Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 juin 2019 3 05 /06 /juin /2019 05:43
Face au creusement du fossé entre riches et pauvres. Réduire les inégalités, un combat à mener en commun
Mercredi, 5 Juin, 2019

De passage en France pour la présentation de son livre Inégalités, ce que chacun doit savoir (Seuil), James K. Galbraith a répondu à l’invitation de l’Humanité pour un débat, sur le vif, avec la sociologue Monique Pinçon-Charlot, spécialiste de la bourgeoisie française, et l’économiste Frédéric Boccara. 

Conseiller de Barack Obama, de Bernie Sanders et de Yanis Varoufakis, James K. Galbraith passe pour un économiste iconoclaste. Chroniqueur au  Texas Observer, aNew York Times, au Washington Post et au Boston Globe, il fait partie des voix dites « hétérodoxes » qui, comme celles de Joseph E. Stiglitz ou Paul Krugman outre-Atlantique, font valoir d’autres idées que celles platement déroulées aux pieds des soi-disant « premiers de cordée » par « les figures dominantes contemporaines de l’économie », « sorte de politburo de la pensée économiquement correcte », comme il l’écrit sept années avant le déclenchement de la crise financière de 2008.

Fils du grand économiste de la société industrielle John Kenneth Galbraith, qui fut en son temps conseiller de Franklin Delano Roosevelt, John Fitzgerald Kennedy et de Lyndon B. Johnson, James K. Galbraith entend défaire, arguments à l’appui, « l’emprise magique des conservateurs sur les esprits de la gauche ». Une tâche plus nécessaire que jamais. Après un salut à la rédaction du journal fondé par Jean Jaurès, c’est à un échange à la fois respectueux et concentré que se sont livrés nos invités.

En question, l’accroissement des inégalités, dont le bruit de fond se fait entendre partout dans un monde dominé par les politiques néolibérales et mis en danger par la cupidité aveugle des classes dominantes. Une question aux enjeux majeurs, comme le montrent James Galbraith, Monique Pinçon-Charlot et Frédéric Boccara dans les pages qui suivent. Une question qui appelle également une réponse collective face aux périls inédits qui pèsent sur notre époque.

Chaque année, un certain nombre d’organisations indépendantes produisent des rapports sur l’évolution des inégalités. À quelles conclusions principales aboutit l’enquête scientifique à l’échelle globale et sur le temps long ?

James K. Galbraith : Dans mon livre Inégalité. Ce que chacun doit savoir, je me suis donné l’objectif de trouver une réponse, scientifique, juste et assez précise à la question portant sur l’origine des inégalités. Pour cela, il fallait faire un effort qui a duré presque vingt ans pour avoir, à l’échelle mondiale, des chiffres et des mesures sur lesquelles fonder quelque confiance. Avec mon équipe, nous avons fait des enquêtes sur plus de 150 pays et sur une période de cinquante ans, et nous avons trouvé deux choses convergentes. D’abord, qu’il y a des tendances en commun dans l’économie mondiale. Ces tendances correspondent au changement de la politique financière et monétaire, qu’on peut corréler à la hausse des inégalités dans la plupart des pays : la crise d’endettement du début des années 1980, la chute des régimes socialistes à la fin des années 1980 et au début des années 1990 et, ensuite, la crise asiatique des années 1995, 1996 et 1997. Après l’an 2000, on peut constater une pause et une stabilisation. Pas partout, mais dans un grand nombre de pays. C’est le deuxième point. À cause de la baisse des taux d’intérêt, l’amélioration des prix des exportations et le recul, en Amérique latine notamment, de la politique néolibérale. Au Brésil, par exemple, avec des gouvernements démocratiques qui ont essayé de lutter contre la pauvreté et de rétablir ou plutôt d’établir, peut-être pour la première fois, la démocratie sociale. Première conclusion donc : c’est une question de politique monétaire, financière et de l’endettement surtout. Je crois que mon livre est une contribution assez importante au débat parce que les économistes ont l’habitude de considérer cette question dans un cadre assez étroit. Par rapport aux statistiques, disons, strictement nationales d’une part ou, d’autre part, en considérant que c’est un phénomène secondaire par rapport au marché du travail par exemple.

Monique Pinçon-Charlot : Ce pouvoir de la grande finance n’aboutit pas seulement à aggraver les inégalités au niveau économique mais aussi sur le plan culturel. Le monde de la grande richesse, c’est le monde des collectionneurs d’art, avec, aujourd’hui, l’art contemporain, et aussi celui des grandes écoles. Dans nos recherches, Michel Pinçon et moi-même, nous reprenons les quatre formes de la richesse définies par Pierre Bourdieu : la richesse économique, culturelle, sociale et symbolique. La financiarisation du capitalisme, avec ce qu’on appelle le néolibéralisme, est ce moment où, précisément, à cause de la politique monétaire que James décrit à l’échelle internationale, la finance prend le pouvoir sur tous les secteurs de l’activité économique, sociale et politique. Les médias et les instituts de sondage sont ainsi aujourd’hui la propriété de milliardaires. Cette financiarisation de l’économie est à l’origine de l’aggravation de toutes les formes d’inégalités à l’échelle de la planète. Nos recherches montrent à quel point l’oligarchie est organisée. Malgré une concurrence interne liée aux traditions nationales, il y a une coordination de ses intérêts de classe sous la forme de groupes informels et internationaux comme Bilderberg ou la Trilatérale. Le capital social des dominants est donc national et international. La quatrième forme de richesse, celle symbolique, que décrit Bourdieu dans sa théorie de la domination, fait l’objet d’inégalités particulièrement cruelles au moment où les plus riches s’approprient toutes les richesses et tous les pouvoirs, se déclarent les premiers de cordée, les créateurs de richesse ou les modernes, tandis que les travailleurs sont traités de coûts, de charges, quand ce n’est pas de fainéants et de ringards. Je veux insister sur le fait que les inégalités forment système et que ce système d’inégalités est en cohérence avec la constitution de l’oligarchie comme classe sociale au sens marxiste du terme, c’est-à-dire, en soi, avec des modes de vie et de richesses exceptionnels et, pour soi, avec une mobilisation déterminée dans la défense de ses intérêts.

Frédéric Boccara : Les constats de Monique et de James sont riches et documentés. Je soulignerai pour ma part trois aspects des inégalités. D’abord, il y a les inégalités de revenus. Dans ces inégalités de revenus, il faut distinguer, d’un côté, les inégalités entre salaires, sur lesquels un certain nombre d’économistes et de commentateurs insistent pour opposer les salariés entre eux – y compris des gens à gauche comme Thomas Piketty, qui triche sur ses courbes pour opposer les salariés bien payés aux autres – et, d’un autre côté, il y a les inégalités considérées sur l’ensemble des revenus comprenant les revenus du capital, bien plus élevées. Les prélèvements du capital sont considérables. C’est ce que nous appelons le coût du capital, indicateur de sa domination. Deuxièmement, il y a les inégalités de patrimoine, qui sont toujours beaucoup plus importantes que les inégalités de revenus. Ensuite, il y a les inégalités pour ainsi dire réelles, comme les inégalités sociales face à la mort par exemple. Il y a plus de six ans d’écart entre l’espérance de vie des ouvriers et celle des catégories plus aisées. Mais aussi les artisans, qui sont dans le monde du travail et qui travaillent beaucoup, ont une espérance de vie qui n’est pas si bonne. Pour les chômeurs et les précaires, c’est pire. On ne connaît pas l’espérance de vie des très riches qui ne vivent pas de leur travail. Les inégalités réelles, ce sont aussi les inégalités de disponibilité du temps. Mais, troisièmement, il y a les inégalités de pouvoir liées aux monopoles sur les moyens financiers.

Pouvez-vous illustrer ce point ?

Frédéric Boccara : Aujourd’hui, d’après l’Insee, à peine deux cents très grandes multinationales installées en France, françaises ou étrangères, occupent directement un tiers des salariés des entreprises, sans parler des sous-traitants. Elles contrôlent plus de la moitié des profits, hors profits financiers. Ce sont des chiffres très importants. Ils montrent comment se polarise le champ des inégalités, qui sont des inégalités de pouvoir et de création de richesse. Ils renvoient, comme je l’ai dit, au monopole sur les moyens et sur leur utilisation. Ce monopole s’est concentré énormément. Par exemple, le fonds américain BlackRock gère 6 000 milliards de dollars, soit trois fois le PIB français. C’est gigantesque ! Et les banques, c’est bien plus encore. C’est de l’argent qui appartient à toutes sortes de personnes, des riches ou des moins riches, mais qui, monopolisé par ces institutions, fait levier et donne un pouvoir considérable à quelques entreprises, banques et centres de décision. Il est monopolisé au service d’une « culture du profit ». La question qui se pose, c’est de se saisir de ces leviers par l’action publique, pas seulement pour compenser les inégalités mais pour les réduire effectivement, au service d’une autre culture : développement des capacités de chacune et chacun, et développement de la société, de ses « bonnes » richesses. Avec la radicalité des révolutions informationnelle et écologique, combattre les inégalités de pouvoir, de savoirs, de formation, de revenus, de temps disponible devient décisif, y compris pour une autre production et pour l’efficacité économique elle-même. Il faut donc articuler répartition et production. Distribution des parts du gâteau avec sa taille à accroître et sa composition à assainir.

Le mouvement des gilets jaunes a mis en exergue la question de la justice fiscale à travers, notamment, la critique de la suppression de l’ISF. La montée des inégalités peut-elle être mise en relation avec l’« échappée fiscale » des classes possédantes favorisée par les politiques néolibérales ?

Monique Pinçon-Charlot : L’expression  d’«échappée fiscale » me paraît bien douce par rapport à la réalité. Il s’agit d’une fraude fiscale qui s’intègre dans une guerre de classe que mènent les plus riches contre les peuples. En cela, nous ne faisons que manifester notre accord avec le milliardaire américain Warren Buffett qui déclarait en 2005 que cette guerre de classe est menée par les riches et qu’ils sont même en train de la gagner. Le fondement de la fraude fiscale est le refus assumé de la part des ultrariches de contribuer aux solidarités nationales. Nous sommes nombreux en France, je pense particulièrement à Alain et Éric Bocquet, aux États-Unis et ailleurs, à combattre la fraude fiscale et à la documenter. Mais, paradoxalement, la fraude fiscale ne fait que s’aggraver ! On est passé en deux ou trois ans de 80 milliards à 100 milliards d’euros qui manquent chaque année dans les caisses de Bercy. Tout se passe comme si la critique sociale permettait au système capitaliste et à l’oligarchie d’affiner toujours plus la fraude fiscale et les secrets de son opacité. Dès son arrivée à l’Élysée, Emmanuel Macron a introduit le « droit à l’erreur » pour remplacer la politique de contrôle fiscal par une politique d’accompagnement qui sera évidemment favorable aux plus riches contribuables, en toute complicité avec certains hauts fonctionnaires de Bercy. Frédéric a insisté avec justesse sur l’interconnexion des inégalités, de la richesse et du pouvoir. L’État n’est en effet pas du tout une forme réifiée, indépendante des rapports de forces et de classes, qui défendrait généreusement l’intérêt général. L’État est aujourd’hui pillé par des oligarques prédateurs. Rien ne doit échapper à la gourmandise des donateurs qui ont placé Emmanuel Macron à l’Élysée. Les privatisations et les cadeaux fiscaux sont une des modalités de ce pillage. Les revenus du capital sont désormais imposés, de manière forfaitaire, à 12,8 %, c’est-à-dire en dessous de la première tranche d’imposition, de fait, des salariés, qui est à 14 %, mais qui grimpe de manière progressive jusqu’à 45 % !

Cette prédation du néolibéralisme appuyée sur le pouvoir politique n’est-elle pas à mettre en relation avec ce que James Galbraith a appelé l’« État prédateur », il y a plus de dix ans ?

James K. Galbraith : Dans mon livre l’État prédateur, en effet, je proposais de montrer qu’une grande partie de la politique néolibérale est une espèce de politique prédatrice de l’État-providence. C’est-à-dire que, étant donné qu’au XXe siècle on a établi des institutions pour les protections sociales et pour le bien commun au cours de l’évolution de nos politiques, ces institutions sont devenues des cibles et des sources d’enrichissement. La diminution des protections sur la Sécurité sociale ouvre un champ pour les assureurs privés par exemple. C’est un aspect très clair de ce genre de choses et même, dans certains cas, on a peut-être un élargissement de certains aspects des services publics, mais de manière à enrichir un petit nombre. C’est le cas pour les entreprises pharmaceutiques et pharmacologiques aux États-Unis, qui ont beaucoup profité du nouveau système d’assurance pour les médicaments. Mais je voudrais aussi souligner un deuxième point qu’a évoqué Frédéric. Ce qu’on trouve à travers notre enquête, c’est qu’il y a une relation assez étroite entre le degré d’égalité ou d’inégalité quand on fait une comparaison entre pays et la performativité de leurs statistiques macroéconomiques, c’est-à-dire que, en général, les économies qui ont maintenu un degré élevé d’égalité, c’est-à-dire surtout en Europe du Nord, ont l’expérience d’un taux de croissance de productivité plus élevé que les autres. Pourquoi ? Parce que cet environnement favorise les entreprises progressistes et défavorise les entreprises qui seront, d’un point de vue technologique, plus réactionnaires et plus régressives. Ceux qui jouent sur la main-d’œuvre bon marché ne sont pas favorisés par une politique où il y a une compression des salaires. Deuxièmement, il y a une réduction des taux de chômage. Dans ces pays-là, c’est très clair. L’inégalité et le chômage, ce sont deux aspects de la même chose. C’est aussi très évident en ce qui concerne les questions de migration. Quand les inégalités sont très grandes, vous avez la migration vers les villes, vous avez la migration vers les pays et les régions les plus riches. C’est motivé par la différence. Pour bien gérer l’économie nationale, l’économie continentale et l’économie mondiale, il faut réduire cet accroissement des inégalités. Autrement, ce que Monique a décrit sur la question de la culture de la société deviendra très difficile à tenir avec une façon de vivre ensemble sans violence.

Réduire l’accroissement des inégalités est-il possible sans une large base de l’économie qui soit socialisée ?

James K. Galbraith : Je suis plutôt favorable aux grandes entreprises et je crois qu’elles sont inévitables dans l’organisation de la production dans la société, mais il faut, effectivement, avoir des contrôles, des équilibres de pouvoir, avec des organisations qui puissent imposer les valeurs sociales, que ce soient les protections des conditions de travail, les salaires des travailleurs, les conditions environnementales et la direction du développement, et pas seulement des entreprises privées qui décident selon leurs seules préférences. Cela, effectivement, suppose une base qui soit socialisée avec un secteur public et des secteurs où ne domine pas la recherche du profit avec des institutions décentralisées : des assurances pour la retraite, des assurances santé, des assurances contre le chômage, des services publics des biens de consommation qui sont en commun.

Comment, pratiquement, faire avancer la lutte contre les inégalités ? N’est-elle pas une affaire collective ?

Frédéric Boccara : La question de l’unité du salariat dans sa diversité, depuis les plus précaires et les ouvriers jusqu’aux ingénieurs et aux cadres, mais aussi les enseignants, les chercheurs, les infirmières, les médecins, autrement dit la question de l’unité des forces sociales, est fondamentale. Les bases objectives de cette unité, nous devons les faire percevoir. Les inégalités mettent en lumière ces bases, dans leurs deux dimensions de richesse et de pouvoir, comme le montrent les travaux de Monique et Michel. La question environnementale pose aussi cela de manière brûlante. La société entière crève et souffre de la domination de la rentabilité et du pouvoir du capital. Cela s’exprime dans les inégalités. La réduction des inégalités doit être un but pour une civilisation humaine de partage des biens communs de toute l’humanité. Pas l’égalité au sens du nivellement. Le grand enjeu, c’est une sorte d’alliance entre toutes les forces et les acteurs du développement réel et de la création face au grand capital financier égoïste et cosmopolite. Mais cela veut dire aussi qu’il faut d’autres buts et d’autres critères qu’on puisse imposer à partir de l’existant. L’équation qu’on a devant nous est une alternative à la fois radicale et réaliste. Radicale, car il faut une autre logique. Réaliste, parce qu’elle part de la situation que nous vivons. La poursuite de la rentabilité à tout prix dans les entreprises n’est pas compatible avec une autre production écologique. L’écologie, ce n’est pas seulement dans la consommation, c’est une tout autre production. L’imposition d’autres critères, notamment à partir de l’utilisation de l’argent, doit se faire aussi bien dans les entreprises que dans les banques et les institutions publiques.

À partir de quand l’oligarchie libérale a-t-elle amorcé sa contre-révolution, disons, anti-égalitaire ?

Frédéric Boccara : On pourrait revenir sur 1979 et la théorie quantitative de la monnaie imposée en parallèle avec la « théorie » du ruissellement. L’idée c’était : « Peu importe où l’on met l’argent, il faut seulement maîtriser sa quantité pour éviter l’inflation. » Cela, c’est la théorie néolibérale. Nous, nous disons : si on utilise l’argent pour développer les gens ou pour polluer, ce n’est pas la même chose ! Si on utilise l’argent pour développer les gens ou pour accumuler du capital financier, ce n’est pas la même chose ! C’est une question politique majeure et qui s’articule à celle des institutions nouvelles à créer, dont parle James. Cette question d’une nouvelle démocratie, que pousse, par exemple, le mouvement des gilets jaunes, est très importante. On pourrait très bien avoir des conférences régionales citoyennes, dans chaque région, où l’on poserait les questions suivantes : combien d’argent existe ? Non pas seulement public mais celui des entreprises et des banques. Qu’est-ce que cela a donné ? Quelles atteintes à l’environnement ? Quelle création d’emplois ? On se donnerait des objectifs ensemble. Je ne suis pas pour faire table rase du passé mais pour faire advenir le meilleur dans l’actuel. C’est une lutte terrible qui est en cours. Pour des alliances efficaces, nous avons besoin de débattre et expérimenter cette idée de prendre le pouvoir dans les institutions et d’en créer de nouvelles, pour imposer une autre logique aux banques et aux entreprises, jusqu’aux multinationales organisant l’évitement fiscal, social, voire productif généralisé.

