C'est la sortie en France, chez Gallimard, du grand roman de l'auteure le Ministère du Bonheur suprême, dans lequel elle passe au crible le nationalisme hindou, la misère endémique et les violences en tout genre qui règnent dans « la plus grande démocratie du monde ».
Arundhati Roy, née en 1961 à Shillong (Inde), vit à Delhi. Son roman le Ministère du Bonheur suprême vient de sortir en français chez Gallimard. Pour l'occasion, chance nous est donnée de rencontrer cette grande dame à la présence lumineuse. En dehors de la littérature proprement dite, elle est connue en Inde pour ses fortes prises de position en faveur des droits humains, de l'écologie et de l'altermondialisme, tous sujets sur lesquels elle a publié des essais.
Elle a aussi travaillé pour le cinéma et la télévision, en qualité de scénariste et même d'actrice. Si la publication de ce roman sans merci sur la misère et la violence régnant dans son pays connaît là-bas, depuis le mois de juin dernier, un succès inouï, il n'a pas manqué de susciter des réactions haineuses. Dans les journaux proches du BJP (Parti du peuple indien, parti nationaliste hindou au pouvoir), on l'a traitée de « sympathisante terroriste, de communiste et de sécessionniste ». Un député de ce parti a même pondu ce tweet ignoble : « Au lieu de lancer des pierres sur les Jeep de l'armée (allusion à des manifestations d'alors au Cachemire) lapidez Arundhati Roy. » Écoutons celle qui affirme qu'« un roman, c'est presque comme une prière, il est composé de plusieurs couches qui ne sont pas destinées à être consommées, mais à dessiner un univers ». Elle nous parle.
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LE MINISTÈRE DU BONHEUR SUPRÊME EST SANS AUCUN DOUTE, POUR DES LECTEURS OCCIDENTAUX, UN « LIVREMONDE », DANS LEQUEL SONT RÉVÉLÉES DES VÉRITÉS SUR CE QUE L'ON NOMME TROP VOLONTIERS, DANS LA PRESSE, « LA PLUS GRANDE DÉMOCRATIE DU MONDE »...
ARUNDHATI ROY Quand j'écris de la fiction, je m'ef-force d'édifier un univers proche de celui dans lequel je vis. Le Ministère du Bonheur suprême, tout comme le Dieu des petits riens, qui a été traduit dans 40 langues, parle de l'être humain dans un contexte spécifique. Il ne peut donc être lu comme un guide de l'Inde ! J'ai voulu saisir la manière dont le monde fonctionne. Bien que mes romans soient plongés dans un contexte indien précis, je tente de mettre au jour les rouages du monde en général.
LE MINISTÈRE DU BONHEUR SUPRÊME, QUI CONSTITUE UNE SOMME LITTÉRAIRE CONSIDÉRABLE, EST LE FRUIT D'UN TRAVAIL DE LONGUE HALEINE. POUVEZ-VOUS EN ÉVOQUER LA GENÈSE ?
ARUNDHATI ROY J'ai commencé d'être connue aprèsla parution du Dieu des petits riens, qui a remporté le Booker Prize en 1997. L'année d'après, le gouvernement indien décrétait de nouveaux essais nucléaires. Je suis sortie de mon silence, je suis descendue de mon piédestal, je me suis mise à protester et à écrire des essais politiques. Cela a duré une vingtaine d'années. Cela fait dix ans que je me suis aperçue que seule la fiction me permettait de dire ce que je voulais et avais besoin de dire. Alors, j'ai travaillé dix ans à la composition du Ministère du Bonheur suprême.
Les voyages et la réflexion politique ont aiguisé et rendu plus complexe ma façon de penser et d'écrire.
LE ROMAN DESSINE UNE SAVANTE MOSAÏQUE DE CLASSES SOCIALES, DE CASTES, DE RELIGIONS ET DE GENRES, EN MÊME TEMPS QU'IL SUSCITE UNE PROFONDE RÉFLEXION EN ACTES, POUR AINSI DIRE, SUR L'IDENTITÉ, CELLE DE L'INDIVIDU COMME CELLE DU PAYS DANS LEQUEL IL VIT, OU SURVIT, ET QUI EST CETTE IMMENSITÉ QUI A POUR NOM L'INDE...
