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15 novembre 2017 3 15 /11 /novembre /2017 07:51
Les communistes et Octobre 1917 - le dossier de la revue "Cause Commune", novembre 2017 - Florian Gulli et Saliha Boussedra, philosophes et membres du PCF
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Présentation du dossier : OCTOBRE 1917 ET NOUS

Le centenaire d’Octobre est l’occasion de remettre à l’ordre du jour l’idée de « révolution ».

Il existe bien des points de vue sur Octobre à l’intérieur du PCF : des humeurs, des a priori mais aussi des réflexions construites, nourries et pourtant contradictoires. Le rôle de ce dossier n’est évidemment pas de trancher parmi ces lectures. Ce n’est pas la fonction de la revue Cause commune. Ce qu’elle peut faire, plus modestement, c’est donner à voir ces différentes approches et, ce faisant, peut-être contribuer à travailler à leur compréhension, voire leur dépassement. Beaucoup ont écrit des choses profondes et informées sur la question. Mais de nombreux échanges ne virent-ils pas à la caricature dès que le spectre de 17 approche ? « Staliniens », crie-t-on vite ici ; « liquidateurs », répond-on là… 17 ne vaut-il pas mieux que cela, et nous avec lui ?

Octobre, fille du grand carnage impérialiste
N’en demeure pas moins que dire ce qu’est « Octobre » est plus difficile qu’il n’y paraît. Car Octobre n’est pas seulement ce 25 octobre 1917 à Petrograd qui fut, pour notre calendrier grégorien, un jour de novembre. Octobre paraît peu après l’aube d’un siècle nouveau, celui que l’historien Eric Hobsbawm nomme « le court XXe siècle ». Peu après l’aube, car tout commence véritablement à l’été 1914. La révolution d’Octobre est fille du grand carnage impérialiste. Précision importante pour contrer la lecture libérale du siècle. Octobre n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein, l’événement qui viendrait dérégler la belle machine. L’Europe d’avant Octobre n’est pas un havre de paix et de démocratie. Les puissances européennes se partagent le monde et écrasent les peuples colonisés. Elles rivalisent de plus en plus dangereusement ; le militarisme, comme un poisson dans l’eau, gagne du terrain. Le mouvement ouvrier se renforce, suscitant l’hostilité de plus en plus farouche de la classe dominante. À tel point que beaucoup verront dans la Grande Guerre qui s’annonce la possibilité de faire d’une pierre deux coups : écraser l’ennemi à l’extérieur et, mesure prophylactique, se débarrasser des subversifs à l’intérieur.
Parler d’Octobre, c’est donc parler de ce « court XXe siècle » inauguré par la Grande Guerre. Tâche colossale pour qui veut être sérieux. Tâche bien trop grande pour ce dossier qui ne cherche qu’à envisager la question au présent des communistes français : qu’est-ce qu’Octobre nous dit, un siècle après ?

Souffle d’octobre et ombres sinistres
Car Octobre est de ces événements qui transforment les siècles et cette révolution projette, sur les décennies qui la suivent, tant de lumières inédites et tant d’ombres saisissantes. Contradictions qu’il faut assumer pour ne pas être unilatéral, pour pouvoir penser le réel dans sa complexité effective.
D’un côté, l’exceptionnelle grandeur. Les premiers décrets émancipateurs dans le sillage de l’insurrection bolchevique. Les aspirations profondes de tant d’ouvriers, de paysans, de femmes, de soldats, de minorités nationales, etc., enfin satisfaites. Le développement industriel d’un pays où tout manquait. La résistance héroïque à l’invasion des troupes hitlériennes puis la bataille de Stalingrad, presque oubliée chez nous, et pourtant véritable tournant de la guerre, coup d’arrêt au projet de domination coloniale à l’Est, début de la fin du nazisme. Youri Gagarine, aussi, le premier homme dans l’espace. Le souffle d’Octobre ensuite dans les pays colonisés qui vont bien souvent marcher vers l’indépendance avec le drapeau rouge. Et parallèlement, dès l’année 1917, l’agression de la Russie par les pays européens pour détruire le pouvoir des soviets et forcer la Russie à continuer la guerre contre l’avis de son peuple. Le soutien des puissances capitalistes à toute sorte de dictatures partout dans le monde où les peuples commençaient à se lever, les guerres menées pour maintenir la domination coloniale. Souffle d’Octobre enfin dans les pays capitalistes eux-mêmes où les luttes pour les droits sociaux et la sécurisation des vies ouvrières se voyaient renforcées par la présence d’un bloc soviétique effrayant la bourgeoisie, la contraignant à des concessions jamais vues.