James K. Galbraith : Il y a effectivement une liaison très étroite entre les inégalités et la soutenabilité de l’écologie. C’est une question fondamentale de survie qui se pose au monde, parce que c’est seulement à travers une société plus égalitaire qu’on peut avoir un niveau de vie, une capacité, une qualité de vie pour la population générale qui soit acceptable dans les limites écologiques qui sont posées. À travers les services publics, à travers les assurances sociales et à travers les biens de consommation qui sont partagés et qui n’ont pas cet aspect de gaspillage, cet aspect d’émulation, cet aspect décrit avec génie par Thorstein Veblen de consommation ostentatoire. À travers des institutions qui nous enseignent à vivre ensemble d’une façon agréable et acceptable. Avec du travail pour tous. Avec une contribution faite par tous. C’est comme cela que les choses vont avancer. Autrement, on est sur la voie, vraiment, de la destruction. Les deux sujets, la question économique et la question écologique, ont été traitée séparément dans la plupart des discussions. Il faut admettre que, si on accepte les inégalités, on accepte aussi cette voie de détérioration de la situation écologique et, cela, il n’est pas possible de l’accepter.

Monique Pinçon-Charlot : Je rebondis pour faire ma petite conclusion à partir de ce que vient de dire James. La question écologique avec le dérèglement climatique, en s’interconnectant avec toutes les autres formes d’inégalité, va soit nous faire basculer dans l’enfer, soit, au contraire, nous permettre de construire le paradis. Nous sommes en effet à un moment de bascule dans l’histoire de l’humanité tout à fait inédit puisque c’est la première fois que la planète est menacée dans sa survie à cause d’êtres humains capitalistes, qui, dans leur soif de pouvoir et d’argent, ont provoqué ce dérèglement. Je suis d’accord avec vous deux pour essayer de continuer à travailler de l’intérieur pour améliorer tout ce qui est améliorable, mais j’insiste sur le fait que nos pensées critiques peuvent paradoxalement aider les capitalistes à aggraver l’opacité de l’oppression.

Je voudrais aussi déplorer les concurrences internes au marché de la contestation sociale, avec ses divisions et parfois ses ego disproportionnés. Or, nos recherches ont au contraire mis en évidence la solidarité, malgré des niveaux de richesse tout à fait hétérogènes, de l’oligarchie. Bien entendu, cette classe a l’argent et les pouvoirs et, n’étant pas nombreuse, la solidarité est beaucoup plus facile pour elle. Mais, à l’heure où la survie de la planète est en jeu, nous devons mettre toutes nos forces pour arriver à surmonter nos divisions politiques, bien dérisoires face à ce qui va advenir, et construire une union populaire et solidaire dans le respect des sensibilités des uns et des autres. Ce serait le plus beau des cadeaux empoisonnés que nous pourrions faire à nos oppresseurs !

Table ronde réalisée par Jérôme Skalski et Marc de Miramon
Face au creusement du fossé entre riches et pauvres. Réduire les inégalités, un combat à mener en commun - entretien de l'Humanité entre James K. Galbraith, Monique Pinçon-Charlot, Fréderic Boccara (L'Humanité, mercredi 5 juin 2019)
Partager cet article
Repost0
3 juin 2019 1 03 /06 /juin /2019 18:24
Youpi! Le panneau d'indication urbain donnant le nom de la place de la gare- place Rol Tanguy, est revenu après 2 ans d'absence où il n'y avait plus moyen de savoir que le nom de la place de la gare était Rol-Tanguy. Mieux vaut tard que jamais!

Youpi! Le panneau d'indication urbain donnant le nom de la place de la gare- place Rol Tanguy, est revenu après 2 ans d'absence où il n'y avait plus moyen de savoir que le nom de la place de la gare était Rol-Tanguy. Mieux vaut tard que jamais!

Le mercredi 12 juin, 16h, place Rol-Tanguy, parvis de la gare de Morlaix, à l'occasion des 111 ans de la naissance du colonel Rol-Tanguy, héros de la résistance et des brigades internationales, militant ouvrier, communiste et cégétiste, célébrons ce héros finistérien et morlaisien, et avec lui, les valeurs plus que jamais battues en brèche mais actuelles, de la Résistance.

Le mercredi 12 juin, 16h, place Rol-Tanguy, parvis de la gare de Morlaix, à l'occasion des 111 ans de la naissance du colonel Rol-Tanguy, héros de la résistance et des brigades internationales, militant ouvrier, communiste et cégétiste, célébrons ce héros finistérien et morlaisien, et avec lui, les valeurs plus que jamais battues en brèche mais actuelles, de la Résistance.

Mercredi 12 juin, 16h: place Rol-Tanguy, devant la gare de Morlaix, le Parti communiste appelle à rendre hommage à Henri Rol-Tanguy, à l'occasion de l'anniversaire de sa naissance à Morlaix en 1908, et à célébrer les valeurs de la Résistance
Rol-Tanguy à la fête de la Bretagne du PCF dans le Sud Finistère, avec Alain Signor, Paul Le Gall, Pierre Le Rose, dirigeants communistes départementaux dans l'après-guerre,et des résistantes bigoudènes (archives Pierre Le Rose)

Rol-Tanguy à la fête de la Bretagne du PCF dans le Sud Finistère, avec Alain Signor, Paul Le Gall, Pierre Le Rose, dirigeants communistes départementaux dans l'après-guerre,et des résistantes bigoudènes (archives Pierre Le Rose)

Mercredi 12 juin, 16h: place Rol-Tanguy, devant la gare de Morlaix, le Parti communiste appelle à rendre hommage à Henri Rol-Tanguy, à l'occasion de l'anniversaire de sa naissance à Morlaix en 1908, et à célébrer les valeurs de la Résistance

 

Place Rol-Tanguy, gare de Morlaix, mercredi 12 juin, à 16h, hommage commémoratif pour l'anniversaire des 111 ans de sa naissance au colonel Rol-Tanguy, militant ouvrier, héros de la Résistance et des Brigades Internationales.  

Le 12 juin 1908, Henri Rol-Tanguy naissait en gare de Morlaix d'un accouchement précipité. Ses parents habitaient Brest et son père travaillait dans la marine. Il est décédé à Paris le 8 septembre 2002 après une vie d'engagement bien remplie.

111 ans plus tard, alors que l'extrême-droite est redevenue une menace véritable pour les valeurs humaines et démocratiques en France et en Europe, au moment où le président Macron, après d'autres présidents au service du monde de la finance, détruit méthodiquement l'héritage de la République sociale issue des combats de la Résistance, l'héritage social et démocratique du Conseil national de la Résistance, le Parti Communiste Français - la section du pays de Morlaix et la Fédération du Finistère - appellent à rendre hommage à ce héros de la Résistance et des Brigades Internationales que fut Henri Rol-Tanguy, et à travers lui, aux idéaux de la Résistance, si actuels et plus que jamais nécessaire aujourd'hui, dans cette époque de basculement extrêmement troublée et dangereuse.

Tous les citoyens, élus, associations, militants syndicaux et des droits de l'homme, anciens combattants, amis de la Résistance qui veulent rendre hommage à Rol-Tanguy et se reconnaissent dans ces valeurs qu'il a défendu par ses combats aux premières loges de l'Histoire à participer à l'hommage rendu à Henri Rol-Tanguy le 12 avril 2019 à 16h.

Cet hommage à Rol-Tanguy le jour de l'anniversaire de sa naissance est d'autant plus nécessaire que, malgré la rénovation de la Gare de Morlaix, qui a pourtant coûté des millions d'euros, la petite plaque d'hommage datant de l'inauguration de la place, est aujourd'hui très dégradée et dans un triste état, cantonnée dans un endroit éloigné et peu reluisant, alors même que  nous avons alerté sur ce problème et demandé à ce qu'une installation mémorielle digne de ce nom, avec pourquoi pas le financement d'une œuvre d'artiste dédiée à Rol-Tanguy et à la mémoire de la Résistance, puisse accompagner l'arrivée de la nouvelle esplanade de la gare.     

***

Henri Rol-Tanguy  fut un des dirigeants de la Résistance qui a organisé la Libération de Paris. Paris libéré par l'insurrection de son peuple.  Après quatre ans sous le joug allemand. L'action armée des résistants unis au sein du F.F.I. conjuguée avec le soulèvement de la population parachevée par les blindés  de Leclerc a chassé l'occupant et conduit à la signature de l'acte de la capitulation auquel participe Rol-Tanguy. "Nous avons donné le coup de grâce à l'ennemi, mais Paris était déjà aux mains des Parisiens"   (Eisenhower, commandant en chef des forces alliées en Europe). Le premier détachement Leclerc et celui du Capitaine Dronne étaient composés de républicains espagnols. Juste retour des choses... Comme des milliers d'autres militants français, Henri Tanguy, alors syndicaliste CGT de la métallurgie, ouvrier chez Citroën, et communiste, s' est engagé dans les Brigades Internationales pour défendre la république espagnole contre Franco qui était appuyé par les nazis et les fascistes italiens. Son courage, son combat pour un monde de Liberté, d'Egalité, de Fraternité sont des exemples pour notre époque et il importe que les générations présentes, jusque-là épargnées par les tempêtes de l'histoire, n'oublient pas ce que le rétablissement de la démocratie et la lutte contre le fascisme doivent au dévouement de ces hommes pétris d'idéal et d'altruisme qui ont su dire non à la fatalité de la régression et de la barbarie. Henri Rol Tanguy a su aussi s'engager dans les batailles de l'après-guerre: la reconstruction et l'application du programme de transformation sociale et économique bâti par le CNR. Henry Rol-Tanguy fut longtemps président de l'Association Nationale des Anciens Combattants de la Résistance et il eut l'occasion de revenir de nombreuses fois à Morlaix à ce titre. La femme de Rol-Tanguy, Cécile, résistante elle aussi, est encore vivante, et à 100 ans, continue à porter les valeurs de la résistance et du devoir de mémoire.

Rol-Tanguy: pourquoi t'ont-ils abandonné? 

Rol-Tanguy: un Brestois né à Morlaix dirige l'insurrection de Paris: le 19 août, prise de la Préfecture de Paris par Rol-Tanguy et les policiers résistants

Cécile Rol-Tanguy fête ses 100 ans ce 10 avril! Hommage à cette communiste résistante, passeuse de mémoire, femme d'Henri Rol-Tanguy!

Libération de Paris: Cécile Rol-Tanguy : "Je représente les résistantes qui ont été oubliées" (France 24)

17 août 1944: le commandant FFI du grand Paris, Rol-Tanguy, parle aux Parisiens...

Les élus de gauche de Morlaix demandent que la ville dédie une oeuvre d'hommage à Rol-Tanguy, héros de la Résistance et de la guerre d'Espagne, sur la future esplanade de la Gare

Mercredi 12 juin, 16h: place Rol-Tanguy, devant la gare de Morlaix, le Parti communiste appelle à rendre hommage à Henri Rol-Tanguy, à l'occasion de l'anniversaire de sa naissance à Morlaix en 1908, et à célébrer les valeurs de la Résistance
Mercredi 12 juin, 16h: place Rol-Tanguy, devant la gare de Morlaix, le Parti communiste appelle à rendre hommage à Henri Rol-Tanguy, à l'occasion de l'anniversaire de sa naissance à Morlaix en 1908, et à célébrer les valeurs de la Résistance
Mercredi 12 juin, 16h: place Rol-Tanguy, devant la gare de Morlaix, le Parti communiste appelle à rendre hommage à Henri Rol-Tanguy, à l'occasion de l'anniversaire de sa naissance à Morlaix en 1908, et à célébrer les valeurs de la Résistance
Partager cet article
Repost0
3 juin 2019 1 03 /06 /juin /2019 18:11
Anna Marly

Anna Marly

Aux origines russes du Chant des Partisans - la musicienne Anna Marly - Anna Bétoulinsky
La compositrice de la musique du "Chant des partisans", la chanteuse guitariste  Anna Iourievna Smirnova née Betoulinskaïa, Anna Marly de son pseudonyme, est née le 30 octobre 1917 à Petrograd, à quelques jours de la prise du Palais d’Hiver par les Bolchéviques. Son père a été fusillé pendant la révolution russe.
Toute jeune, elle quitte la Russie pour la France,  “avec sa mère, sa sœur et sa gouvernante” en 1920.
... En 1941, elle a rejoint Londres et les Forces Françaises Libres  où elle a composé la chanson avec des paroles en russe.
 
Un jour, ayant lu le récit de la bataille de Smolensk, en Russie (un demi-million de morts soviétiques, mais qui marque l’échec de l’opération allemande “Barbarossa”, l’armée rouge n’ayant pas été anéantie aux frontières de l’URSS comme prévu dans le plan initial), son âme russe se réveille, et un mot à l’esprit “partisans”.
Anna Marly raconte : “bouleversée, je prends ma guitare, je joue une mélodie rythmée et sortent tout droit de mon cœur ces vers en Russe” : “Nous irons là-bas où le corbeau ne vole pas et la bête ne peut se frayer un passage. aucune force ni personne ne nous fera reculer...”
Elle a appelé cette chanson “La marche des partisans” et l’a interprétée en Russe.
 
En l’entendant Joseph Kessel aurait dit  “Voilà ce qu’il nous faut”, et il l’a écrite dans une version française avec son neveu Maurice Druon.
 
 
Anna Marly « Une émigrée russe à l’origine du Chant des partisans »
Mardi, 13 Juillet, 2010 - L'Humanité

Anna Bétoulinsky, de son nom de scène Anna Marly, est l’un des trois auteurs 
du Chant des partisans. 
Le parcours de cette femme, artiste, russe d’origine devenue selon ses dires 
« française par formation», à l’instar de la création du Chant des partisans, interroge de manière surprenante ce que nous nommons l’identité 
de la France.

L ’histoire d’Anna Marly s’écrit d’abord dans la langue maternelle, dans la filiation avec sa patrie d’origine.

Smolensk, le nom d’une des grandes villes de Russie est à l’origine du Chant des partisans. En Grande-Bretagne, un soir de 1942, en tournée aux armées, les nouvelles d’une levée de partisans dans la région de Smolensk parviennent à Anna Marly.

Pour Anna Marly, seule, ce nom, en ce lieu, à cette date, pouvait lever une espérance : pouvoir de la culture, force de l’imaginaire, magie de la langue maternelle. L’évocation de Smolensk fait resurgir chez la descendante de l’hetman Mattieu Platoff (1) la campagne de Russie, l’année 1812, le général Koutouzov et l’appel à la mère patrie auquel répondent des armées de paysans partisans. Préludes au coup de grâce porté à l’armée napoléonienne. Réminiscence de cette histoire familiale et nationale, le crayon court sur la feuille inscrivant, en russe, un hymne aux partisans de la mère patrie. Pour accompagner la mélopée dédiée à la patrie du cœur, les doigts martèlent la caisse et les cordes de la guitare dont elle ne se sépare jamais en tempo d’une marche puissante, victorieuse.

Devant un auditoire de marins anglais, malgré la barrière de la langue, le succès est immédiat. La BBC s’empare du chant et le popularise sous le titre Guerilla Song.

L’année suivante, au Park Lane, Liouba Krassine (fille du premier ambassadeur d’URSS en Grande-Bretagne) organise la rencontre décisive pour le futur chant national français avec Emmanuel d’Astier de La Vigerie et Henri Frenay. Anna entonne en russe la Marche des partisans. L’auditoire est conquis. Peu après, une autre rencontre a lieu au Petit Club français, à laquelle assistent Maurice Schumann, Germaine Sablon, Maurice Druon et Joseph Kessel, d’origine russe lui-même, qui s’enthousiasme en ces termes « voilà ce qu’il faut pour la France ». Peu après, chez Liouba, Joseph Kessel tend à Anna Marly un texte écrit avec son neveu Maurice Druon. Événement qu’Anna Marly conte ainsi : « Je n’osai pas avouer que j’avais mon propre texte dans la poche… J’étais légèrement vexée. Celui-là était beau, très beau même. Germaine Sablon l’entonna à son tour. Quelqu’un prononça le Chant des partisans. De l’original russe, il ne restait que les corbeaux et la musique. » Et, j’ajouterai, l’élément essentiel du titre Partisans. Ainsi, au printemps 1943, de l’adoption et de l’adaptation française de la Marche des partisans (russes) naît le Chant des partisans (français).

Les fruits de ce métissage culturel sont plus étonnants encore. Jusqu’à la création du Chant des partisans et de la Complainte du partisan (autre composition d’Anna Marly pour laquelle Emmanuel d’Astier écrit un poème (2) deux mots dans notre langue désignent le Français libre en lutte contre l’oppression et l’envahisseur : patriote, en référence aux volontaires de 1792 et franc-tireur, immortalisé en 1870 par l’adresse de Victor Hugo à ces groupes de civils en arme dressés sur les arrières des troupes prussiennes.

En revanche, le mot partisan est inscrit dans la langue russe depuis les guerres napoléoniennes en passant par la grande révolution jusqu’à l’expression du surgissement patriotique face à l’envahisseur nazi.

Aussi, force est de constater que c’est à Anna Marly, une émigrée russe blanc ayant choisi la France et la France libre mais vibrant de toute son âme pour la mère patrie agressée par le nazisme, à sa Marche des partisans (russes) que nous devons l’entrée dans l’histoire culturelle française contemporaine du mot partisan. Remarquons qu’à la même période (été 1942) dans la France occupée, la même synthèse de références culturelles différentes (franc-tireur d’une part et partisan d’autre part) est effectuée par les résistants des groupes armés de grands mouvements de la Résistance.

Mais l’histoire d’Anna Marly, en premier lieu sa place à Londres, aux côtés de la France libre, s’écrit, elle, en français : la langue de sa patrie d’élection, celle de sa citoyenneté. « Chacun de mes actes est lié par une sorte d’osmose à l’histoire. » Par ces simples mots, Anna Marly ramasse en une formule les choix successifs familiaux et personnels qui, de Saint-Pétersbourg où elle naît, la conduisent à quitter Paris le 13 juin 1940 – à nouveau l’exil ! – pour rejoindre Londres en mars 1941 et là, « à faire de son talent une arme pour la France », comme dira d’elle le général de Gaulle.

