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16 août 2017 3 16 /08 /août /2017 06:47

"– Va : toi qui n’es pas bue, ô fosse de Conlie ! 
De nos jeunes sangs appauvris, 
Qu’en voyant regermer tes blés gras, on oublie 
Nos os qui végétaient pourris" (...)

La Pastorale de Conlie, de Tristan Corbière.

 

Suite à la défaite de Napoléon en septembre 1870, un gouvernement républicain tente de contenir et repousser la progression de l'armée prussienne. Gambetta, ministre de l'intérieur et de la guerre, ordonne "la résistance à outrance". Il pense repousser l'ennemi en levant une armée de volontaires. 
En octobre 1870, rapporte l'historien Joël Cornette, Gambetta accorde la formation d'une "armée de Bretagne" autonome, afin de renforcer l'action des armées de Loire et du Nord. Pour empêcher l'entrée des troupes ennemies en Bretagne, Emile de Kératry, promu "chef militaire provisoire" de cette armée de défense composée de volontaires, choisit le plateau de Conlie, au nord-ouest du Mans, pour installer ses troupes. Plus de 70 000 hommes sont ainsi rassemblés. Mais ils se voient condamnés à l'inactivité pendant près de trois mois, dans la boue et les pluies froides de l'automne puis de l'hiver, quasiment abandonnés à leur sort dans les conditions d'hygiène détestables d'un camp "inondé défoncé au point que certaines tentes ont été envahies par l'eau" (Kératry)". 
Le lieu prend vite le nom de "Kerfank", la ville de la boue. 
Les soldats désoeuvrés et torturés par les intempéries et les maladies (dont la variole) ont à peine à manger: une ration de 25 cl de bouillon de boeuf par jour. 
"Dans son numéro du 20 janvier, "L'Océan" fait paraître en première page la lettre indignée qu'Armand Fresneau, "ancien représentant d'Ille-et-Vilaine", vient d'écrire au général Chanzy:

"Savez-vous que, couchés ou plutôt ensevelis dans la neige, la boue, et sans autre vêtement qu'une blouse de serge brûlée, sans une chemise de rechange, nos mobilisés recevaient deux petites bottes de paille pour huit hommes, et que cette paille, bientôt réduite en fumier, servait sans être renouvelée pendant plusieurs semaines? 
Savez-vous que ces tortures se sont prolongées plus d'un mois dans ce camp de 50 000 à 60 000 hommes; et que le quart des compagnies nombreuses qui les ont subies a péri ou gît dans un grabat? 
Savez-vous lorsque, par malheur, un bataillon changeait de campement, il restait quelquefois vingt-quatre, et même quarante-huit heures sans manger?..."

Des journaux rennais parlent de 20% de soldats qui seraient restés dans la boue de Conlie.
En réalité, il y eut beaucoup moins de morts liés aux maladies, au froid, à la malnutrition, mais tout de même plus d'une centaine. 2000 des 60 000 soldats qui sont passés à Conlie ont dû être envoyés à l'infirmerie.

Les archives font état de 143 morts parmi les 60 000 hommes passés au camp de Conlie. À peu près autant à Sillé-le-Guillaume où les soldats sont envoyés en soin. "On est bien loin du génocide", écrit l'historien Yves Jézéquel, un "génocide" dénoncé plus tard par les nationalistes bretons, après Camille Le Mercier d'Erm. "Cependant, ajoute Jézéquel dans un article en ligne pour la BCD Bretagne avec le Conseil régional de Bretagne, l’état pitoyable des mobiles lors de leur retour à Rennes a soulevé l’indignation et une commission d’enquête parlementaire fera un rapport sur le camp, l’année suivante. La première des responsabilités incombe à Napoléon III qui a engagé la France dans une guerre alors qu’il reconnaît lui-même son état d’impréparation. Gambetta et Freycinet sont plus hantés par la crainte d’une nouvelle Chouannerie que soucieux de sauver la France. « Déplorable de gaspillage » avait écrit Gambetta en décembre 1870 au vu de rapports sur le camp. « Vous êtes un charlatan ! » lui lancera Jules Grévy, un de ses collègues du gouvernement. Keratry, plus velléitaire que compétent, donnant sa démission puis la reprenant à diverses reprises, s’est révélé ambitieux mais indécis et peu réaliste. L’incapacité à prendre des décisions cohérentes résulte surtout de l’impéritie d’un gouvernement provisoire, noyé – à l’instar des Bretons dans la boue de Conlie – dans des problèmes qui le dépassent, quand les responsables se laissent guider par leurs préjugés, leurs passions ou leurs ambitions".

