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15 janvier 2025 3 15 /01 /janvier /2025 14:05
A Khenchela, les colonialistes ont arrêté un instituteur français à titre d'otage - Marie Perrot, L'Humanité, 11 novembre 1954

Un document exceptionnel - Voici un article de Marie Perrot, ancienne députée communiste de Landerneau (sous le nom de Marie Lambert), résistante, envoyée spéciale de l'Humanité en Algérie (la première à parler de "guerre" et de torture en Algérie), sur l'arrestation de l'instituteur communiste Guy Drouillard, cofondateur de l'UL CGT de Khenchela dans les Aurès, à 150 km au Sud de Constantine, ami de Michel et Marie-Thé Tanguy et d'André et Annick Castel, originaires de la région du Finistère et transportés aussi dans les Aurès suite à l'école normale de Michel et André en Algérie.

Les 3 couples de communistes seront des soutiens de la résistance algérienne.

Et Guy Drouillard, né en 1929 en Gironde, militant de la Jeunesse communiste et du PCF depuis 46, entré à l'école Normale de Constantine à 22 ans, nommé à l'école de Khenchela en 1952.

René Vautier raconte comment, emprisonné avec des militants algériens du FLN, il entendit les éloges sur l'action émancipatrice de Guy Drouillard dans les Aurès, en soutien aux luttes sociales des travailleurs algériens exploités par le petit patronat des colons avant le soulèvement de la Toussaint, du 1er novembre 1954, créateur de la section du PCA à Khenchela, où il distribuait le journal du PCA sur le marché "Liberté" sous le regard éberlué des européens de la commune.

Guy Drouillard a été candidat du Parti communiste algérien pour le collège européen aux élections du Conseil Général de Khenchela en avril 1955, dans un climat de tension extrême.

Puis il sera chassé du département de Constantine en avril 1955. 

Le 1er mai 1955 à Alger, il prend la parole à la manifestation de la CGT et du PCA, pour dénoncer la repression et l'état d'urgence qui sévissent en Kabylie et dans les Aurès.

Comme on lui refuse un poste en Algérie à la rentrée de septembre 1955, il est contraint de retourner vivre en France.

Il reviendra enseigner dans l'Algérie indépendante en 1964 avant de s'établir dans les Côtes d'Armor et de devenir l'élu communiste. emblématique de Perros-Guirec et le responsable de la section communiste

Ci-joint, des documents extraits de mémoires d'Algérie de Guy Drouillard et des pages d'Alger Républicain racontant son arrestation suite au 1er novembre 1954 et ses démêlées avec l'administration coloniale.

Lire aussi:

1920-2020 - 100 ans d'engagements communistes en Finistère - 2/ Marie Lambert (1913-1981)

Alain Ruscio dans l'Humanité du 22 février, entretien avec Rosa Moussaoui:  La force communiste fut à l’origine de la protestation anticolonialiste en France

Témoignage - L'itinéraire de Michel Tanguy, instituteur morlaisien communiste en Algérie pendant la guerre d'Algérie

Archives Guy Drouillard -Michel Tanguy avec ses amis André Castel, Marie-Thé Tanguy sa femme, Mireille Brel, Guy Drouillard et Raymond Brel le receveur des postes de Khenchela qui les initie à la spéléologie (source de la photo: Mémoires de Guy Drouillard, IHS CGT de la Gironde)

Archives Guy Drouillard -Michel Tanguy avec ses amis André Castel, Marie-Thé Tanguy sa femme, Mireille Brel, Guy Drouillard et Raymond Brel le receveur des postes de Khenchela qui les initie à la spéléologie (source de la photo: Mémoires de Guy Drouillard, IHS CGT de la Gironde)

A Khenchela, les colonialistes ont arrêté un instituteur français à titre d'otage - Marie Perrot, L'Humanité, 11 novembre 1954
A Khenchela, les colonialistes ont arrêté un instituteur français à titre d'otage - Marie Perrot, L'Humanité, 11 novembre 1954
A Khenchela, les colonialistes ont arrêté un instituteur français à titre d'otage - Marie Perrot, L'Humanité, 11 novembre 1954
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13 janvier 2025 1 13 /01 /janvier /2025 18:09
Photo de Michel Tanguy - janvier 2025

Photo de Michel Tanguy - janvier 2025

Michel Tanguy avec ses amis André Castel, Marie-Thé Tanguy sa femme, Mireille Brel, Guy Drouillard et Raymond Brel le receveur des postes de Khenchela qui les initie à la spéléologie (source de la photo: Mémoires de Guy Drouillard, IHS CGT de la Gironde)

Michel Tanguy avec ses amis André Castel, Marie-Thé Tanguy sa femme, Mireille Brel, Guy Drouillard et Raymond Brel le receveur des postes de Khenchela qui les initie à la spéléologie (source de la photo: Mémoires de Guy Drouillard, IHS CGT de la Gironde)

Michel Tanguy a fait son collège et son lycée à Morlaix, de la 6ème à la Terminale, à Kernéguès, à l'ancien lycée Tristan Corbière, aujourd'hui reconverti pour les Services techniques de la ville de Morlaix.

A la sortie du lycée, en 1949, il a 19 ans. Il aurait bien voulu continuer ses études, mais la faculté étant à Rennes, et le logement difficile à trouver et à payer, il doit y renoncer.