Elle s’emploie utilement auprès des forces alliées et de la France Libre tout en continuant de composer et de chanter : marche pour « les Volontaires françaises » ; la chanson des V ; Plaine ma plaine, l’un des chants de l’Armée rouge qu’elle popularise ; etc.

Anna Marly, devenue alors une vedette, refuse les tournées internationales à gros cachets et diffère les projets de films. À la rencontre des combattants de toutes les nations coalisées, elle affûte son art en arme : la guitare en bandoulière, en une multitude de langues… en russe parfois, en français toujours.

Maintenant comme le troubadour… à la grâce de celui qui m’écoute

Je marche au bras de l’avenir

Chaque jour qui s’achève n’est plus qu’un mauvais rêve

Il faut lutter, il faut bâtir

Je marche au bras de l’avenir. (3)

À Londres, troubadour de la Résistance française, Anna Marly a achevé la construction de sa France : un combat pour la liberté. À la fin de la guerre, après un bref retour, elle quitte définitivement le pays nommé France. À nouveau l’exil ! L’art sera désormais sa seule patrie à la rencontre de l’humanité entière.

Encore et toujours le Chant des partisans

Chantez compagnons dans la nuit la liberté nous écoute.

 

(1) Commandant des troupes cosaques 
sous les ordres de Koutouzov, de Borodino jusqu’à Paris.

(2) Léonard Cohen puis Joan Baez, 
quelques décennies plus tard, en pleine guerre du Vietnam, redonnent une nouvelle actualité au chant.

(3) Anna Marly, Troubadour de la Résistance, 
Éditions Tallandier, Paris, 2000.

 

Guy Krivopissko

LE CHANT DES PARTISANS

Ami, entends-tu
Le vol noir des corbeaux
Sur nos plaines?
Ami, entends-tu
Les cris sourds du pays
Qu'on enchaîne?
Ohé! partisans,
Ouvriers et paysans,
C'est l'alarme!
Ce soir l'ennemi
Connaîtra le prix du sang
Et des larmes!

Montez de la mine,
Descendez des collines,
Camarades!
Sortez de la paille
Les fusils, la mitraille,
Les grenades...
Ohé! les tueurs,
A la balle et au couteau,
Tuez vite!
Ohé! saboteur,
Attention à ton fardeau:
Dynamite!

C'est nous qui brisons
Les barreaux des prisons
Pour nos frères,
La haine à nos trousses
Et la faim qui nous pousse,
La misère...
Il y a des pays
Ou les gens au creux de lits
Font des rêves;
Ici, nous, vois-tu,
Nous on marche et nous on tue,
Nous on crève.

Ici chacun sait
Ce qu'il veut, ce qu'il fait
Quand il passe...
Ami, si tu tombes
Un ami sort de l'ombre
A ta place.
Demain du sang noir
Séchera au grand soleil
Sur les routes.
Sifflez, compagnons,
Dans la nuit la Liberté
Nous écoute...

Partager cet article
Repost0
3 juin 2019 1 03 /06 /juin /2019 18:06

 

37 associations et organisations du Finistère  dénoncent la politique migratoire du Préfet dans notre département.

 

 

Nous, soussignées, associations ayant vocation à accueillir dans la dignité les migrants arrivant dans le Finistère, à les soutenir au quotidien et à défendre leur accès aux droits, souhaitons vous alerter sur le fait que, depuis quelques mois, nous sommes saisies de situations humainement insupportables, d’une ignominie jamais égalée dans notre département

En effet, ces derniers temps, nous accompagnons trop de migrant.e.s munis de promesses d’embauche qui ne demandent qu’à être honorées et à qui la préfecture refuse systématiquement de délivrer une autorisation de travail. Nous rencontrons trop de personnes présentes depuis plus de 5 ans, les enfants scolarisés , ayant fait une demande de titre de séjour pour « Vie privée et familiale » qui reste pendant des mois sans réponse de la préfecture ou trop souvent refusée , laissant les personnes en errance administrative et donc matérielle. Nous avons suivi trop de personnes résidant dans notre pays, détentrices d’un titre de séjour depuis parfois 7 ou 8 ans, avec des enfants, titulaires d’un contrat de travail, souvent même d’un CDI, d’un bail de location dans le secteur privé, acquittant leurs impôts, mais personnes « étrangères » n’ayant eu aucun problème de droit commun qui se voient opposer du jour au lendemain un non renouvellement de leur titre de séjour sans raison sérieuse ni même compréhensible. Elles perdent alors leur travail, leur logement et tout moyen de subsistance, alors que les emplois existent dans l’agroalimentaire, la restauration, ou le bâtiment...

Dans toutes ces situations, ces personnes perdent tout droit social et économique. Les décisions préfectorales parfaitement arbitraires les jettent alors à la merci des trafiquants en les contraignant à côtoyer une économie parallèle de survie.

Concernant l’hébergement d’urgence, comment peut-on encore entendre parler d’un « budget grevé par le coût exorbitant de l’hébergement d’urgence des migrants », quand on constate que la DDCS demande à une famille de quitter un hôtel entrée de gamme du pays de Brest - malgré des places disponibles - pour un hôtel confortable au centre-ville de Morlaix, avec des nuitées trois fois plus chères sans compter les frais de transport en taxi. Leur accès aux soins et aux démarches administratives à Brest est rendu considérablement plus difficile. Ces situations se sont renouvelées trop souvent pour qu’on ne puisse pas voir dans ces mesures d’éloignement une sanction vis à vis de parents qui ont simplement fait valoir leurs droits à bénéficier d’un toit pour leur enfants en situation de vulnérabilité ?

Enfin, nous dénonçons avec la plus extrême fermeté la multiplication des situations de femmes enceintes, de très jeunes enfants, d’enfants souffrant de handicap, ou de personnes gravement malades, même parfois en fin de vie, à qui une demande d’hébergement a été prescrite par les services médicaux, qui sont laissées délibérément à la rue. Voilà ce qui nous autorise à parler d’ignominie dans la politique d’accueil des migrants dans notre département.

Face à ces situations qui auparavant trouvaient des solutions et n’en trouvent plus aujourd’hui, une formidable solidarité silencieuse s’organise dans le Finistère. Il vous appartient de connaître, madame, monsieur, tout le travail associatif fait par des milliers de nos concitoyens en termes d’accompagnement, d’orientation, de soutien, d’hébergement, d’éducation, … qui pallie les carences de l’État dans notre département.

Quel que soit le parti politique en responsabilité dans les années à venir, quelle que soit la politique migratoire qu’il entend mener, quelle que soit la politique de répression à l’encontre de ces acteurs de la solidarité, ce travail sera poursuivi et amplifié, autant que nécessaire, pour apporter une réponse humainement digne à des situations insupportables que nous ne laisserons pas perdurer dans nos villes et nos villages.

En attendant des jours meilleurs, nous nous demandons ce qui peut justifier une politique aussi inhumaine dans le Finistère. Une politique qui, nous semble-t-il, est bien plus sévère et inflexible à l’égard des migrants que la politique du gouvernement en la matière. Le préfet du Finistère est garant de la continuité de l’État dans le département.

 

Veuillez croire, Madame, en notre attachement profond aux valeurs de la République.

 

37 associations et organisations du Finistère

 

Ligue des droits de l’Homme Finistère, Digemer et ses 17 collectifs locaux, La Halte, MRAP, Collectes Solidarité Réfugiés Pays de Brest, Adjim, 100 pour un toit Saint Pol, Le Temps partagé, Solidarité Migrants Pays de Morlaix, Cent pour un toit Pays de Quimperlé, Zéro personne à la rue, Collectif Aidons les réfugiés Brest, Collectif humanité Plouguerneau, Accueil Solidarité Saint Urbain, Cent pour un toit Landerneau, 100 pour un Toit Cornouaille, Morlaix-libertés, Accueil des réfugiés dans le Cap, Utopia56, D'ici Demains, 100 pour 1 toit Le Relecq-Kerhuon, 100 pour 1 toit Brest Mêm'

 

ATTAC Brest, UEP, La Ligue de l’Enseignement, ATD Quart monde Brest et Landerneau, Libre pensée 29, Les utopistes en action, Planning familial, Paresse, Alternative pour l’UBO

 

Les unions syndicales départementales du Finistère CFDT, CGT, CNT, FSU, SUD/Solidaires et UNSA.

Partager cet article
Repost0
2 juin 2019 7 02 /06 /juin /2019 18:14
Le Livre de Nella, 22€, Skol Vreizh, 2019 - 301 pages

Le Livre de Nella, 22€, Skol Vreizh, 2019 - 301 pages

Photo Le Télégramme Morlaix

Photo Le Télégramme Morlaix

Le Télégramme Morlaix - Le 22 mai, les éditions Skol Vreizh et l’Ignacienne Bérénice Manac’h ont présenté le dernier ouvrage de cette dernière. Entre manuel d’histoire et roman, le livre raconte la vie d’une famille d’ouvriers d’origine italienne, écartelée entre plusieurs pays et plusieurs langues. Exils, départs, retours, le tout sur fonds de drames vécus par l’Europe tout au long du XXe siècle, on suit pas à pas le parcours de gens simples, on vibre avec eux et plus particulièrement pour Nella, la fille aînée, mère de l’auteur, déchirée entre deux amours et qui sera marquée par tous ces bouleversements.

Une histoire d'amour et un destin marqué par la cruauté du XXe siècle et l'URSS - Le livre de Nella, par Bérénice Manach (aux éditions Skol Vreizh)

" Ce livre n'est ni un manuel d'Histoire ni un roman. Il tient pourtant de l'un et de l'autre. Il raconte l'histoire d'une famille ouvrière d'origine italienne écartelée entre plusieurs pays et plusieurs langues. C'est une histoire d'exils, de départs, de retours, qui se mêle plus ou moins étroitement à bien des drames que l'Europe a vécus au cours du 20e siècle. Les gens simples ont rarement été là pour dire ce qu'ils ont vécu. Ce récite retrace la vie de ces témoins et leur donne la parole, de l'Italie fasciste à l'immigration clandestine en région parisienne, de l'expatriation à Moscou sous la terreur stalinienne au retour en France.."

Ce livre est aussi celui de Nella, qui a grandi en URSS, déchirée entre deux amours, Emilio, militant communiste italien victime des purges staliniennes, et Etienne Manach, le récit de sa vie, tout entière sous le signe des tourments de la mémoire, de la trahison commise et subie, du remords et du combat pour la vérité au sujet de la disparition d'Emilio en Sibérie.

Après avoir assisté a sa passionnante présentation à la presse mercredi dernier, 22 mai, dans les locaux des éditions Skol Vreizh à Morlaix, avec Paolig Combot, Jean-René Le Queau, Jean-Luc Cloarec, et l'écrivain bretonnant Goulc'han Kervella (qui présentait "Il n'y a guère d'amour heureux" la version française d'un roman breton à succès, l'histoire vraie d'une passion amoureuse entre deux jeunes hommes sur un tournage de cinéma a Molène au début du vingtième siècle), je lis avec passion le récit du destin incroyable de Nella, racontée par sa fille, Bérénice Manach, à qui l'on doit déjà la publication du magnifique journal intime de son père en deux tomes chez Skol Vreizh, Etienne Manach. 

Quelques livres recommandés pour Noël: la France Rouge, Vive les Soviets (Un siècle d'affiches communistes), le journal intime d'Etienne Manach

Étienne, fils de paysans ignaciens, collégien a Morlaix puis exilé a Paris, quartier Montparnasse, militant communiste ardent dans les années 30 et jusqu'au pacte germano-soviétique, plus ou moins agent communiste en Allemagne Nazie, en Espagne, puis passé à la France libre à Istanbul où il traite avec les soviétiques et fait venir Nella, l'amoureuse et la compagne d'un militant communiste italien victime des déportations et des assassinats de Staline, grandie elle-même en URSS où avait fui son père, ouvrier communiste du Frioul qui avait tué par légitime défense un dirigeant de loups noirs fascistes en 1921... Une histoire belle cruelle et tragique, avec l'amour et le courage en personnages principaux que je recommande a tous. Bérénice Manach s'est déplacée sur les lieux de déportation et d'execution du premier fiance de sa mère en Sibérie, elle a consulté les archives soviétiques et de l'état fasciste italien, et des centaines de lettres, journaux intimes de sa famille italienne pour construire ce récit soucieux de recoupement et d'éviter les travestissements de la mémoire. Elle sera bientôt l'invitée des mardis de l'éducation populaire du PCF Morlaix pour nous parler des vies d'engagement marquées par le communisme et brutalisées par l'histoire de Costante, Nella, Emilio, Étienne.

Ismaël Dupont

 

 

 

 

 

Une histoire d'amour et un destin marqué par la cruauté du XXe siècle et l'URSS - Le livre de Nella, par Bérénice Manach (aux éditions Skol Vreizh)

Article écrit en 2012 sur le premier tome du journal intime d'Etienne Manach:

Les éditions Skol Vreizh de Morlaix ont déniché il y a quatre ans une pépite inconnue et inépuisable, le « Journal intime » d'Etienne Manach, récupéré dans des circonstances rocambolesques par la fille de l'ambassadeur de France en Chine de 1969 à 1975, Bérénice Manach.

Depuis quelques mois, je confesse que ces écrits d'une grande force littéraire d'un fort caractère épris d'amour, de beauté et d'action politique rendent beaucoup de mes soirées passionnantes et me rapprochent des passions complexes d'une époque tourmentée et grosse d'une nouvelle nuée d'orage, pour paraphraser Jaurès, celle qui va du milieu des années 20 à l'avant-guerre. Comme le premier tome du Journal Intime d'Etienne Manac'h, peu remarqué par les journalistes de la presse nationale malgré son intérêt historique extraordinaire et ses qualités littéraires peu communes, ne s'est vendu qu'à un peu plus de sept cent exemplaires, et que le second tome, parcourant les années de guerre jusqu'en 1951, a connu une moins bonne fortune éditoriale encore, je me permets de vanter avec chaleur ces ouvrages magnifiquement mis en page à l'attention des lecteurs intéressés par l'histoire du XXème siècle, les milieux intellectuels parisiens de l'entre-deux guerres, les ressorts intimes de l'engagement communiste, et l'écriture de soi.

Un journal intime, c'est un moyen de saisir les espoirs, les conflits et l'état d'esprit d'une époque sur un mode subjectif. En l'occurence, il s'agit d'une époque héroïque,  partagée entre un optimisme historique  porté par les succès des mobilisations sociales et l'histoire en marche à l'est, inquiétude vis à vis de la montée du fascisme et du national-socialisme, un grand dégoût  vis à vis de la société bourgeoise et de ses valeurs conventionnelles discréditées par la grande guerre, une époque qui allait basculer dans la tragédie.

Ce journal intime, c'est aussi le moyen d'appréhender la construction d'une personnalité qui fait le clair en elle, n'est pas dupe de ses mensonges, de ses cruautés, de ses passions, de saisir ses évolutions et ses constantes au contact des évènements intimes et historiques. Ces derniers sont toujours à l'arrière-plan: c'est la passion amoureuse, la description du quotidien, des personnes et des lieux, particulièrement en voyage, et la discussion avec soi qui occupe le devant de la scène.

Ce Journal Intime ne s'apparente ni à des Confessions, écrites pour se justifier, ni à des Mémoires, écrites pour glorifier son rôle historique ou analyser une suite d'évènements et une époque d'un point de vue particulier, dans une volonté de témoignage. Etienne Manach n'écrit pas sur lui, me semble t-il, pour se faire connaître, se mettre en scène, s'exhiber, se pourfendre ou se réhabiliter  devant des lecteurs. L'écriture est tantôt "un exutoire authentique à ses émotions les plus intimes" (introduction de Bérénice Manac'h), une catharsis qui lui permet de se soulager à déchargeant ses inquiétudes, ses souffrances, sa nostalgie, tantôt un moyen de s'élever lui-même en prenant conscience de ce qu'il est et de ce qu'il pourrait et devrait être, tantôt un moyen de vivre deux fois et de manière peut-être plus approfondie encore dans les mots que dans la vie le plaisir de désirer et d'aimer, tantôt un moyen de faire le clair en lui-même, un point d'épape sur ses sentiments et sa vie.

C'est toujours l'individualité singulière qui est mise en avant, sans orgueil excessif (Etienne ne prétend pas à l'unicité comme Jean-Jacques Rousseau), et non l'expérience de soi et le développement de ses pensées personnelles au travers d'un dialogue solitaire comme moyen d'approcher une sagesse et une connaissance de soi valable pour tous les hommes, comme dans les Essais de Montaigne.  

Ce Journal Intime répond aussi à une vocation littéraire ressentie dès l'adolescence par ce fou de lecture, à un besoin de s'exprimer, et de le faire avec un souci du style et de la beauté de la langue qui ne trouve pas forcément à se traduire dans l'écriture d'oeuvres romanesques tant la vie d'Etienne Manach fut, par volonté ou contrainte des circonstances, dédiée à l'action et à l'amour.     

Bérénice Manac'h a accompli un travail de fourmi pour trouver des photos correspondant aux relations et aux évènements décrits par son père et pour documenter les notices biographiques de tous les connaissances auxquelles il fait référence au jour le jour dans son journal intime. On découvre au travers de ces notes, d 'abord les personnalités obscures mais rayonnantes qui ont accompagné ses premières années à Plouigneau, puis les intellectuels (Barbuse, Merleau-Ponty, Vernant, Maitron) et militants politiques anti-fascistes, communistes français, espagnols, italiens, russes qui ont été les camarades de combat d'Etienne Manac'h pendant une dizaine d'années avant qu'il ne quitte le Parti Communiste suite au pacte germano-soviétique.

A l'entame du premier tome publié de ce journal intime, un gros volume de plus de six cent pages qui se lit comme un roman même si la réalité, passée au filtre d'une sensibilité extrêmement riche et d'un talent de conteur et de portraitiste, y est souvent plus surprenante et fascinante que dans bien des fictions historiques, Bérénice Manac'h présente sans complaisance excessive son père dans une très belle introduction dont je voudrais citer quelques passages tant ces lignes éclairent sur le sujet du livre tout en laissant entier le mystère de la personnalité de ce grand écrivain romantique méconnu, qui ne cesse lui-même de chercher à s'élucider à mesure qu'il s'étonne de ce qu'il est, doué pour la joie folle, l'action enthousiaste et le plaisir, mais rattrapé sans cesse aussi par la mélancolie, le sentiment de l'échec, de l'inachevé, de l'insincérité.

