Je veux faire part de mon étonnement, au surlendemain des lancements de missiles dans la banlieue de Damas et de Homs.
De mon étonnement et de mon agacement face à ceux qui ont supporté sans trop s'en émouvoir les dizaines de milliers de prisonniers torturés et massacrés dans les geôles de Bachar-al-Assad, les villes, les villages et les régions entières affamés, bombardés par des barils d'explosifs, attaqués à l'arme chimique à plusieurs dizaines de reprises, les viols utilisés à échelle massive comme armes de guerre, les disparitions, les bombardements et les assauts des forces spéciales russes et iraniennes pour permettre à un régime honni par une majorité des Syriens et auteur d'innombrables crimes de guerre et crimes contre l'humanité, responsables de 80% au moins des 4 ou 5 millions de morts de cette guerre atroce depuis 2011, et de l'exil de près d'un tiers de la population syrienne, qui aujourd'hui condamnent avec la plus ferme résolution des bombardements américains, français, anglais essentiellement symboliques et d'avertissement qui visent des installations militaires et n'auraient pas fait de victimes au demeurant, parlant d'escalade dans cette guerre, faisant flotter les colombes de la paix comme si antérieurement c'était la paix en Syrie.
Dans une partie de la gauche de gauche, il semble parfois que la guerre et les interventions extérieures ne sont illégitimes et condamnables que quand elles sont portées par les Américains et les forces de l'OTAN.
Pour eux, il semblerait que l'on soit toujours dans une logique de Guerre Froide (elles existent, entre la Russie et l'OTAN, n'où n'en doutons pas) où l'OTAN et les Américains, c'est le mal, le capitalisme, l'impérialisme, et les interventions russes la défense d'un monde multipolaire vivable. Et qu'importe que Poutine finance en Europe tout ce que le vieux continent compte de forces d'extrême-droite et qu'il propage une idéologie fasciste, nationaliste, xénophobe. Qu'importe les crimes qu'il a organisé en Syrie et en Tchétchénie par exemple.
La réduction de la résistance syrienne à la dictature de Bachar-al-Assad et de la guerre civile à un jeu international de puissances qui s'affrontent sur un terrain étranger - la Turquie, l'Iran, l'Arabie Saoudite, le Qatar, la Russie, les Etats-Unis et l'Otan, Israël, l'Irak à gouvernement chiite - n'est pas fausse, et de moins en moins malheureusement, mais elle ne saurait épuiser le sens des événements ni servir à disqualifier les souffrances et la résistance du peuple syrien qui avait très majoritairement voulu le départ de Bachar-al-Assad, et le droit de résistance à l'oppression est un droit de l'homme inaliénable. Nombreux sont les experts géo-stratégiques qui ne lisent le conflit syrien que comme une volonté de reprise en main de la Syrie, alliée traditionnelle de la Russie, par les Américains, avec le concours de l'Arabie Saoudite et d'Etats du Golfe, et l'appui d'Israël en sous-main: c'est valider la propagande de Bachar-al-Assad et faire peu de cas du mouvement populaire réel.
De même, prétendre que finalement il faudrait mieux des dictatures laïques dans le monde arabe, même à base mafieuses et criminelles, plutôt que le chaos islamiste et le conflit communautaire, c'est valider l'idée suivant laquelle certains peuples ne seraient pas mûrs et armés pour la démocratie, ne seraient pas entrés dans une histoire de sujets de l'histoire, ce qui est théoriquement inadmissible et condescendant. S'il n'y avait pas eu l'intervention russe et iranienne, la révolution syrienne aurait probablement eu raison du régime, ce qui ne veut pas dire qu'elle aurait su trouver la voie, parmi ses contradictions, d'une société tolérante et libre, mais un régime dégueulasse aurait été lui abattu, et il ne revient qu'aux Syriens de savoir si le jeu en valait la chandelle ou non!
De mon côté, je ne considère pas a priori les ennemis ou adversaires désignés par les Américains qui portent les casseroles que l'on sait et sont la "démocratie" libérale que l'on sait, avec pour l'heure un demi dément à leur tête, comme des acteurs "diaboliques" ou à combattre a priori , mais je ne considère pas non plus les ennemis des Américains comme des amis ou des régimes résistants à défendre. En matière de relations internationales, comme en tout, il faut sortir de la pensée réflexe et des schémas complètement dogmatiques et rigides, pour ne pas dire purement idéologiques, et regarder de près ce que le réel a à nous apprendre.
