L’Humanité publie, en exclusivité, un appel inédit de collectifs et leurs soutiens. Ils dénoncent l’impunité des brutalités policières, qui auraient causé 26 morts en 2019. Tous invitent à une marche, à Paris, le 14 mars.
Un appel inédit pour dénoncer l’impunité dont jouissent des policiers. Tel est le sens, en substance, de ce texte diffusé dans nos colonnes (ci-contre), dont l’exigence de « vérité et de justice » soude les initiateurs et les nombreux soutiens. Du collectif Justice et vérité pour Adama Traoré au rappeur Rocé, en passant par des personnalités politiques, tous portent une série de revendications parmi lesquelles figure le bannissement des techniques d’immobilisations mortelles et des armes militaires. « Dans les quartiers, nos frères sont les premiers à avoir subi les grenades, les LBD, les plaquages ventraux, etc. Ce débat sur les violences policières ne peut pas se faire sans nous », rappelle Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré, mort en 2016 dans la cour de la gendarmerie de Beaumont-sur-Oise.
Cet appel intervient près d’un mois après la mort de Cédric Chouviat, interpellé lors d’un contrôle de police lors duquel trois policiers emploient la méthode du plaquage ventral. « Sa mort a ému la France. Grâce aux vidéos, nous avons vu son décès ! s’indigne Fatou Dieng, sœur de Lamine Dieng, 25 ans, décédé en 2007 à la suite d’un plaquage ventral et une clé d’étranglement. La société commence à prendre conscience du danger de ces techniques d’immobilisation qui ont causé la mort de mon frère. C’est important de ne jamais l’oublier. »
Au fil des années, la liste des décès ne cesse de s’allonger. Pour la seule année 2019, pas moins de 26 personnes ont perdu la vie après une intervention policière, selon le recensement du média en ligne Bastamag. Un autre chiffre donne le tournis : entre 15 et 20 personnes par an sont mortes de 2005 à 2015 dans les quartiers populaires, selon plusieurs collectifs. Ce qui fait dire à Fatou Dieng : « Les violences policières n’ont pas commencé avec les gilets jaunes. »
Ne jamais reculer devant les dénis de justice
C’est une auto-organisation qui a rallié autant de personnalités issues d’horizons variés, comme l’actrice Aïssa Maïga, Elsa Faucillon (PCF) ou encore le footballeur Samir Nasri. Se tisse un discours commun dont la revendication de justice égale, de droits égaux, est le trait d’union. Car les familles se battent sans relâche pour mener la longue bataille judiciaire. « C’est toujours pareil : nos frères tués ou les proches sont criminalisés, les dossiers sont classés sans suite ou la justice prononce un non-lieu comme dans l’affaire de mon frère, dénonce Fatou Dieng. C’est une violence judiciaire inouïe. »
Tous ces collectifs et soutiens appellent à une marche dans les rues parisiennes, le 14 mars. Une mobilisation qui vise à dénoncer la stigmatisation des personnes décédées et des proches, souvent traînés dans la boue, les violences contre des habitants des quartiers populaires, le déni de justice. « C’est tout un système répressif et judiciaire à abattre. Nous ne lâcherons jamais, le peuple se lève ! » lance Assa Traoré.
Appel des familles contre l’impunité des violences policières. Pour l’interdiction des techniques d’immobilisation mortelles et des armes de guerre en maintien de l’ordre.
Cédric Chouviat est le premier mort de l’année à cause de violences policières. Sera-t-il le dernier de la longue liste des personnes tuées par les forces de l’ordre ? Les statistiques des années précédentes nous font craindre que ce ne soit pas le cas.
Vingt-six décès en 2019, combien en 2020 ?
Nous apportons tout notre soutien et notre entière solidarité à la famille de Cédric pour qu’elle obtienne la paix et la justice qu’elle demande.
Car c’est aussi notre histoire. La vérité, la justice et la paix, c’est aussi ce que nous demandons pour Lamine Dieng, 25 ans, décédé à la suite d’une clé d’étranglement et d’un plaquage ventral, tout comme Adama Traoré, 24 ans, Aboubacar Abdou, 31 ans, Abdelhakim Ajimi, 22 ans, Abou Bakari Tandia, 38 ans, Ricardo Barrientos, 52 ans, Mohamed Boukrourou, 41 ans, Massar Diaw, 24 ans, Philippe Ferrières, 36 ans, Mariame Getu Hagos, 24 ans, Serge Partouche, 28 ans, Wissam El Yamni, 30 ans, Abdelilah El Jabri, 25 ans, Amadou Koumé, 33 ans, Mamadou Marega, 38 ans, Mohamed Saoud, 26 ans, Ali Ziri, 69 ans, mort après un « pliage » , Abdelhak Goradia, 51 ans, décédé par asphyxie dans un véhicule de police… et des dizaines d’autres : « malaise cardiaque », « asphyxie », « mort naturelle », sans autre détail communiqué aux familles. Ce 3 janvier 2020, c’est Cédric Chouviat qui est décédé par asphyxie, après une clé d’étranglement et un plaquage ventral.