Sa mère est institutrice, et son père est le bras droit du directeur des affaires maritimes.

A l'époque leurs salaires étaient bas: une institutrice gagnait 1000 francs par mois tandis qu'un chauffeur aux Ponts et Chaussée pouvait gagner 3000 francs par mois à ses débuts. Les parents n'avaient pas fini de plus de payer la maison rue de la République à Coatserho, près de l'ancienne clinique Lejeune.

Michel Tanguy doit donc vivre et cherche un poste d'enseignant suppléant ou bien de surveillant et il trouve effectivement un poste de surveillant à Pont-de-Buis.

Cela lui permet d'obtenir un sursis de 5 ans pour son service militaire, jusqu'à ses 25 ans. Il se plaît à Pont-de-Buis, loin de sa mère, qu'il décrit comme "un véritable dragon".

Celle-ci lui découpe un un jour un article de journal: on cherchait des instituteurs en Algérie.

Michel Tanguy comprend qu'il peut faire son école normale pendant un an en 1950 à Alger et décide de tenter l'aventure. Un peu plus tard, ce sera au tour de ses futurs amis, normaliens, et instituteurs et militants communistes en Algérie, Guy Drouillard, de Gironde, avec sa femme Suzanne, et André Castel, avec sa femme Annick. 

Sa future femme, Marie-Thérèse Sizun, travaillait aux PTT, elle était communiste depuis ses 17 ans. Son père, Pierre Sizun, était responsable communiste et secrétaire de la CGT à la poudrerie de Pont-de-Buis, un proche de François Tanguy, secrétaire départemental de la CGT, qui deviendra plus tard proche aussi avec Michel Tanguy.

Après un emploi d'été en colonie de vacances, Michel Tanguy arrive à Alger, se fait accueillir à la brasserie "La Lorraine" par les époux Torillec, les patrons, des bretons chaleureux, chouchoutant tous les bretons expatriés en Algérie dans leur établissement avec vue sur mer.

Tout de suite, Michel s'étonne de voir les européens d'Algérie, souvent d'origine espagnole, italienne, maltaise, très bien habillés, tout en contraste avec une population arabo-berbère musulmane avec des allures plus misérables.

Il y a quinze bretons à l'école normale d'Alger, sur cent quinze élèves. Dans la petite commune de la banlieue d'Alger où se trouve l'école normale, Michel Tanguy trouve une famille de bretons de Saint-Pol-de-Léon qui accueille à bras ouvert tous les bretons.

"Des gens formidables, catholiques très pratiquants: lui était prof à Alger dans une école libre".

A Alger, Michel Tanguy fait partie de l'association des bretons d'Alger. "On se réunissait tous les samedis après-midi, on dansait, on chantait, on a même été filmés par les actualités cinématographiques pour la Saint Yves". Nous avons été invités à Blida pour une fête organisée par la municipalité. On y a chanté le "Bro Goz Ma Zadou": même les gendarmes se sont mis au garde-à-vous.

"Toute l'année j'ai été hanté par le fait que je devais me marier en rentrant en France. Et trouver un poste pour moi dans l'enseignement et pour Marie-Thérèse dans les PTT. Je connaissais un morlaisien et une morlaisienne en Algérie, un ami de mon frère, de huit ans de plus que moi, que j'avais connu enfant à Coatserho. Il avait un poste important dans les PTT au gouvernement de l'Algérie. Ensemble on a parlé à un inspecteur de l'enseignement primaire d'Alger. J'ai réussi à la sortie de l'école normale à avoir un poste à Khenchela, où il y avait un bureau de Poste. Mais ma femme n'a pas pas réussi à l'obtenir. Elle a pris un congé pour convenance personnelle de 6 mois et a trouvé un poste de secrétariat pour un ingénieur des Ponts et Chaussées, chef de chantier. Au bout de 6 mois, elle a redemandé un congé mais le receveur des Postes l'a dénoncée à la direction de Quimper, arguant qu'elle travaillait aux Ponts et Chaussées. Marie-Thérèse a été "démissionnée" d'office par le directeur des Postes de Quimper, malgré ses 4 ans d'ancienneté. Elle a fini aux Ponts et Chaussées."

" On est partis en Renault 4 CV depuis Pont-de-Buis à la fin des vacances scolaires après mon école normale.

Trois jours de route pour arriver à Marseille. Arrivée à 7h du soir, à Marseille, pour déclarer la voiture. A l'arrivée au port, on apprend que la CGT de la compagnie générale transatlantique fait grève. On a dû partir en avion. Notre fils Ronan n'avait que 14 jours en quittant Pont-de-Buis. Nous avons pris l'avion entre Marseille et Philippeville. Puis un autre avion pour Constantine, et, de là, un car. Une voiture nous est d'ailleurs rentrée dedans. Arrivés à Khenchela, nous n'avons trouvé personne pour garder le bébé. On s'est trouvé dans une merde épouvantable. Je gagnais 36 000 F par mois mais j'avais 25 000 F de remboursement par mois pour ma 4 CV, et je devais en plus débourser 6 000 F pour nous loger. Une famille juive nous sous-louait deux pièces dans un meublé. Il restait 5 000 F pour vivre à 3, une misère...."  