S'est-on autant ému, a t-on autant condamné les bombardements russes et les engagements du Hezbollah et des forces iraniennes et libanaises chiites responsables pourtant de la mort de dizaines de milliers de syriens? Agissaient-ils sans aucun souci de peser en faveur de leurs propres intérêts, sans aucune velléité impérialiste? Evidemment non.
Alors pourquoi deux poids, deux mesures dans nos jugements.
J'ai passé un mois et demi en Syrie avant la révolution à l'occasion d'un voyage touristique qui m'a permis de m'y faire plusieurs amis, j'ai énormément lu de témoignages et de travaux universitaires et journalistiques sur l'évolution du conflit, la barbarie du régime de Hafez-al-Assad et de Bachar-al-Assad (disparitions, viols, tortures, quartiers rayés de la carte), sur la Révolution et ses acteurs, sur la manière dont Bachar-al-Assad a libéré et favorisé les islamistes les plus dangereux pour accréditer sa ligne de communication de départ, de la défense de l'ordre et de la laïcité face au terrorisme islamiste: soyons sérieux, ce n'est pas ces frappes de l'OTAN qui vont faire plonger la Syrie dans une situation plus noire encore.
Veut-on que Bachar-al-Assad et la colonie de sadiques qui l'entourent, qui ont l'ascendant sur le terrain grâce à ses tuteurs russes et iraniens continuent à employer des armes chimiques quand ça lui chante afin de "punir" les habitants des dernières poches de résistance à sa dictature? Appellera t-on Paix sa victoire qui le fera triompher sur des cimetières et des villes détruites qui couvrent toute la Syrie?
Soyons lucides: aucun avenir de paix ne peut être fondé sur le triomphe d'un pouvoir criminel et fasciste appuyé sur des armées étrangères, et qui a humilié, martyrisé, chassé de chez lui, la majeure partie de son peuple.
Seul un départ de Bachar-al-Assad, un commencement de reconnaissance des crimes et de justice, peut faire revenir un semblant de paix en Syrie, et le retour des millions des réfugiés, fusse sous l'égide de ceux qui lui ont permis de s'acheminer vers la victoire militaire, russes et iraniens.
Les forces rebelles et les chefs de guerre islamistes de la rébellion, l'ASL, de Al-Qaida, du Front al Nosra, et a fortiori de Daesch, les pires de tous, ont aussi commis des crimes contre les populations, mais il n'y aurait peut-être pas eu une telle islamisation de la résistance à Bachar-al-Assad, qui était au départ en grande partie pacifique, laïque, progressiste, multiculturelle, si les occidentaux n'avaient pas abandonnés les populations syriennes révoltées à la brutalité de la répression qui ne laissait aucun échappatoire, notamment aux déserteurs refusant de massacrer leurs compatriotes.
Ceux qui à l'époque n'envisageaient même pas la possibilité d'une intervention internationale pour former des couloirs aériens et empêcher les avions et hélicoptères de Bachar-al-Assad de massacrer des populations de zones révoltées mais largement désarmées doivent tout de même aux conséquences qui cette fois-ci sont avérées: ce sont l'Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie qui ont armé les rebelles, en orientant la résistance vers l'islamisme politique, et les massacres ont pu continué avec une violence inouïe rappelant la sauvagerie de la guerre du Liban.
Parler de pacifisme, de refus de toute intervention militaire, de paix à tout prix quand la guerre est déjà là peut être une manière de faire son Ponce Pilate qui s'en lave les mains.
Les interrogations que nous pouvons avoir par rapport à l'intervention militaire d'il y a deux jours concernent moins sa légitimité (il n'y avait aucun cadre pour faire en sorte qu'elle se déroule sous la houlette multilatérale de l'ONU, tout le monde entre et bombarde en Syrie, et depuis bien longtemps...) que ses buts, son utilité et son efficacité.
