
Outre-Rhin, les relations entre les femmes et le monde professionnel sont marquées par la complexité. Les Allemandes sont souvent écartelées entre l'envie de maternité et la volonté de s'épanouir professionnellement. Concilier les deux, dans un contexte de précarisation du marché du travail et de retraites au rabais, relève du défi.
De notre correspondant en Allemagne.
Clac-Clac... La balayette cogne mollement sur les deux côtés des marches de l'escalier brun. 13 h : bientôt l'heure de la pause pour Helga au 4e étage de cet immeuble du centre de Berlin. Chaque mercredi, elle gravit, le souffle court, les cages d'escalier de quatre immeubles. Rituel laborieux qui la fait se lever à 6 h 30 et traverser la ville en métro.
950 euros de retraite après 44 ans de travail
En guise d'explication, ce petit bout de femme, parlant français avec une pointe d'accent, affirme qu'elle en « a besoin ». D'abord, « parce qu'elle a toujours travaillé » ; ensuite, parce qu'elle manque d'argent, joignant le geste à la parole en frottant son pouce sur son index. Helga a 80 ans. Elle a travaillé 44 ans de sa vie. Sa pension de retraite s'élève, si on peut dire, à 950 euros. Trop peu pour vivre ses vieux jours paisiblement, mais 150 euros de trop pour pouvoir prétendre au complément du minimum vieillesse pour les retraités. En digne héritière de sa mère, une de ces « Trümmerfrauen » (« femmes des ruines ») qui ont rebâti le Berlin bombardé après-guerre, celle qui n'a jamais connu son père a cumulé les boulots d'usine entre deux grossesses. Tissage, conserverie de poisson, façonnage du métal : l'essentiel était de « gagner sa croûte », dit celle qui a « mis ses deux hommes à la porte ». Aujourd'hui, seule, elle dépense presque la moitié de sa pension dans le loyer de son deux-pièces-et-demie situé dans la périphérie de Berlin-Ouest. Pour s'autoriser des extras, comme inviter sa fille au sauna afin de gommer les courbatures du ménage ou offrir des cours de français à l'un de ses huit petits-enfants, elle a donc « besoin » de la corvée du mercredi.
Le nombre de retraités actifs a doublé en dix ans
Dans un Berlin où la gentrification renchérit la vie, beaucoup de gens sont à la peine pour finir leur existence dans la dignité. La situation d'Helga est loin d'être une exception. Selon l'Institut fédéral de la statistique allemand, le nombre de retraités contraints de travailler a doublé en dix ans, soit 11 % des plus de 65 ans. Les réformes Schröder du début des années 2000 étaient motivées par l'ambition de sauver le système par répartition, menacé par le vieillissement de la population. Au menu : baisse des taux de cotisation et allongement progressif de la durée du travail. Cette réforme du chancelier social-démocrate a finalement eu pour effet pervers d'accroître les inégalités entre les personnes âgées. Avec des femmes en première ligne des injustices. Dans son livre, l'universitaire Kristina Vaillant évoque des « travailleuses piégées ». « Le retraité allemand standard est défini par la loi : il a travaillé 45 ans à plein temps, avec un salaire brut moyen de 3.000 euros. Quand il remplit tous ces critères, il perçoit une pension complète. Sinon, il y a des décotes automatiques qui touchent souvent les femmes, car la moitié de celles qui travaillent le font à mi-temps. S'est ajoutée la libéralisation du marché du travail, avec les minijobs, à 10 euros de l'heure ou moins, sans cotisations retraite. Dans ce secteur, il y a deux fois plus de femmes que d'hommes. » Résultat : les femmes perçoivent moitié moins de retraite que les hommes. Sel
on u
ne étude de l'institut Bertelsmann parue fin juin, dans la génération des baby-boomeuses parvenant à la retraite en 2030, la moitié percevra moins de 950 euros par mois, tous revenus complémentaires compris.
« Mère-corbeau »
Même si le travail au féminin est mieux accepté, une dimension culturelle imprègne la conception de la femme au travail : « Une mère ne prenant que deux mois de congés maternité est encore jugée comme une "mère-corbeau" qui abandonne son petit », constate Jutta Allmendinger, la directrice du Centre de recherches sociales (WZB). En théorie, les mères peuvent s'arrêter de travailler pendant un an après la naissance du bébé, en étant rémunérées jusqu'à 70 % de leur salaire. Mais certaines n'hésitent pas à « sacrifier » toute leur carrière professionnelle pour éduquer leurs enfants. Selon Barbara Vinken, auteure du « Mythe de la mère allemande », « la grande majorité des mères croient dans leur mission de rendre le monde meilleur en se consacrant à 100 % à leurs enfants. Les parents allemands estiment qu'"abandonner " un enfant d'un an à une crèche à plein temps est nocif pour son développement ». À 31 ans, Stella, rencontrée dans un café dédié aux enfants, a tiré une croix sur un emploi d'ingénieur pour devenir mère à plein temps d'Emma : « C'est mon métier maintenant, c'est normal ! ». Dans une société qui donne souvent le rôle de soutien de famille au père, beaucoup de villes restent à la traîne pour proposer des structures d'accueil des enfants car le concept d'école maternelle n'existe pas. Il manque 350.000 places de crèches, alors que 500.000 femmes souhaiteraient exercer un métier à temps complet, estime une étude du Parti social-démocrate. Entre impératifs économiques, préjugés culturels et désir d'accomplissement, la femme allemande doit louvoyer pour chercher le juste équilibre.
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