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24 octobre 2017 2 24 /10 /octobre /2017 07:26
Warsan Shire (photo The New-Yorker)

Warsan Shire (photo The New-Yorker)

Une découverte du festival Multiples de Morlaix dimanche 22 octobre. 
Merci à l'éditrice Isabelle Sauvage de Plounéour Menez pour le conseil et la politique éditoriale qui nous ont permis de lire ces textes simples, éloquents, beaux, bruts et violents, qui en quatre ou cinq vers libres restituent la cruauté des vies humaines dans leurs décors. 
Warsan Shire a 29 ans, est d'origine kenyane, exilée à Londres, et a été découverte un peu par hasard à l'occasion de lectures publiques. Ses textes sont aujourd'hui interprétés par la star internationale Beyoncé. 
Le recueil au titre déjà redoutable "Où j'apprends à ma mère à donner naissance" parle d'adolescence et de sexualité, de machisme, de religion, de politique, de guerre.

On aurait envie de porter avec soi toujours des formules qui touchent à la vérité humaine la plus intime, du style de celle qui ouvre le recueil:

"J'ai la bouche de ma mère et les yeux de mon père; sur mon visage ils sont toujours ensemble."

Ce livre est dur comme l'histoire contemporaine de l'Afrique et la brutalité des hommes:

"Le premier garçon qui a embrassé ta mère a plus tard violé des femmes
au moment où la guerre a éclaté. Elle se souvient avoir entendu dire ça
par ton oncle, puis être allée dans ta chambre pour se coucher
à même le sol. Tu étais à l'école.

Ta mère avait seize ans la première fois qu'il l'a embrassée. 
Elle a si longtemps retenu son souffle qu'elle s'est évanouie. 
A son réveil elle a trouvé sa robe mouillée et qui lui collait
au ventre, des morsures en demi-lunes sur ses cuisses".

(Le premier baiser de ma mère)

Dans le huis-clos familial reconstitué rétrospectivement, l'électricité, la violence sexuelle et psychologique et l'érotisme ne sont jamais loin:

"L'été où mes cousines reviennent de Nairobi, 
on s'assoit en cercle au pied du chêne dans le jardin de ma tante. 
Elles paraissent plus grandes. Les tétons durcis d'Amel tirent sur le motif cachemire de son corsage, minarets appelant les hommes à l'adoration. 
Le jour où elles sont parties, j'avais douze ans et l'air bouffi
dans la touffeur de l'attente. On s'est embrassées à la porte
d'embarquement, 
petits piafs aux poitrines de bois creux, garçonnettes, 
figurines à jupes longues attendant de grandir
à notre faim"...

L'image dans la poésie de Warsan Shire surprend, vous désarçonne, vous claque comme un fouet, comme dans ce poème glaçant sur l'anorexie :

" Os

Je découvre qu'une fille de la taille d'un petit gémir
habite dans la chambre d'amis. Elle ressemble à qui j'étais à quinze ans
tout en pulpe et piquant
Elle passe la journée entière sans la chambre
à mesurer ses cuisses.

Son corps est un long soupir. 
Tu l'aperçois dans le couloir. 
plus tard cette nuit-là tandis que toi et moi côte à côte
nous l'écoutons vomir dans la salle de bains, 
tu me dis que tu veux la sauver. 
Bien sûr que tu veux ça; 
c'est ce qu'elle fait de mieux: 
te rendre malade du besoin
d'aider.

Nous avons les mêmes lèvres, 
elle et moi, 
celles dont les hommes se souviennent
quand ils sont avec leur femme. 
Elle meurt de faim. 
Tu me regardes droit dans les yeux quand elle nous raconte
comme son père aimait cogner les filles
en pleine face.

Je t'entends dans la chambre d'amis avec elle. 
De quoi a t-elle si faim? 
De quoi la remplis-tu? 
De quoi es-tu capable là, dont tu es incapable avec moi? 
Je recompte mes côtes avant de dormir".

Dans le recueil, le grand-père et le père sont communistes. Ce dernier fait sa formation en Russie, il en revient alcoolique, inadapté.

"Neige

Mon père est un ivrogne. Il a épousé ma mre
le mois qui a suivi son retour de Russie
du whisky plein les veines. 
Pendant leur nuit de noces, il a chuchoté
à son oreille des histoires d'avion de chasse et de neige. 
Il a dit le mot en russe; 
ma mère refoulant les larmes d'un cillement a étalé ses paumes
sur ses omoplates comme si c'étaient les ailes 
d'un avion. Plus tard, pantelant, la tête posée
sur ses cuisses il l'a touchée, 
en a ressorti deux doigts luisants, 
et lui a fait voir ce qui en son propre corps
de la couleur neige se rapprochait le plus"

Vers et poèmes à chute, diamant brut du désespoir ou de la vie qui dévore les individualités bousculées par la guerre, la politique, la famille, la religion, la misère, l'exil, il faut vraiment lire Warsan Shire, ici traduite par Sika Kakambi aux éditions Isabelle Sauvage.