 

« Ce livre, écrit Bérénice Manac'h, reproduit les premiers cahiers du journal d'un jeune Breton à travers l'époque de l'entre-deux guerres. Arraché à sa Bretagne natale en pleine adolescence, épris de littérature et rêvant lui-même d'être écrivain, passionné et révolté par les remous politiques de son temps, aimant éperdument les femmes, il décrit sa vie intérieure, ses émotions, ses désespoirs. De ses nombreux voyages à travers l'Europe, il ne rapporte pas une analyse politique, mais un portrait vivant: il n'est pas le chroniqueur de son époque et le lecteur sera déçu s'il cherche une relation précise des évènements de ce temps. Il s'agit véritablement d'un journal intime, où l'auteur se livre à l'analyse de ses sentiments. Orgueilleux mais sensible, souvent de mauvaise foi, parfois cruel sans comprendre lui-même les forces qui le poussent, il cherche à se justifier à ses propres yeux lorsqu'il se trouve odieux. Solitaire, il n'a que les pages de son journal pour épancher son désarroi et sa douleur, avouer ses faiblesses. Le souvenir de sa chère Bretagne vient souvent le consoler lorsqu'il ne sait plus vers quoi tourner son cœur trop plein.

Etienne Manac'h, mon père, est né le 3 février 1910 dans un foyer très modeste du Trégor finistérien, dans le bourg de Plouigneau. Il était le second enfant d'une famille qui en comptera cinq. Sa mère, Françoise Colleter, était « tricoteuse ». Née en 1884, elle ne savait pas écrire, contrairement à ses frères et sœurs plus jeunes. Le père, Jean François Marie Manac'h, comme le grand-père paternel, tous deux maçons, écrivaient assez bien le français. Mais la langue parlée en famille était naturellement le breton et c'est seulement à l'école que le petit Etienne apprendra le français. En 1916, Jean François Marie Manac'h meurt en Champagne, quatre mois avant que son jeune frère ne soit tué à son tour à Verdun ».

 

Cette mort absurde et cruelle du père tué loin de chez lui, alors que Etienne avait tout juste six ans, a été déterminante dans la révolte du jeune homme face à la société bourgeoise, au militarisme, qui le conduira à adhérer au mouvement communiste après en avoir été longtemps un compagnon de route alors qu'il était étudiant. Âgé de 16 ans, alors qu'il écrit les premières pages de son journal intime lors de vacances en forme de pèlerinage nostalgique et douloureux à Plouigneau, Etienne évoque ainsi de manière poignante en imaginant ses pensées à l'aune de connaissances acquises par la suite les derniers moments qu'il a passés avec son père et que l'oubli ne lui a pas ravis:

« Le dernier souvenir que j'aie, concernant mon père, se place en pleine Grande Guerre, au début de 1916, alors qu'il était en permission de vingt jours au village. Ce fut sa dernière permission... Je vois papa, lisant, auprès de la fenêtre, les nouvelles du front, avec de légers hochements de tête. Dehors, c'est le soleil pâle d'une froide journée de janvier, une journée rude, sèche et comme sonore dans sa calme lucidité.

Papa lit...Il est en costume demi-militaire, une veste de soldat, un pantalon de civil, un képi à la visière presque cassée, de pacifiques pantoufles, un menton noir de barbe. Papa lit... Il fait bon dans la salle; la cheminée flamboie; là-bas, au front, on se bat. Il doit faire mauvais, en ce moment, à la Haute-Chevauchée là-bas, en Argonne! Terrible tout de même: deux ans de mitraille, de boue, de tranchées, de bombe, de morts, et pas encore fini! Du moins, s'il n'y avait pas d' »embusqués »! Pourquoi reste t-il chez lui, aussi, ce notaire? Quelle ironie! Est-ce pour régler le testament de ceux qui tombent, là-bas, au froid, parmi les croix de bois? Terrible tout de même! Ce qu'il doit faire noir, sous les nuages de l'Argonne! … Tiens! Voilà la cloche du village qui sonne! C'est sans doute un baptême... Ah! les pauvres copains, ce qu'ils doivent mourir à cette heure! Ont-ils changé de tranchées? Oh! Ces embusqués...! Tout de même, ce qu'il fait bon ici parmi la tendresse des enfants et du village... Voilà la soupe qui chante dans la marmite! Comme ça sent bon!... Qu'est-ce qu'ils doivent manger, à c'te heure, là-bas, en Argonne, les pauvres copains! C'est terrible tout de même!

Soudain entrent dans la maison deux graves personnages, vêtus de noir. Le maire, le secrétaire de mairie! Pendant que mon père parlemente avec eux, j'opère une prudente retraite vers ma maire: c'est peut-être pour nous arrêter qu'on vient! Mais non! Papa vient vers nous en souriant, donne quelques graves explications à maman, auxquelles je ne comprends rien; puis il court dans la pièce contiguë, en revient cinq minutes après avec son resplendissant uniforme bleu horizon et sort enfin, encadré des deux mêmes personnages graves et noirs.

Pour moi, je m'empresse aussitôt de réclamer à maman des explications. « Ton père, me dit maman en m'embrassant, ton père va tenir le drapeau, pendant que l'on va décorer de la Légion d'honneur un soldat mutilé en face de la mairie ». Je bondis. « Viens donc, criai-je à mon frère Edouard, viens donc! Viens vite voir papa, le drapeau et la légion d'honneur! » Quelle joie! Nous partîmes tous deux en chantant, dans la rue du bourg, bras dessus, bras dessous .(…)

Une semaine plus tard, papa s'en alla de nouveau en Champagne. Nous allâmes tous le conduire jusqu'à mi-chemin de la gare, à travers le bois dans les feuilles jaunies, écrasées par terre en humus, exhalaient encore les senteurs fades et mouillées de l'automne dernier. Papa nous quitte en nous embrassant avec une insouciance affectée, mais, au fond du cœur, avec une angoisse mortelle. Nous montâmes sur un talus de coudriers assez proche de la voie ferrée et lorsque le train passa nous fîmes nos derniers adieux. « Je reviendrai bientôt! » nous cria-t-il.

...Il ne revint que trois ans plus tard, lorsque les trains remportèrent du Nord les convois de cercueils. Je vis quelques os, parmi lesquels trois tibias, et un peu de poussière puante. C'était tout ce qui restait de toute une vie, de tout un cœur vibrant d'amour et de courage et de toute une âme saintement passionnée de l'honneur ».

 

Ces « restes » du père, c'est la mère d'Etienne elle-même, son frère et ses enfants qui sont allés les chercher en Champagne à l'automne 1920, en passant par Paris, sa future résidence qu'Etienne découvrit ainsi en de sinistres circonstances. Etienne raconte à seize ans en une page de désolation hallucinée ce cheminement vers le lieu symbolisant toutes les douleurs de sa jeune vie:

« Nous prîmes le train à la gare de l'Est et nous arrivâmes à Châlons-sur-Marne à deux heures du matin où nous attendîmes quatre ou cinq heures un train de correspondance, dans une salle d'attente encombrée de soldats ivres. Puis nous continuâmes notre route et je me penchai à la portière, au vent froid du matin d'automne. Je revois encore en idée le paysage en ruines, morne, les murs à demi-écroulés, des maisons percées de trous, et, par endroits, dans la plaine désolée, de grands troupeaux de moutons. Ça et là, de petits cimetières blancs, avec des drapeaux tricolores et allemands, et des milliers de petites croix de bois.

A Somme-Suippe, nous descendîmes. Une seule maison restait encore debout, à proximité de la gare: c'était un restaurant, où nous entrâmes tout glacés, pour boire une tasse de café et demander le chemin de Croix. Plus d'une heure à pied par une large route à peu près déserte, défoncée, aux talus encombrés de fils et de poteaux de télégraphe. Par malheur, une averse nous surprit en chemin, une lourde pluie d'automne qui eut tôt fait de détremper le sol... Nous nous réfugiâmes, à la suite de mon oncle, dans une sape profonde qui menaçait ruine, et nous attendîmes là la fin de l'ondée, grelottants de froid... Nous attendîmes une demi-heure, une heure, puis, comme la pluie persistait à tomber, nous résolûmes d'avancer coûte que coûte: le ciel était sombre, orageux. La terre, argileuse, collait à nos pieds et rendait la marche extrêmement pénible. Autour de nous, de tous côtés, la plaine était inculte, sans arbres, sans buissons, creusée par endroits seulement par les obus; ça et là des vestiges de camps: des tranchées, des sapes, d'immenses réservoirs d'eau, cylindriques, un inextricable fouillis de fils de fers barbelés... C'était cela la guerre!

A Croix, ruisselants de pluie, nous trouvâmes, dès l'entrée du bourg, un refuge dans l'église, dont la toiture en partie effondrée laissait voir un coin de ciel noir. Une statue de la Vierge, décapitée, gisait dans une encoignure et cette retraite était toute pleine d'un silence froid et apaisant.

Le cimetière, où le maire du village nous conduisit aussitôt pendant une éclaircie, était un vaste fouillis de tombes, une forêt de grossières croix blanches. Rien n'est funèbre comme ce petit cimetière de campagne sous le vent claquant de l'automne: un sol boueux, blanchâtre, la sale craie de Champagne, molle et glissante; des ruisselets d'eau courant de toutes parts; pas le moindre gazon. Rien que quelques centaines de tertres où gisent dans la boue les os épars de quelques inconnus, avec une étiquette, une plaque de zinc avec un nom écrit en pointillé, patiemment autrefois, avec une pointe; au-dessus de ce champ lugubre, au sommet d'une perche, un vaste drapeau pendant, et les croix, dans le brouillard qui s'étend peu à peu laissant tomber des gouttes d'eau, comme des larmes... Et nous avons cherché la tombe, prenant chacun une file, nous penchant, pour lire sur chaque croix, le nom du soldat enseveli. Et nous l'avons trouvée enfin, dans un coin, cette tombe que nous étions venus chercher de si loin, un tertre de sable lavé, à demi-dispersé dans la pluie; un vieux bouquet de fleurs artificielles et fanées, mis dans une boîte près de la croix, et c'est tout. Mais qui donc a mis ce bouquet? Quel ami inconnu?

Et nous sommes tombés à genoux dans la boue, d'un seul mouvement, pour prier Dieu et pleurer... ».

 

De Dieu, il n'en sera bientôt plus question pour Etienne. Un vicaire de Plouigneau, M. Pape, avait pris Etienne en affection, lui qui lui paraissait déjà intelligent à huit ans et sensible aux livres comme aux choses spirituelles. Etienne dut à des causes triviales et à l'obstination de son instituteur laïque qui avait su, lui aussi, reconnaître les promesses de ce jeune esprit de n'avoir pas eu à quitter l'école publique de Plouigneau pour se former en tant que futur prêtre, carrière ouverte à bien des enfants pauvres forts en thème, au collège du Kreisker de Saint-Pol-de-Léon. « Après deux ans de... vaines contemplations, écrit-il jeune adulte au scepticisme et l'athéisme déjà bien enracinés, après deux ans de vie irréelle et intérieure, après avoir promené longtemps sous la nef et près de l'autel mon innocence d'enfant de chœur, marchant dans l'ombre du prêtre, vêtu de ma soutane bleue et de mon surplis blanc aux larges manches, après tout cela, je me sentis vaincu, lié, plongé pour jamais dans la molle apathie de l'adoration perpétuelle; j'étais mûr pour l'oubli du monde et du réel, et pour la poursuite toujours inassouvie de l'intangible au-delà. Le vicaire avait su réduire mon cœur malléable par le charme, la magique incantation du rêve, de la poésie, de la nature. Pourquoi ne suis-je pas aujourd'hui prêtre? M. Pape voulut me mener aux collèges des jésuites de Saint-Pol-de-Léon. L'instituteur s'y opposa et me fit passer l'examen des bourses pour le collège municipal de Morlaix. Ma mère mettait en tous mes protecteurs une confiance aveugle et tacite. Pour moi, j'étais trop jeune, trop insouciant, et j'avais coutume de me laisser mener. J'eusse certainement préféré faire mes études à Saint-Pol-de-Léon, mais, à cause des soucis matériels, le laïc l'emporta sur l'ecclésiastique ».

 

Grâce à la confirmation de ses dons scolaires, Etienne est repéré par son directeur d'école de Plouigneau M. Le Fur et commence l'Ecole primaire supérieure de Kernégues à Morlaix (le futur lycée Tristan Corbière) pour préparer l'Ecole Normale de Quimper. Il passe trois années d'internat au collège de Morlaix.

A l'été 1925, sa mère quitte définitivement Plouigneau pour rejoindre son fils aîné, le frère d'Etienne, déjà installé à Paris. La famille comme beaucoup de Bretons s'installe dans le quartier de la gare Montparnasse et Etienne sera scolarisé parmi les bourgeois dans l'établissement d'élite du lycée Buffon. C'est là qu'il fait sa première éducation politique, en méditant sur sa différence d'enfant du peuple au milieu des héritiers. Tenant son journal quasiment au jour le jour, il écrit à 18 ans: " Au lycée, je ne suis guère dans mon "milieu". Je suis seul, cuirassé dans une solitude amère, contre la raillerie, les cris, la continuelle expansion fétide des vices, le bourdonnement confus des craintes, des désirs et des passions morbides. Seul, à quoi bon lutter? Je sens la raison gronder impérieusement en moi, mais, par malheur, mes poings n'ont pas le droit d'obéir à ma raison. A quoi bon chercher à me venger? La vengeance me paraît lâche et m'est odieuse... Le mépris froid est plus beau." 

 Une semaine plus tard, ce sentiment d'humiliation se décline politiquement sous la forme d'une aspiration plus nette à l'égalité: "J'ai lu La Bruyère, voluptueusement allongé sur des coussins, plongé dans une douceur délicieuse à la lecture des fines remarques du moraliste. J'ai évoqué, à grands traits, la figure froide et sereine du penseur, qui a su glaner ses pensées au crépuscule d'un siècle merveilleux, qui a pénétré habilement les dessous de la société, qui a démasqué les financiers, "âmes pétries de boue et d'ordures", les "grands", insolents et vains, et qui a vu avec effroi, par-dessus les murs de paris, "répandus par la campagne, certains animaux farouches, noirs, livides et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible" et "qui sont des hommes". Depuis ce temps, la grande roue de l'égalité a continué à rouler, lentement, inexorablement; elle a roulé sur des gens, des choses, des traditions, des cultes, des superstitions; et, calme, la formidable meule avance toujours, incoercible, férocement muette, sans entendre les cris de désespoir ou de rage, écrasant toujours sur son passage les rêves, les vaines fictions, la fausseté et le mal, l'hydre hurlante aux cent bras". 

 

Orgueilleux de caractère, rêveur, mélancolique, tourmenté, secret, mystérieux et impérieux,  Etienne lit beaucoup, avec passion, découvre la musique avec les débuts de la TSF, s'initie au combat ouvrier communiste avec les pièces de théâtre militante d'Upton Sinclair. Son modèle en révolte contre l'iniquité, les faux-semblants et en intégrité morale est Rousseau, qu'il ne supporte pas de voir raillé par des professeurs persifleurs faisant de l'esprit à bon compte: "Aujourd'hui, M.Rolland m'a mis dans l'indignation. Il faisait le cours sur Rousseau et il n'a cessé de raillé Jean-Jacques d'un bout à l'autre: mes camarades ont naturellement ri avec une certaine suffisance et un mépris hantain du pauvre fils d'horloger. Moi, j'ai mis ma tête dans mes mains et, à la barbe de M. Rolland, j'ai lu "La Nouvelle Héloïse" pour ne pas l'écouter. Pour finir, il s'est demandé si Rousseau est le futur, s'il est l'homme de demain. Et pourquoi pas? Les élections législatives, qui font tant de bruit ces jours-ci, ont donné plus d'un million de voix aux communistes. Le géant marche" . (27 avril 1928).

Les sympathies communistes de Etienne sont nourries, en dehors de l'expérience intime et douloureuse du clivage de classes, par le souvenir de la boucherie de 14-18, de la mort absurde de son père, qui font de lui un anti-militariste convaincu: " Pour moi, je ne demande qu'à ne pas être soldat. L'uniforme me déplaît car il "faut" le porter, car il faut obéir, car il faut accomplir un geste qui vient d'un autre, un geste machinal, odieux. Oh! le beau mépris que je me promets d'avoir pour toutes ces entités belliqueuses, restes d'une "Iliade" en décomposition, monde pourri vivant sur un monde suant, sanglant de pauvres! Je porterai mon fusil sur l'épaule, intact à jamais de poudre malgré les ordres, vinssent-ils même d'un général! Moi tuer, dont le père a été tué! Ironie! Moi avoir de la haine pour ceux qui ont tué mon père! Non! C'est un combat! Pour avoir la paix, il faut que l'un cesse d'abord et je me sens assez plein d'humanité pôur être celui-là! " (1er mai 1928). 

 

A l'été 1928, comme chaque année pendant les grandes vacances, Etienne retrouve la Bretagne, son paradis perdu de Plouigneau où il aide au battage, dont il décrit magnifiquement les journées et retrouvailles familiales, et découvre l'amour charnel.

En 1929, il rentre en classe préparatoire à Louis-le-Grand, se fait arrêté pour la première fois pour participation à une manifestation internationaliste et pacifiste organisée par le Parti Communiste. Il professe l'anticolonialisme à ses camarades, se laisse éblouir par le poète martiniquais René Maran, précurseur de la négritude et de l'anticolonialisme: "Que tout se rebelle! Que l'Inde saute! Que l'Indochine se secoue! ... Les Algériens doivent être des citoyens français"? (21 décembre 1929).