« Ce qui se dit en octobre 1917 est de brûlante actualité : c’est que nous pouvons transformer le monde, que nous pouvons amorcer la sortie du capitalisme. »

Mais il y a aussi l’autre côté, les sinistres ombres. Peut-on parler d’Octobre sans parler de Staline ? Sans parler du type de commandement arbitraire mis en œuvre en URSS à partir de la fin des années 1920 et dont on peut repérer quelques signes avant-coureurs dès avant ? Type de commandement que l’on retrouvera souvent sous d’autres latitudes, et dont beaucoup de communistes furent les premières victimes ? Comment expliquer que l’URSS, une fois passée la période de troubles des années 1930, une fois passée la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, ne soit pas parvenue à trouver une vitalité suffisante ? L’ère Brejnev ne donne-t-elle pas l’impression d’un régime sclérosé ? Par ailleurs, comment rendre compte de l’absence durable d’institutions démocratiques dans les régimes socialistes ? Comment y parvenir sans s’aligner sur la position libérale qui criminalise toute alternative au gouvernement représentatif et à l’absence de démocratie économique ? Comment y parvenir sans se satisfaire non plus de l’explication par la seule pression impérialiste sur les pays socialistes ? Et la disparition presque partout des régimes se réclamant d’Octobre ? Peut-on s’empêcher d’y voir un symptôme ? D’autant plus que les communistes de ces pays ne s’y sont guère opposés, d’autant plus que les populations ne les ont pas défendus.

Un des grands faits de l’histoire de l’humanité 
La diversité des jugements communistes renvoie donc aussi pour partie à la complexité et aux contradictions de cette longue histoire du siècle passé. Ce qui devrait cependant les réunir, c’est la volonté de s’approprier cette histoire, de la penser de façon autonome, de ne pas la laisser aux libéraux qui l’abordent toujours avec une même arrière-pensée : justifier le capitalisme et jeter le discrédit sur les aspirations populaires et les alternatives. Les communistes n’ont-ils pas à apprendre de ces expériences collectives, de leurs réussites comme de leurs échecs, de leur incroyable héroïsme com­me de leur dramatique perversion, pour penser sérieusement la construction d’une société d’émancipation ?
Mais faut-il s’interdire de considérer la révolution de 1917, comme si elle contenait par principe et Staline et Brejnev, voire Poutine ? Comme si la Révolution française contenait par principe Charles X, Napoléon III, Pompidou et Macron… Quoi qu’il en soit des contradictions du XXe siècle et de la complexité des régimes socialistes qui suivirent, il faut regarder Octobre pour ce qu’il est, « un des grands faits de l’histoire de l’humanité » (John Reed). Ce qui se dit en octobre 1917 est de brûlante actualité : c’est que nous pouvons transformer le monde, que nous pouvons amorcer la sortie du capitalisme. Non pas en attendant passivement que l’histoire accouche par elle-même d’une autre société mais à force d’audace et de travail. Et si cette audace est d’abord celle de masses populaires, elle est aussi et en même temps celle d’un parti en harmonie avec les aspirations majoritaires.
Et l’on comprend les motifs idéologiques tapis derrière l’historiographie dominante depuis les années 1970 en France. La relative bonne image dont pouvaient jouir Lénine et la révolution d’Octobre maintenait ouvert l’horizon d’une autre société. Il fallait repeindre tout cela en noir, éteindre la flamme, nous réassigner au capitalisme, quoi qu’il en coûte. Et cela au prix d’analyses historiques souvent partiales, souvent légères d’un point de vue méthodologique. Le dernier livre du philosophe Lucien Sève, Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante (choix de textes de Lénine, éditions sociales, 2017) met en lumière ces biais idéologiques qui, pour être inlassablement répétés, n’en restent pas moins des caricatures.
Le centenaire d’Octobre est l’occasion de remettre à l’ordre du jour l’idée de « révolution ». Non pas le bain de sang et le carnage, comme se plaisent à le répéter les partisans de l’ordre établi. Et il faut rappeler à ce propos le mot de Hobsbawm : « On a dit qu’il y avait eu plus de blessés lors du tournage du grand film d’Eisenstein, Octobre, qu’au cours de la prise du palais d’Hiver, le 7 novembre 1917. » Non pas ce mot galvaudé par le premier Macron venu et qui désigne l’intensification de la lutte de classes du côté des dominants. Non, la « révolution » comme transformation radicale des structures sociales par le peuple et pour le peuple ; l’entrée dans un processus de sortie du capitalisme par ceux qui ont le moins intérêt au statu quo. Pour contribuer à cette tâche, parlons d’Octobre…

Saliha Boussedra est responsable de la rubrique Féminisme.
Florian Gulli est coresponsable de la rubrique Dans le texte. Ils ont coordonné ce dossier.