Les témoins de cette interpellation ont confirmé ce que nous dénonçons depuis toujours : l’utilisation délibérée par les agents des forces de police de techniques extrêmement violentes et « potentiellement létales », selon la dénomination officielle. Clé d’étranglement, plaquage ventral et pliage, ces trois pratiques ont pour but d’immobiliser une personne en lui comprimant le thorax et le cou pour entraver la respiration. Mais, plus la compression dure, plus l’interpellé manque d’oxygène et plus il se débat. Et plus les agents renforcent leur pression. Et plus cette violence tue.
Malgré les condamnations répétées de la France par la Cour européenne des droits de l’homme et par l’ONU, ces techniques continuent d’être pratiquées et de causer la mort. Malgré la condamnation de ces usages par la Ligue des droits de l’homme, Amnesty International et Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, l’État se contente de justifier le « travail » de ses agents.
Comme la femme, les enfants et le père de Cédric, nous avons fait confiance à la justice de notre pays. Mais notre expérience pour que la vérité soit faite sur les violences qui ont tué nos proches nous a fait découvrir la réalité d’un déni de justice systématique pour les victimes. Un déni entretenu par une véritable culture du mensonge qui entraîne une culture du non-lieu.
La famille Chouviat a déjà subi le même traitement de la part des autorités que celui que nous avons connu : non-information des proches, puis mensonge sur les causes de la mort, mépris de toute compassion élémentaire, tentative de criminaliser la victime pour la déshumaniser et maintien en activité des responsables de la mort d’un homme. Autant de souffrances, d’insultes, de calomnies qui s’ajoutent à la douleur des familles.
Ces contre-vérités des premières heures justifient des années de procédures interminables, d’enquêtes administratives et d’instructions bâclées, voire conduites à charge contre les victimes et leur entourage. Et bien sûr des frais de justice considérables. C’est tout un système auquel sont confrontées les victimes et leurs familles, qui révèle une impunité permanente des membres de forces de police qui blessent, mutilent et tuent. C’est une violence judiciaire qui excuse, absout et prolonge les violences policières.
Ces brutalités permanentes étaient auparavant « réservées » aux habitants des quartiers populaires, comme le Mouvement de l’immigration et des banlieues le dénonçait il y a plus de vingt ans. Aujourd’hui, elles débordent dans les centres-villes. Et tous les témoins du déchaînement furieux de la force publique contre les mouvements sociaux peuvent désormais comprendre la violence d’État qui nous est imposée.
Cette violence assermentée, à présent visible jusque dans les quartiers bourgeois, est également celle des armes classées armes de guerre, là aussi d’abord utilisées dans nos quartiers. Le Flash-Ball est apparu en 1999. Et il a aussitôt éborgné Ali Alexis, à Villiers-sur-Marne. Cette arme a été remplacée par le LBD, qui a été « inauguré » en 2007, à Villiers-le-Bel, pour mater la révolte des habitants après la mort de Moushin et Laramy, percutés par un véhicule de police. Et les grenades comme celle qui a tué Rémi Fraisse, en 2014, ou celle qui a tué Zineb Redouane en 2018, comme celles qui ont mutilé des dizaines de personnes et grièvement blessé des centaines d’autres lors des dernières manifestations, sont les mêmes qui explosent dans nos quartiers depuis presque dix ans.
Ce ne sont pas des « bavures » ni des « dérapages », mais des pratiques régulières autorisées par un État qui assume de pouvoir blesser grièvement, mutiler ou tuer un homme pour un contrôle d’identité.
C’est pourquoi nous exigeons :
– L’interdiction totale de l’usage par les forces de l’ordre de toutes les techniques d’immobilisation susceptibles d’entraver les voies respiratoires.
– L’interdiction totale des armes de guerre en maintien de l’ordre (LBD, grenades GMD, GM2L et similaires).
– La création d’un organe public indépendant de la police et de la gendarmerie pour enquêter sur les plaintes déposées contre les agents des forces de l’ordre.
