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21 juillet 2018 6 21 /07 /juillet /2018 03:29

 

Le Sénat a adopté un principe d’automaticité des poursuites en matière de fraude fiscale, mais selon des critères si restrictifs que la situation existante est quasi inchangée.

Le verrou de Bercy se desserre. Très timidement, mais il reste, pour l’instant, bel et bien en place. Dans le cadre de la discussion parlementaire sur la loi de lutte contre la fraude fiscale, le Sénat a ainsi adopté mardi 3 juillet un article nouveau qui modifie l’article L-228 du code général des impôts, celui qui fixe les conditions du dépôt de plainte en cas d’infractions fiscales.

Rappelons la situation actuelle. Aujourd’hui, un procureur ou une partie civile ne peut porter plainte pour fraude fiscale. C’est la seule prérogative de l’administration fiscale. Il s’agit et d’une spécificité française et d’une spécificité dans le système juridique français qui a été introduite en 1920 dans la législation. Cette prérogative est certes encadrée puisque Bercy doit suivre l’avis de la commission des infractions fiscales, la CIF, qui juge de l’opportunité ou non d’une plainte. Chaque année, environ 1 000 dossiers sur les 15 000 cas de lourdes fraudes sont examinés par la CIF.

 

Ce système est défendu par Bercy pour son « efficacité » : il permet au fisc d’obtenir rapidement le paiement des pénalités en agitant la crainte du juge. Les rentrées fiscales s’en trouveraient améliorées puisqu’il ne serait pas nécessaire d’attendre les décisions de justice. Mais ce « verrou » pose deux lourds problèmes. D’abord, les décisions du CIF manquent de transparence et, partant, sont susceptibles d’être soumises à des pressions politiques. Ensuite, la société ne peut se défendre directement contre un délit qui est pourtant une atteinte grave à la cohésion nationale. Elle doit passer par Bercy et dans la plupart des cas, donc, renoncer à une condamnation, ce qui donne au délit de fraude fiscale un caractère non systématique et le légitime presque.

Ce verrou de Bercy, validé par le Conseil constitutionnel en 2016, a longtemps été défendu par le gouvernement. Emmanuel Macron en a fait l’éloge appuyé lors de l’interview à Mediapart et BFM TV en avril 2018. Le ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin, le justifiait encore en mai dernier, lors de la présentation du projet de loi contre la fraude fiscale. En juillet dernier, un amendement demandant la suppression de cette procédure avait été rejeté par la majorité macroniste qui s’en était tirée par une pirouette : le renvoi de la question à une commission parlementaire dirigée par la députée Émilie Cariou. Cela avait justifié le rejet par le gouvernement d’un autre amendement de suppression voté cette fois au Sénat. Mais ce mouvement même montrait combien la défense du verrou de Bercy, qualifié par ses défenseurs « d’objet de fantasmes », était indéfendable dans une opinion pour laquelle l’évasion fiscale devient de moins en moins acceptable.

Avec raison : les sommes perdues pour les recettes de l’État sont soit empruntées, soit trouvées ailleurs, notamment par la compression des dépenses. Pire même : cette évasion fiscale, en aggravant le déficit, conduit les gouvernements à accorder des cadeaux fiscaux qui ne réduisent pas l’évasion et ne sont guère efficaces économiquement, mais font encore pression sur le déficit… L’évasion fiscale est donc une machine à détruire de la solidarité nationale qui est politiquement nocive. Et socialement inacceptable.

Montant comparé de l'évasion à l'IS. © Zucman, Tørsløv et Wier

Montant comparé de l'évasion à l'IS. © Zucman, Tørsløv et Wier

Or le gouvernement n’a pas vraiment de solution contre l’évasion fiscale qui emploie largement des méthodes légales en utilisant les législations des États de l’Union européenne. Selon le calcul des économistes Gabriel Zucman, Thomas Tørsløv et Ludvig Wier, en 2015, 17 % des profits des entreprises françaises, soit 32 milliards d’euros, ont échappé à l’impôt sur les sociétés, soit une perte théorique de près de 11 milliards d’euros pour les comptes publics. Cette perte s’est effectuée principalement au profit de pays de l’UE. Le gouvernement n’a donc pas de réponse à cette situation : sa tentative de taxation des géants du numérique au niveau européen s’est perdue dans les sables bruxellois et le projet de loi sur la fraude fiscale comporte l’intégration à la liste noire française des paradis fiscaux des sept juridictions définies comme tels par l’UE. Or, non seulement cette liste ne comporte pas de pays de l’UE au nom du principe qui veut, pour reprendre les mots du commissaire européen Pierre Moscovici qu’il « n’y a pas de paradis fiscaux en Europe », mais elle ne comprend pas de pays majeurs dans l’industrie de l’évasion fiscale. Le gouvernement enrobe son impuissance sur ce dossier.