Les communistes et Octobre 1917 - le dossier de la revue "Cause Commune", novembre 2017 - Florian Gulli et Saliha Boussedra, philosophes et membres du PCF
Les communistes et Octobre 1917 - le dossier de la revue "Cause Commune", novembre 2017 - Florian Gulli et Saliha Boussedra, philosophes et membres du PCF
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 Brossons un rapide tableau de la Russie au début du XXe siècle.

Brossons un rapide tableau de la Russie au début du XXe siècle. La Russie, (très) majoritairement paysanne, s’engage tardivement mais à caden­ce soutenue sur la voie du capitalisme et de l’industrialisation. Un océan de paysans (face à des nobles, grands propriétaires terriens), des îlots déjà notables d’ouvriers (face à des bourgeois et des nobles, propriétaires d’industries). Au plan politique, l’Empire est le plus autoritaire de toute l’Europe : c’est l’autocratie. Le tsar tient tous les pouvoirs entre ses mains : la Russie n’a pas franchi le cap de 1789. L’opposition libérale monte chez les bourgeois mais reste timide ; les libertés sont de toute façon muselées. Dès lors, les socialistes sont d’une maigre influence, d’autant qu’ils sont très divisés : po­pu­listes (narodniki) puis « socia­listes-révolutionnaires » (SR) implantés à la campagne promeuvent un socialisme agraire suivant une voie russe propre ; mencheviks et bolcheviks s’inscrivent davantage dans les débats du socialisme européen.

Il faudrait parler longuement de 1905 avec la révolution populaire qui s’invite en Russie au cours de la guerre russo-japonaise et invente les soviets (conseils). Mais puisqu’il faut résumer la chose à l’extrême, filons droit en 1914 : l’Empire russe, allié de la République française depuis la fin du XIXe siècle, entre en guerre contre les puissances centrales (Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire ottoman). Vingt millions d’hommes sont mobilisés ; dans une armée encadrée par une noblesse à l’ancienne, les soldats (ouvriers et, surtout, paysans) sont traités comme des moins que rien. Peu équipés, leur vie est allègrement sacrifiée, sans états d’âme. La guerre dure et monte, irrésistible, l’aspiration à la paix.

En quelques jours de février 1917, elle emporte le régime tsariste ; le matin même du 27 février, le peuple russe (notamment celui de Petrograd, alors la capitale – actuelle Saint-Pétersbourg) ne sait même pas que dans quel­ques heures, il aura fait tomber un régime de fer inflexiblement installé depuis plusieurs siècles : c’est la révolution de Février. Se met en place un gouvernement provisoire (GP) dominé par les libéraux (dits KD ou cadets pour constitutionnels-démocrates). En parallèle, les soviets se déploient, dominés par les SR, mencheviks et autres socialistes « modérés » (comme le populaire Kerenski).

Mais la paix n’advient pas, alors que la révolution qui porta ces hommes (des soviets et du GP) au pouvoir la plaçait comme une exigence centrale. Il est même question, dans une note officielle du ministre des Affaires étrangères (KD) Milioukov, de poursuivre la guerre « jusqu’à la victoire finale ». Le peuple russe apprend ainsi à ses dépens qu’il ne suffit pas de porter des hommes au pouvoir pour que ceux-ci fassent ce pour quoi ils y ont été placés. Les libéraux perdent leur crédit. On condamne. On remanie : les socialistes « modérés » entrent en masse dans le gouvernement (sept ministères KD ; six ministères socialistes, dont l’Agriculture pour le SR Tchernov et la Guerre pour Kerenski).