– La mise en place d’une réglementation qui associe la famille dès le constat de décès (autopsie autorisée seulement après un entretien de la famille avec les services de la médecine légale).
– La publication chaque année par le ministère de l’Intérieur :
• du nombre de personnes blessées ou tuées par l’action des forces de l’ordre,
• du nombre de plaintes déposées pour violence par les forces de l’ordre,
• du nombre de condamnations prononcées.
Et nous vous appelons toutes et tous à nous rejoindre le 14 mars à Paris, pour la marche de la Journée internationale contre les violences policières.
Interdiction des lanceurs de balles de défense, du plaquage ventral, mise en place d’un véritable contrôle du travail de la police… des voix s’élèvent pour exiger une meilleure gestion des manifestations. Décryptage.
La scène a fait le tour de Twitter. Le 27 janvier, juste avant le début du meeting parisien de Benjamin Griveaux au Théâtre Bobino, une femme harangue les soutiens du candidat LaREM à la Mairie de Paris. « Vous êtes des mutileurs ! Assassins ! », lance-t-elle, brandissant l’affiche d’une jeune fille qui a perdu un œil lors d’une manifestation de gilets jaunes. « Voilà comment la police de Macron traite son peuple ! » Ambiance de colère et de défiance. En un an et demi, le nombre de violences policières s’est envolé et la répression des manifestants est devenue l’un des symboles insupportables de ce quinquennat à la dérive. Depuis novembre 2018, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été saisie plus de 330 fois, dont 218 à Paris ! Du jamais-vu. Coups de matraque, de poing, de pied, tirs illégaux de LBD et autres joujoux « non létaux »… les victimes se comptent en milliers. Tandis que l’image des fonctionnaires censés assurer la sécurité des citoyens n’a jamais été aussi désastreuse. Comment sortir de cet engrenage ? Après des mois de déni, le chef de l’État a fini, début janvier, par demander à son ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, de lui présenter des « propositions pour améliorer la déontologie des policiers et des gendarmes ». Les résultats de ses cogitations sont encore attendus. Ils seront scrutés de près par les associations et collectifs qui réclament depuis des années plusieurs mesures précises. Des idées indispensables qui permettraient, au minimum, d’enclencher une désescalade de la violence.
1. Bannir les armes violentes
Pas de pluies de grenades mutilantes, ni de tirs massifs de lanceurs de balles de défense (LBD 40) : telle est la première mesure cruciale à mettre en œuvre pour sortir de cette spirale de la violence. « Pourquoi utilise-t-on ces armes de guerre sur le peuple ? » interroge David Dufresne, journaliste et spécialiste des questions de maintien de l’ordre. L’usage du LBD 40 en caoutchouc semi-rigide fait l’unanimité contre lui. Sa dangerosité est établie. Des études le montrent et nombreux sont ceux, parmi les habitants des quartiers populaires et les manifestants, à en subir les conséquences : perte d’un œil, fracture des os de la tête… À plusieurs reprises, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a préconisé son abandon en manifestation. Même demande de la Ligue des droits de l’homme et de la CGT, qui ont estimé qu’en utilisant cette arme dite « non létale » mais à l’origine de blessures irréversibles, l’État « porte atteinte aux libertés fondamentales telles que le droit de manifester et le droit à la protection de la vie ».Même chose pour les grenades lacrymogènes et de désencerclement. Mi-janvier, Christophe Castaner rappelait aux policiers leur devoir « d’exemplarité » et « d’éthique ». Raté. Lors de la manifestation de pompiers du 28 janvier, beaucoup de blessés ont subi l’introduction en grande pompe de la grenade militaire GM2L, petite sœur de la GLI-F4, la grenade arracheuse de main dont Christophe Castaner a annoncé le retrait anticipé. Même si elle ne contient pas le TNT de la GLI-F4, la GM2L est aussi dangereuse. Composée d’une charge lacrymogène, elle tutoie les 165 décibels lorsqu’elle explose. Son effet de souffle peut avoir des effets irréversibles sur l’audition, tandis que les multiples résidus risquent de blesser gravement. « La GM2L est différente de la GLI-F4 uniquement par son composé explosif. Les effets des deux grenades sont les mêmes. Il faut l’interdire », estime Ian, un des fondateurs de Désarmons-les !, collectif contre les violences policières.