Certains considéreront donc que Gambetta et les officiers de la République naissantes auraient traîné volontairement pour engager les Bretons dans les combats, voulant les éloigner de Paris et se méfiant de leur tempérament de "chouans" dans un contexte où l'on aurait craint une contre-révolution et le retour des impériaux.

La plupart des historiens qui s'intéressent à la question aujourd'hui mettent plutôt en avant la désorganisation de l'armée républicaine et des erreurs de commandement dans un contexte chaotique.

En tout cas, le résultat est là, la vie du soldat n'a guère de prix.

La désorganisation touche aussi le domaine purement militaire: les soldats ont des armes abîmées et obsolètes issues de l'écoulement des stocks de la guerre de sécession américaine, terminée en 1865.

Furieux d’être placé sous le commandement de Benjamin Jaurès, capitaine de vaisseau promu général, Keratry démissionne le 27 novembre. « Si j’avais su que je n’aurais pas d’armes je n’aurais pas levé d’armée » regrette-t-il alors. Marivault, nommé le 7 décembre, fait un rapport accablant : « 43 000 hommes dont la moitié à peine est armée de fusils de 11 modèles différents ». Dans une dépêche du 17 il annonce la démission du médecin Cuche impuissant à soigner les malades dans l’eau et conclut : « On meurt silencieusement mais la mesure est comble ». Il propose de replier une partie des mobilisés vers Rennes, puisque l’on n’a rien à leur offrir, ni entraînement, ni armes. Gambetta préfère les garder à Conlie. Des mobilisés crient d’ar gêr « à la maison ! », ce que Marivault, ignorant le breton, prend pour « à la guerre » ! Il prépare l’évacuation, contre les ordres de Gambetta.

Et c'est avec des effectifs décimés et des soldats éreintés, que les Bretons vont finalement être engagés dans la bataille du Mans le 11 janvier 1871, avec des armes presque inutilisables, et vite contraints au repli vers Laval face aux prussiens.

Tristan Corbière témoigne de sa colère et de sa sensibilité humaine face au sort pathétique des soldats bretons de Conlie dans ce très beau poème en forme de conversation désabusée:

 

La Pastorale de Conlie 
par un mobilisé du Morbihan

Moral jeunes troupes excellent. Off.

 

Qui nous avait levés dans le Mois-noir – Novembre – 
Et parqués comme des troupeaux 
Pour laisser dans la boue, au Mois-plus-noir – Décembre – 
Des peaux de mouton et nos peaux !

 

Qui nous a lâchés là : vides, sans espérance, 
Sans un levain de désespoir ! 
Nous entre-regardant, comme cherchant la France… 
Comiques, fesant peur à voir !

 

– Soldats tant qu’on voudra !… soldat est donc un être 
Fait pour perdre le goût du pain ?… 
Nous allions mendier ; on nous envoyait paître : 
Et… nous paissions à la fin ! 


– S’il vous plaît : Quelque chose à mettre dans nos bouches ?… 
– Héros et bêtes à moitié ! – 
… Ou quelque chose là : du cœur ou des cartouches : 
– On nous a laissé la pitié !

 

L’aumône : on nous la fit – Qu’elle leur soit rendue 
À ces bienheureux uhlans soûls ! 
Qui venaient nous jeter une balle perdue… 
Et pour rire !… comme des sous.

 

On eût dit un radeau de naufragés. – Misère – 
Nous crevions devant l’horizon. 
Nos yeux troubles restaient tendus vers une terre… 
Un cri nous montait : Trahison !

 

– Trahison… c’est la guerre ! On trouve à qui l’on crie !… 
– Nous : pas besoin… – Pourquoi trahis ?… 
J’en ai vu parmi nous, sur la Terre-Patrie, 
Se mourir du mal-du-pays.

 

– Oh, qu’elle s’en allait morne, la douce vie !… 
Soupir qui sentait le remord 
De ne pouvoir serrer sur sa lèvre une hostie, 
Entre ses dents la mâle-mort !… 

– Un grand enfant nous vint, aidé par deux gendarmes, 

– Celui-là ne comprenait pas – 
Tout barbouillé de vin, de sueur et de larmes, 
Avec un biniou sous son bras.