La paix advient-elle désormais que les socialistes sont dans la place ? Nenni. Kerenski lance même une offensive à l’été et restreint les libertés octroyées après Février. Les revendications en matière économique et sociale ne sont pas davantage écoutées. La ligne de Lénine, tenue dès février et alors inaudible jusqu’au sein de la direction bolchevique, gagne alors en écho : Février n’a été que le prélude bourgeois à la révolution prolétarienne qui est à l’ordre du jour. Une partie du peuple russe veut donc placer les bolcheviks au pouvoir et renverser ces pouvoirs issus de Février mais infidèles à la promesse révolutionnaire. Lénine freine : la révolution est à l’agenda mais l’assentiment populaire n’est pas assez large. Cependant, Kerenski qui a pris la direction du GP, voit croître le danger bolchevique et se lance dans la répression contre les bolcheviks : prison, exil, saccage des locaux…

Devant les troubles et l’instabilité, le zélé Kerenski apparaît en deçà des attentes des dominants. Bourgeoisie, noblesse et haut clergé vont lui préférer un ancien général du tsar, homme à poigne : Kornilov. Un putsch est tenté en août. Kerenski libère les bolcheviks pour sauver sa peau et ce qui reste de Février. Le putsch est écrasé ; Février est sauvée. Les bolcheviks apparaissent comme ceux dont la contribution a été décisive et le crédit de ceux qui les ont calomniés (notamment sur le thème nationaliste « Lénine, agent allemand » car Lénine, comme d’autres révolutionnaires, avait pu rejoindre la Russie après Février grâce à l’Empire allemand qui comptait sur eux pour déstabiliser la Russie et, ainsi, affaiblir cet ennemi) et pourchassés décroît d’autant.

Les bolcheviks, petite minorité en février, gagnent alors la majorité dans les soviets. Pour Lénine, l’heure de l’insurrection a sonné. Le 25 octobre (7 novembre, dans notre calendrier), la révolution est en marche. Le palais d’Hiver est investi. Kerenski fuit. Presque aucune effusion de sang. Personne n’aura voulu défendre le régime vermoulu. La révolution d’Octobre 1917 est faite.

En quelques semaines, la face de la Russie change radicalement : décrets sur la paix, sur la terre, séparation de l’Église et de l’État, égalité des droits hommes-femmes, abolition des castes, titres et privilèges, contrôle ouvrier sur la production, nationalisation de toutes les banques, pleine liberté donnée aux nationalités opprimées… Lénine avance en 1921 : « La monarchie, les castes, la propriété terrienne et la jouissance du sol, la situation de la femme, la religion, l’oppression des nationalités. Prenez n’importe laquelle de ces écuries d’Augias [...], nous les avons nettoyées à fond. En quelque dix semaines, [...] nous avons fait dans ce domaine mille fois plus que n’ont fait, en huit mois d’exercice de leur pouvoir » les hommes de Février. Lucien Sève commente : « On se demande qui pourrait de bonne foi se refuser à reconnaître là une œuvre révolutionnaire-démocratique véritablement gran­­diose en sa rapidité. »

Pour sûr. Un siècle s’ouvre ; le communisme s’y est imposé au menu. Non sans susciter haine et terreur des possédants dans le monde entier. Non sans susciter espoir et luttes des travailleurs dans le monde entier. Déjà, Lénine (« le vieux ») n’a plus que six ans à vivre ; la bouillonnante Russie révolutionnaire se cherche (« Mon pays adolescent », Maïakovski). Le XXe siècle commence, impitoyable : « l’âge des extrêmes ».

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« La fusion du mouvement ouvrier et du socialisme », voilà comment Lénine concevait le parti révolutionnaire. Focalisés sur la question de la « forme parti », les débats contemporains ont tendance à occulter deux autres questions centrales posées par Lénine en son temps : celle de la composition de classe et celle de la théorie.

 

Soit le hors-série de L’Humanité, consacré à la révolution d’Octobre. En couverture, un Lénine déterminé, guidant prolétaires et peuples coloniaux vers le socialisme. Mais on s’aperçoit vite à la lecture du numéro – par ailleurs excellent en tout point – que Lénine n’a pas bonne presse. Le jugement le concernant est grosso modounanime : Good bye Lenin , mais sans point d’interrogation, et avec un « ouf » de soulagement. La thèse est la suivante : « On ne pour­ra renouer avec l’émancipation et la révolution qu’à la con­dition de se débarrasser de Lénine, en pensant hors des cadres définis par lui. »

« On ne peut battre un adversaire qu'en le connaissant, qu'en connaissant ses défauts (ses contradictions internes) et ses qualités, qu'en connaissant tous les terrains où se déroule le combat. »

Un des arguments qui a cours dans la galaxie communiste est le suivant : le déclin électoral du PCF et le recul du nombre de ses adhérents à partir des années 1980 demandaient une explication. Une hypothèse a été avancée : le déclin s’expliquerait en premier lieu par sa structure organisationnelle, la forme parti. Ce type d’organisation, hérité de Lénine, serait périmé désormais : trop centralisé, trop autoritaire, trop discipliné, etc. D’où la rupture nécessaire avec Lénine, avec Que faire ?, pour aller vers une organisation plus proche des mouvements, plus souple, plus participative, plus décentralisée, plus attentive à la spontanéité.