2. Une doctrine respectueuse des droits humains
Depuis la contestation de la loi travail en 2016, et plus encore depuis l’intrusion de gilets jaunes dans l’Arc de triomphe en décembre 2018, le ministère de l’Intérieur a fait le choix de la confrontation et de l’interpellation directement dans les cortèges, parfois avec la participation des brigades anticriminalité. Cette évolution de la doctrine rompt avec un principe fondateur : l’encadrement à distance des manifestants. Le Défenseur des droits recommande un retour en arrière. Et préconise « la conduite d’une étude sur la mise en œuvre en France de la doctrine dite de “désescalade de la violence” ». L’ONG Amnesty France prône, elle, l’intégration des « droits humains » dans cette doctrine pour mettre un terme « aux cas d’usage disproportionné et donc illégal de la force et aux entraves au droit de manifester pacifiquement ».
3. En finir avec les techniques dangereuses
Les techniques d’interpellation sont également sur la sellette. De la mort de Cédric Chouviat à celle d’Ali Ziri, les pratiques d’immobilisation par plaquage ventral, pliage et clé d’étranglement sont mises en cause. Aux yeux de Ramata Dieng, sœur de Lamine Dieng, décédé après un plaquage ventral, il est urgent de les bannir : « Les personnes qui subissent l’une de ces trois techniques risquent la mort. » Opposée à l’emploi du plaquage ventral et du pliage, l’ONG Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) précise que « les forces de police ajoutent parfois à cette position d’autres moyens de contention tels que le menottage des poignets derrière le dos et l’immobilisation des chevilles (avec parfois les genoux relevés), et peuvent aller jusqu’à exercer un poids sur le dos de la personne ainsi maintenue à terre ». Une accumulation qui peut conduire à l’asphyxie. Condamnée à deux reprises par la Cour européenne des droits de l’homme, la France continue néanmoins d’autoriser le plaquage ventral. En Belgique, en Suisse et à New York, il est banni.
4. Une police des polices (vraiment) indépendante
Il n’y a pas qu’en matière de technique d’arrestation que la France se distingue. L’IGPN, l’instance administrative chargée d’enquêter sur la police, est composée uniquement… de policiers. De quoi saper la confiance des citoyens dans une autorité dont l’objectivité, à tort ou à raison, sera toujours interrogée. Pour les associations, il est indispensable de créer un organe indépendant vis-à-vis du pouvoir politique. Il s’agirait « d’une autorité administrative indépendante dans laquelle travailleraient des magistrats, des membres de la société civile, mais également des policiers », suggère Marion Guémas, chargée des questions police-justice à l’Acat. La cofondatrice du collectif Urgence notre police assassine, Amal Bentounsi, sœur d’Amine Bentounsi, mort d’une balle dans le dos, propose un renforcement de la « surveillance citoyenne, avec des personnes de la société civile, des associations, des collectifs ». Autre défi de taille pour l’institution policière : la transparence. « Des efforts ont déjà été faits, mais ce n’est pas suffisant, selon Marion Guémas. Nous ne savons rien du nombre de policiers sanctionnés par la hiérarchie ou condamnés pour des faits de violence, les conclusions des enquêtes IGPN ne sont pas rendues publiques, des chiffres officiels sur le nombre de blessés ou de morts n’existent pas. » Contrairement à d’autres pays, la liste détaillée des tirs de la police et de la gendarmerie n’est pas rendue publique. « Le ministère ne donne pas d’informations sur la composition des armes de force intermédiaire alors qu’elles sont dangereuses, poursuit Marion Guémas. Toutes ces informations sont importantes pour rétablir la confiance entre la population et les institutions. »
Face à ce défi, le gouvernement brille pour l’instant par son inaction. En juin 2019, un séminaire d’experts réunis par le ministère de l’Intérieur était censé faire des recommandations pour élaborer un nouveau « schéma national pour le maintien de l’ordre ». Huit mois plus tard, ses conclusions sont toujours au fond d’un tiroir. Peut-être « d’ici quelques semaines », indique la Place Beauvau. Le fossé entre policiers et citoyens ne cesse de se creuser. Mais pour le gouvernement, il semble toujours urgent d’attendre.
« Le matraquage de personnes au sol ou l’usage de LBD pointés sur le visage des manifestants sont inadmissibles. » Dans un avis rendu cette semaine sur les violences policières, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) n’y va pas avec le dos de la cuillère. L’institution évoque de « fortes préoccupations » liées à « l’usage disproportionné de la force et des armes dites non létales ». La CNCDH « ne peut admettre la rhétorique de la “riposte” à laquelle ont eu recours les pouvoirs publics ». L’institution appelle à « une remise en question fondamentale » et enjoint aux pouvoirs publics d’« engager une réflexion plus globale sur l’usage de la force publique ».
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