Romancier, journaliste, philosophe, Paul Nizan, né en février 1905, sera dans les années 1930 l’un des principaux intellectuels du PCF, qu’il quittera après la signature du pacte germano-soviétique. Accusé de trahison avant d’être réhabilité, le militant, tombé au combat en mai 1940, lutta toute sa vie contre l’asservissement des hommes.
Bernard Fréderick, L'Humanité, 14 février 2025
Si Paul Nizan – Paul-Yves Nizan – est bien né le 7 février 1905 à Tours, quiconque s’aventurerait à affirmer qu’il aurait eu 120 ans ce mois de février 2025, se tromperait et nous tromperait lourdement. Paul Nizan a 20 ans. 20 ans, un point c’est tout. Il aura toujours 20 ans. C’est du domaine public. Il l’a écrit lui-même. L’aveu a fait le tour de la Terre : « J’avais 20 ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l’amour, les idées, la perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes. Il est dur à apprendre sa partie dans le monde ».
C’était en 1931, dans son « Aden Arabie », son premier ouvrage. Un des plus célèbres incipit de l’histoire de la littérature. L’exergue de toute une vie. Quatre ans plus tôt, en 1927, le jeune homme, donc, était rentré d’Aden, alors « colonie de la Couronne » de l’empire britannique. D’octobre 1926 à avril 1927, il s’y était fait précepteur du fils d’un négociant anglais d’origine française, Antonin Besse. Il songea à s’associer à ce dernier dans le négoce. Mais il rentra à Paris.
Un « second » mariage avec le Parti Communiste
En 1924, il avait rencontré Henriette Alphen, au bal de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris. De retour d’Aden, en 1927, il l’épouse. Ses deux témoins sont Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Il s’est lié au premier au lycée Henri-IV, en 1920, et a fait, en sa compagnie, ses études supérieures dans les classes hypokhâgne et khâgne, au lycée Louis-le-Grand, en 1922-1923. C’est à l’École normale supérieure, où il est admis en 1924, qu’il a rencontré le second.
En 1927, il contracte, pourrait-on écrire, un second « mariage » : il adhère au Parti communiste. Rien ne l’y prédisposait, ni ses origines familiales, ni ses études, ni ses amitiés. Dans ces années-là, le PCF est mobilisé contre la guerre du Rif qui a éclaté au Maroc en 1924. La France y avait dépêché le maréchal Pétain et 350 000 hommes pour mater une rébellion anticoloniale, dirigée par un jeune juge qui avait étudié le droit à l’université de Salamanque, Abd El Krim. S’ensuivit une véritable boucherie.
En France, seul le Parti communiste dénonce cette guerre infâme. De nombreux intellectuels se rapprochent alors de lui, notamment parmi les surréalistes. Six jeunes poètes donnent ainsi leur adhésion « collective » au Parti, en janvier 1927 : Louis Aragon, Jacques Baron, André Breton, Paul Éluard, Benjamin Péret et Pierre Unik. « Transformer le monde a dit Marx ; changer la vie a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un », affirme, alors, André Breton.
Nizan a vu à Aden de quoi le colonialisme était capable. Lui aussi a Rimbaud pour référence : « le « changer la vie » du poète n’a pas fini d’être le mot de ralliement de tous ceux pour qui la révolution est la plus haute des sagesses, et qui veulent inaugurer un monde où tout n’ira plus vers la mort. » 1 Mais tous ces rimbaldiens ne resteront pas au Parti. Au bout de quelque temps, seuls demeurent Aragon et Nizan. Les deux hommes se croisent et s’entrecroisent tout au long des années 1930.
Ils publient souvent dans les mêmes revues ou journaux, avant de collaborer directement dans le même quotidien, « Ce Soir », que dirigent Aragon et Jean-Richard Bloch et dont Robert Capa est le directeur de la photographie. C’est un journal communisant mais il n’est pas l’organe du PCF. Il a été fondé avec des fonds de la République d’Espagne pour soutenir sa cause. Nizan y tient la rubrique de politique étrangère et y publie des chroniques littéraires comme il le faisait dans « l’Humanité » depuis juin 1932.