Khenchela est dans le Massif des Aurès, à 150 km au sud de Constantine, une commune de 14 000 habitants avec un bourg de 4000 habitants, dont 500 européens, une communauté juive importante et une communauté musulmane, composée principalement de Kabyles, les Chaouias berbères des Aurès.

On était l'année scolaire 1950-1951. En Algérie, il y avait l'école indigène et l'école européenne.

L'ancienne école indigène ne recevait aucun européen. L'autre école recevait des enfants européens et des petits algériens, principalement des juifs et des enfants de notables musulmans.

Le directeur était raciste vis-à-vis des petits musulmans. Dans sa classe, son chouchou était le fils de administrateur. C'était un chaouch, un sergent, qui venait le chercher le soir, ou sa mère... Il ne faisait rien de ce qu'on demandait aux autres, mais c'était le directeur qui entendait le dispenser de toute obligation, au regard de la condition de ses parents. Je ne l'entendais pas ainsi et je voulais que le petit monsieur participe aux tâches collectives, comme les autres.

Le directeur s'exclama:

- M. Tanguy est là depuis trop peu de temps pour savoir qu'ici il y a des règles. 

Je lui ai répondu:

- Avec moi, Monsieur Cohen, il n'y a jamais deux poids, deux mesures.

L'administrateur en personne est venu me serrer la main et me féliciter".

A Khenchela, il y avait de petites entreprises du bâtiment. Les ouvriers algériens demandèrent de l'aide à Michel pour fonder un syndicat.

"Tout le monde se syndiquait à la CGTA, depuis que Guy Drouillard avait fondé l'UL CGTA de Khenchela. Ils ont déclenché une grève dans la plus grosse entreprise de Khenchela.

Même l'inspecteur du travail s'est déplacé. Il n'y avait pas de fiche de paye. Il a fallu payer les salariés avec effet rétroactif".

En Algérie, Michel Tanguy devient ami intime avec Guy Drouillard, futur élu communiste de Perros Guirec et secrétaire de section PCF à Perros, qui restera pour lui le meilleur militant communiste qu'il ait pu connaître, un  instituteur d'origine bordelaise arrivé en Algérie déjà encarté communiste, et qui vend le journal du parti communiste algérien, "Liberté", sur le marché à Khenchela, ce qui, outre ses activités d'organisation syndicale, lui vaudra d'être suspect aux yeux des colons et de l'administration coloniale, et d'être arrêté au lendemain du soulèvement du 1er novembre 1954, qui touchera Khenchela plus que toute autre ville algérienne, avec un policier et un militaire tués, une prise d'assaut de bâtiments représentant les forces de répression. Guy Drouillard sera le seul européen arrêté préventivement parmi 19 suspects.

En avril 1955, alors que les opérations de répression contre les Algériens ont commencé, Guy Drouillard s'est présenté aux élections pour le Conseil Général avec le PCA, le Parti communiste algérien, qui soutenait l'indépendance algérienne, ce qui lui a valu d'être interdit de séjour dans le secteur de Constantine.

En 1954, Michel Tanguy rencontre aussi à Khenchela André Castel, instituteur de Carantec avec sa femme Annick Pailler Castel, ancienne employée de mairie à Carantec.

Les Drouillard, les Castel, les Tanguy se fréquentent et sont des instituteurs unis par leurs idées progressistes et leur critique du colonialisme et de son cortège de racisme et d'humiliation.

André Castel est muté par l'inspection académique à Babar à 1 200 mètres d’altitude, à 40 km au sud de Khenchela, dans les Aurès, les seuls civils blancs au milieu des Aurésiens, et ils se démènent pour l'assistance aux familles désargentés du village, réclamer l'accès aux soins pour eux.

Les Castel viennent en aide aux familles algériennes pour que les enfants puissent fréquenter l’école ; quand l’école est fermée pour congés ou par force, ils ne trouvent contacts et refuge qu’auprès du petit groupe de syndicalistes progressistes autour de l’instituteur Guy Drouillard qui tient l’Union locale CGT de Khenchela.

Pour les services aussi bien civils que militaires, Guy Drouillard est « Le communiste » ; au reste il est chassé du département de Constantine (tout l’Est à l’époque).

André et Annick deviennent rapidement suspects aux yeux des quelques Français et Européens du district et bientôt des militaires qui, avec le début des opérations de guerre, s’installent près de l’école, et y torturent, enchaînant des suspects torturés aux grilles de l'école, des parents d'élèves, à la grande indignation de André et Annick. La buanderie et le garage de l'école de Babar servent de lieux d’interrogatoire et de torture ; l’école et leur logement sont occupés par militaires et gardes mobiles occupés à leurs opérations de "pacification". André Castel adresse un rapport à l’Inspection académique. Plus de doute, le couple est communiste. Ils sont déplacés d'office. Guy se retrouve sans travail, rentre en vacances en métropole et décide de revenir en Algérie avec Annick et sa fille Martine. Il reprend des études à l'université d'Alger où il se lie d'amitié avec des étudiants communistes et rentre dans le soutien au mouvement indépendantiste et l'ALN. Annick travaille comme secrétaire pour la CGT et pour un avocat algérois. Les deux sont arrêtés et torturés par les paras à l'été 57. Annick est même violée comme d'autres détenues algériennes.

 André Castel deviendra d'ailleurs premier secrétaire du Ministère de l'Industrie du FLN sous Boumediene sous le nom de Mourad.