Il voue un amour inquiet, douloureux et inquisiteur à une jeune parisienne d'origine bretonne, Jeanne, avec laquelle il lui est très difficile d'aller plus loin que les déclarations platoniques. "J'ai le coeur en sang, écrit-il le 30 novembre 1929. J'ai maintenant une haine atroce pour moi-même, si faible. Mes vingt ans morbides, rongés de fièvres et de veilles. Je voudrais aller, venir, m'anéantir dans d'immenses espaces, laisser vivre mes sens, et laisser s'apaiser le feu de ma cervelle. La vie de la ville me sera funeste. Je suis rompu. Car j'ai la solitude qui m'est fatale. Nous traduisons Sénèque: la solitude es mauvaise. Libidinem irritat. (...)". (30 novembre 1929). "Fou, triple fou que je suis! Cruel et malhonnête, maladif, le coeur plein d'amour et ne montrant que la méchanceté pour ceux que j'aime! Je m'étonne aujourd'hui de mes vices. D'ailleurs, c'est toujours mon corps qui me conduit, mon pauvre corps torturé, fatigué, plein de désirs qu'il se refuse à assouvir, impatient. Jeanne répondra t-elle?" (fin décembre 1929).   

En 1930, Etienne connaît enfin la joie dans la vie en s'eprenant d'une jolie communiste tchèque aux cheveux courts, indépendante et nullement farouche, Véra Prokopova, à qui il fait découvrir Paris. Pendant un peu moins de deux ans, il va vivre une passion tumultueuse et un peu dyssimétrique avec cette danseuse sensible qui est plus âgée que lui et a connu déjà plusieurs aventures. Elle finira par le quitter pour un amant tchèque alors qu'il est retenu par l'enseignement de la philosophie à Beauvais (avec pour collègue Merleau-Ponty).  Etienne se remettra très difficilement de son abandon par Véra, avec qui il continuera longtemps à entretenir une correspondance pleine de reproches et d'amour contrarié, et il se conduira avec ses différentes futures compagnes avec une cruauté semblable à celle qu'il a lui-même ressenti avec la "trahison" de Véra.

En 1933, Etienne visite pour la première fois l'URSS avec Jean Maitron et raconte par le menu son voyage. Il n'est pas très critique sur ce pays neuf qu'il aime immédiatement pour lui-même et ses habitants et où il voit le monde égalitaire et rationnel de demain en voie de construction mais sa curiosité et sa sociabilité lui font discutter avec les gens et, de fait, il est forcé de remarquer que l'opulence est loin de régner, et que la misère et la famine guettent l'Ukraine en particulier. La peur de la police politique domine aussi, Etienne ne peut qu'y prêter attention.

"Une jeune femme conduit ses deux enfants à l'église. Elle parle français. M. et moi sommes restés un peu à l'écart avec elle et nous avons parlé. Elle était plus heureuse avant la révolution, dit-elle. Elle est dactylographe et gagne 140 R. Son mari est ingénieur à 350 R. Et elle prétend vivre pauvrement. Quelle vie menait-elle donc avant la révolution? Sans doute, d'ancienne famille bourgeoise. Qu'elle sache le français est déjà un signe. En Ukraine, les choses vont mal: beaucoup de morts de misère l'an dernier. Il n'y a pas assez de pain pour les coopératives. Mais, nous dit-elle, cette année la récolte sera bonne et le pain sera à 45 Kc. Pendant que nous parlons, une amie qui l'accompagne s'impatiente, la tire par le bras. Visiblement, elle a peur de nous et fait des efforts pour entraîner son amie. Nous lui avons donné rendez-vous pour ce soir à 16h, rue (...). Elle n'est pas venue. Elle a eu peur du Parti et du GPU. C'est elle aussi qui nous a dit que la famille de la servante est en partie morte, de famine et de misère".  (Kiev en Ukraine, 24 août 1933). Le constat de la misère et de la répression n'ébranle pourtant pas la confiance de Etienne dans le bien-fondé des mesures d'embrigadement et de rééducation idéologique de la population: "Notes: 80000 enfants organisés dans les pionniers. Effort pour embrigader les petits mendiants, les loqueteux, les petits enfants nu-pieds qui vendent des cigarettes. Leur donner la joie, l'amour de l'organisation collective. Ici encore, parmi les enfants de la fête, beaucoup marchaient nu-pieds, mais la majorité est déjà entraînée dans une vie nouvelle qui leur permettra de se donner à leur mesure, de se développer progressivement selon leurs aptitudes".

On ne fait pas de révolution, de société nouvelle, avec des bons sentiments et des scrupules philanthropiques, mais avec des mesures énergiques...

 

Au retour de l'URSS, Etienne Manac'h s'arrête à Berlin en 1933 où il va retrouver Eva, une guide communiste allemande, avec qui il a mission d'envoyer des messages aux communistes disséminés dans la clandestinité pour transmettre des informations ( en particulier sur leurs camarades en camp de concentration) et des directives.    

 

Puis, au mois de septembre, avec Lucienne, sa nouvelle amante parisienne, toujours missionné probablement par l'Internationale, il gagne Barcelone en pleine ébullition politique, en proie à l'agitation anarchiste qui fait anticiper une révolution prochaine: la CNT exerce alors son influence sur un million de membres. Le couple sympathise très vite avec José Balaguer, un cadre, cultivé et bon vivant, du Parti Communiste de Maurin. Les pages sur le mois passé à Barcelone sont passionnantes historiquement - comme celles sur la découverte de l'Allemagne nazie- et magnifiques d'un point de vue littéraire. Aux vacances de Noël 1933-1934, Etienne Manac'h retourne en Allemagne nazie. Pour quoi faire? :

"1°) Faire parvenir à Berlin, aux membres d'une cellule du PC, des documents, huit rouleaux de photo-films; quelques centaines de petites pellicules, filmant des colonnes de journaux communistes allemands de l'immigration (Rundschau, etc.)

2°) Faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que la militante communiste Marie Zielke, parente du député au Riechstag, Koenen, sorte de la prison hitlérienne et, pour cela, voir de nombreuses personnes influentes.

3°) Faire tout ce qui est en mon pouvoir pour ramener de Berlin à Paris le fils de "Ulrich", secrétaire pour l'Europe centrale du Comité mondial contre le fascisme.

4°) Rapporter de l'argent pour Frieda Bohm et un artiste de cinéma, M. Otten, ami et collaborateur de Pabst...".  

 

Etienne passe le nouvel an à Berlin en compagnie d'une connaissance française et de son amie allemande, qu'il décrit admirablement avec un sens de la formule laconique et un cynisme certain, non dénué de misogynie: "C'est un pauvre amour. Peut-être aussi la rudesse de Jean, sa franchise un peu grosse lui déplaisent. Elle est fort surveillée par ses parents, une tante en particulier qui lit toutes ses lettres. Aucun abandon ne serait excusé de sa part si ce n'était celui qui accompagne le mariage. Le père, sorte d'ouvrier des postes, est hitlérien; Théa sympathise fort. Hitler est bon; il a donné du travail aux ouvriers, et il ne veut nullement la guerre; il a relevé l'Allemagne. Théa est maigrement payée: 50 M par mois, et Elli à peine 80. Voilà du bon gibier pour l'hitlérisme. Ces jeunes filles aiment la parade, le café chic, où l'on peut un jour, par chance, trouver un mari nanti d'une profession potable, les promenades en automobile, etc. Ces pauvres petites ouvrières ne sont faites, psychologiquement, que d'une tendance désespérée vers la bourgeoisie. Besoin de parvenir. Et comment? Par l'homme. Leur deuxième trait psychologique, c'est celui du crochet lancé au premier cœur bénévole. Tout le charme puéril de la blonde Théa en est obscurci".

En août 1934, Etienne retourne à Berlin, à nouveau missionné, puis gagne l'URSS pour son second voyage à l'occasion duquel il tombe amoureux d'une guide touristique de Leningrad, Alissa, et fréquente un couple de communistes italiens exilés, Nella et Emilio. Nella deviendra quelques années après sa femme à Istambul (il se marie avec elle en 1943) : c'est la mère de Bérénice Manac'h. Etienne rompt avec le Parti Communiste quelques années plus tard, au moment du Pacte Germano-Soviétique et de l'invasion de la Pologne, mais, toujours engagé et anti-fasciste convaincu, il travaille pendant la guerre au côté de la France Libre et du général de Gaulle dont il devient le délégué auprès de la Turquie et des pays balkaniques.

              

Partager cet article
Repost0
2 juin 2019 7 02 /06 /juin /2019 07:07
Décès du philosophe Michel Serres, une figure intellectuelle du gai savoir, de la curiosité universelle et de la transmission savoureuse

J'ai la chance de l'écouter et d'échanger avec lui à la librairie dialogues de Morlaix il y a neuf ans et de lire plusieurs de ses essais, dont le très beau "Biogée", que l'intellectuel venait présenter à Morlaix. Un grand esprit malicieux qui incarne le gai savoir et une certaine idée de la culture et des lettres à la française, avec une tête chercheuse et un humour dignes de Montaigne. Sa jeunesse d'esprit et sa passion intacte pour la vie et le monde nous manqueront.

Ismaël Dupont.

Décès du philosophe Michel Serres, une figure intellectuelle du gai savoir, de la curiosité universelle et de la transmission savoureuse
Michel Serres : "Mon expérience d’enseignant m’a montré la victoire des femmes"
Vendredi, 16 Novembre, 2012 - L'Humanité

Le philosophe Michel Serres, figure intellectuelle familière du grand public, est décédé samedi à l'âge de 88 ans. "Il est mort très paisiblement à 19h entouré de sa famille", a déclaré son éditrice Sophie Bancquart. Passionné notamment par l'écologie et l'éducation, l'académicien s'est intéressé à toutes les formes du savoir, anticipant les bouleversements liés aux nouvelles technologies de la communication. En 2012, il nous avait accordé un entretien que nous publions à nouveau.

Professeur à Stanford University (États-Unis), membre de l’Académie française, Michel Serres est un des rares philosophes contemporains à proposer une vision du monde qui associe les sciences et la culture. Auteur de nombreux essais philosophiques et d’histoire des sciences, dont le dernier, Petite Poucette (éditions le Pommier), vient de faire couler beaucoup d’encre…

Si l’on vous dit que beaucoup 
de personnes vous ont parfois confondu avec Lucien Sève, 
est-ce que cela vous vexe ?

Michel Serres. Non, mais je n’ai jamais été marxiste et je vais vous expliquer pourquoi. J’étais à l’École normale supérieure à l’époque d’Althusser. Je sortais moi-même d’une prépa sciences, et non pas lettres. Or, les marxistes, à cette époque-là, soutenaient en science des thèses impossibles. Une sorte de déterminisme absolu (basé sur la physique quantique), et du coup « le principe d’incertitude », soutenu par Werner Heisenberg (physicien), était hors la loi… Je me suis longtemps opposé à Althusser sur des questions scientifiques, pas politiques.

Pourquoi appelez-vous « Petite Poucette », cette génération née avec un téléphone 
mobile dans les mains ?

Michel Serres. C’est parce qu’elle est très habile avec ses pouces pour écrire des textos, et parce que c’est plutôt une fille entre un et trente-deux ans… Ce n’est pas la génération née « avec » le numérique, elle vit « dans » les nouvelles technologies. La population qui est extérieure à ce phénomène, comme moi, elle travaille « avec » ces techniques. Eux vivent « dans ». Il y a là une différence de vision qui, à mon avis, va changer la face du monde. Il peut naître une nouvelle démocratie. Les voies du virtuel sont ouvertes.

Pourquoi «Petite Poucette» au féminin ?

Michel Serres. J’enseigne depuis maintenant un demi-siècle et mon expérience d’enseignant m’a montré la victoire des femmes. Elles sont plus travailleuses. Elles ont plus à montrer, prouver, dans une société qui n’est pas pour elles. Du coup, elles travaillent mieux, sont plus appliquées. Voilà pourquoi, j’ai mis Poucet au féminin. Je suis féministe, du point de vue de la lutte des sexes. Elles prennent une place extraordinaire.

À rebours d’une idée reçue, selon laquelle 
les jeunes sont illettrés et qu’Internet 
nous tire vers le bas, vous expliquez que, 
au contraire, nous n’avons jamais autant vécu avec les mots, l’écrit, les messages publicitaires ou politiques et que le savoir est enfin 
à la portée de toutes les mains…

Michel Serres. La révolution numérique, qui date de trente ans environ, est la troisième révolution : il y a eu la première, avant Jésus-Christ, lorsque l’oralité est passée à l’écrit. Tout a changé à partir de là, en politique, comme en économie (on peut faire des chèques, par exemple), et la littérature est née (la poésie). Puis il y a l’imprimerie, à l’époque de Montaigne (avoir une tête bien faite plutôt que bien pleine). Nous sommes à la troisième où tout change. Les historiens, comme Karl Marx, donnent beaucoup d’importance aux révolutions techniques « dures »… Les techniques industrielles. Mais cette fois-ci, c’est autre chose, on peut parler de techniques « douces ». Mais elles ont réinventé beaucoup de choses.

Que répondez-vous à ceux qui accusent Internet de favoriser le nivellement par le bas (Marc Lévy = Gustave Flaubert) et la paranoïa, voire de favoriser la théorie du complot, 
par le biais de documents falsifiés, tronqués…

Michel Serres. Je réponds qu’à l’époque de Gutenberg, déjà, il y avait autant de porno que de bibles ! Et de mauvais textes. Cette mise à égalité, elle a déjà eu lieu. Dans les bibliothèques et les médiathèques, les livres sont placés par ordre alphabétique, pas par ordre d’importance. Il faut un professeur pour expliquer la différence entre Lévy et Flaubert. Et qui sont les imposteurs… Les mauvais faiseurs.

Il existe de nouveaux modes d’action, 
de lutte, d’engagement politique. Desquels vous sentez-vous le plus proche : les Indignés, les Anonymous, les «pirates», les faucheurs d’OGM, ou Greenpeace ? Autrement dit, pensez-vous toujours que les organisations politiques 
et syndicales sont un peu dépassées ?

Michel Serres. Je crois que oui, à moyen ou long terme. Je suis philosophe. Il y a deux sortes de philosophes : l’engagé, au sens sartrien, qui va jusqu’à prendre sa carte au Parti. Et qui milite en suivant les directives du Parti, qu’il se trompe ou pas… Et il y a le philosophe qui cherche à savoir qu’est-ce que c’est que le contemporain ? Mon engagement à moi est d’étudier le contemporain. En 1960, j’ai annoncé que la société de demain serait dirigée par Hermès et non pas par Prométhée. Et je me suis fait vider par Althusser à cause de ça… Je disais que la communication serait plus importante que la production.

La société du spectacle, évoquée 
par Guy Debord…

Michel Serres. Et qui avait raison ? J’étais sur ce front-là depuis longtemps, puisque j’étais épistémologue (l’étude des sciences – NDLR). Ça n’empêche pas d’utiliser l’intuition, n’est-ce pas…

Quelle est la devise de Petite Poucette ?

Michel Serres. Elle a appris le sens réel du mot « maintenant ». Main tenant… Tenant en main le monde. Son téléphone mobile en main, avec son pouce, elle a un ordinateur, donc accès aux médias, à des lieux, via GPS, et Internet, des chansons, des images, Wikipédia, Google, Facebook, Twitter, etc. Elle a quasiment accès à tous les lieux et tous les « hommes » du monde entier. Il existe un calcul : le « théorème du petit monde », qui pose la question suivante à quelqu’un pris au hasard, dans la rue : en combien d’appels peut-il joindre un autre quidam, à San Francisco, par exemple ? C’était en sept appels avant les grands connecteurs comme Facebook. Aujourd’hui, c’est en quatre appels… Petite Poucette lambda peut joindre n’importe qui dans le monde en quatre tentatives. C’est extraordinaire.

Beaucoup de petites filles, de l’âge de votre Petite Poucette, ont du mal à se concentrer 
au collège… N’est-ce pas à cause du téléphone mobile et d’Internet ?

Michel Serres. La déconcentration vient de la télévision. Les messages publicitaires ont été imposés exprès pour déconcentrer les gens, afin qu’ils consomment, achètent les produits présentés. Ces images passent vite. On a calculé qu’actuellement, lorsqu’on pose une question à quelqu’un à la télévision, la durée moyenne de réponse est de dix secondes. Par conséquent, les gens ne se souviennent pas de ce que j’ai dit à la télé.

À part votre fameux : «Je suis pauvre et je vous emmerde !», qui est passé en boucle au zapping. C’était sur le plateau de Ce soir ou jamais, animé par Frédéric Taddeï, sur France 3.

Michel Serres. Oui, ça, on l’a retenu ! (Il rigole – NDLR.) Mais la télé est faite pour supprimer l’attention et faire de l’argent. D’autre part, Petite Poucette – votre fille – peut faire trois choses en même temps. C’est une performance nouvelle mais elle peut le faire. C’est une intelligence supérieure. Ne confondons pas « faire trois choses en même temps » et « perte de concentration ». Quand on regarde la télé, on est en position « passager », avachi sur le canapé. Devant l’ordinateur, on est en position conducteur, assis et attentif. La première position est passive, l’autre active. Ne confondons pas les médias de papa (voire de pépé) et les nouvelles technologies : Petite Poucette est née « avec », n’oubliez pas. Observez un enfant d’un an devant un ordinateur ou un téléphone mobile…

Et le problème de l’addiction ? Facebook 
et Twitter sont addictifs, comme les SMS. On voit des adolescents, et des adultes, marcher dans la rue comme des automates, des zombies hypnotisés, ou des couples, des amis, 
qui textotent au lieu de se parler à table…

Michel Serres. Ça me rappelle ma grand-mère, qui me disait : « Michel ! Tu es toujours plongé dans tes livres… » J’étais drogué à mes livres. À chaque nouvelle révolution, il y a des nouveaux modes de comportement. On peut être addict à bien d’autres choses. C’est un vieux problème. Pas celui des nouvelles technologies.

Aux «réactionnaires» qui répètent 
«c’était mieux avant…», vous répondez : 150 millions de morts !

Michel Serres. Je les surnomme les vieux grognons. Il n’est pas prouvé que les révolutions du « printemps arabe » sont arrivées grâce aux nouvelles technologies mais elles ont eu une influence évidente. Ce sont les jeunes, les Petites Poucettes, qui ont donné l’impulsion en diffusant les images des violences et autres massacres, comme en Syrie actuellement. Ces nouvelles technologies ont été créées dans un monde qui n’était pas celui qu’il est devenu. Il y a donc un décalage. Petite Poucette est l’héroïne du monde contemporain.