Pour se procurer le recueil (16€): https//editionsisabellesauvage.worldpress.com

Warsan Shire: Où j'apprends à ma mère à donner naissance (éditions Isabelle Sauvage, 2017) - la poésie au visage du monde
Warsan Shire: Où j'apprends à ma mère à donner naissance (éditions Isabelle Sauvage, 2017) - la poésie au visage du monde

Conversations à propos de chez soi 
(au centre d'expulsion)

Warsan Shire, où j'apprends à ma mère à donner naissance (éditions Isabelle Sauvage, 2017 - 16€)

"Donc je pense que chez moi m'a crachée dehors, coupures d'électricité et couvre-feux comme une langue butant contre la dent branlante. Dieu, sais-tu comme il est difficile de parler du jour où ta propre ville t'a traînée par les cheveux, devant les torses incendiés dressés sur des poteaux comme des drapeaux? Quand il m'arrive d'en rencontrer d'autres comme moi je sais sur leur rivage la nostalgie, le manque, le souvenir des cendres. Nul ne part de chez soi à moins que chez soi ne soit la gueule d'un requin. J'ai si longtemps porté en bouche l'hymne ancien qu'il ne reste plus de place pour aucun autre chant, aucune autre langue ou aucun autre langage. Je sais une honte qui te couvre d'un liceul, l'engloutit tout entier. J'ai déchiqueté et mangé mon passeport dans un hôtel d'aéroport. Je suis ballonnée d'une langue que je ne peux me permettre d'oublier.

Ils me demandent "comment vous êtes arrivée ici?" Tu ne le vois pas sur mon corps? Le désert libyen rouge des corps de migrants, le golfe d'Aden ballonné, la ville de Rome sans veste. J'espère que ce voyage signifie plus que ces kilomètres, parce que tous mes enfants sont au fond de l'eau. Je croyais que la mer était plus sûre que la terre ferme. Je veux faire l'amour, mais j'ai les cheveux qui puent la guerre et courir et courir. Je veux m'allonger, mais tous ces pays sont comme ces oncles qui te touchent quand tu es enfant et endormi. Regarde toutes ces frontières, leurs boucles écumantes de corps brisés désespérés. Je suis la couleur d'un soleil ardent au visage, la dépouille de ma mère n'a jamais été ensevelie. J'ai passé des jours et des nuits dans le ventre d'un camion; je n'en suis pas sortie la même. Quelque fois j'ai l'impression que quelqu'un d'autre s'est revêtu de mon corps.

Il est des choses que je tiens pour vraies. Je ne sais pas où je vais, là d'où je viens disparaît, je ne suis pas la bienvenue et ma beauté ici n'est pas beauté. Mon corps brûle de la honte de n'appartenir pas, mon corps est nostalgie. Je suis le péché du souvenir et l'absence du souvenir. Je regarde les informations et ma bouche devient un évier rempli de sang. Les files d'attente, les formulaires, les gens aux guichets, les tickets d'appel, l'agent d'immigration, les regards dans la rue, le froid qui s'installe au tréfonds de mes os, l'anglais en cours du soir, la distance qui me sépare de chez moi. Mais Alhamdulilah tout ceci vaut mieux que l'odeur d'une femme en feu, ou un plein camion d'hommes qui ressemblent à mon père et m'arrachent les ongles et les dents, ou quatorze hommes entre mes jambes, ou un fusil, ou une promesse, ou un mensonge, ou son nom, ou sa virilité dans ma bouche.

Je les entends dire "rentre chez toi", je les entends dire "putain de migrants, putain de réfugiés". Sont-ils vraiment si arrogants? Ne savent-ils pas que la stabilité est pareille à cet amant à la bouche pleine de douceur se coulant sur ton corps un instant; et l'instant d'après te voici tremblement gisant sous les décombres et les devises anciennes, attendant son retour. Tout ce que je peux dire, c'est que naguère j'étais pareille à toi, cette apathie, cette pitié, cet accueil à contrecoeur et maintenant chez moi c'est la gueule d'un requin, maintenant chez moi c'est le canon d'un fusil. On se reverra de l'autre côté".

(Warsan Shire, traduite par Sika Fakambi, éditions Isabelle Sauvage, 2017 - 16€)

 

Warsan Shire

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