la règle édictée par Bruno Le Maire est sans objet ?
En réalité, cet argument de Bruno Le Maire n’a strictement aucun sens. Dans l’économie financiarisée d’aujourd’hui, la « compétence » et le « savoir-faire » ne sont pas ce qui caractérise l’actionnaire. La FDJ devrait être introduite en Bourse et la participation dans Engie également. Où se situera le surplus de compétence ? Faut-il croire que la « main invisible du marché » permettra une meilleure gestion de ces entreprises ?
Rappelons qu’un des concurrents les plus féroces d’ADP aujourd’hui s’appelle Fraport, l’opérateur de l’aéroport de Francfort, détenu à 53 % par le Land de Hesse et la ville de Francfort. Qui peut croire que ces deux collectivités allemandes ont plus de« compétences » que l’État français pour gérer « mieux que lui » un hub aéroportuaire ? Avec ou sans l’État à son capital, ADP et FDJ peuvent, si elles sont bien gérées, investir et développer une stratégie pertinente.
Rien ne démontre que ce n’était pas le cas actuellement. Dans l’économie contemporaine, au contraire, l’État peut avoir une fonction positive sur l’investissement et l’innovation des sociétés qu’il possède en favorisant ces choix plutôt que ceux de la seule rentabilité. Il peut donc jouer un rôle très positif dans un secteur concurrentiel, contrairement à ce qu’affirme Bruno Le Maire. À condition qu’il le veuille et que l’avenir de ces sociétés soit son objectif.
Aide à l'innovation ? Pas si sûr…
Le deuxième argument en faveur des privatisations est le financement de l’innovation. C’est ce qui justifie l’intégration de ces mesures dans la loi Pacte. Bercy espère ainsi abonder un fonds pour financer l’innovation de rupture à hauteur de 10 milliards d’euros. Sur le papier, l’idée est séduisante : ce fonds pourrait permettre à la France de réaliser sa montée de gamme, un des maillons faibles de l’économie française. Sauf qu’il ne s’agit pas pour l’État d’injecter 10 milliards d’euros dans des projets.
Cet argent sera placé auprès du Trésor public pour rapporter de 200 à 300 millions d’euros par an, soit un rendement de 2 à 3 %. Cette démarche fait tomber l’argument de Bruno Le Maire qui estime que l’État dispose d’un patrimoine « immobilisé » dans ces entreprises qu’il faudrait mieux utiliser ailleurs. Or l’État va utiliser les sommes récupérées par les privatisations pour les placer sur les marchés financiers et en attendre les retours.
Elles seront donc aussi immobilisées. Pire même, elles seront beaucoup plus en danger sur des marchés actuellement au plus haut que dans des entreprises prospères comme ADP, FDJ et Engie… D’autant que le rendement des actifs actuels est très proche de ce qu’espère l’État. Selon les calculs de Libération, depuis 2006, FDJ et ADP ont versé en moyenne 290 millions d’euros à l’État. Il faut y ajouter Engie qui a versé 550 millions d’euros à l’État de dividendes pour ses 24,1 % du capital. Rien que sur 2017, les trois entreprises ont rapporté 712 millions d’euros de dividendes. Certes, ces montants peuvent varier mais ce sera aussi le cas des actifs placés par le Trésor. Factuellement, l’État s’appauvrit donc par ces cessions.
Enfin, d’immenses doutes planent sur la pertinence de ce fonds. Les sommes mises à disposition serviront à tout et à rien. Selon Bercy, un tiers des fonds versés seront consacrés à des projets venus du terrain (concours de start-up, prêts, avances) et deux tiers à des projets définis comme prioritaires par le gouvernement (intelligence artificielle, nanotechnologies, etc.). Tout cela ressemble à un vague saupoudrage sans véritable cohérence. Qui peut croire qu’une ou deux centaines de millions d’euros par an permettront à la France de récupérer son retard dans ces technologies alors que la Chine investit 2 milliards d’euros par an dans le domaine ?
Comme l’a montré l’économiste Mariana Mazzucato dans ses deux derniers ouvrages, l’État joue un rôle primordial dans l’innovation et, partant, dans la création de valeur de l’économie. La France a un besoin urgent d’innovations pour monter en gamme, mais cela ne peut se faire que par des investissements massifs dans la recherche fondamentale. Il faut des moyens et une stratégie claire. Les privatisations ne donnent ni les uns ni les autres : ses recettes ne fournissent pas plus de moyens que le rendement des actifs vendus…
Pourquoi alors ?
Il n’existe ainsi pas de raison objective de pratiquer ces cessions et donc d’appauvrir et d’affaiblir l'État, dont la dette est un objet de plainte perpétuelle des membres du gouvernement. Certes, tout ce qui viendra au-delà de 10 milliards d’euros servira au désendettement de l’État. Mais c’est une stratégie de courte vue : plutôt que de rembourser une goutte d’eau de la dette nominale, il eût été plus porteur de renforcer l’économie et donc le flux de recettes de l’État par d’autres investissements.
Mais il y a plus. Peut-on, lorsque l’on prétend « rendre à notre planète sa grandeur », confier à des seuls intérêts privés un aéroport ? Peut-on laisser un opérateur de jeux de hasard dans une seule logique concurrentielle et de rentabilité ? Bercy ferme le débat en rappelant qu’ADP sera toujours soumis à un contrat de régulation économique, comme aujourd’hui, passé avec l’État. Mais cela semble surtout un moyen de réduire les repreneurs intéressés à Vinci. Le contenu de ce contrat devra forcément prendre en compte les intérêts du nouvel actionnaire. Il ne pourra donc pas être du même type qu’aujourd’hui. Qu’on le veuille ou non, l’État incarne un intérêt général et sa gestion s’en ressent.
Quant à la FDJ, Bercy met en avant l’existence d’un nouvel organisme de régulation « indépendant ». Sera-t-il cependant aussi sensible que l’État à l’intérêt général alors que la direction de la FDJ ne cesse, depuis des années, de demander un assouplissement de la réglementation ?
Avec ces privatisations, Emmanuel Macron réalise ce qu’il avait échoué à imposer à Manuel Valls et François Hollande lorsqu’il était ministre de l’économie en 2015. Une bonne part d’idéologie, une autre de revanche et une dernière de volonté d’offrir un cadeau au secteur privé ont sans doute joué dans cette décision. Mais une chose semble désormais certaine : à plusieurs titres, l’intérêt général est sacrifié avec ces opérations.
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