S'agit-il seulement de messages politiciens envoyés aux opinions nationales? "Voyez, on fait quelque chose à la énième attaque chimique du régime de Bachar-al-Assad (il y a sans doute eu aussi des attaques des forces islamistes rebelles, mais moins nombreuses), comme on l'avait annoncé: on n'est pas impuissants". Ou d'un message envoyé aux russes et à Bachar-al-Assad: "il faudra compter avec nous pour l'avenir de la Syrie, vous ne pourrez pas régler les choses à votre seule convenance... " En tout cas, par rapport à des forces en présence qui ont fait la preuve de leur cynisme et de leur absence totale de scrupule, et je n'exclue pas les Américains, les Russes et les Européens, qui ont lâché les Kurdes vainqueurs de Daesch à Afrin, pas sûr que ces messages appuyés sur une réaction assez inoffensive et faible qui ne changera rien au rapport de force existant (mais est-ce encore possible?) soient vraiment efficaces.
C'est plus sur ce critère des vrais buts et de l'efficacité de ces frappes militaires à mon avis qu'on peut critiquer cette intervention extérieure des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne que sur le principe, au nom d'un anti-impérialisme ou d'un anti-américanisme de réflexe que l'on aura mis précédemment en sourdine quand il s'agissait d'aller frapper Daesch et armer les forces qui combattaient Daesch sur le terrain.
Ismaël Dupont, le 15 avril 2018
Un avertissement pour le pouvoir syrien
Les frappes menées contre les installations syriennes vont réduire la capacité du régime Assad à mener d’autres attaques chimiques contre les dernières poches qui lui résistent, en particulier la grande province d’Idlib. Elles pourraient conduire à une reprise des négociations en vue d’une solution politique.
Après les frappes américaines, françaises et britanniques, les premières images de la télévision syrienne sont étonnantes : elles montrent Bachar al-Assad traversant en diagonale et en silence l’immense salle de l’un de ses palais. Même si ce n’était évidemment pas leur but, elles révèlent à leur façon l’isolement du dictateur, qui ne doit sa survie qu’au soutien de Moscou, du régime iranien, du Hezbollah libanais et de quelques groupes chiites affidés.
Sans doute le cours de la guerre en Syrie ne va-t-il pas en être changé – avec la prise de la totalité de la Ghouta, Bachar al-Assad et, surtout, ses alliés l’ont gagnée militairement. Mais les frappes constituent néanmoins une étape importante en ce sens qu’elles vont réduire la capacité du régime à mener d’autres attaques chimiques contre les dernières poches qui lui résistent, en particulier la grande province d’Idlib.
Une grave attaque chimique avait d’ailleurs déjà eu lieu, le 4 avril 2017, contre Khan Cheikhoun, une localité de cette province, qui avait fait 84 morts, provoqué la fuite de tous ses habitants et déclenché, pour la première fois, une riposte américaine – 59 missiles de croisière Tomahawk avaient été alors tirés contre la base d’Al-Chaayrate, d’où avaient décollé les avions syriens.
Le message politique principal de l’opération occidentale survenue dans la nuit du 13 au 14 avril est donc d’abord de dissuader le régime syrien – il s’adresse aussi à d’autres pays susceptibles d’y avoir recours – d’employer à nouveau l’arme chimique. « Sur la question de l’arme chimique, il y a une ligne rouge qu'il ne faut pas franchir et si d’aventure elle était refranchie, il y aurait une autre intervention », a bien pris soin de préciser Jean-Yves Le Drian, le ministre français des affaires étrangères. Il a même ajouté : « Mais je pense que la leçon sera comprise. » Donald Trump et James Mattis, son secrétaire d’État à la défense, ont de leur côté précisé dans leurs discours respectifs que Bachar al-Assad n’avait pas compris le message lors des précédentes frappes, et qu’il y en aurait encore d’autres s’il utilisait à nouveau les armes chimiques. Si Mattis a admis qu’il était impossible d’être sûr que ces nouvelles frappes allaient être en mesure de le dissuader, il demeure que la punition semble plus dure que celle de l’an dernier.
Dès lors, les frappes ont été clairement limitées à cet aspect. Deux centres de stockage à Homs, la « capitale militaire » du régime, un autre de production et de recherches, à Damas, dans le quartier de Barzeh (nord-est de la ville), ont ainsi été pris pour cibles. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), « plusieurs bases militaires », dont semble-t-il deux aéroports, et des locaux de la Garde républicaine, la garde prétorienne du régime, la seule en capacité d’utiliser des armes de destruction massive, ont également été visés dans la capitale syrienne et ses environs. En revanche, aucun centre de commandement de l’armée n’a été attaqué. Il s’agit donc d’une attaque a minima.
