À la tête d’une fortune de 28 milliards d’euros, la dynastie nordiste n’a pas la main légère sur les suppressions de postes. Alors que le richissime clan accélère la réorganisation de ses entreprises de la distribution, les salariés floués montent au créneau. Nos explications.
Les uns ont décidé de faire entendre leur colère ce jeudi devant le siège d’Auchan à Croix (Nord), alors que 1 475 salariés de l’enseigne risquent de perdre leur emploi. Les autres, calfeutrés dans leurs grandes maisons à 300 mètres de la frontière belge, font profil bas. Habituée à la discrétion, la grande famille des Mulliez est aujourd’hui épinglée de toute part, et son Association familiale (AFM), qui regroupe plus de 700 cousins actionnaires, plus que jamais pointée du doigt pour ses pratiques sociales d’un autre temps. Leur nom n’est peut-être pas familier, il se cache pourtant derrière plusieurs centaines d’enseignes, parmi lesquelles le géant de la grande distribution, Décathlon, Leroy Merlin, Kiabi, Boulanger ou encore Flunch. « Il n’y a pas d’équivalent en termes de taille et d’organisation », résume Bertrand Gobin, journaliste indépendant spécialiste des Mulliez.
Leur pactole de 28 milliards d’euros, qui les hisse en sixième position des plus grandes fortunes françaises, ne les empêche toutefois pas de tailler lourdement parmi leurs effectifs. À Auchan, si la surprise du PSE est minime, la désillusion reste grande. Depuis 2019, les travailleurs en sont à leur troisième réduction d’effectifs. « Le climat est très anxiogène », constate Gérald Villeroy, délégué syndical central CGT des magasins au rossignol. Et le dernier épisode, annoncé en septembre alors que les salariés ont continué à travailler au plus fort de la crise sanitaire, a achevé d’entamer le moral des employés. Chez Alinéa, placé en redressement judiciaire en mai dernier, 992 personnes ont été mises à la porte. Dans les magasins historiques de la famille Phildar, 125 salariés sur 211 sont laissés sur le carreau.
Des manœuvres et une stratégie qui ne datent pas d’hier
Une douche froide pour les milliers de travailleurs employés par la richissime famille, qui accusent les cousins actionnaires d’avoir sauté sur l’épidémie pour se délester de leurs personnels. Si le prétexte et l’arme du crime sont tout trouvés, grâce à l’ordonnance de mai 2020 qui permet à des patrons de reprendre leur propre entreprise, ces plans sociaux à répétition font toutefois partie d’une manœuvre au long cours dont les associés ne se sont jamais cachés.
« Leur stratégie a toujours été de se séparer des entreprises qui perdent de l’argent avant qu’elles ne fassent trop de mal », analyse l’économiste Benoît Boussemart. Les magasins de laine, qui ne séduisent guère plus depuis des années, ou l’Ikea français, qui fait pâle figure face à la concurrence depuis dix ans, ont donc été des victimes privilégiées. Alors que le modèle des grands ensembles commerciaux, sur lequel les Mulliez ont bâti leur fortune, s’essouffle, Auchan était sans surprise le prochain sur la liste. « Environ 90 % de leurs actifs reposent sur ce modèle des centres commerciaux, construit autour d’un hypermarché. Mais entre la vente en ligne, le regain d’intérêt pour les commerces de proximité et les circuits courts, ce fonctionnement n’a plus vraiment la faveur des consommateurs », indique Bertrand Gobin. « Les modes de consommation ont évolué, il y a une forte demande des actionnaires pour générer du cash et leur seule variable d’ajustement est le personnel », abonde le cégétiste Gérald Villeroy. La direction de l’enseigne, qui évoque un « plan de transformation », ne semble pas démentir.
Le principe de l’Association familiale Mulliez, c’est “tous dans tout”. Tous les associés sont solidaires des différents groupes, en investissant un peu partout, mais les salariés n’en profitent pas.
Bertrand Gobin, journaliste indépendant
Des marques strictement indépendantes les unes des autres
Du côté des travailleurs licenciés, la justification peine à convaincre, et l’horizon d’un repositionnement dans une des très nombreuses enseignes de la dynastie Mulliez s’est dilué dans la complexité de l’organisation des sociétés. L’Association familiale Mulliez a en effet toujours refusé de se voir officiellement constituée comme un groupe. « Le principe de l’AFM, c’est “tous dans tout”. Tous les associés sont solidaires des différents groupes, en investissant un peu partout, mais les salariés n’en profitent pas », note Bertrand Gobin. La myriade d’enseignes des Mulliez est en effet organisée dans un schéma plus qu’opaque de holdings et surholdings, rendant l’ensemble incompréhensible pour les salariés et surtout, rendant les différentes marques strictement indépendantes les unes des autres. Impossible donc pour un salarié d’Auchan licencié de prétendre à un poste à Decathlon ou Leroy Merlin, les véritables locomotives de la famille. « On veut absolument faire reconnaître l’AFM comme un vrai groupe. Pendant le confinement, il y a eu des solidarités entre marques, des salariés de Norauto sont venus filer un coup de main à Auchan. Il faut aller jusqu’au bout de la démarche et empêcher les licenciements », martèle le syndicaliste Gérald Villeroy.