 

Il s’assit dans la neige en disant : Ça m’amuse 
De jouer mes airs ; laissez-moi. – 
Et, le surlendemain, avec sa cornemuse, 
Nous l’avons enterré – Pourquoi !…

 

Pourquoi ? dites-leur donc ! Vous du Quatre-Septembre ! 
À ces vingt mille croupissants !…

Citoyens-décréteurs de victoires en chambre, 
Tyrans forains impuissants !

 

– La parole est à vous – la parole est légère !… 
La Honte est fille… elle passa – 
Ceux dont les pieds verdis sortent à fleur-de-terre 
Se taisent… – Trop vert pour vous, ça !

 

– Ha ! Bordeaux, n’est-ce pas, c’est une riche ville… 
Encore en France, n’est-ce pas ?… 
Elle avait chaud partout votre garde mobile, 
Sous les balcons marquant le pas ? 

 

La résurrection de nos boutons de guêtres 
Est loin pour vous faire songer ; 
Et, vos noms, je les vois collés partout, ô Maîtres !… 
– La honte ne sait plus ronger. –

 

– Nos chefs… ils fesaient bien de se trouver malades ! 
Armés en faux-turcs-espagnols 
On en vit quelques-uns essayer des parades 
Avec la troupe des Guignols.

 

Le moral : excellent – Ces rois avaient des reines, 
Parmi leurs sacs-de-nuit de cour… 
À la botte vernie il faut robes à traînes ; 
La vaillance est sœur de l’amour.

 

– Assez ! – Plus n’en fallait de fanfare guerrière 
À nous, brutes garde-moutons, 
Nous : ceux-là qui restaient simples, à leur manière, 
Soldats, catholiques, Bretons…

 

À ceux-là qui tombaient bayant à la bataille, 
Ramas de vermine sans nom, 
Espérant le premier qui vint crier : Canaille ! 
Au canon, la chair à canon !… 


– Allons donc : l’abattoir ! – Bestiaux galeux qu’on rosse, 
On nous fournit aux Prussiens ; 
Et, nous voyant rouler-plat sous les coups de crosse, 
Des Français aboyaient – Bons chiens !

 

Hallali ! ramenés ! – Les perdus… Dieu les compte, – 
Abreuvés de banals dédains ; 
Poussés, traînant au pied la savate et la honte, 
Cracher sur nos foyers éteints !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

– Va : toi qui n’es pas bue, ô fosse de Conlie ! 
De nos jeunes sangs appauvris, 
Qu’en voyant regermer tes blés gras, on oublie 
Nos os qui végétaient pourris,

 

La chair plaquée après nos blouses en guenilles 
– Fumier tout seul rassemblé… 
– Ne mangez pas ce pain, mères et jeunes filles ! 
L’ergot de mort est dans le blé

Tristan Corbière, 1870

 

Voir aussi cette illustration de Jean Moulin, alias Romanin, de "La Pastorale de Conlie" qui ne peut qu'évoquer les charniers des camps de la mort nazis même si cette eau-forte présente au Musée des beaux-arts de Quimper a été réalisée une dizaine d'années plus tôt.

 

 

Carte postale souvenir de l'armée bretonne levée par la République - camp de Conlie

Carte postale souvenir de l'armée bretonne levée par la République - camp de Conlie

La Pastorale de Conlie », Jean Moulin. Eau-forte pour illustrer « Armor » de Tristan Corbière. (Musée des beaux-arts de Quimper)

La Pastorale de Conlie », Jean Moulin. Eau-forte pour illustrer « Armor » de Tristan Corbière. (Musée des beaux-arts de Quimper)