Même si seules les principales attaques ont été véritablement documentées, l’arme chimique a été constamment utilisée par le régime baasiste depuis le début de la guerre civile, à l’été 2011. Les experts estiment que celle-ci a été employée à environ 80 reprises – à noter, un cas d’utilisation de gaz ypérite imputé à l’État islamique. Selon un rapport d’évaluation émanant du Quai d’Orsay, Damas utilise l’arme chimique à la fois « pour punir les populations civiles présentes dans les zones tenues par des combattants opposés au régime » et pour « provoquer sur elles un effet de terreur et de panique incitant à la reddition ». « Alors que la guerre n’est pas terminée pour le régime, il s’agit, par des frappes indiscriminées, de démontrer que toute résistance est inutile et de préparer la réduction des dernières poches », ajoute le rapport diplomatique.
Jusqu’aux frappes occidentales de la nuit contre le régime, les attaques chimiques étaient donc attendues contre la province d’Idlib, la dernière enclave rebelle importante que l’armée syrienne n’a pas encore reconquise et sans laquelle le régime syrien ne peut complètement crier victoire. D’où la nécessité d’une vaste offensive pour atteindre cet objectif. Or, celui-ci est autrement plus difficile que celui de la Ghouta orientale. D’une part, la province d’Idlib compte une population de près de trois millions de personnes – contre moins de 400 000 dans la Ghouta. D’autre part, sa frontière avec la Turquie permet l’acheminement régulier d’armes, de munitions et de volontaires au profit des rebelles, dont certains des groupes comptent parmi les plus radicalisés. Ankara s’est d’ailleurs félicité de l’attaque américano-franco-britannique qui, selon le ministère turc des affaires étrangères, « exprime la conscience de l’humanité tout entière face à l’attaque de Douma que tout porte à attribuer au régime » syrien.
Enfin, l’insurrection dans la province d’Idlib s’est encore renforcée ces derniers mois avec l’arrivée des combattants évacués ces dernières semaines de la Ghouta orientale, dans le cadre d’accords de reddition négociés. Près de 20 000 hommes aguerris, appartenant à Ahrar al-Cham, Faïlaq al-Rahmane et Jaïch al-Islam ont ainsi pu sortir de l’enclave dans le cadre de ces arrangements. Sans l’arme chimique, comment l’armée syrienne, très affaiblie – elle serait réduite à un tiers de ses effectifs par rapport à 2011 – et épuisée par sept années de guerre, pourra-t-elle repartir à l’assaut d’Idlib ?
L’offensive contre la Ghouta orientale a été à ce sujet éloquente. La localité de Douma, pourtant aux portes de Damas, n’a pu être reconquise qu’avec l’appoint de combattants russes et sans doute iraniens. Dès lors, si l’offensive contre Idlib n’est pas à la portée des forces loyalistes, l’attaque occidentale relance l’hypothèse d’une solution politique au conflit syrien. À une condition : est-ce que leurs frappes vont amener les Occidentaux, en particulier les États-Unis qui donnent pour le moment des indications contraires, à s’engager davantage en Syrie pour faire émerger une solution politique ? Sans cet engagement, elles n’auront qu’un effet limité sur la suite du conflit.
Pour le politologue et chercheur Ziad Majed, trois possibilités se dégagent : « Soit les Russes cherchent à se venger, en bombardant plus intensivement les zones rebelles pour montrer leur défiance, mais je doute fort qu’ils puissent lancer une grande offensive. Soit il y a une fermeté occidentale mettant fin à toute ambiguïté vis-à-vis du régime Assad et au rejet de toute normalisation avec lui, ce qui pourrait amener dans ce cas de nouvelles négociations à travers les processus de Genève ou d’Astana, sans grandes escalades sur le terrain ». Soit, enfin, conclut-il, « l’administration américaine ira plus loin et tentera, à travers des contacts, à causer des contradictions entre Russes et Iraniens en proposant aux premiers des arrangements et des solutions à condition qu’ils expulsent les Iraniens de Syrie – les Russes pourraient être tentés par cette solution à long terme mais, évidemment, les Iraniens ne sont prêts pas se laisser faire ». Là, sont les véritables enjeux au lendemain du bombardement.