Le parti révolutionnaire selon Lénine
Pour discuter cet argument, il faut avoir une idée de la façon dont Lénine définit le parti révolutionnaire. Lénine ne cesse de répéter la même définition pendant près de deux décennies. Elle est reprise des commentaires que Kautsky fait du programme d’Erfurt en 1892 : « La social-démocratie est la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme. »
Que trouve-t-on dans cette formulation ? Rien sur la forme organisationnelle. Cette dernière varie en effet selon les contextes ; la social-démocratie russe, condamnée à la clandestinité, ne peut avoir la même organisation que la social-démocratie allemande. Rien non plus sur le programme ou la tactique. Là encore, choses très variables ne permettant pas de définir tous les partis se réclamant de la Deuxième Internationale. Les deux seuls invariants identifiables sont la composition de classe de l’organisation sociale-démocrate ainsi que la référence à la théorie. La social-démocratie cher­che à faire fusionner deux groupes sociaux : les intellectuels, « la nouvelle classe moyenne » dont parle Kautsky, qui portent originairement la théorie socialiste, et le mouvement ouvrier, syndicats, associations de chômeurs, caisses d’entraide, coopératives, etc. Un parti révolutionnaire est donc concerné dans son être même par la question des classes, par la question de la division de classe en son sein. Il doit la regarder en face. À défaut de le faire, il trouvera, au lieu de la fusion, la marginalisation des ouvriers dans l’organisation. La formule célèbre – « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » – deviendra un vain mot. Cette question est une préoccupation permanente de Lénine : faire disparaître, atténuer tout au moins, cette division parmi les révolutionnaires.

Un ancrage ouvrier
Cette fusion n’est pas un processus spontané, bien au contraire. Elle n’a de chance d’advenir que par l’action volontariste du parti sur lui-même. C’est une véritable obsession de Lénine. Il faut d’abord connaître ce mouvement ouvrier. Dans Que faire ?, il écrit  : « Durant des semaines, je questionnai “de parti pris” un ouvrier qui venait chez moi, sur tous les détails du régime de la grande usine où il travaillait. Je parvins, à grand-peine il est vrai, à faire la description de cette usine (d’une seule usine !). Mais parfois, à la fin de notre entretien, l’ouvrier, en essuyant la sueur de son front, me disait avec un sourire : “Il m’est plus facile de faire des heures supplémentaires que de répondre à vos questions !”. » Dans un livre sur Lénine, Tony Cliff cite les Souvenirs sur Lénine de Kroupskaïa, sa femme : « Vladimir Ilitch s’intéressait à chaque détail de la vie ouvrière ; à l’aide de ces menus traits, il s’efforçait d’embrasser la vie de l’ouvrier dans son ensemble, de trouver le joint par où la propagande révolutionnaire pourrait le mieux pénétrer jusqu’à lui. La plupart des intellectuels de l’époque connaissaient mal les ouvriers. Ils se contentaient de venir faire dans les cercles ouvriers [éducation populaire] des sortes de conférences. »

« La focalisation du débat sur la forme parti a peut-être rejeté au second plan la question de la théorie et de la composition de classe de l'organisation. »

Il faut aussi que le parti choisisse de se donner des cadres ouvriers. En mai 1905, au IIIe Congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), Lénine propose aux organisations sociales-démocrates qu’« il y ait huit ouvriers pour deux intellectuels dans chacun de nos comités ». En novembre de la même année, en plein cœur de la révolution, il déclare : « J’exprimai au IIIe Congrès du parti le vœu de voir les comités du parti comprendre huit ouvriers pour deux intellectuels. – Que ce vœu a vieilli ! Il faut aujourd’hui souhaiter que les nouvelles organisations du parti comprennent, pour un intellectuel, plusieurs centaines d’ouvriers social-démocrates ! » Cette politique volontariste porte ses fruits. En 1905, le recensement des effectifs du parti compte 62 % d’ouvriers.