Michel Tanguy, revenu en France à l'été 54, est incorporé pour son service militaire le 1er novembre 1954, le jour de la Toussaint sanglante qui apparaît aujourd'hui comme le déclenchement de la guerre d'Algérie et qui touche particulièrement Khenchela.

Il est affecté à l'école des mousses de Loctudy. Il cherche à tout prix à éviter le départ en Algérie pour combattre les Algériens. A l'école des mousses, il enseigne aux futurs marins avec un prof de sciences. Lui enseigne le français et l'histoire-géo. Cela dure 30 mois.

En 1957, libéré de ses obligations militaires, il doit retourner prendre un poste d'instituteur en Algérie, car il avait encore des années à y faire suite à sa titularisation en Algérie après l'école normale d'Alger.

Michel Tanguy a bien pensé démissionner de l'éducation nationale, rejoindre une usine de radio en région parisienne. Ou bien obtenir une ordonnance de complaisance pour un congé psychiatrique grâce à une relation familiale mais l'académie de Constantine n'est pas dupe et lui enjoint de revenir immédiatement, sous peine d'être licencié de son poste d'instituteur.

Il demande avec un copain, Maurice Le Guellec, de la région de Douarnenez, marié à une institutrice, une nomination à Constantine.

Mais alors que des postes sont non pourvus à Constantine, ils sont mutés d'office aux "cent mille diables" dans la région de Sétif, à Ouled Ali Ben Atmane. Le bourg le plus proche est La Fayette.  

L'école toute neuve reçoit 450 garçons. Un instituteur appelé fait classe, des kabyles qui ont travaillé en France et ont un petit niveau aussi. L'école est en zone opérationnelle pour les militaires. Des combats y ont eu lieu. Des officiers se sont fait tirés dessus alors qu'ils jouaient au tennis. Une vaste opération de ratissage contre les combattants algériens a eu lieu. Un village à côté de Ouled Ali Ben Atmane a été rasé. 

Le responsable du syndicat national des instituteurs de Sétif conseille à Michel Tanguy de ne pas accepter le poste, dans une région dangereuse, de faire grève.

Michel Tanguy et son ami essaient de faire grève et de voir le résultat. Cela n'a duré qu'une semaine: s'ils ne réintègrent pas leur classe, ils sont considérés comme démissionnaires.

Tout de suite, le responsable des Renseignements du poste militaire et le lieutenant mettent la pression sur Michel Tanguy, lui demandant ce qu'il pensait de la torture en lui tendant un dossier de l'Express de Servan-Schreiber dénonçant la torture. Michel Tanguy demande à ce que l'on constitue une classe de filles, et c'est Michel Tanguy qui la prend. 

On est en mai 57- juin 47. Michel est protégé par un inspecteur d'académie adjoint qui est ami de Guy Drouillard lui aussi. 

Michel Tanguy voit des algériens déplacés loin de leurs villages, dans des zones sans eau. Ses amis Castel et Drouillard ont été interdits d'enseignement dans le constantinois et ont participé à la lutte pour l'indépendance de l'Algérie dans le département d'Algérie, défiant Massu et ses paras. Quand André Castel est arrêté avec sa femme et que leur jugement a lieu avec les paras: on propose à Michel Tanguy de témoigner pour eux, mais des Algériens le dissuadent d'aller au Procès. Michel Tanguy a fait une déclaration avec ce qu'il savait que la population arabe connaissait de lui. L'avocat d'André Castel a lu la déclaration écrite au procès.

En avril 1957, Michel Tanguy a adhéré au PCF, convaincu par Guy Drouillard. Son père était un militant SFIO avec sa carte, un socialiste de guerre froide, anticommuniste. Quand Michel Tanguy a rencontré sa femme Marie-Thérèse en 1949, lui aussi était anti-communiste et a été sur le point de ne pas sortir avec elle à cause de cela.

En 1953, à Khenchela, aux Municipales Guy Drouillard avait été candidat communiste avec la femme de Michel Tanguy, Marie-Thérèse Tanguy, née Sizun. Michel Tanguy avait été tenté de les rejoindre. Ils sont déjà très amis. Guy et sa femme, Suzanne, avaient été invités à Pont-de-Buis en 53 chez les Sizun, les beaux-parents de Michel Tanguy. Les Castel eux avaient invité les Drouillard à Carantec. Mais Michel a à ce moment encore des objections de principe contre le communisme.  

Le 1er janvier 1958, Michel Tanguy revient à Khenchela. Des ouvriers lui sautent au cou, ils se souviennent de lui et de Guy Drouillard. Michel Tanguy enseigne désormais dans l'école indigène qui contient 20 classes. C'est le seul enseignant titulaire et le seul instituteur européen avec des jeunes algériens qui n'ont souvent que le brevet des collèges.

Le directeur, un juif arabe, devient copain avec Michel Tanguy. Michel et lui causent beaucoup en rentrant de l'école et en faisant les cent pas, se donnent rendez-vous au café maure. Michel refuse désormais d'aller dans les cafés tenus par les pieds-noirs, les trouvant trop racistes.  