Vous vous dites fils d’Hiroshima…

Michel Serres. Oui, car ma question, plus jeune, était : jusqu’où la science peut-elle aller ? Déontologiquement… Il fallait créer une éthique des sciences. C’est moi qui l’ai fondée. Aujourd’hui, il y a des comités d’éthique partout. Les meilleures innovations tiennent toujours compte du passé et de la tradition. Petite Poucette n’est que la résultante des deux premières révolutions citées plus haut.

Vous êtes pour le métissage et la multitude. Et vous dites que les jeunes ne sont pas apolitiques mais politisés différemment, à leur façon…

Michel Serres. Depuis trente ans, il y a un nouvel amphithéâtre mondial. Un amphi mélangé. N’oubliez pas que j’enseigne à la Sorbonne également. Sont arrivés à mes cours, non plus des Français seulement, mais des Allemands, des Américains et aussi des gens d’Europe de l’Est et de l’Afrique du Nord, etc. Tout à coup, mon amphi français est devenu multiculturel. Même chose à Stanford, aux États-Unis, avec un métissage plutôt du côté de l’Asie. J’ai assisté à des mélanges. C’est ce qui se passe sur Internet et dans le monde.

Comment voyez-vous le monde actuel ?

Michel Serres. Tel qu’il est… Fou et merveilleux. La vraie révolution, c’est le célèbre tableau de Michel-Ange sur la création du monde (le doigt de Dieu s’approchant de celui de l’homme – NDLR). Ce nouveau monde arrive par les doigts… de Petite Poucette, mais aussi par le codage – c’est d’ailleurs la couverture de mon livre.

On a l’impression que le monde moderne accélère de manière exponentielle, 
de plus en plus vite…

Michel Serres. Comme des marées, il y a des hauts et des bas. La marée des trentenaires pousse la génération d’avant : ils envahissent toutes les couches de la société, avec leur nouvelle manière d’appréhender le monde. Ils sont dans le marché du travail et les DRH ont du mal à les comprendre. Mais ce n’est pas une lutte de générations, c’est une rupture historique. Les nouvelles vagues qui vont arriver ont « main tenant en main le monde ». Qui pouvait dire ça autrefois ? Le richissime. L’empereur, l’homme de pouvoir. Or, maintenant, il y a 3 milliards 750 millions de Petites Poucettes qui sentent tenir en main ce monde.

N’oublions pas la grande partie de l’humanité qui n’a pas encore accès à l’eau…

Michel Serres. Bien sûr, mais les enfants de Calcutta apprennent à lire sur ordinateur ! La science, c’est ce que papa apprend à Petite Poucette. La technologie, c’est ce que Petite Poucette apprend à son papa.

Votre livre a eu un succès d’estime 
et fait grincer pas mal de dents…

Michel Serres. Oui, les vieux ronchons, comme je les appelle, sont inquiets. Ils ont peur parce qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Michel Serres. À une sorte de suite à Petite Poucette. Vous savez, les cordonniers font toujours des chaussures…

Le philosophe des sciences. Né le 1er septembre 1930 à Agen (Lot-et-Garonne), 
fils de marinier, Michel Serres entre à l’École navale 
de Brest en 1949, puis l’École normale de la rue d’Ulm en 1952, où il obtient l’agrégation de philosophie, 
en 1955. En 1968, il obtient un doctorat de lettres. 
Il fréquente le philosophe Michel Foucault, qui enseigne comme lui à Clermont-Ferrand, puis part enseigner 
aux États-Unis (Stanford), tout en enseignant 
à la Sorbonne. Il est l’auteur de nombreux essais philosophiques, dont Temps des crises (éditions 
du Pommier) et Musique (idem), largement salués 
par la presse. Ses chroniques sur France-Info sont très écoutées et il fait le bonheur des plateaux de télévision quand on l’invite pour ses talents de pédagogue
et de vulgarisateur de la philosophie.

  • En vidéo : "Je suis pauvre et je vous emmerde". Michel Serres à Ce soir ou jamais, sur France 3, le 3 avril 2012
Partager cet article
Repost0
2 juin 2019 7 02 /06 /juin /2019 07:01
Jean Genet 2006, Ernest Pignon Ernest

Jean Genet 2006, Ernest Pignon Ernest

Ernest Pignon-Ernest : « Mes interventions visent à faire ressurgir l'histoire d'un lieu »
Mercredi, 29 Mai, 2019

Depuis les années 1970, Ernest Pignon-Ernest court les rues du monde. Le plasticien y colle ses dessins grandeur nature de personnages, toujours en s’inscrivant dans une démarche historique ou sociale. Un numéro de « Passage des arts » lui est consacré. Rencontre.

On vous présente souvent comme le « père » du street art, cette action artistique qui s’exprime dans les rues et que vous avez débutée un peu avant les années 1970. Quelle définition, aujourd’hui, en donnez-vous ?

Dans un de ses derniers ouvrages, le philosophe Régis Debray a eu cette phrase : « Les gens du “street art” font de la rue une galerie, Ernest en fait une œuvre d’art. » J’en suis touché, mais, moi qui doute toujours, je suis aussi un peu insatisfait. Il y a là pour certains un effet de mode. On entend parfois parler de « la plus grande galerie du monde ». Alors que moi, j’aborde d’abord la rue d’un point de vue plastique, avec la couleur des murs, leur texture, et ce qui ne se voit pas ou plus, c’est-à-dire la mémoire des lieux. Il s’agit alors d’élaborer des images en faisant remonter à la surface des souvenirs enfouis, pour mieux comprendre le présent.

Vous affirmez une démarche différente du mouvement actuel ?

En vérité, je me sens peu de points en commun avec la plupart des gens du street art. J’ai l’impression que certains redécouvrent un peu l’eau chaude. Ce n’est pas parce qu’on met dans la rue quelque chose que ça devient intéressant. On y voit certaines propositions plastiques dont on a déjà fait le tour il y a cinquante ans… Mais il y a aussi des créateurs remarquables, je pense à des artistes comme C215, qui cite des penseurs du siècle des Lumières, ou Jef Aérosol, qui exprime de vraies vibrations. Il est également remarquable que cette possibilité d’expression dans la rue a conduit dans le domaine des arts plastiques des gens qui en étaient jusque-là exclus.

L’histoire, ancienne ou contemporaine, a toujours été votre fil conducteur…

Pendant le tournage de ce documentaire, je présentais à Bruxelles une exposition rétrospective retraçant par exemple ce que j’avais collé sur les murs à propos de la Commune. J’ai toujours réalisé des images en m’intégrant dans des groupes sociaux. Cet été, je vais monter au palais des Papes, à Avignon, le travail résultant de ma présence dans un foyer d’immigrés installé dans la ville. Ce sont des images réalisées à partir de leurs récits collectés au jour le jour.

Vous avez également beaucoup travaillé à l’étranger, notamment à Haïti, comme le montre le documentaire…

C’est la lecture de l’écrivain Lyonel Trouillot qui m’y a conduit, notamment « la Belle Amour humaine ». Alors je me suis intéressé à Jacques Stephen Alexis, un Noir d’Haïti qui a fait des études de médecine à Paris, où il publia quatre romans chez Gallimard. Quelques années après, il a rencontré Mao, Ho Chi Minh, Castro, Guevara et est entré dans la résistance contre le dictateur François Duvalier. Je me suis aussi intéressé à Charlemagne Péralte, qui a dirigé la lutte contre l’occupation américaine au début du XX e siècle. Au Chili, Pablo Neruda est incontournable, comme l’est pour moi Pasolini, dont la vie et la mort incarnent l’Italie du XX e siècle.

Coller des œuvres dans les rues, c’est aller à la rencontre de ceux qui ne franchissent pas la porte des musées ?

Pas seulement. C’est une des conséquences. Mais je n’envisage pas mes collages comme des affiches. Ce ne sont pas des travaux que je mettrais dans les galeries. La rue est un des éléments de ma palette. Sachant que toujours mes interventions viennent à réinscrire l’histoire humaine sur place. Les gens passent tous les jours dans une rue, même chargée d’histoire, mais pour eux, forcément, elle se banalise. Et d’un coup, l’apparition de l’image la fait découvrir à nouveau. En fait, cette redécouverte, cet appel à l’intelligence collective, c’est le rôle de la poésie et de l’art.

Parmi les influences que vous revendiquez, il y a Picasso, que vous avec croisé pour la première fois dans d’amusantes circonstances.

Je suis issu d’un milieu modeste, et la découverte d’une certaine culture, de certaines influences s’est faite hors des écoles. Au départ, dans la famille on était tous des sportifs. J’ai fait de la bicyclette, et j’ai un frère de plus de 80 ans qui anime toujours une salle d’entraînement. Moi à 12 ans, je dessinais le pont de mon village un peu à la manière des cartes postales. Et voilà que je tombe sur un numéro de « Paris Match » dans lequel je découvre une série de déclinaisons de portraits signés Picasso sur une fille qui s’appelait Sylvette. Je me souviens même de sa queue-de-cheval. Pour moi, Picasso écrase tout. J’ai longtemps eu le sentiment qu’après lui on ne peut plus peindre. Autre exemple, Le Caravage : comme Pasolini, il a traité des grands mythes vécus par les gens de la rue.

ERNEST PIGNON-ERNEST À TAILLE HUMAINE. DOCUMENTAIRE / FRANCE 5 / SAMEDI 1 ER JUIN / 22 h 25

Entretien réalisé par Gérald Rossi
Partager cet article
Repost0
2 juin 2019 7 02 /06 /juin /2019 06:06
COMMUNIST'ART: Mahmoud Darwich, le poète national palestinien, voix universelle de l'amour et de la nostalgie (1941-2008)
COMMUNIST'ART: Mahmoud Darwich, le poète national palestinien, voix universelle de l'amour et de la nostalgie (1941-2008)

« J'ai la nostalgie du pain de ma mère, du café de ma mère, Des caresses de ma mère… Et l'enfance grandit en moi… » : ainsi commence Oummi, fameuse ode à sa mère (1966).

 

« J'ai la nostalgie du pain de ma mère,

Du café de ma mère,

Des caresses de ma mère...

Et l'enfance grandit en moi,

Jour après jour,

Et je chéris ma vie, car

Si je mourais,

J'aurais honte des larmes de ma mère !

 

Fais de moi, si je rentre un jour,

Une ombrelle pour tes paupières.

Recouvre mes os de cette herbe

Baptisée sous tes talents innocents

Attache-moi

Avec une mèche de tes cheveux,

Un fil qui pend à l'ourlet de ta robe...

Et je serai, peut-être, un dieu,

Peut-être un dieu,

Si j'effleurais ton cœur !

 

Si je rentre, enfouis-moi,

Bûche, dans ton âtre.

Et suspends-moi,

Corde à linge, sur le toit de ta maison.

Je ne tiens pas debout

Sans ta prière du jour.

J'ai vieilli. Ramène les étoiles de l'enfance

Et je partagerai avec les petits des oiseaux,

Le chemin du retour...

Au nid de ton attente ! »

 

( A ma mère, 1966)

 

Mahmoud Darwich est un poète universel, un poète dont les images toutes personnelles, nourries de la culture du Levant, de la Palestine, font naître des échos et des émotions instantanés dans le cœur du lecteur, le ramenant au plus nu, au plus sensible, au plus beau de la vie, à son enfance. Cette émotion vibrante, c'est celle de l'amour et de la nostalgie, cette langue, d'une simplicité biblique en apparence, qui entremêle en permanence les étoiles et les oiseaux, le cosmos et le rêve, les sens et le for intérieur, c'est celle d'une vie qui se ressaisit dans sa grandeur première en-deça et par-delà les vicissitudes de l'histoire. C'est une bouée de sauvetage.

 

«  Mais que pouvais-je contre le fait que mon histoire individuelle, celle du grand déracinement de mon lieu, se confondait avec celle de mon peuple ? Mes lecteurs ont ainsi tout naturellement trouvé dans ma voix personnelle leurs voix personnelle et collective. Mais moi, lorsque j'ai chanté en prison ma nostalgie du café et du pain de ma mère, je n'aspirais pas à dépasser les frontières de mon espace familial. Et lorsque j'ai chanté mon exil, les misères de l'existence et ma soif de liberté, je ne voulais pas faire de la « poésie de résistance » comme l'a alors affirmé la critique arabe, et je ne pouvais imaginer que les lecteurs trouveraient en moi un palliatif poétique démesuré pour continuer à espérer après la défaire de ce que l'on appela la « guerre des Six-jours » » (Mahmoud Darwich, 1999)

 

Peu de poètes ont parlé à la conscience du peuple, ont pu la faire vibrer et la nourrir d'images, d'espoirs, de beauté et d'aspiration au bonheur, comme Mahmoud Darwich, en Palestine, et plus largement dans les pays arabes. Et cela à partir d'une poésie qui ne cherche jamais à dépasser le subjectif et le point de vue humain pour de la théâtralisation historique ou idéologique.

 

Chez Mahmoud Darwich, il y a un humanisme fondamental de la vision poétique qui non seulement prend en charge et combat l'injustice de l'histoire et de l'occupant colonial mais restitue toujours aussi la réalité intime complexe au-delà des clivages de la guerre.

C'est pourquoi ce poète résistant a pu aussi toucher profondément des lecteurs juifs israéliens.

Anne Berthod écrit en 2018 dans Télérama à l'occasion d'une retrospective Darwich: « Romantique avant tout, Darwich n’a jamais eu pour ambition d’être la voix du nationalisme arabe. Lui voulait être un poète de l’amour. La mystérieuse Rita, dont le nom a fait le tour du monde arabe grâce à Marcel Khalifé, est évoquée dès les premiers recueils (La Fin de la nuit, Les oiseaux meurent en Galilée…). En 1995, Darwich raconte enfin l’histoire de cette danseuse juive (nommée Tamar dans la réalité), rencontrée autrefois au bal du Parti communiste israélien, dont il était adhérent. La guerre des Six-Jours (1967) aura eu raison de leur intense idylle… « Entre Rita et mes yeux : un fusil. Et celui qui connaît Rita se prosterne. Adresse une prière. A la divinité qui rayonne dans ses yeux de miel. » Rita incarne l’amour impossible. A travers elle, Darwich, toujours très métaphorique, pleurait à la fois la femme et sa terre bafouée ».

 

A lire aussi ce magnifique poème, d'une beauté déchirante : « Le soldat qui rêvait de lys blanc » :

 

«  Il rêvait de lys blancs, 

D'un rameau d'olivier, 

Des seins de son aimée épanouis le soir. 

Il rêvait, il me l'a dit, d'un oiseau

Et des fleurs de l'oranger. 

Sans compliquer son rêve, il percevait les choses

Telles qu'il les ressentait... et les sentait.

Une patrie, il me l'a dit,

C'est savourer le café de sa mère,

C'est rentrer à la tombée du jour. 

Et la terre? Je lui demandai. 

Il répondit: Je ne la connaissais pas. 

Je ne sentais pas qu'elle était ma peau et mon coeur, 

Ainsi qu'il est dit dans les poèmes. 

Mais soudain je la vis, 

Comme une boutique... une rue... des journaux. 

Je lui demandai: L'aimes-tu? 

Il répondit: mon amour est une brève promenade, 

Un verre de vin... une aventure. 

- Donnerais-tu ta vie pour elle? 

- Non! 

Je ne suis lié à cette terre que par un éditorial... un discours enflammé! 

On m'a enseigné à aimer son amour. 

Mais je n'ai pas senti son coeur se fondre avec le mien. 

Je n'ai pas humé l'herbe, les racines et les branches...

- A quoi ressemblait son amour? 

Brûlant comme les soleils... la nostalgie? 

Il fit front: 

- Ma voie à l'amour est un fusil, 

Des fêtes revenues de vestiges anciens, 

Le silence d'une statue antique

D'époque et d'origine indéterminées! 

Il me parla de l'instant des adieux, 

De sa mère

Pleurant en silence lorsqu'on l'envoya

Quelque part sur le front...

De sa voix éplorée, 

Gravant sous sa peau un souhait nouveau: 

Aah si seulement les colombes grandissaient au ministère de la défense...

Aah si les colombes!...

 

... Il fuma une cigarette, puis il me dit

Comme s'il échappait d'un marécage de sang: 

J'ai rêvé de lys blancs, 

D'un rameau d'olivier...

D'un oiseau étreignant le matin

Sur la branche d'un citronnier...

- Qu'as-tu vu? 

- Mes actes, 

Ronces rouges explosées dans le sable... les poitrines...

   et les entrailles.

- Combien en as-tu tué?

- Difficile de les compter...

Mais je n'ai été décoré qu'une fois.

 

Je lui demandai, me faisant violence:

S'il en est ainsi, décris-moi un seul cadavre.

Il rectifia sa position, caressa son journal plié

Et me dit comme s'il me chantait une ritournelle:

Tente de vent sur les gravats,

L'homme enlaçait les astres brisés.

Une couronne de sang ceignait son large front

Et sa poitrine était sans médailles,

Puisqu'il s'était mal battu.

Il avait l'aspect d'un paysan, d'un ouvrier ou d'un marchand ambulant.

Tente de vent sur les gravats... Il mourut

Les bras jetés comme deux ruisseaux à sec.

Et lorsque j'ai cherché son nom dans ses poches,

J'ai trouvé deux photos,

L'une... de sa femme,

L'autre... de sa fille...

Je lui demandai: En es-tu attristé?

Il m'interrompit: Mahmoud, mon ami,

La tristesse est un oiseau blanc

Etranger aux champs de bataille. Et les soldats

Commettent un péché, s'ils s'affligent.

Je n'étais, là-bas, qu'une machine crachant un feu rouge

Et changeant l'espace en un oiseau noir.

Plus tard,

Il me parla de son premier amour,

De rues lointaines,

Des réactions après la guerre,

Des fanfaronnades à la radio et dans les journaux.

Et lorsqu'il dissimula sa toux dans son mouchoir,

Je lui demandai: Nous reverrons-nous?

Il me répondit: Dans une ville lointaine.

 

Au quatrième verre,

J'ai dit, taquin: Ainsi tu partirais... Et la patrie?

Il me répondit: Laisse tomber...

Je rêve de lys blancs,

D'une rue qui gazouille et d'une maison éclairée.

Je quête un coeur bon, non des munitions,

Un jour ensoleillé, non un instant de folle victoire... fasciste.

Je quête un enfant souriant au jour,

Non une place dans la machine de guerre.