Si les Mulliez se vantent d’accorder à leurs licenciés de généreuses conditions de départ, les cousins milliardaires semblent tout de même loin de porter leurs travailleurs dans leur cœur. « Ils sont pragmatiques, ils se laissent guider par les résultats », assure le spécialiste Bertrand Gobin. Les comptes de la famille, qui ont gonflé de 27 % en six ans, ne contrediront pas leur démarche. Mais les salariés de toutes les enseignes de la dynastie Mulliez, réunis ce jeudi auprès de leurs collègues d’Auchan, sont bien déterminés à faire changer d’avis leurs richissimes patrons.
C’est au début du XXe siècle qu’a débuté l’empire des Mulliez, avec la création des filatures de Saint-Liévin, proches de Roubaix, dans le Nord, par l’arrière-arrière-grand-père Louis. L’argent gagné a été réinvesti et a donné naissance à de grandes pointures de la distribution, comme Phildar et Auchan. En 1955, les héritiers décident de fonder l’Association familiale Mulliez, pour gérer les intérêts financiers grandissants des sociétés. La règle pour y être associé, encore valable aujourd’hui : être un Mulliez de sang ou d’alliance. Si l’empire familial a des allures de success-story et que les cousins actionnaires sont érigés en héros de l’entreprenariat, l’économiste Benoît Boussemart tempère : les associés ont aussi su exploiter leurs travailleurs à coups de faibles rémunérations et de contrats précaires.
Pour faire grandir leur fortune, les propriétaires d’Auchan sont aussi devenus experts en optimisation fiscale et ont franchi la frontière. Entretien.
Marco Van Hees Député du PTB, spécialiste des questions fiscales
Marco Van Hees Cela fait des années que je travaille sur les grandes fortunes présentes en Belgique. Pour les exilés fiscaux français, c’est une destination particulièrement prisée, quasiment au même titre que la Suisse. Et les Mulliez sont le cas le plus emblématique des exilés français présents sur notre sol. Ils y vivent depuis plusieurs décennies.
Marco Van Hees Ils habitent rue Reine-Astrid, à Néchin, juste à côté de la frontière. Cette rue a même été rebaptisée « avenue des Mulliez » par les habitants du coin ! Pour la petite histoire, tous les Mulliez logent au côté pair de la rue, pour profiter de l’exposition plein Sud… En mai 2019, nous avions mené une action commune avec le PCF dans la ville, pour braquer les projecteurs sur cette situation. J’ai eu l’occasion de discuter avec le maire socialiste de la commune, il s’accommode visiblement très bien de leur présence.
Marco Van Hees Au départ, il s’agissait d’échapper à l’impôt sur la fortune (ISF) et à la taxation des plus-values financières. La suppression de l’ISF chez vous n’a pas entamé l’attractivité de notre pays pour autant : il est toujours très utile d’habiter en Belgique pour échapper à toutes sortes de taxes. Par exemple, les holdings bénéficient d’un traitement de choix : sauf exception, on ne taxe pas les plus-values sur actions, qu’elles soient détenues par des personnes physiques ou des sociétés. Nous disposons également du système des RDT, c’est-à-dire les revenus définitivement taxés, qui est une déclinaison belge du régime mère-fille : lorsqu’une société reverse des dividendes à sa maison mère, ce n’est pas taxé. Même chose pour les plus-values en cas de revente de participations. Patrick Mulliez, frère du fondateur de l’enseigne, détient une holding ici. Il y a quelques années, elle avait réalisé 373 millions d’euros de bénéfices, pour un impôt de… 2 euros ! La plupart du temps, le chiffre est de zéro.
Marco Van Hees Cela fait des années que nous réclamons la création d’un véritable impôt sur les millionnaires. À force de taper sur le clou, on a fini par convaincre les socialistes et les écolos (appartenant à la coalition au pouvoir – NDLR), de mettre la question à l’ordre du jour. Mais on voit bien que la droite veut vider cet impôt de sa substance, pour en faire une taxe placebo. Pourtant, les sommes en jeu sont considérables. D’après nos calculs, un impôt sur les grandes fortunes pourrait ramener 8 milliards d’euros, en sachant que la fortune cumulée des 1 % les plus riches atteint les 500 milliards d’euros ! La taxe étudiée par le gouvernement ne rapporterait que 150 à 350 millions d’euros, autant dire qu’il y a de la marge… Il faudrait par ailleurs des mesures en matière de taxation des grandes sociétés, avec une suppression de l’ensemble des niches fiscales. Nous avons besoin, enfin, d’une politique européenne beaucoup plus ferme avec les paradis fiscaux. L’Union européenne possède des paradis fiscaux redoutables – Luxembourg, Pays-Bas, Irlande, Malte, ou Belgique, dans une moindre mesure. Tous ces pays taxent très peu les multinationales. Il faut absolument en finir avec cette impunité.
Entretien réalisé par Cyprien Boganda
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