Candidat aux élections législatives
Entre-temps il a publié, après « Aden », un deuxième pamphlet, « les Chiens de garde », dans lequel il étrille l’élite universitaire bourgeoise : « Nous n’accepterons pas éternellement que le respect accordé au masque des philosophes ne soit finalement profitable qu’au pouvoir des banquiers. »
Cette même année, 1932, alors qu’il est depuis un an professeur de philosophie à Bourg-en-Bresse, où il anime des comités de chômeurs, le PCF le présente aux élections législatives. Il obtient un peu moins de 3 %. Il quitte, alors, et Bourg et l’Éducation nationale, rentre à Paris et devient permanent du Parti.
Outre ses chroniques dans « l’Humanité », Nizan collabore à diverses publications comme « Commune », la revue de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (A.E.A.R.), dont il est secrétaire de rédaction. Son premier roman, « Antoine Bloyé », paraît en 1933 chez Grasset. Il s’y inspire de la vie de son père, un cheminot qui a gravi tous les échelons de la hiérarchie de la Compagnie des chemins de fer, un « traître » à sa classe donc. Un thème récurrent chez le jeune écrivain.
Installation à Moscou et rencontre de Malraux
En 1932, les Nizan s’installent à Moscou pour près d’un an. Lui est chargé de l’édition française de l’organe central de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires (U.I.E.R.), « la Littérature internationale ». En vue du premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques, en août, il s’occupe d’inviter des écrivains français.
C’est ainsi qu’il rencontre André Malraux, avec lequel il se lira d’amitié mais sans se faire d’illusions sur le personnage, si l’on s’en tient à la présentation qu’il en fait pour les lecteurs soviétiques dans la « Literatournaïa Gazeta », du 12 juin 1934 : « Il est parfaitement clair que Malraux ne voit pas ce qu’est en réalité la révolution. Pour lui, c’est un remède contre l’angoisse et non, comme pour les masses populaires, une nécessité historique. Son but principal est de découvrir, dans une révolution, les possibilités d’exprimer un héroïsme suprême (…). Malraux n’est pas un écrivain révolutionnaire ; il est un de ces jeunes écrivains en renom qui, sortis de la bourgeoisie, destinent cette classe à une mort naturelle et se rallient au prolétariat. Mais cette alliance contient des raisons personnelles sans rapport avec la cause Révolutionnaire ». L’avenir lui donnera raison.
De retour en France, le jeune homme continue de collaborer à diverses publications notamment à l’hebdomadaire « Monde » d’Henri Barbusse, ou à l’hebdomadaire illustré « Regards », auquel il confie une impressionnante série de cinq articles sur l’éducation nationale.
Le premier, dès le début, souligne la prise de parti politique et, comme toujours chez Nizan, le caractère fondamentalement polémique : « La culture a une fonction critique. Le savoir a une valeur critique. Culture et savoir diminuent en tout homme qui les possède la possibilité d’être dupe des mots, d’être crédule aux mensonges. Cette lutte et le savoir augmentent en tout homme le pouvoir de comprendre la réalité où il vit. La réalité que le monde bourgeois offre aux hommes est celle de la misère, de l’écrasement, du chômage, d’un avenir chargé d’angoisse économique et morale, et de menaces de guerre. La conscience de cette réalité a une valeur explosive : elle ne peut qu’entraîner à la volonté de la transformer. Nous sommes à un moment de l’histoire où la culture, le savoir ont plus que jamais une signification directement révolutionnaire ».2
Arrivée à l’Humanité et début de la Seconde Guerre mondiale
À partir de 1935, Nizan rejoint le service de politique étrangère de « l’Humanité » que dirige Gabriel Péri. « Journaliste diplomatique », comme il aime à se présenter, il suit les grands événements de l’époque, le réarmement allemand, l’agression de Mussolini contre l’Éthiopie, la guerre d’Espagne, bien sûr. Nizan voit comme beaucoup d’intellectuels le danger du fascisme. Il voit arriver la guerre avec l’Allemagne nazie. Il se fait, dans ses articles, militant actif pour la sécurité collective, c’est-à-dire pour une alliance entre la France, la Grande-Bretagne et l’URSS. Jusqu’au dernier moment, il y croit. Et, quand en août 1939, il part en vacances en Corse, il y croit encore.