Progressivement, il a donc reculé sur le verrou de Bercy. Gérald Darmanin, le mardi 3 juin, a finalement donné un « accord de principe » à un amendement de la commission des finances de la haute assemblée. Que prévoit-il ? D’instaurer une automaticité de la poursuite judiciaire lorsque « trois critères cumulatifs » sont constatés. Ces trois critères sont : l’application de pénalités d’au moins 80 %, un montant supérieur à un seuil à définir par décret et une réitération des faits ou des comportements aggravants. Sur le papier, c’est bien la fin, pour ceux qui sont concernés par ces trois critères, du « verrou de Bercy », puisque la plainte sera, dans ce cas, automatiquement déposée. Mais ce n’est, en fait, qu’une illusion d’optique.

En effet, quand il n’existait pas de textes formels sur les critères de la plainte, la CIF suivait des règles informelles qui ressemblent très fortement aux conditions fixées par le Sénat. De fait, le sénateur Albéric de Montgolfier, à l’origine du texte, estime que les dossiers concernés seront de l’ordre de 1 300 à 1 400 par an, à peine plus, donc, que la situation actuelle. Certes, il y a une légère avancée puisque les critères de transmission à la justice sont désormais connus, mais cette avancée est extrêmement réduite. En fait, tout a été fait pour ne rien changer de notable, notamment le deuxième critère qui fera ainsi l’objet d’un décret en conseil d’État, ce qui permettra à Bercy de bien jauger le niveau de l’automaticité de la poursuite afin de réduire l’impact de la loi. Car si ce critère n’est pas rempli, peu importe que les deux autres le soient. Il n’est donc pas certain que le nombre de plaintes augmente significativement.

Le verrou de Bercy reste donc fermement en place pour les autres cas de fraudes lourdes, soit environ 14 000 cas, comme on l’a dit. Pour ces cas, l’administration conservera le monopole de la plainte. Et continuera à jouer sur la peur du juge. De fait, le texte, et ceci explique peut-être le feu vert de Bercy, protège la stratégie actuelle de l’administration d’agiter la peur du juge. Les fraudeurs pourront continuer de monnayer leur innocence. Et ce sera le cas aussi pour ceux qui remplissent les trois critères cumulatifs déjà cités, car le texte adopté par le Sénat prévoit que l’administration peut toujours considérer que « pour des motifs propres aux faits concernés, il n’y a pas lieu de déposer plainte » lorsque les critères sont remplis.

Certes, elle doit en informer le parquet qui peut cependant engager, alors, une action publique. Si l’administration perd bien, dans le cas où les trois critères sont remplis, le monopole du déclenchement de la plainte, elle conserve donc des prérogatives certaines. La question sera désormais de savoir si, en l’absence de publicité, autrement dit de scandale avéré, le parquet jugera plus utile de porter plainte que de sanctionner un accord avec le fisc. Et on sait que la loi « secret des affaires » affaiblit les lanceurs d’alerte… Le système demeure donc bel et bien largement verrouillé.

De fait, la loi fait tout pour réduire encore l’action judiciaire avec la mise en place du « plaider-coupable » en matière fiscale. En clair, un fraudeur poursuivi pourra négocier une amende qui éteindra la poursuite et conservera l’innocence formelle du fraudeur. C’est la clé de cette réforme du verrou de Bercy : le ministère ne l’a acceptée que parce que, par ailleurs, la loi élargit le champ de la négociation et donne aux fraudeurs des chances supplémentaires d’échapper à la justice. Autrement dit, on a mis en place une automaticité des poursuites parce qu’on dispose d’un nouveau moyen, par ailleurs, d’éteindre ces poursuites. En matière fiscale, la protection du fraudeur et l’arbitraire de l’administration demeurent plus que jamais la règle.

Le Sénat et le gouvernement n’ont pas accepté des principes pourtant simples, comme la capacité de la justice de se saisir par elle-même des dossiers, l’examen préalable des dossiers par cette dernière ou encore la capacité de plainte de la part d’associations de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, alors même, comme on l’a vu, que les intérêts de la société sont concernés.

Cette réforme, si elle était finalement votée par l’Assemblée nationale, présentée comme la fin du verrou de Bercy, est donc une réforme en trompe-l’œil, à plus d’un titre. Elle dissimule l’impuissance absolue du gouvernement sur le véritable problème qu’est l’évasion fiscale, elle grave dans le marbre de simples pratiques existantes, elle crée des nouvelles exemptions pour protéger les fraudeurs de la sanction judiciaire. Le gouvernement, dans sa logique de donner la priorité à l’attractivité du pays, ne veut pas effrayer les plus riches et les entreprises. Or, rien ne vaut, pour rassurer ces derniers, que de donner la priorité à la négociation et à la protection de son honorabilité. Cette vraie fausse réforme est donc cohérente avec la politique générale de l’exécutif : protéger les plus fortunés tout en menant une communication plus généreuse.

 

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