"Il y avait à Khenchela beaucoup de juifs des Aurès, des descendants des compagnons de la Kahina. La fille d'un rabbin Eliane fréquentait un catholique débaptisé, un collègue instit qui avait une classe en dehors du village. Sa famille la séquestrait chez elle, ses frères la battaient. Ils comptaient la marier à un vieux juif de Constantine. Ils la conduisaient à l'école, allaient la chercher. L'inspecteur primaire de Guy Drouillard voulait l'enlever la veille des vacances de Pâques. Ma 4 CV a servi à l'enlèvement et à la libération de la fille du rabbin qui a pu se rendre à Philippeville puis gagner la France en avion. Heureusement car ses frères attendaient son retour avec des fusils. Cela a fait un scandale épouvantable. Le rabbin a dû quitter Khenchela et les juifs conservateurs ne pouvaient plus nous voir".  

La fréquentation des instits pieds noirs, racistes pour beaucoup, est compliquée dans le moment. La population européenne de Khenchela juge Michel suspect, de fréquenter les "arabes". Début 1958, Khenchela est devenu un camp retranché, avec un aérodrome, entouré de barbelés. 

Michel Tanguy donne cours en CP en apprenant à lire à 50 enfants algériens. Ils vont en classe à mi-temps, en effectuant des rotations à la mi-journée. A noël, les enfants savaient déjà lire couramment. Il devient complice avec un vieil instituteur qui fait classe d'initiation, pourvu simplement d'un certificat d'étude.

Quand il se promène dans la commune, Michel sent qu'il est mal vu par les pieds-noirs. Il est convoqué aux Renseignements généraux. On lui demande s'il est communiste. Il nie. On le cuisine. Michel s'en sort en montrant une lettre datée de 1954 venant d'un inspecteur des renseignements généraux de sa connaissance. Quelques jours à près, c'est le coup de force en Algérie des Salan, Soustelle, Massu. Le lien avec la France est coupé: plus un avion, plus un bateau. Les partisans de l'Algérie française et de la répression à tout crin triomphent. L'ambiance était épouvantable à ce moment-là pour Michel et Marie-Thérèse: ils avaient peur. Peu de temps avec le coup d’État, les ultras de l'Algérie française avaient organisé une manifestation. Les jeunes instituteurs algériens avaient conseiller à Michel Tanguy d'y participer. Ils filtraient et retenaient le nom des participants, établissaient des listes de ceux qui ne s'étaient pas joint au mouvement.

Dix à douze jours après le coup de force, un instituteur algérien est venu voir Michel pour lui dire: tu sais qu'il y a une réunion du SNI ce soir?

Drouillard était le responsable du SNI (syndicat national des instituteurs) et Michel était alors le trésorier. Quelques jeunes instituteurs devaient s'y rendre, dont des Algériens. Mais il y avait aussi des instituteurs pieds-noirs colonialistes au SNI, ils étaient 12, et ils parlaient du 13 mai 1958 avec enthousiasme. Ils étaient surexcités. "Ils m'auraient bouffé", se souvient Michel, qui dans l'échange prend le parti des jeunes algériens. 8 instituteurs sur 20 du SNI prennent parti contre les thèses du 13 mai 1958, les 7 algériens plus Michel Tanguy, le seul français à voter pour et avec les Algériens.

A ses côtés, son voisin de palier, Saval, un "abruti, d'extrême-droite, raciste", un pied noir. Également un prof d'histoire qui lui racontait comment il avait participer à des tortures dans une milice populaire de pied-noir en présence de Saval. Son père était arabe. Un autre voisin, Rivière, un instituteur titulaire, un facho. Saval et Rivière partent de cette réunion avec un bloc-note à la main.

Marie-Thérèse, la femme de Michel, lui dit: "J'ai peur".

Deux jours après, Michel Tanguy était convoqué à 11h du matin par le deuxième bureau militaire dans une baraque. Michel est reçu par le capitaine Desgeorges et un lieutenant haineux au crâne rasé...

"S'il avait pu le bouffer". Ils lui disent: "On sait que vous avez fait de la spéléologie avant les "évènements", ça vous dirait qu'on s'organise une expédition dans une grotte". Les grottes, je savais ce que c'était, c'est là qu'on éliminait les tièdes, les sympathisants des Algériens et on mettait ces morts sur le compte du FLN".

Le directeur de l'école indigène avait peur. Il n'avait plus envie qu'on aille chez lui. Dans ce contexte, on pouvait mourir pour une amitié.

Vers le 25 mai, 12 jours après le coup de force du 13 mai 1958, j'ai pris la décision d'aller voir mon médecin arabe qui avait fait des études à Montpellier.

Il m'a pris en consultation et il a appelé le commissaire de police adjoint, un métropolitain. J'ai raconté ce que les militaires m'avaient dit au bureau des renseignements militaires.

Il me dit: "Vous êtes condamné à mort, vous n'avez pas vingt-quatre heures à perdre, vous devez partir dès l'aube demain, à 5 heures du matin. Ici, c'est l'armée qui dirige. Le sous-préfet et l'administration n'ont plus aucun pouvoir. Le capitaine Desgeorges, je le connais, il est inhumain. Il a décidé de vous descendre et il vous descendra. Il vous faut demander un laisser-passer pour demain matin".

Un autre instituteur arabe m'avait proposé d'aller dans le maquis, via un message adressé à ma femme.  Il pouvait me trouver une cache. Après cela, j'aurais essayé de gagner la Tunisie. Mais j'ai préféré tenter de rentrer par la voie légale en obtenant un congé de mon administration et une permission des autorités territoriales.