Le 23 août 1939, c’est le coup de tonnerre : l’URSS et l’Allemagne nazie signent un traité de non-agression. Nizan rentre en trombe à Paris. Il participe, dans les locaux de « Ce Soir », à une réunion dont on n’a jamais su grand-chose sinon qu’elle fut grave et houleuse. « Je ne peux pas tolérer ça ! écrit-il à sa femme, Henriette. Ce n’est absolument pas possible, nous avons tout le temps voulu combattre l’hitlérisme, le nazisme. Bon, et bien, Staline a probablement d’excellentes raisons, mais nous, nous n’avons pas les mêmes raisons (…). Moi, je ne marche pas, je ne veux pas, ça me bouleverse, ça m’écœure ».
Le 25 septembre 1939, deux quotidiens de gauche non-communiste, « l’Œuvre » et « le Populaire », publie le « mot » que Nizan a adressé à Jacques Duclos : « Je t’envoie ma démission du Parti communiste français. Ma condition présente de soldat mobilisé m’interdit d’ajouter à ces lignes le moindre commentaire ». À sa femme, il écrira : « Ils (les communistes français, N.D.L.R.) ont manqué du cynisme politique nécessaire et du pouvoir politique de mensonge qu’il eût fallu pour tirer les bénéfices les plus grands d’une opération diplomatique dangereuse : que n’ont-ils eu l’audace des Russes. »
Nizan n’a pas trahi
C’est plus au Parti qu’il en veut qu’à Staline. Désormais, il se taira. Et pour que ce soit bien une histoire rimbaldienne, le jeune homme sera tué d’une balle allemande le 23 mai 1940 au château de Cocoves, sous Dunkerque. Le Parti, « l’Humanité », « Ce Soir » sont interdits le lendemain même de la démission de Nizan. Il est accusé de trahison. À la Libération plusieurs intellectuels, Sartre en tête, demanderont au PCF de donner des preuves de la « trahison » dont il accuse Nizan. Ils n’en eurent pas. Il n’y en a pas. Nizan n’a pas trahi.
L’écrivain sombre dans l’oubli jusqu’à la réédition d’ « Aden Arabie » en 1960, avec une préface de Sartre. Dès lors les republications et les biographies vont se multiplier. Mais, comme l’indique James Steel, « tous les ouvrages écrits jusqu’à présent sur Nizan ont privilégié l’écrivain aux dépens du militant et du journaliste, ce qui ne cerne pas toujours l’homme, celui qui désespérément chercha à concilier l’écrivain et l’homme d’action. Disons-le d’emblée, Nizan se consacra davantage à son parti qu’à la littérature, fit preuve de davantage de discipline que d’esprit critique, se voulut davantage un militant qu’un intellectuel. Ont ainsi été laissés dans l’ombre des pans entiers de sa personnalité et de sa fonction de propagandiste révolutionnaire » 3. Et Koenraad Geldof de s’interroger de son côté : « Qui est Paul Nizan ? Un écrivain communiste. » 4 C’est simple, non !
- « L’Humanité », 20 mars 1937, cité par Anne Mathieu in « Paul Nizan antifasciste : la révolution contre la barbarie » Aden, Revue du G.I.E.N. (Groupe interdisciplinaire d’études nizaniennes) N° 2 – octobre 2003 ↩︎
- « Pour une nouvelle culture », Articles de Nizan réunis et présentés par Susan Suleiman, Grasset, Paris, 1971 (Regards, 14 mars – 11 avril 1935.). ↩︎
- James Steel, « Paul Nizan, un révolutionnaire conformiste », Presses de Sciences Po, Paris, 1987 ↩︎
- Koenraad Geldof, « Canonisation, imagologie, non-lecture. À propos de la réception de Paul Nizan (1905-1940) », Studi Francesi, 154 ↩︎
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