Je suis venu ici vivre le lever des soleils,

Non leur coucher.

 

Il me fit ses adieux... Il était à la recherche de lys blancs,

D'un oiseau accueillant le matin

Sur un rameau d'olivier.

Il percevait les choses

Telles qu'il les ressentait... et les sentait.

La patrie, il me l'a dit,

C'est boire le café de sa mère

Et rentrer, à la tombée du jour, rassuré.

( 1967)
 

 

La « Guerre des six jours » est passée par là. Nous sommes en 1967. Et Mahmoud Darwich passe une nuit à boire avec Shlomo Sand, à sa libération de prison, alors que le jeune soldat israélien, fils d'un juif polonais communiste et petit-fils d'un républicain catalan, vient de combattre et « pacifier », « humilier », à Jérusalem-est... Le soldat qui rêvait de « Lys blanc », si l'on en croit Shlomo Sand, c'est lui.

https://www.alterinfo.net/Shlomo-Sand-ou-la-nouvelle-guerre-du-Soldat-qui-revait-de-lys-blancs-de-Mahmoud-Darwich_a40842.html

Rédigé à chaud, en 1967, ce poème qui met en scène un soldat israélien, Shlomo, donc, s'apprétant à quitter son pays, meurtri par la violence et les horreurs commises, a fait scandale aussi bien en Israël que du côté palestinien. Darwich a parlé des réactions polarisées suscitées par ces vers : « Le secrétaire général du Parti communiste israélien a dit “comment se fait-il qu’il écrive ce genre de poème ? Est-ce qu’il nous demande de quitter le pays pour devenir des amants de la paix ?’’ Et pendant ce temps, les Arabes affirment : “comment ose-t-il humaniser un soldat israélien ?’’ »

***

En 1967, Mahmoud Darwich a 26 ans.

Il est né, deuxième enfant d'une famille qui en compte huit, à Birwa, un village de Galilée près de Saint-Jean-d'Acre. En 1948, pendant la Naqba, les forces juives le jettent avec les siens sur les routes de l'exil.

L'écrivain syrien, opposant de gauche, Subhi Hadidi, rappelle ce souvenir de Darwich dans la note bio-bibliographique qui accompagne le recueil anthologique de Mahmoud Darwich « La terre nous est étroite et autres poèmes »  (NRF Gallimard, 2000).

« Je m'en souviens encore... Je m'en souviens parfaitement. Une nuit d'été, alors que nous dormions, selon les coutumes villageoises, sur les terrasses de nos maisons, ma mère me réveilla en panique et je me suis retrouvé courant dans la forêt, en compagnie de centaines d'habitants du village. Les balles sifflaient au-dessus de nos têtes et je ne comprenais pas ce qui se passait. Après une nuit de marche et de fuite, nous sommes arrivés, ainsi que l'ensemble de ma famille, dans un village étranger aux enfants inconnus. J'ai alors innocemment demandé : Où suis-je ? Et j'ai entendu pour la première fois le mot Liban.... Depuis ces jours au Liban, je n'ai pas oublié, et je n'oublierai jamais, les circonstances dans lesquels j'ai fait connaissance avec le mot patrie. Pour la première fois, et sans y avoir été préparé, je me suis retrouvé dans une longue file, attendant la distribution des rations alimentaires par une organisation de secours aux réfugiés. Je me souviens que le plat principal était constitué d'une portion de fromage jaune. C'est là que j'ai entendu les mots qui allaient ouvrir devant moi des fenêtres sur un univers nouveau : patrie, guerre, les nouvelles, les réfugiés, l'armée, les frontières... Avec ces mots, je découvrais une réalité nouvelle, celle qui me priverait à jamais de mon enfance ».

 

Quand, traversant la frontière clandestinement avec son oncle et un guide, Mahmoud Darwich revient un an plus tard dans son village, c'est pour constater qu'il a été rasé par les nouveaux maîtres et qu'une colonie a été installée à sa place.

La famille de Darwich va s'installer clandestinement dans un autre village, à Dayr-al-Assad. Les instituteurs de Mahmoud le cachent à chaque descente de la police israélienne, « non sans lui avoir appris, pour le cas où il serait pris, de ne jamais dire qu'il a été au Liban, mais qu'il appartient à l'une des tribus bédouines du Nord palestinien » (Subhi Hadidi).

Mahmoud s'initie à la poésie antéislamique avec ses instituteurs, et aussi aux traditions poétiques arabes avec les paysans chanteurs qui surviennent clandestinement au village, pourchassés par la police israélienne.

« J'avais douze ans, raconte Darwich, lorsqu'on me demanda de lire un poème à l'école pour célébrer l'anniversaire de la création de l’État d'Israël !... J'écrivis un poème dans lequel je parlais de la souffrance de l'enfant en moi qui fut expulsé et qui, lorsqu'il revint, trouva quelqu'un d'autre habitant sa maison et labourant le champ de son père. Je le fis en toute innocence. Le lendemain, le gouverneur militaire me convoqua et me menaça, non de m'emprisonner mais d'interdire à mon père de travailler, si je récidivais. Je trouvai la menace terrifiante. Si mon père était interdit de travailler, qui m'achèterait les crayons et le papier ? J'ai compris ce jour-là que la poésie est une affaire plus sérieuse que je ne croyais et qu'il me fallait décider de poursuivre ou d'interrompre ce jeu dangereux ».

 

***

Jeune adulte, Darwich s'inscrit au Parti communiste israélien, judéo-arabe

Darwich va continuer à résister par les mots, c'est ce qui lui vaudra d'être emprisonné à cinq reprises entre 1961 et 1967. C'est à Haïfa qu'il rejoint clandestinement en 1961 le parti communiste israélien, le Maki, regroupant des Israéliens laïcs et non sionistes et des Palestiniens. Il collabore à ses deux publications al-Ittihâd et al-Jadîd, les deux seuls organes d'expression des Palestiniens en Israël.

En 1964, il sera reconnu internationalement comme une voix de la résistance palestinienne grâce à son recueil Rameaux d'olivier (Awraq Al-zaytun). Le poème Identité (Inscris : Je suis arabe, en langue arabe Bitaqat huwiyya: Sajel ana arabi), le plus célèbre du recueil, dépasse rapidement les frontières palestiniennes pour devenir un hymne chanté dans tout le monde arabe.

« Inscris !
Je suis Arabe
Le numéro de ma carte : cinquante mille
Nombre d'enfants : huit
Et le neuvième... arrivera après l'été !
Et te voilà furieux !


Inscris !
Je suis Arabe
Je travaille à la carrière avec mes compagnons de peine
Et j'ai huit bambins
Leur galette de pain
Les vêtements, leur cahier d'écolier
Je les tire des rochers...
Oh ! je n'irai pas quémander l'aumône à ta porte
Je ne me fais pas tout petit au porche de ton palais
Et te voilà furieux !


Inscris !
Je suis Arabe
Sans nom de famille - je suis mon prénom
« Patient infiniment » dans un pays où tous
Vivent sur les braises de la Colère
Mes racines...
Avant la naissance du temps elles prirent pied
Avant l'effusion de la durée
Avant le cyprès et l'olivier
...avant l'éclosion de l'herbe
Mon père... est d'une famille de laboureurs
N'a rien avec messieurs les notables
Mon grand-père était paysan - être
Sans valeur - ni ascendance.
Ma maison, une hutte de gardien
En troncs et en roseaux
Voilà qui je suis - cela te plaît-il ?
Sans nom de famille, je ne suis que mon prénom.


Inscris !
Je suis Arabe
Mes cheveux... couleur du charbon
Mes yeux... couleur de café
Signes particuliers :
Sur la tête un kefiyyé avec son cordon bien serré
Et ma paume est dure comme une pierre
...elle écorche celui qui la serre
La nourriture que je préfère c'est
L'huile d'olive et le thym


Mon adresse :
Je suis d'un village isolé...
Où les rues n'ont plus de noms
Et tous les hommes... à la carrière comme au champ
Aiment bien le communisme
Inscris !
Je suis Arabe
Et te voilà furieux !


Inscris
Que je suis Arabe
Que tu as raflé les vignes de mes pères
Et la terre que je cultivais
Moi et mes enfants ensemble
Tu nous as tout pris hormis
Pour la survie de mes petits-fils
Les rochers que voici
Mais votre gouvernement va les saisir aussi
...à ce que l'on dit !

DONC

Inscris !
En tête du premier feuillet
Que je n'ai pas de haine pour les hommes
Que je n'assaille personne mais que
Si j'ai faim
Je mange la chair de mon Usurpateur
Gare ! Gare ! Gare
À ma fureur !

« Lorsque je repense à ces années, je revois la formidable capacité de la poésie à se répandre, alors qu'elle ne quête ni solitude ni grande vogue et que ni l'une ni l'autre ne sont des critères pour juger de sa beauté. Mais je sais aussi, quand je pense à ceux qui dénigrent la « poésie politique », qu'il y a pire que cette dernière : l'excès de mépris du politique, la surdité aux questions posées par la réalité et l'Histoire, et le refus de participer implicitement à l'entreprise de l'espoir » (Mahmoud Darwich, 1999)

C'est aussi grâce à leur reprise en chanson, notamment par le Bob Dylan du Levant, Marcel Khalifé, figure de proue de la chanson contestataire dans les années 1970, que Darwich, figure de l’intelligentsia palestinienne et arabe peu connue alors du grand public au début des années 60, a pu avoir une telle résonnance.

L’ami Khalifé a si bien porté ses mots qu’en 1999 il a été poursuivi par un tribunal à Beyrouth pour avoir cité le Coran dans la chanson O mon père, je suis Joseph, adaptée d’un de ses poèmes. Quelque deux mille fans chantèrent la chanson incriminée dans une manifestation de soutien, et le chanteur fut relaxé.

En 1970 Darwich est assigné à résidence à Haïfa à la suite de la publication d'articles politiques jugés trop virulents par la justice en Israël. À la suite de cela, il demande un visa d'étudiant pour quitter le pays. Il se rend à Moscou. Il y étudie l'économie politique marxiste. Il disparaît en 1971. On le retrouve quelque temps plus tard au Caire, où il travaille pour le quotidien Al-Ahram. Puis il part s'installer à Beyrouth en 1973, il dirige le mensuel Shu'un Filistiniyya (Les affaires palestiniennes) et travaille comme rédacteur en chef au Centre de Recherche Palestinien de l'OLP et rejoint l'organisation. En 1981, il crée et devient rédacteur en chef du journal littéraire Al-Karmel.

 

L'expérience de la prison a cultivé chez Darwich la force de la nostalgie et le sentiment de la vie :

 

Ma Prison (1966)

 

Mon adresse a changé.

L'heure de mes repas,

Ma ration de tabac, ont changé,

Et la couleur de mes vêtements, et mon visage et ma silhouette.

La lune,

Si chère à mon cœur ici,

Est plus belle et plus grande désormais.

Et l'odeur de la terre : parfums.

Et le goût de la nature : douceurs.

Comme si je me tenais sur le toit de ma vieille maison,

Une étoile nouvelle,

Dans mes yeux, incrustée.

 

Poésie sensuelle, romantisme lyrique, poésie révolutionnaire et patriotique, l'art de Mahmoud Darwich est tout cela à la fois, et consécutivement parfois. Au début des années 1970, Darwich, réfugié au Liban, souffrira de n'être plus perçu que comme un symbole national et un chantre du combat pour la libération de la Palestine. Il cherchera à expérimenter de nouvelles formes esthétiques et à cultiver le lyrisme et l'épopée en dehors des thèmes proprement patriotiques.

***

La plume de l'OLP et d'Arafat

Darwich est en même temps un politique, serviteur de la cause de la Libération de la Palestine et du retour des réfugiés. « Aujourd'hui, je suis venu porteur d'un rameau d'olivier et du fusil du combattant de la liberté. Ne laissez pas tomber le rameau d'olivier de ma main », déclare Yasser Arafat à l’ONU en 1974. Le discours est signé Darwich, journaliste militant qui va devenir la plume de l’OLP.

En 1982, l'invasion israélienne du Liban va faire reprendre à Darwich comme à son peuple et à ses amis de l'OLP le chemin de l'exil. Darwich écrit alors un poème-fleuve qu'il publiera en 1983, « Eloge de l'ombre haute », qu'il qualifie lui-même de poème documentaire. « Mais ne se contentant pas de dresser une grande fresque de l'invasion, de la résistance de la capitale libanaise puis des massacres de Sabra et Chatila, Darwich se pose des questions existentielles sur le sens des massacres et sur l'odyssée moderne des Palestiniens qui ont repris la mer »( Subhi Hadidi) :

 

« Et nous chantons en cachette :

Beyrouth est notre tente.

Beyrouth est notre étoile.

 

Fenêtre ouverte sur le plomb de la mer

Une rue et un muwashshah nous emportent.

Beyrouth est la forme de l'ombrage.

Plus belle que son poème, plus simple que les ragots,

Elle nous séduit de mille commencements ouverts et

d'alphabets nouveaux :

Beyrouth est notre tente,

Beyrouth est notre unique étoile

 

(…)

Beyrouth est témoin de mon cœur.

De ses rues, j'émigre, et de moi,

Suspendu à un poème sans fin.

Je dis : Mon feu ne meurt pas...

Colombes sur ses immeubles,

Paix sur ses décombres...

Je referme la ville ainsi qu'un livre

Et je porte la terre menue, telle un sac de nuages.

Je me réveille et, dans les habits de mon cadavre, je cherche trace de moi.

Et nous rions : Nous sommes encore en vie,

Tout comme le reste des gouvernants.

Merci au journal qui n'a pas annoncé que j'étais tombé là-bas par inadvertance...

J'entrouve les petits chemins devant l'air, ma foulée, les amis de passage

L'hypocrite marchand de pain et l'image nouvelle de la mer.

Merci Beyrouth les Brumes.

Merci Beyrouth les Décombres...

Mon âme s'est brisée. Je jetterai mon cadavre en pâture pour que les invasions me frappent encore,

Que les envahisseurs me livrent au poème... »

 

(La Qasida de Beyrouth, 1984)

 

Puis après un bref passage à Tunis puis au Caire, Darwich s'installe à Paris. Dans les recueils qu'il y écrit, il apparaît plus habité par ses questions intérieures, ses interrogations métaphysiques, et le dialogue avec d'autres poètes. Ses poèmes marquent un travail expérimental affirmé.

***

En 1995, Mahmoud Darwich quitte Paris et s'installe à Ramallah, d'où il continue de diriger la revue intellectuelle de la gauche critique arabe, al-Karmil (Le Carmel) publiée à Beyrouth.

Il s'oppose aux accords d'Oslo et incarne une ligne dure (ou lucide) refusant de céder à l'occupant et à ses soutiens internationaux. Elu membre du comité exécutif de l'OLP en 1987, il quitte l'organisation en 1993 pour protester contre les accords d'Oslo, dénonçant l'attitude conciliante de l'Organisation dans les négociations et « préférant une paix mais une paix juste ».

Il meurt le 9 août 2008 à Houston aux Etats-Unis, dans un hôpital, des suites de sa troisième intervention chirurgicale au cœur, à 67 ans (il avait déjà subi deux opérations du cœur en 1984 et 1998).

 

«  Pour un Palestinien, "la politique est existentielle", estimait Mahmoud Darwich. "Mais la poésie est rusée, ajoutait-il. Elle permet de circuler entre plusieurs probabilités. Elle est fondée sur la métaphore, la cadence et le souci de voir derrière les apparences", de voir "la vie, les rêves, les illusions..., le meilleur, le beau (...). Son seul véritable ennemi, c'est la haine." Aussi n'était-ce pas un hasard si le personnage du Christ, "ce Palestinien", l'avait touché par "son discours d'amour et de clémence, par cette idée qu'il est le Verbe". Pour Mahmoud Darwich, la cécité d'Israël, son entreprise d'affaiblissement systématique de l'Autorité palestinienne, l'incurie de cette dernière, le "despotisme universel" des Etats-Unis, les despotes locaux et l'exception dont bénéficie l'Etat juif en matière de droit international, étaient les causes des régressions intégristes "passéistes" de mouvements tels que le Hamas palestinien. Dans le monde arabe, et plus généralement musulman, comme en Occident, "des forces concourent à exacerber le choc des identités", estimait-il. "C'est une période transitoire, mais le présent se noie dans la tragédie". » (Mouna Naïm, dans l'article d'hommage du Monde consacré à Darwich le 11 août 2018).

 

« Etat de siège »

Un poème inédit de Mahmoud Darwich. Ramallah, publié en janvier 2002 dans Le Monde Diplomatique

ci, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du temps
Près des jardins aux ombres brisées,
Nous faisons ce que font les prisonniers,
Ce que font les chômeurs :
Nous cultivons l’espoir.

* * *

Un pays qui s’apprête à l’aube. Nous devenons moins intelligents
Car nous épions l’heure de la victoire :
Pas de nuit dans notre nuit illuminée par le pilonnage.
Nos ennemis veillent et nos ennemis allument pour nous la lumière
Dans l’obscurité des caves.

* * *

Ici, nul « moi ».
Ici, Adam se souvient de la poussière de son argile.

* * *

Au bord de la mort, il dit :
Il ne me reste plus de trace à perdre :
Libre je suis tout près de ma liberté. Mon futur est dans ma main.
Bientôt je pénètrerai ma vie,
Je naîtrai libre, sans parents,
Et je choisirai pour mon nom des lettres d’azur...

* * *

Ici, aux montées de la fumée, sur les marches de la maison,
Pas de temps pour le temps.
Nous faisons comme ceux qui s’élèvent vers Dieu :
Nous oublions la douleur.

* * *

Rien ici n’a d’écho homérique.
Les mythes frappent à nos portes, au besoin.
Rien n’a d’écho homérique. Ici, un général
Fouille à la recherche d’un Etat endormi
Sous les ruines d’une Troie à venir.

* * *

Vous qui vous dressez sur les seuils, entrez,
Buvez avec nous le café arabe
Vous ressentiriez que vous êtes hommes comme nous
Vous qui vous dressez sur les seuils des maisons
Sortez de nos matins,
Nous serons rassurés d’être
Des hommes comme vous !