J'ai d'abord fait 160 km dans un taxi collectif escorté par des militaires jusqu'à Constantine. Puis j'ai été voir mon inspecteur primaire et je lui ai expliqué la situation, en niant que j'étais communiste.

L'inspecteur primaire est allé voir l'inspecteur d'académie. Celui-ci a proposé que je fasse comme si j'avais reçu une lettre de ma sœur disant que ma mère était mourante. Une lettre écrite par moi-même de la main gauche. L'inspecteur d'académie m'a donné une autorisation d'absence de 12 jours. On correspondait ma femme et moi par l'entremise d'un chauffeur de taxi, qui m'avait proposé une cache lui aussi. Ma maître devait faire une requête chez maître Gaillebaud, avocat, chef de l'unité territoriale.

Début juin, il y a eu une manifestation monstre à Constantine, avec un meeting de Salan, Soustelle, Massu. La fraternisation soi-disant avec les berbères raflés de force... Je me suis mêlé à la foule, ça sentait mauvais. Un jeune arabe est venu jusqu'à moi: "Bonjour monsieur Tanguy. J'ai su que vous aviez des ennuis. J'ai votre femme chez Maître Gaillebaud, puis au deuxième bureau. Elle est inquiétée, elle aussi".

Je me suis dit: "Il faut que je rentre à Khenchela". La nuit tombait quand j'ai trouvé un taxi pour rentrer à Khenchela. A ce moment-là arriva un militaire qui devait rentrer au même endroit. ". J'arrive chez nous, ma femme me dit: "on ne pourra pas rentrer sans un certificat établissant que tu es malade".

Le médecin arabe remplit un certificat pour moi. J'étais entouré par des résistants algériens. L'instituteur qui m'avait proposé d'aller dans le maquis appartenait au FLN. Trois copains sont venus chez nous le soir: on a mis nos affaires dans les caisses. Ce sont ces jeunes du FLN (on ne le savait pas à l'époque) qui nous ont expédié nos affaires personnelles par la suite. Ils nous ont rendu notre frigidaire, nous ont rétrocédé l'argent du loyer.

Des types formidables que j'ai revus par la suite.

En 1978, l'un d'entre eux est devenu islamiste malheureusement.

On est partis à Constantine, on a cherché un hôtel pas cher. Ma femme avait acheté des billets d'avion. On a eu le premier avion pour partir. Derrière nous, il y avait des militaires, on les entendait dire: "ceux qui ne sont pas d'accord, une bastos dans la nuque". A Khenchela, ils avaient une caserne où je savais qu'on torturait. Toute personne algérienne qui arrivait, on ne la revoyait plus. Après l'indépendance de l'Algérie, une fillette à trouver un os qui dépassait du sol. Ils ont trouvé un millier de cadavres, ils ont dû arrêter les fouilles. Il y avait des instruments de torture dans la fosse. Dans les mechtas, les femmes étaient violées, c'était le déshonneur absolu! Il y a eu des dizaines ou des centaines d'Oradour-sur-Glane commis par l'armée française en Algérie".

"Au retour d'Algérie, je suis au siège du SNI à Paris, j'ai un entretien avec Pierre Desvalois. Je lui ai raconté. Il m'a demandé: es-tu communiste? Reviens demain à la même heure, je vais voir au ministère.  J'apprends le lendemain que deux inspecteurs d'académie veulent bien m'accueillir à l'autre bout de la France, dans le département de la Saône et Loire notamment.

Je suis rentré dans le Finistère cependant, où l'Académie a accepté de me prendre en situation irrégulière. Vers le 10 juin 58, je suis nommé en CE2 à la pointe finistérienne. Le directeur de l'école n'est pas content de me recevoir. Une suppléante était là depuis la rentrée. Il a téléphoné à l'académie pour dire que je pouvais aller n'importe où. L'année suivante, je suis nommé à Saint Hernot, où j'ai enseigné à une classe de garçons puis de fille. 

Mes enfants, Ronan, avait 6 ans, Erwan, qui est devenu diacre, n'avait pas un an. Ce sont les élections. J'ai tenu le bureau de vote en tant que directeur d'école.

De Gaulle, qui s'est servi des ultras de l'Algérie française et a été leur homme à ce moment, revient au pouvoir. Il bloque les salaires. En France mon salaire d'instituteur avec une femme et deux enfants ne suffisait pas. Dans mon logement de fonction et mon poste à l'école de Saint Hernot classé "poste déshérité", sous un maire notaire de droite qui se moquait de l'école publique, il fallait pomper l'eau au dehors. Il n'y avait aucun confort. Puis j'ai demandé Brest. A l'époque un instit en ville gagnait plus que dans les campagnes. A Saint-Hernot, pendant mes 3 ans à l'école, j'ai sympathisé avec Claude Yvenat, le futur maire socialiste de Crozon. A l'époque il assistait aux réunions de cellule du PCF à Crozon. A Saint Hernot, je faisais classe l'été gratuitement aux enfants.

A Brest, j'arrive à l'école du Point du Jour, au Polygone, immense quartier de baraques de Brest. Il n'y avait plus grand monde dans ce quartier inconfortable, surtout des familles pauvres et marginales. Les enfants mangeaient à la cantine gratuitement.