Une théorie révolutionnaire
Mais cet ancrage ouvrier ne suffit pas encore. Il faut aussi une théorie révolutionnaire. Lénine est clair : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». Que recouvre l’expression « théorie révolutionnaire » chez Lénine ? Dans Aux paysans pauvres, écrit en 1903, Lénine écrit que « la théorie social-démocrate est la théorie de la lutte contre toute oppression ». Elle n’est pas la théorie de la lutte des seuls ouvriers. Elle doit rendre compte concrètement de tous les antagonismes de la société russe, y compris des antagonismes traversant la classe dominante. Comment lutter sérieusement contre un adversaire qu’on ne connaît pas ?
Par ailleurs, on trouve cette formule dans Que faire ? : « La classe ouvrière doit avoir une connaissance précise des rapports réciproques de la société contemporaine, connaissance non seulement théorique… disons plutôt : moins théorique que fondée sur l’expérience de la vie politique. » Non pas une théorie ésotérique réservée à une élite dirigeante et inaccessible aux masses, mais, beaucoup plus modestement, une « expérience ». En effet, lorsque Lénine parle de « théorie », il utilise souvent l’expression « élargir son horizon ». Grâce à la théorie, l’expérience des militants acquiert une dimension nationale et internationale. Au niveau national, le parti doit rendre ses membres sensibles à toutes les sortes d’oppression. Lénine vante le mérite des socialistes allemands : « Ils l’encouragent [l’ouvrier] à élargir son champ d’action, à l’étendre d’une seule usine à toute la profession, d’une seule localité à l’ensemble du pays. » La lutte pour la conquête de l’État a une dimension nationale ; il faut dépasser le localisme. Au niveau international : « Un mouvement amorcé dans un pays jeune [ici La Russie] ne peut être fructueux que s’il assimile l’expérience des autres pays. » La théorie permet d’assimiler les meilleures tactiques et stratégies de luttes, mises en œuvre ailleurs.

« Grâce à la théorie, l'expérience des militants acquiert une dimension nationale et internationale. »

Lorsque Lénine dit que le mouvement ouvrier a besoin de théorie, ce n’est pas donc du mépris annonçant la contrainte. C’est une idée simple : on ne peut battre un adversaire qu’en le connaissant, qu’en connais­sant ses défauts (ses contradictions internes) et ses qualités, qu’en connaissant tous les terrains où se déroule le combat. Or ces connaissances, nul n’en dispose spontanément car l’expérience que l’individu fait du monde social est fragmentaire. L’étroitesse de l’horizon est propre à tout groupe social. Lénine fustige les ouvriers qui ne pensent qu’aux problèmes ouvriers ; mais il fustige aussi les étudiants qui prennent leur université pour le centre du monde.
Voilà donc, au-delà du conjoncturel, ce qu’il en est du parti social-démocrate pour Léni­ne. Dans les réfle­xions sur le déclin du PCF, cet aspect de la pensée de Lénine est trop peu présent. La réflexion se focalise sur la forme organisationnelle – le dépassement de la forme parti – et l’on rejette alors souvent le modèle bolchevique, c’est-à-dire Que faire ? et surtout, en réalité, les codifications qui auront lieu ultérieurement en URSS. Or ce livre n’est pas un traité général d’organisation révolutionnaire. Lénine lui-même refusait d’en faire un modèle dès le IIe Congrès du POSDR, c’est-à-dire quelques mois après la parution de Que faire ? 

S’est-on suffisamment occupé de théorie ? 
On peut à partir de Lénine poser au parti révolutionnaire d’autres questions qu’organisationnelles, questions certes importantes mais qui ont aussi contribué à en occulter d’autres. Ainsi, depuis le tournant des années 1980, nous sommes entrés dans une nouvelle configuration du capitalisme que certains nomment « néolibéralisme ». S’est-on suffisamment occupé de théorie ? Avons-nous procédé à une étude concrète de toutes les formes de l’antagonisme en France ? Dispose-t-on d’un tableau complet de la bourgeoisie française, de ses contradictions internes, que nous pourrions exploiter en période de crise ?
Par ailleurs, s’est-on suffisamment occupé de la question de la fusion, ce qui était une autre obsession de Lénine ? L’avènement du néolibéralisme (ses fermetures d’usines, ses délocalisations, etc.) a bouleversé les milieux populaires, déracinant partiellement les organisations politiques et syndicales. La fusion relativement solide des générations précédentes s’est défaite. Mais le PCF lui-même la met-il suffisamment à l’ordre du jour ? Non, si l’on en croit Julian Mischi qui écrit dans son livre, Le Communisme dé­sarmé (Agone, 2014) : « L’ambition de promouvoir en priorité des responsables issus des milieux populaires est […] abandonnée. […] De façon significative, le logiciel [de la vie du parti, COCIEL] est programmé pour traiter une multitude d’indicateurs (âge, sexe, secteur d’activité, lieu d’habitation, etc.) sans que la catégorie socio­professionnelle soit prise en compte. Les adhérents sont différenciés selon leur branche d’activité (enseignement, collectivité territoriale, transports, fonction hospitalière, etc.), voire selon leur entreprise (SNCF, EDF, Air France) sans qu’on puisse savoir s’il s’agit d’un ouvrier ou d’un cadre. Cette distinction de classe n’est plus considérée comme une donnée importante. »
La focalisation du débat sur la forme parti a peut-être rejeté au second plan la question de la théorie et de la composition de classe de l’organisation. Précisément les deux choses qui définissent un parti révolutionnaire selon Lénine.