Tristan Corbière

Tristan Corbière

Lire Tristan Corbière (juillet 1845-mars 1875), le Rimbaud breton à la destinée pathétique, est une expérience unique, parfois difficile car certains poèmes font une grande place à la langue populaire et argotique oubliée de l'époque, ou sont au contraire savants et précieux, mais une expérience magique souvent, quand on tombe sur les pépites au milieu du pot-pourri, car Tristan a une vraie modernité dans son goût du paradoxe et de l'auto-portrait, dans l'observation et le sens du concret, le refus du lyrisme facile, et un sens de la formule remarquable. 
Fils d'Edouard Corbière, notable morlaisien, écrivain d'aventure maritime à succès, patron de la compagnie de navigation Morlaix-Le Havre, Tristan a grandi entre les manoirs de son père à Morlaix et Roscoff. Atteint de rhumatisme articulaire ou de tuberculose, sa maladie le marque physiquement à l'adolescence et lui empoisonne l'existence. 
Adepte de l'auto-dérision, de l'humour noir, de l'intrusion du trivial, du parler populaire, dans la poésie, c'est un peu le Gainsbourg tragique et malheureux de l'époque. 
Le poète d'un recueil "Les Amours Jaunes" éclectique et sombre, entre auto-portrait désabusé, satire sociale, célébration de la mer, des coutumes et parlers de la Bretagne bretonnante, eut des amours malheureux, mais une capacité de transcender la tristesse en rire et grotesque. 
Il s'abîma à Paris et n'y connut pas la gloire littéraire courtisée, écrivant et dessinant des caricatures pour une presse satirique de droite anti-communarde. 
Apollinaire et les surréalistes firent justice à son talent et sa poésie chercheuse et novatrice, et Jean Moulin, sous-préfet de Châteaulin, fut fasciné par cette figure tragique et ses poèmes, particulièrement ceux sur les Bretons du peuple, pleins de tendresse, lui qui réalisa des gravures magnifiques inspirées par la poésie de Tristan Corbière au milieu des années 30.

Allez, pour se faire plaisir, quelques vers de Triste-en-Corps-Bière le facétieux poète maudit, triste, drôle, nihiliste à la manière d'un fou du roi de Shakespeare, marin et dessinateur, polisseur de mots ,de formules et d'images à la trajectoire si éphémère:

"Épitaphe

Il se tua d'ardeur ou mourut de paresse. 
S'il vit, c'est par oubli; voici ce qu'il laisse: 
-Son seul regret fut de n'être pas sa maîtresse.-

Il ne naquit par aucun bout
Fut toujours poussé vent-de-bout, 
Et fut un arlequin-ragoût, 
Mélange adultère de tout.

Du je-ne-sais-quoi. - Mais ne sachant où; 
De l'or, - mais avec pas le sou; 
Des nerfs - sans nerf. Vigueur sans force; 
De l'élan, - avec une entorse;
De l'âme, - et pas de violon; 
De l'amour, - mais pire étalon. 
- Trop de noms pour avoir un nom. -

Coureur d'idéal, - sans idée; 
Rime riche, - et jamais rimée; 
Sans avoir été, - revenu; 
Se retrouvant partout perdu.

Poète, en dépit de ses vers; 
Artiste sans art, - et à l'envers
Philosophe, - à tort et à travers.

Un drôle sérieux, - pas drôle. 
Acteur, il ne sut pas son rôle; 
Peintre: il jouait de la musette; 
Et musicien: de la palette.

Une tête! - mais pas de tête; 
Trop fou pour savoir être bête; 
Prenant pour un trait le mot très. 
- Ses vers faux furent ses seuls vrais.

Oiseau rare - et de pacotille; 
Très mâle... et quelquefois très fille; 
Capable de tout, - bon à rien; 
Gâchant bien le mal, mal le bien. 
Prodigue comme était l'enfant
Du Testament, - sans testament. 
Brave, et souvent par peur du plat, 
Mettant ses deux pieds dans le plat.

Coloriste enragé, - mais blême; 
Incompris... - et surtout de lui-même; 
Il pleura, chanta juste faux; 
- Et fut un défaut sans défauts.

Ne fut quelqu'un, ni quelque chose
Son naturel était la pose.
Pas poseur, - posant pour l'unique; 
Trop naïf, étant trop cynique; 
Ne croyant à rien, croyant tout. 
- Son goût était dans le dégoût.

Trop cru, - parce qu'il fut trop cuit, 
Ressemblant à rien moins qu'à lui, 
Il s'amusa de son ennui, 
Jusqu'à s'en réveiller la nuit. 
Flâneur au large, - à la dérive, 
Epave qui jamais n'arrive...

Trop Soi pour se pouvoir souffrir, 
L'esprit à sec et à la tête ivre, 
Fini, mais ne sachant finir, 
Il mourut en s'attendant vivre
Et vécut, s'attendant mourir.

Ci-gît, - cœur sans cœur, mal planté, 
Trop réussi, - comme raté".

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