En mai 68, quand on a fait une grève prolongée, avec notre bande d'instits, on continuait à nourrir les enfants le midi. Avec 3 couples, on a fait 3 semaines de grève et de manifs à Brest en 68. On distribuait des tracts tous les 3 jours, on allait en manif tous les jours.

Je militais à la cellule de Kerargoat à Brest. On se réunissait chez un copain instituteur. C'était auprès de Gabriel Paul que j'avais demandé ma carte d'adhésion à une réunion de cellule à Pont-de-Buis. Un grand pas que j'avais réalisé. Qui le mesurait?

Puis je suis entré, pour arrondir les fins de mois, à la direction de "Tourisme et travail" à l'île de Ré, un camp familial pour les comités d'entreprise. Il y avait des bungalows, des caravanes, une épicerie, une librairie. J'étais levé très tôt l'été, couché très tard le soir, pendant mes vacances scolaires. Je perdais des tas de kilos. Au bout de trois, il me fallait arrêter ça sinon j'y perdais ma santé. J'ai rejoint ensuite un camping tenu par la FSGT en Isère, près d'une usine fabriquant des moteurs d'avion. 

En 64 j'ai été proposé pour être secrétaire de section de la rive droite de Brest mais j'ai dû décliner. J'avais trop de travail, j'étais déjà épuisé. Par la suite, j'ai été co-secrétaire adjoint de section, avec Yvonne Lagadec notamment. A Brest, on vendait l'Huma dimanche tous les dimanches avec Marie-Thérèse place Stalingrad. C'était un ancien déporté de Kerourien, Jean Ansquer, qui s'occupait d'organiser la distribution pendant 24 ans. Il avait fait les marches de la mort avec Pierre Berthelot, qu'il avait retrouvé à Brest, et Georges Abalain, le frère d'Albert Abalain, résistant communiste brestois fusillé au mont Valérien.

Souvenirs de Michel Tanguy, le papa de Ronan Tanguy, ancien secrétaire de section du Relecq-Kerhuon et actuel trésorier départemental du Parti communiste, recueillis par Ismaël Dupont en août 2023

 

Photo de Michel Tanguy-  janvier 2025

Photo de Michel Tanguy- janvier 2025

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18 décembre 2024 3 18 /12 /décembre /2024 12:35
Photo sur la plaque de la tombe de Fernand Iveton à Bab el Oued, Alger

Photo sur la plaque de la tombe de Fernand Iveton à Bab el Oued, Alger

Fernand Iveton et ses parents sur sa tombe à Bab el Oued

Fernand Iveton et ses parents sur sa tombe à Bab el Oued

la plaque d'hommage à Fernand Iveton sur sa tombe à Bab el Oued

la plaque d'hommage à Fernand Iveton sur sa tombe à Bab el Oued

La tombe de Fernand Iveton au cimetière de Bab el Oued (Saint Eugène, désormais cimetière de Bologhine)

La tombe de Fernand Iveton au cimetière de Bab el Oued (Saint Eugène, désormais cimetière de Bologhine)

 
 
Gisèle Halimi, à propos de Fernand Iveton, seul algérien d'origine européenne
 
(communiste algérien partisan de l'indépendance) guillotiné pendant la guerre d'Algérie, dans "Le lait de l'oranger" (première édition en 1988, L'Imaginaire Gallimard).
 