ARUNDHATI ROY Si l'on suit ce qui se passe en Indeaujourd'hui, on ne peut que constater la montée d'un fascisme qui n'est pas exactement celui que l'on a pu connaître et qui a encore des traces en Europe, même si certains, en Inde, admirent ce fascisme-là. Il y a des massacres en cours et, bien sûr, des violences entre les castes. D'aucuns perçoivent les musulmans comme les juifs du siècle passé en Allemagne. L'Inde est le souscontinent où s'affrontent sans merci les religions, les minorités et les castes. Les tentatives de parvenir à une identité globale représentent toujours une forme de violence. Mon roman s'intéresse à ces cultures différentes, si présentes en Inde, et
représente une tentative de saisir le sens de ce gigantesque mécanisme. L'Angleterre n'a pas été le seul facteur de colonisation de l'Inde. Il y a aussi la colonisation qui vient des hindous euxmêmes et de leurs croyances.
DANS LES TENTATIVES DE SURVIE, IL Y A FORCÉMENT, COMPTE TENU DES CONTRAINTES DE CASTES, DE RELIGIONS ET DE GENRES SEXUÉS, DES RUSES DESTINÉES À PASSER LA LIGNE, POUR AINSI DIRE. N'EST-CE PAS JUSTEMENT LA CONDITION SINE QUA NON DE LA SURVIE ?
ARUNDHATI ROY Certains de mes personnages sontsimplement rusés, d'autres agissent spontanément, sans réfléchir, d'autres encore sont juste bizarres. Tous doivent trouver un moyen pour survivre. Certains se montrent, d'autres se cachent. La meilleure façon de survivre consiste à pratiquer un humour décalé !
ÉVOCATION DES MASSACRES, GUERRE LARVÉE AUTOUR DU CACHEMIRE, MONTÉE DU NATIONALISME HINDOU... VOUS N'OMETTEZ AUCUN DES PROBLÈMES MAJEURS DE VOTRE PAYS, QUI S'INSCRIVENT DANS DES CORPS. C'EST LÀ, BIEN SÛR, TOUT L'ART DU ROMAN. IL SEMBLE QU'UNE SOLUTION SOIT À VOS YEUX DANS UNE COMMUNAUTÉ DES DÉSHÉRITÉS SOLIDAIRES. TOUT AUTRE ESPOIR D'ORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ INDIENNE EST-IL POUR L'INSTANT IMPENSABLE ?
ARUNDHATI ROY Il s'agit d'un roman, non d'un manifeste. Je trouverais curieux de me servir du roman pour faire passer des messages d'ordre politique, même si j'évoque de multiples courants politiques. J'ai de l'estime pour certains d'entre eux. J'ai de l'affection pour les camarades qui se cachent dans la forêt et continuent de se battre. Je pense à des personnages comme Moussa, au Cachemire, ou à la figure du docteur, qui représente le peuple.
Le Ministère du Bonheur suprême n'est pas fabriqué à partir de chacun des problèmes spécifiques de l'Inde. C'est un roman sur l'air qu'on respire, sur la survie au quotidien, sur la manière dont les choses sont imbriquées. Je raconte juste une histoire. Pour saisir l'enjeu, il suffit d'observer quels sont les êtres qui vivent dans le cimetière que je décris. Qui y meurt ? Qui y est enterré ? En Inde, les cimetières sont devenus des sortes de ghettos pour minorités. Mettre en scène ce cimetière ne relève pas d'une forme de réalisme magique. C'est la réalité ! Les minorités, les hijras (ce mot désigne les personnes considérées comme n'étant ni hommes ni femmes. Le mot désigne aussi leur caste ou communauté NDLR), mais aussi certains musulmans et des communistes vivent là dans une espèce de solidarité.
VOUS DITES QUE CES HOMMES ET CES FEMMES VIVENT DANS UN CIMETIÈRE RECYCLÉ EN « GUEST HOUSE ». C'EST DE L'HUMOUR. AU PASSAGE, VOUS BROCARDEZ L'INDE POUR TOURISTES ET BOLLYWOOD, CETTE FABRIQUE DE MIRAGES...
ARUNDHATI ROY C'est de l'humour, mais ce n'est pas une blague. Il se passe énormément de choses dans les cimetières indiens. Des gens comme Anjum, hijra mise au ban de la société, vont s'y regrouper, trouver là un toit, se protéger. Ce
n'est pas mon humour mais celui des personnages qui est en jeu. Ils refusent de se considérer comme on le leur demande. Ils inventent leur propre manière de vivre. Ils brouillent les pistes entre la vie et la mort, mais aussi entre les genres, ce qui nécessite une forme de courage. Un jour, quelqu'un vient dire à Anjum qu'elle n'a pas le droit de vivre là. Elle répond qu'elle ne vit pas dans le cimetière, mais qu'elle est en train d'y mourir. Poussés dans leurs retranchements, ces personnages se sont faits à l'idée de la mort, ce qui les rend dangereux.