* * *

Quand disparaissent les avions, s’envolent les colombes
Blanches blanches, elles lavent la joue du ciel
Avec des ailes libres, elles reprennent l’éclat et la possession
De l’éther et du jeu. Plus haut, plus haut s’envolent
Les colombes, blanches blanches. Ah si le ciel
Etait réel [m’a dit un homme passant entre deux bombes]

* * *

Les cyprès, derrière les soldats, des minarets protégeant
Le ciel de l’affaissement. Derrière la haie de fer
Des soldats pissent — sous la garde d’un char -
Et le jour automnal achève sa promenade d’or dans
Une rue vaste telle une église après la messe dominicale...

* * *

[A un tueur] Si tu avais contemplé le visage de la victime
Et réfléchi, tu te serais souvenu de ta mère dans la chambre
A gaz, tu te serais libéré de la raison du fusil
Et tu aurais changé d’avis : ce n’est pas ainsi qu’on retrouve une identité.

* * *

Le brouillard est ténèbres, ténèbres denses blanches
Epluchées par l’orange et la femme pleine de promesses.

* * *

Le siège est attente
Attente sur une échelle inclinée au milieu de la tempête.

* * *

Seuls, nous sommes seuls jusqu’à la lie
S’il n’y avait les visites des arcs en ciel.

* * *

Nous avons des frères derrière cette étendue.
Des frères bons. Ils nous aiment. Ils nous regardent et pleurent.
Puis ils se disent en secret :
« Ah ! si ce siège était déclaré... » Ils ne terminent pas leur phrase :
« Ne nous laissez pas seuls, ne nous laissez pas. »

* * *

Nos pertes : entre deux et huit martyrs chaque jour.
Et dix blessés.
Et vingt maisons.
Et cinquante oliviers...
S’y ajoute la faille structurelle qui
Atteindra le poème, la pièce de théâtre et la toile inachevée.

* * *

Une femme a dit au nuage : comme mon bien-aimé
Car mes vêtements sont trempés de son sang.

* * *

Si tu n’es pluie, mon amour
Sois arbre
Rassasié de fertilité, sois arbre
Si tu n’es arbre mon amour
Sois pierre
Saturée d’humidité, sois pierre
Si tu n’es pierre mon amour
Sois lune
Dans le songe de l’aimée, sois lune
[Ainsi parla une femme
à son fils lors de son enterrement]

* * *

Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassés
De guetter la lumière dans notre sel
Et de l’incandescence de la rose dans notre blessure
N’êtes-vous pas lassés Ô veilleurs ?

* * *

Un peu de cet infini absolu bleu
Suffirait
A alléger le fardeau de ce temps-ci
Et à nettoyer la fange de ce lieu

* * *

A l’âme de descendre de sa monture
Et de marcher sur ses pieds de soie
A mes côtés, mais dans la main, tels deux amis
De longue date, qui se partagent le pain ancien
Et le verre de vin antique
Que nous traversions ensemble cette route
Ensuite nos jours emprunteront des directions différentes :
Moi, au-delà de la nature, quant à elle,
Elle choisira de s’accroupir sur un rocher élevé.

* * *

Nous nous sommes assis loin de nos destinées comme des oiseaux
Qui meublent leurs nids dans les creux des statues,
Ou dans les cheminées, ou dans les tentes qui
Furent dressées sur le chemin du prince vers la chasse.

* * *

Sur mes décombres pousse verte l’ombre,
Et le loup somnole sur la peau de ma chèvre
Il rêve comme moi, comme l’ange
Que la vie est ici... non là-bas.

* * *

Dans l’état de siège, le temps devient espace
Pétrifié dans son éternité
Dans l’état de siège, l’espace devient temps
Qui a manqué son hier et son lendemain.

* * *

Ce martyr m’encercle chaque fois que je vis un nouveau jour
Et m’interroge : Où étais-tu ? Ramène aux dictionnaires
Toutes les paroles que tu m’as offertes
Et soulage les dormeurs du bourdonnement de l’écho.

* * *

Le martyr m’éclaire : je n’ai pas cherché au-delà de l’étendue
Les vierges de l’immortalité car j’aime la vie
Sur terre, parmi les pins et les figuiers,
Mais je ne peux y accéder, aussi y ai-je visé
Avec l’ultime chose qui m’appartienne : le sang dans le corps de l’azur.

* * *

Le martyr m’avertit : Ne crois pas leurs youyous
Crois-moi père quand il observe ma photo en pleurant
Comment as-tu échangé nos rôles, mon fils et m’as-tu précédé.
Moi d’abord, moi le premier !

* * *

Le martyr m’encercle : je n’ai changé que ma place et mes meubles frustes.
J’ai posé une gazelle sur mon lit,
Et un croissant lunaire sur mon doigt,
Pour apaiser ma peine.

* * *

Le siège durera afin de nous convaincre de choisir un asservissement qui ne nuit
pas, en toute liberté !!

* * *

Résister signifie : s’assurer de la santé
Du cœur et des testicules, et de ton mal tenace :
Le mal de l’espoir.

* * *

Et dans ce qui reste de l’aube, je marche vers mon extérieur
Et dans ce qui reste de la nuit, j’entends le bruit des pas en mon intention.

* * *

Salut à qui partage avec moi l’attention à
L’ivresse de la lumière, la lumière du papillon, dans
La noirceur de ce tunnel.

* * *

Salut à qui partage avec moi mon verre
Dans l’épaisseur d’une nuit débordant les deux places :
Salut à mon spectre.

* * *

Pour moi mes amis apprêtent toujours une fête
D’adieu, une sépulture apaisante à l’ombre de chênes
Une épitaphe en marbre du temps
Et toujours je les devance lors des funérailles :
Qui est mort...qui ?

* * *

L’écriture, un chiot qui mord le néant
L’écriture blesse sans trace de sang.

* * *

Nos tasses de café. Les oiseaux les arbres verts
A l’ombre bleue, le soleil gambade d’un mur
A l’autre telle une gazelle
L’eau dans les nuages à la forme illimitée dans ce qu’il nous reste

* * *

Du ciel. Et d’autres choses aux souvenirs suspendus
Révèlent que ce matin est puissant splendide,
Et que nous sommes les invités de l’éternité.

Mahmoud Darwich

 

Ismaël Dupont, 30 mai 2019 

 

Lire aussi dans la rubrique "Communist'Art" du Chiffon Rouge:

COMMUNIST'ART: Paul Eluard - par Hector Calchas

COMMUNIST'ART: Frida Kahlo - par Hector Calchas

COMMUNIST'ART: Louis Aragon par Hector Calchas

COMMUNIST’ART - Erik Satie

COMMUNIST'Art: Fernand Léger

COMMUNIST'ART - Jacques Prévert, par Hector Calchas

COMMUNIST'ART: Elio Petri, le cinéaste renégat - par Andréa Lauro

COMMUNIST'ART: Mario Monicelli, cinéaste italien, auteur de Les camarades (1963)

Communist'Art: Soy Cuba - Un film de Michail Kalatozov, une émotion visuelle incroyable qui laisse enchantés et déconcertés - la chronique cinéma d'Andréa Lauro

 

 

Partager cet article
Repost0
1 juin 2019 6 01 /06 /juin /2019 11:49
Collaboration. 1989, fin de cavale en soutane pour Paul Touvier
Vendredi, 31 Mai, 2019

Nourri et logé pendant 40 ans par une faction traditionaliste de l’Église, gracié par le président Pompidou, l’ex-milicien, arrêté le 24 mai 1989 à Nice, est le premier Français condamné pour « complicité de crimes contre l’humanité ».

Portant Lacroix (!) comme pseudonyme, l’ancien chef milicien à Lyon est arrêté au prieuré Saint-Joseph, un ensemble immobilier (chapelle, couvent, jardin) au cœur du Vieux Nice, concédé en 1987 par la municipalité Médecin à la Fraternité Saint-Pie-X, constituée par l’évêque « traditionaliste » Marcel Lefebvre.

Dans cette planque, Paul Touvier, à 74 ans passés, pouvait se sentir comme un ange (1) dans la célèbre baie. En 1989, Nice, jumelée avec Le Cap (Afrique du Sud), capitale de l’apartheid, est choisie par le FN pour y tenir l’année suivante son premier congrès national, qui aura comme invité d’honneur un ancien SS, Franz Schönhuber. Nice fut aussi, selon le vœu de Pétain, la « fille aînée de la Révolution nationale ». C’est dans ses arènes antiques de Cimiez que, le 22 février 1942, est porté sur les fonts baptismaux le Service d’ordre légionnaire (SOL), une organisation paramilitaire dévouée au maréchal. Elle est dirigée par Joseph Darnand (2), qui, en janvier 1943, fondera la Milice, sinistre police chargée de combattre la Résistance.

Élevé dans le culte du royaliste Charles Maurras

En chemise kaki et béret bleu, mille légionnaires font le serment de « lutter pour la civilisation chrétienne, contre le bolchevisme, la lèpre juive et la franc-maçonnerie ». Un programme qui convient parfaitement au jeune Touvier, né en 1915 dans une famille catholique et élevé dans le culte de l’écrivain royaliste Charles Maurras, pour qui la victoire allemande de mai 1940 est « une divine surprise ». Pour le modeste employé de gare, en mal d’ascension sociale après avoir raté son entrée au séminaire, ce contexte tragique de la défaite offre aussi l’opportunité d’entamer une carrière de gangster sous couvert de militantisme politique. Démobilisé à Chambéry, il adhère dès octobre 1940 à la maréchaliste Légion française des combattants, puis, en 1942, au SOL, dont il devient le secrétaire général pour la Savoie. Remarqué par Darnand pour son zèle policier, il est bombardé, fin 1943, chef du 2e service (renseignement et répression) de la Milice, d’abord pour Chambéry, puis à partir de janvier 1944 pour toute la région lyonnaise. Son quotidien de flic au service de la Gestapo est fait de rackets de prisonniers et de pillages dans des logements réquisitionnés appartenant à des juifs. Et il est impliqué dans l’arrestation suivie de l’assassinat, en janvier 1944, de Victor Basch, fondateur de la Ligue des droits de l’homme, et de son épouse Hélène, tous deux octogénaires, ainsi que dans l’exécution de sept otages juifs qu’il a personnellement sélectionnés.

À la Libération il prend la fuite, les poches pleines, avec l’aide de l’abbé collabo Vautherin, fondateur de l’ordre des Chevaliers de Notre-Dame, un groupement de scouts anticommunistes. Recrutant après guerre parmi les nostalgiques des croisades, c’est cette même secte qui prendra en charge l’ex-milicien durant ses derniers mois de clandestinité. Dans l’intervalle, bien que condamné à mort par contumace, à Lyon en 1946 et à Chambéry en 1947, le « chef Paul » a bénéficié de la protection d’une partie de la hiérarchie catholique. Autant d’ailleurs par « connivence idéologique » que par application du droit d’asile, ainsi que le soulignent les conclusions de la commission d’historiens formée, en juillet 1989, par l’archevêque de Lyon, Mgr Decourtray.

La commission épingle entre autres Mgr Rodhain, fondateur du Secours catholique, qui a fourni une aide financière mensuelle à la famille Touvier. Elle établit la (longue) liste des abbayes, monastères et autres chartreuses de diverses obédiences qui ont offert un abri au criminel antisémite, souvent déguisé en curé, ainsi que celle des associations religieuses et des nombreux mitrés qui se sont « mis à son service ». Parmi ces derniers, Mgr Duquaire, ancien secrétaire du cardinal pétainiste de Lyon Mgr Gerlier, puis, au Vatican, du cardinal Villot, qui réussit, en 1971, à convaincre Georges Pompidou d’accorder sa grâce présidentielle au fuyard. Lequel, dès lors, revient tranquillement habiter, en famille, à Chambéry !

Révélée par l’Express, cette infamie se retourne contre Touvier, obligé de replonger dans la clandestinité après le dépôt de plaintes pour « crimes contre l’humanité ». En 1979, une nouvelle instruction est ouverte. L’enquête est confiée à la gendarmerie nationale, plutôt qu’à la police, qui, en 1947, avait laissé s’échapper le condamné à mort, après l’avoir interpellé à Paris à la suite du cambriolage d’une boulangerie !

C’est en pistant une certaine Geneviève P., ancienne secrétaire de l’abbé Duben (lequel avait remarié Touvier en 1947) en lien avec le Secours catholique et les Chevaliers de Notre-Dame, que le gendarme Recordier a pu, après plusieurs années de traque, mettre fin à la cavale de Touvier, le 24 mai 1989, à Nice. Ce dernier, finalement jugé et condamné, est mort d’un cancer à la prison de Fresnes, le 17 juillet 1996.

Auteur de Nice. Un siècle d’histoire populaire, 1860-1960, Gilletta, 2017. (1) Poisson apparenté au requin. (2) Entrepreneur à Nice, ministre de l’Intérieur en juin 1944, fusillé le 10 octobre 1945.
 
Philippe Jérôme

 

 

Collaboration. 1989, fin de cavale en soutane pour Paul Touvier - Philippe Jérôme, L'Humanité, 31 mai 2019
Partager cet article
Repost0
1 juin 2019 6 01 /06 /juin /2019 06:30
Europe: et maintenant? - Par Francis Wurtz, ancien président du groupe communiste au Parlement Européen - L'Humanité Dimanche, 30 mai 2019

EUROPE: ET MAINTENANT ?
Par Francis Wurtz
https://franciswurtz.net/2019/05/31/europe-et-maintenant/

Inutile de se le cacher : les résultats de ces élections européennes sont les plus préoccupants enregistrés depuis 40 ans que le Parlement de Strasbourg et de Bruxelles est élu au suffrage universel. Le premier problème est naturellement le poids sans précédent des partis d'extrême-droite qui se traduira par un escalade dans la démagogie nationaliste, sécuritaire et anti-migrants. Une deuxième source d'inquiétude est liée à l'affaiblissement et à la division des forces qui se réclamaient jusqu'ici de la gauche. Quelle sera la proportion de membres du groupe de "l'Alliance des socialistes et démocrates" (ex-groupe socialiste et social-démocrate) prête à s'engager sur de vraies options progressistes ? Comment évoluera le groupe des "Verts" désormais dominé par un parti allemand n'hésitant pas à s'allier à la droite dans certains "Länder" et comprenant des élus, notamment français, qui se disent "ni de droite ni de gauche" ? Et puis, il y a le crève-cœur de l'absence de tout parlementaire communiste ou apparenté français dans le groupe que le PCF a contribué à fonder et qu'il a présidé pendant dix ans ! Dans le contexte actuel, cette absence est dramatique. Il faudra réfléchir sereinement et sans apriori aux raisons multiples qui ont conduit à cette situation, mais cette chronique n'est pas le lieu pour cela.
Une chose apparaît sûre, cependant : les enjeux européens actuels et prévisibles exigent qu'une formation politique comme le PCF -qu'aucune autre force ne remplacera à gauche- se donne les moyens d'une triple reconquête. Celle de ses positions dans le Parlement européen -une institution bien plus importante que beaucoup ne le pensent. Celle d'une popularisation approfondie de sa vision actualisée du combat pour changer l'Europe. Celle, enfin, d’une capacité à contribuer au rassemblement des forces de gauche pour arracher des succès concrets sur les enjeux européens.
Pour ce faire, nous ne partirons pas de zéro, loin s'en faut ! Par sa clarté, sa modernité et sa dignité, l'excellente campagne de Ian Brossat a grandement favorisé l’écoute de nos idées sur l’Europe . Le bilan et l'expérience de nos anciens députés et députées au Parlement européen, la constance de leur positionnement « pour une Europe des gens, pas de l’argent » sont également de précieux atouts à valoriser. L’apport de nos candidates et candidats, reconnus pour être au diapason du monde du travail dans toutes ses composantes et des luttes sociales et sociétales de notre époque , a creusé un sillon à même de porter au-delà de l'élection elle-même. Les soutiens remarquables recueillis par la liste présentée par le PCF constituent un autre atout potentiellement durable. La campagne dynamique et au plus près des gens menée par les communistes a bien plus semé que ce que leur liste a récolté dans l’immédiat. Notre coopération permanente avec nos partenaires progressistes européens au sein de notre groupe GUE-NGL, du Parti de la Gauche Européenne (PGE) et au-delà, est un bien précieux, à préserver coûte que coûte . Sans oublier les acquis d’une expérience exemplaire de démocratie citoyenne appliquée aux questions européennes dont les communistes furent les initiateurs et le fer de lance, et qui reste, à mes yeux -au prix, naturellement, des mises à jours nécessaires- une référence toujours actuelle en la matière : la campagne pour le "NON de gauche" au projet de traité constitutionnel européen de 2005. L'après-26 mai commence maintenant !

Lire aussi:

Après les Européennes, le combat continue! - éditorial de L'Humanité Dimanche par Patrick Le Hyaric, 30 mai 2019

Élections européennes : Déclaration du PCF

Europe: et maintenant? - Par Francis Wurtz, ancien président du groupe communiste au Parlement Européen - L'Humanité Dimanche, 30 mai 2019

Le groupe de la Gauche unitaire européenne comptera moins de 40 députés, ce qui devrait en faire le plus petit groupe au Parlement européen. Il devrait se composer comme suit (selon les estimations du Parlement européen du mardi 28 mai à 14 heures): Allemagne: 6 députés, Die Linke. Belgique: 1 député, PTB. Chypre: 2 députés, AKEL. Danemark: 1 député, ARV. Espagne: 5 députés répartis entre Podemos et Izquierda Unida. Finlande: 1 député, Parti de gauche. France: 6 députés, LFI. Grèce: 6 députés, Syriza. Irlande: 3 députés Sinn Fein (auxquels il faut ajouter 1 élu dans les 6 comtés du Nord durant la période transitoire du Brexit) et 1 Independant for change. Pays-Bas: 1 député, Parti des animaux. Portugal: 4 députés répartis entre le Bloco (2) et le PCP (2). Suède: 1 député, Parti de gauche. République Tchèque: 1 député, KSCM.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le chiffon rouge - PCF Morlaix/Montroulez
  • : Favoriser l'expression des idées de transformation sociale du parti communiste. Entretenir la mémoire des débats et des luttes de la gauche sociale. Communiquer avec les habitants de la région de Morlaix.
  • Contact

Visites

Compteur Global

En réalité depuis Janvier 2011