*Florian Gulli est philosophe. Il est responsable de la rubrique Dans le texte.

Alexandra Kollantai

Alexandra Kollantai

Feminisme et communisme, une association stratégique décisive 

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En 1917, la question des droits réels des femmes prend la forme d'une question de stratégie politique et syndicale décisive dans le cadre d'une perspective communiste révolutionnaire.

8 mars : journée internationale pour les droits des femmes. 8 mars 1917 (23 février), premier jour de la Révolution russe. Les ouvrières russes prennent la rue d’assaut et rencontrent les suffragettes. Dans ces tout premiers jours de la révolution russe, il est encore difficile de savoir s’il s’agit d’une révolte populaire ou bien d’une révolution. Il suffira de quelques jours pour que les soldats se mutinent après avoir tiré sur la foule et rejoignent dès le lendemain la foule révolutionnaire. Quelques jours encore pour voir le tsarisme et l’ancien monde féodal réduits en lambeaux.

Si la majorité des femmes qui prennent la rue le 8 mars sont des ouvrières et si la minorité sont des suffragettes, ce sont elles qui d’abord entraînent les hommes. Cette entrée dans la Révolution russe par les femmes semble marquer la place qu’elles y occuperont dans les premières années de la Russie révolutionnaire. Nous n’aborderons pas cette histoire des femmes en historienne que nous ne sommes pas mais nous chercherons à saisir les leçons que nous pouvons tirer de cette histoire pour nos luttes actuelles et à venir.

Une avancée considérable des droits des femmes 
Des luttes féministes des années 1970 en France est restée cette leçon, semble-t-il indépassable : la lutte féministe doit se constituer en mouvement autonome car il est impossible de défendre ses intérêts dans le cadre des partis ou des syndicats ouvriers. De cette leçon nous ne sommes toujours pas sortis. Il nous semble que si nous avons une leçon à tirer d’un point de vue à la fois féministe et communiste de l’expérience de la Révolution russe et bolchevique, c’est bien celui-là : des femmes luttant pour des droits ont été en mesure de s’associer à des hommes luttant pour des droits, et cette association, sans négliger tous les obstacles qu’elle a pu rencontrer, au premier rang desquels les difficultés d’ordre matériel liées aux structures patriarcales bien ancrées notamment dans la paysannerie, a permis une avancée considérable des droits des femmes et une avancée tout à fait précoce et extraordinaire au regard du développement socio-économique de la Russie de 1917 et des avancées dans les autres pays européens.

« Abolir la propriété privée familiale ne signifie pas abolir les rapports femmes-hommes, ni la parentalité, mais les conditions matérielles qui fondent ces liens, de la division du travail qui fonde cette forme de propriété privée. »