QUE PEUT DONC LA LITTÉRATURE, VIEILLE QUESTION, DEVANT L'ÉTAT DU MONDE ET SINGULIÈREMENT LE VÔTRE, LE NÔTRE AUSSI BIEN, PUISQUE TOUT EST DÉCIDÉMENT MONDIAL ? A-T-ELLE LA CHARGE ÉCRASANTE DE LA COMPLEXITÉ À EXPLORER ET ASSUMER, LOIN DES CERTITUDES, PRIMAIRES OU BINAIRES, QUI FRACTURENT LES SOCIÉTÉS EN TOUS SENS ?
ARUNDHATI ROY En tant que romancière, je ne veuxsurtout pas fixer de règles sur ce que la littérature doit être ou ne pas être. Jadis, les écrivains faisaient peur. On les décapitait. Aujourd'hui, les politiciens les récupèrent. Les livres ne sont plus que des produits marketing. Ce qui m'amuse, quand j'écris, c'est, à l'inverse du simple essai politique, d'explorer la multiplicité des formes littéraires que permet le roman.
IL Y A EU UNE GRANDE LITTÉRATURE FRANÇAISE, UNE ALLEMANDE, UNE BRITANNIQUE, UNE RUSSE, UNE AUTRE ÉTATSUNIENNE, UNE AUTRE ENCORE LATINO-AMÉRICAINE. LE TEMPS EST-IL VENU D'UNE GRANDE LITTÉRATURE INDIENNE À L'ÉCHELLE DE «L'ÉMERGENCE», COMME ON DIT, DE CONTRADICTIONS FONDAMENTALES, QUAND BIEN MÊME PAR LE PASSÉ L'INDE A RÉVÉLÉ DES MAÎTRES ÉCRIVAINS?
ARUNDHATI ROY Je ne pense pas en termes de pays.Il me semble que les écrivains sont en dehors de
ce découpage géographique. En Inde, le roman est une forme relativement récente. Jusqu'à il y a peu, la poésie épique avait le monopole. Toutes sortes de genres littéraires demeurent possibles pour raconter des histoires. En tant que romancière, j'ai été fortement influencée par une forme de danse, très cou-
rante, avec laquelle j'ai grandi et qui permettait de raconter des histoires. La grande littérature indienne existe de tout temps. Elle n'a pas de moment originel.
LE DÉSIR D'ÉCRIRE VOUS FUT-IL PRÉCOCE ? AUTREMENT DIT, AVEZ-VOUS EU UNE AUTRE VIE AVANT CELLE-LÀ ?
ARUNDHATI ROY J'ai commencé très tôt. Je me suisinterrompue et puis j'ai repris...
AVEZ-VOUS UNE IDÉE PRÉCISE DE L'ACCUEIL RÉSERVÉ À VOTRE LIVRE LORS DE SA PARUTION EN INDE ? QU'EN EST-IL EXACTEMENT ?
ARUNDHATI ROY J'ai été très surprise. J'ai quitté lepays au moment de la parution du Ministère du Bonheur suprême. J'étais inquiète. Étrangement, ce roman est devenu un best-seller. C'est en Inde, ces temps-ci, l'un des livres qui se vend le mieux. Il est fréquemment piraté. On le trouve même dans les rues, aux carrefours, au pied des feux rouges ! C'est complètement fou.
(1) Le Ministère du Bonheur suprême, d'Arundhati Roy, traduction de l'anglais (Inde) par Irène Margit. Gallimard, 544 pages, 24 euros.
UNE MOSAÏQUE HUMAINE FORMIDABLEMENT CONTRASTÉE
Anjum naît avec « niché dans ses parties masculines » « un petit organe, à peine formé mais indubitablement féminin » (1). Une hijra, mi-homme, mi-femme. À sa suite, la romancière embrasse l'histoire passée et présente de son pays, depuis « la partition tranchant la carotide de Dieu le long d'une nouvelle frontière entre l'Inde et le Pakistan ». Cela constitue une plongée prodigieuse dans le labyrinthe d'un monde en proie à de féroces contradictions, lisibles au sein d'une mosaïque humaine formidablement contrastée, d'une gigantesque complexité. On y croise eunuques et transgenres, dalits (ou intouchables), activistes politiques, et l'on assiste à la mise en oeuvre d'une utopie réparatrice, avec un zoo pour animaux blessés et fraternité entre tous types d'exclus, narrée d'une main ferme au service d'un imaginaire fertile depuis une réalité grouillante, cruelle, vivante. Arundhati Roy n'a peur de rien.