Fin novembre 1984, bien que banni de Syrie, Rifaat va profiter de la visite de François Mitterrand dans ce pays pour regagner brièvement Damas, sachant que ses relations avec les services français lui valent protection. Dans son pays, il compte toujours des partisans, notamment à Lattaquié et dans la montagne alaouite, où on lui sait gré d’avoir maté les islamistes. Fort de cet appui, il exploitera chaque occasion pour essayer de prendre le pouvoir, prétendant succéder à son frère lors du décès de ce dernier en 2000, au détriment de Bachar al-Assad, et en 2013, se présentant comme un recours dans le conflit syrien, il aura des entretiens sans lendemain à Genève avec des officiels russes.
En même temps, pendant toutes ses années d’exil, Rifaat al-Assad se comporte en France comme en terrain conquis. « Quoi qu’il fasse en voiture, il ne payait aucune amende. Les services se chargeaient de régler les problèmes. D’ailleurs, chez lui, il y avait toujours table ouverte pour eux, confie un journaliste libanais à Paris qui avait un bon copain dans son entourage. Un matin, alors qu’il rentrait d’une folle soirée, vers huit heures et demie du matin, dans son hôtel particulier, il est tombé sur un homme de ménage. Se croyant menacé, il a sorti son flingue et a failli le descendre. »
Au milieu des années 1990, l’un de ses fils, âgé de 16 ans, sort éméché du VIP Room, une boîte des Champs-Élysées et, au volant d’une des Ferrari de son père, percute un jeune en scooter. La victime demeurera handicapée. L’affaire sera soigneusement étouffée. Aucune plainte déposée. Une explication possible à tant de complaisance est que, grâce à ses relations étroites avec les dirigeants saoudiens, il a pu servi d’agent d’influence dans les ventes d’armes au royaume.
Et puis Rifaat ratisse large. Il n’a rien d’un idéologue et ne rêve pas, comme son frère Assad, de restaurer la grandeur arabe. Il a des amitiés avec la dynastie marocaine. Et il n’a pas exclu, s’il prenait le pouvoir, que la Syrie noue des relations diplomatiques avec Israël. Pendant un temps, son chef de la sécurité a été un juif hongrois et, pour la petite histoire, le mari d’une animatrice vedette de la télévision française.
À Bessancourt, il s’est longtemps comporté comme un seigneur, l’ancien maire, un socialiste, lui cédant sur tout, tant il était fasciné par « le bourreau de Hama ». Il faut dire que celui-ci « arrosait » beaucoup la commune. Tout va changer en 2001 avec l’élection d’un nouveau magistrat, Jean-Christophe Poulet, un écologiste qui a aussitôt mis fin en 2001 à des pratiques qui avaient notamment permis la construction du gymnase, « financé par une valise d’argent liquide en 1996 et validé par la préfecture », le financement du centre social – pour compenser le fait que les petits Syriens du domaine sont accueillis dans les écoles de la commune – et d’aider diverses associations locales.
Puis il a engagé la lutte avec l’hôte du haras Saint-Jacques, transformant la sente communale qui sépare les logements délabrés du personnel en voie départementale pour mieux interdire aux gardes d’y circuler armés et de tirer le sanglier à l’arme automatique. Des batailles certes picrocholines, que le maire a largement remportées, bien que le Syrien les ait livrées avec l’appui des « services » français. « À trois reprises, j’ai eu en mairie la visite d’un officier, pas commode, qui me demandait : “Comment se fait-il que cela se passe mal avec les Syriens ? Il y a un intérêt d’État, il faut donc que cela se passe bien” », a-t-il raconté, lors d’une précédente visite à Bessancourt (il n’a pas souhaité nous reparler), précisant que l’officier ne voulait pas que son nom apparaisse sur l’agenda municipal.
Reste le problème du personnel, la vingtaine de familles qui semblent livrées à elles-mêmes dans le haras, où elles habitent sans droit ni titre, travaillent sans fiches de paie, avec des rémunérations sans doute aléatoires, et vivent dans des conditions déplorables, « avec des problèmes de sécurité sanitaire pour les enfants asthmatiques ». Cette situation, qui ne date pas d’hier, n’empêchait pas, il y a encore deux ans, le propriétaire des lieux de demander une extension du château.
Mais le haras Saint-Jacques n’est qu’une infirme portion de l’empire immobilier de l’ancien vice-président syrien. À Paris, il possède un hôtel particulier de sept étages, au 38 avenue Foch, un autre au 13 avenue de Lamballe, un appartement dans cette même artère, une dizaine d’appartements, certains panoramiques, au 100 avenue Kennedy à Paris, une dizaine d’autres au 79 quai André-Citroën et un terrain de 788 m2 non bâti, rue Jasmin. Il faut y ajouter des maisons et appartements à Taverny et près de 7 500 m2 de bureaux à la cité internationale de Lyon.
La plupart de ces biens sont détenus au nom de sociétés anonymes étrangères domiciliées à Luxembourg, plus une société française (SCI du 25 rue Jasmin) pour « gérer » la friche du XVIe arrondissement, dont la valeur est estimée à près de 3,6 millions euros, ou au nom de certaines de ses femmes et de plusieurs de ses 16 enfants. Ce qui permet à Rifaat al-Assad, souligne une source proche du dossier, « de n’apparaître dans aucun fichier administratif, de ne jamais remplir de déclarations fiscales (il est cependant assujetti à l’ISF), de n’avoir pas de compte bancaire à son nom ». Même son domicile véritable reste hypothétique : est-ce à Paris, à Marbella ou à Londres – où il bénéficie d’un splendide appartement au 50 South Street Mayfair ? Quant à sa nationalité, elle est double : il est syrien et citoyen de la République de… Grenade.
Si l’on regarde les comptes certifiés de ses sociétés basées au Luxembourg, on est abasourdi. Pour la Manitouling Holding SA, l’exercice 2010 – il n’y en a pas de plus récent – s’est traduit par un bénéfice net de plus de 165 millions d’euros !
Mais le patrimoine immobilier en France de Rifaat al-Assad n’est rien à côté de celui qu’il a acquis en Espagne à partir de 1988. Car la justice française a convaincu les juges espagnols d’enquêter aussi sur le Syrien et ses proches, dont l’origine des biens dans ce pays remonte là encore aux 300 millions de dollars fournis par Hafez al-Assad en 1984. Renaud Van Ruymbeke s’est donc rendu à Madrid pour fournir des informations à ses collègues espagnols, lesquels ont à leur tour lancé une vaste enquête et saisi, en avril 2017, 503 propriétés, dont l’une, la Marquina, s’étale sur plus de 3 300 hectares et est estimée à 60 millions d’euros. Toutes sont situées dans un périmètre relativement limité, entre Marbella et Puerto Banus, un port de luxe où la plupart des millionnaires espagnols ont leur yacht. Ils ont bloqué aussi de nombreux comptes.
De nouvelles enquêtes devraient suivre dans d’autres pays, ce qui place le Syrien en situation d’homme traqué. Reste le volet des innombrables crimes de guerre qu’il a commis dans son pays. Il y a bien depuis 2013 une procédure en ce sens en Suisse, en vertu du principe de compétence universelle, à l’initiative de Trial International, qui a fourni aux juges helvétiques un dossier volumineux. Mais la procédure est aujourd’hui enlisée. Aussi, les avocats de l’ONG et des plaignants dénoncent-ils « de graves manquements dans la procédure tels que l’annulation d’audiences, le refus d’interpeller et d’entendre le prévenu […], voire une volonté d’enterrer l’affaire ».