En effet, du côté des droits fondamentaux : légalisation du mariage civil, droit de divorcer par consentement mutuel, droit de vote, ministère pour la protection de la maternité et de l’enfance, légalisation de l’avortement dès 1920, proclamation de l’égalité homme-femme, adultère et homosexualité supprimés du code pénal, disparition de l’autorité du chef de famille. Du côté des droits du travail : congé maternité, égalité des salaires et égalité professionnelle, journée de huit heures, semaine de quarante-huit heures, création des assurances sociales. Du côté de la division du travail propre à la propriété privée familiale, selon Stéphane Lanchon : « La première Constitution de l’État soviétique reconnaît l’utilité sociale du travail ménager. Le programme du parti adopté en 1919 prévoit la socialisation du travail domestique via des équi­pe­ments communautaires. » Cette position est ainsi résumée par Lénine : « Le travail ménager écrase, étrangle, rabaisse et dégrade la femme ; il l’enchaîne à la cuisine et à la chambre des enfants, et gaspille sa force de travail dans un esclavage barbare, improductif, mesquin, horripilant, déconsidérant et écrasant… Cantines publiques, crèches, jardins d’enfants : voilà quelques exemples de ce qui est indispensable, voilà les moyens simples et quotidiens, sans grande pompe ni décorum, qui peuvent vraiment résorber et abolir l’inégalité entre hommes et femmes dans le domaine de la production sociale et de la vie publique » (Lénine, À propos de l’émancipation des femmes, éditions sociales).
La présence des femmes dans les organisations ouvrières (syndicales et politiques) est déjà constatable dès la Révolution de 1905, ce n’est donc pas, à proprement parler, les révolutions de février et octobre 1917 qui expliquent à elles seules ces avancées. Les femmes représentent déjà en 1917 une partie importante de la classe ouvrière, non pas en tant que femmes d’ouvriers mais bien en tant que travailleuses, dans l’industrie textile notamment. Dès 1905, la frange de la classe ouvrière la plus politisée, que l’on trouve en particulier chez les métallurgistes, a déjà une cons­cience avancée de l’importance de la mobilisation des femmes et de l’importance qu’elles représentent du point de vue de la stratégie politique et syndicale. Parce que notre époque ne lit les révolutions de 1917 que de manière rétrospective en projetant nos propres structures et difficultés à rassembler communistes et féministes, nous ne percevons et nous ne mettons en exergue que les difficultés qu’ont rencontrées les femmes russes à se faire entendre des hommes (difficultés bien réelles) mais, ce faisant, nous ratons l’essentiel, à savoir qu’ils et elles ont réussi dans une certaine mesure à les dépasser.

« La question des femmes et de leurs droits réels n'était donc pas une question secondaire et “sociétale”, elle constituait au contraire un enjeu fondamental dans la remise en cause de la propriété privée et de la division du travail qui la fonde. »

L’importance de la place des femmes dans la perspective révolutionnaire
S’ils ont réussi à les dépasser, c’est  en raison de la profonde conviction, au sein de la fraction révolutionnaire de la classe ouvrière ainsi que de ses dirigeants, de l’importance de la place des femmes dans la perspective révolutionnaire. Contrairement à notre époque où le féminisme est simplement rangé parmi les questions dites « sociétales », les révolutionnaires russes avaient d’une part pris la mesure de la composante matérielle des catégories de travailleurs où les femmes étaient nombreuses, d’autre part ils savaient que le but d’une révolution communiste consiste en l’abolition de la propriété privée. Cela ne signifie rien de moins que l’abolition de la propriété privée des moyens de production ainsi que de la propriété privée qui a trait à la famille et à la division du travail qui la caractérise. (Abolir la propriété privée familiale ne signifie pas abolir les rapports femmes-hommes, ni la parentalité, mais les conditions matérielles qui fondent ces liens, de la division du travail qui fonde cette forme de propriété privée.) La question des femmes et de leurs droits réels n’était donc pas une question secondaire et « sociétale », elle constituait au contraire un enjeu fondamental dans la remise en cause de la propriété privée et de la division du travail qui la fonde.

« Les femmes représentent déjà en 1917 une partie importante de la classe ouvrière, non pas en tant que femmes d'ouvriers mais bien en tant que travailleuses dans l’industrie textile notamment. »

Mais, du côté des femmes révolutionnaires, cela impliquait également le fait qu’elles étaient convaincues que leur sort et leurs intérêts étaient irrémédiablement liés à la victoire de la classe ouvrière. L’histoire du féminisme en France, depuis l’acquisition de droits fondamentaux (citoyenneté, avortement, lutte contre le viol, etc.), n’est pas parvenue à remettre en cause la propriété privée et la division du travail au sein de la famille (en témoignent les éternelles études de l’INSEE sur l’évolution du partage du travail domestique), de même qu’en 2017, l’écart des salaires dans le monde social du travail reste une constante criante. C’est pourquoi si l’autonomie du mouvement féministe français a pu présenter des avantages et des enthousiasmes chaleureux et à bien des égards décisifs, elle le condamne à se priver des organisations ouvrières (partis et syndicats). Continuer à percevoir la lutte féministe seulement comme une question « sociétale » et non comme une lutte fondamentale contre la division du travail et la propriété privée (capitaliste et familiale), c’est se condamner durablement à se priver de l’autre moitié du ciel qui constitue pourtant un enjeu décisif dans le cadre d’une stratégie révolutionnaire.

*Saliha Boussedra est doctorante en philosophie à l'université de Strasbourg.

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