 
"Le 11 février 1957, Fernand Iveton fut guillotiné à Alger. Ce jeune tourneur à l’Électricité et Gaz d'Algérie avait déposé dans l'usine du Hamma, où il travaillait, un engin explosif à retardement. La minuterie marquait dix-neuf heures trente. Une heure où les locaux étaient, à coup sûr, déserts. Les artificiers de la police désamorcèrent à temps la bombe. Il ne pouvait y avoir de sang, il n'y eut même pas de dégâts.
Dénoncé, appréhendé, torturé, Iveton avoua et s'expliqua.
Membre du Parti communiste algérien, alors dissous, il se battait pour l'indépendance du peuple colonisé.
"J'en suis, à part entière", lança-t-il avec courage à l’aréopage d'uniformes français qui le jugeait.
Il avait pris, comme chacun dans son groupe de "combattants de la libération", un engagement: "Nous avions promis que nous ne ferions un geste fatal à une vie humaine". Son acte, disait-il, "était destiné à attirer l'attention et cela seulement".
L'instruction révélera même qu'il avait publiquement condamné les attentats de la Cafétéria et du Milk Bar (commis à Alger le 30 septembre 1956: 4 morts et 56 blessés).
"Je suis algérien, je défends mon peuple, répétait-il lors de son procès, j'aime la France, mais je n'aime pas les colonialistes".
Quelques jours auparavant, je me trouvais à Alger en compagnie de Gaston Amblard, avocat communiste de Paris. Il me parla d'Iveton, qui lui demandait de le défendre: "Mais ils me l'interdisent", me dit-il bouleversé.
Ils, c'était le Parti. Une discipline qui exigeait de lui la désertion. Double. Avocat, il resterait sourd à l'appel d'un homme broyé par la répression. Communiste, il n'expliquerait par les raisons de ce "terroriste à l’œil juste", son camarade.
Le Parti n'a donc jamais tort?
Nous en discutâmes longuement ce soir-là, à l'hôtel Aletti où nous nous trouvions. Amblard, sous le choc, me devenait très proche. Par sa juste vulnérabilité, par son intelligence blessée, par cette sorte de grande fidélité humaine.
Dans l'histoire algérienne, la ligne communiste refusait l'imagination. Au prix d'ambiguïtés et d'erreurs, elle ne reconnaissait que les bons vieux mouvements de masse, pétitions, réunions, manifs. Pas question d'aider les "aventuristes", les partisans de l'action directe. Crainte de la provocation, hantise de l'interdiction et du ghetto politique sans doute.
Cette position reflétait d'ailleurs l'extraordinaire insensibilité de la classe ouvrière au drame algérien. Souvenons-nous. Pas une seule grève générale durant la guerre d'Algérie. A l'exception de celle qui rassembla plusieurs millions de travailleurs - et, malice de l'Histoire, De Gaulle y avait appelé: "Françaises, Français, Aidez-moi!" - contre le putsch des généraux le 21 avril 1961, à Alger.
Longtemps les communistes tentèrent de coller à cette distorsion. "Paix en Algérie", plutôt qu'"Indépendance algérienne" proclamaient leurs slogans. Le "fait national algérien" prendra son temps pour remplacer la "nation en formation".
Avec le FLN, ils entretenaient des rapports difficiles, heurtés. Des discussions, au sein des instances dirigeantes, mettaient en cause la représentativité du Front de libération, ses méthodes, son hétérodoxie marxiste. Faute de combattants, l'internationalisme prolétarien tournait de plus en plus au mythe. Aussi les communistes algériens furent-ils instamment priés de n'engager en rien la doctrine ou l'appareil du Parti. A cette condition, une aide discrète leur serait dispensée.
Un nombre croissant de militants, cependant, supportait mal cette inertie. Le fantasme d'un nouveau Front populaire, à travers le Front républicain, se perdait de plus en plus dans les méandres de la tactique.
Après le vote des pouvoirs spéciaux en 1956 et la répression qui s'ensuivit, les communistes s'enhardirent. Avec modération. Un accord tacite couvrait quelques actions témoins, mais jamais exemplaires, celles de déserteurs comme l'aspirant Henri Maillot, ou de soldats insoumis comme Alban Lietchi.
Pour Iveton, tout alla très vite. Arrêté en flagrant délit le 14 novembre 1956, condamné à mort le 25 novembre.
Amblard, rentré de Paris pour s'expliquer, essaya de convaincre les camarades, au plus haut niveau. Il ne fut pas écouté. Défense de défendre. Défense de se compromettre auprès d'Iveton.
Demeurée à Alger, une idée saugrenue me poussa à proposer à Iveton, par l'intermédiaire de militants incarcérés à Barberousse, de l'assister.*
Laisser cet homme seul, face à ses juges militaires, me paraissait indécent. Notre politique l'avait contraint à cet engagement, il devait s'exprimer. Je ne songeais même pas à une éventuelle condamnation à mort. Elle semblait tellement improbable! Après tout, Iveton n'eut jamais l'intention de tuer ou de blesser. Ni sang, ni dégâts, je l'ai dit, ne restait que la symbolique du geste.
Iveton me fit répondre combien mon offre le touchait. Mais selon lui, un militant communiste se devait, dans un procès politique, de ne choisir qu'un avocat communiste. Il refusa donc.
Le Tribunal militaire désigna, selon la loi, deux avocats du bureau d'Alger, un jeune stagiaire, Maître Smadja, et Maître Lainé, partisan de l'Algérie française. Ce dernier plaida techniquement, comme pour un crime de droit commun. On n'avait jamais, de mémoires d'annales judiciaires, infligé de peine capitale pour celui qui ne blessa, ne tua ni ne voulut le faire, soutiendra-t-il avec talent.
Iveton fut condamné à mort.
Son pourvoi en cassation rejeté, son recours en grâce soumis au Président de la République, René Coty, je n'entendis plus parler de cette affaire avant la nuit qui précéda l'exécution.
Les communistes ne se préoccupèrent d'Iveton qu'après l'arrêt de mort. Avec eux, avec la Ligue des Droits de l'homme, Mgr Duval, évêque d'Alger, et certains intellectuels engagés, moi aussi, en démarches désespérées.
Le téléphone sonna jusqu'à l'aube. Jusqu'à l'heure fatale.
Coty voulut faire un exemple. Le sens politique de sa décision n'échappa à personne. Il importait peu que le crime ne signifiât qu'une "explosion-appel", une "explosion-témoignage". Le premier européen mêlé au terrorisme algérien devait avoir la tête tranchée?
Et elle le fut, au petit matin, dans la cour de la prison de Barberousse.
Iveton marcha au supplice avec ses trente ans et le courage des grands".
 
( Gisèle Halimi, p.179-182).
 
* Gisèle Halimi venait de sauver 17 condamnés à mort dans l'affaire des meurtres d'européens à Philippeville (aujourd'hui Skida) en prouvant que leurs aveux avaient été obtenus sous la torture de l'armée française et correspondait à des constats de médecins légistes qui étaient faux et bâclés, l'exhumation des cadavres des victimes européennes le prouvant.
 
Lire aussi:
 
Fernand Iveton et Hélène Ksiazek, sa fiancée

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Gisèle Halimi à propos de l'exécution de Fernand Iveton dans "Le lait de l'oranger", ses mémoires de 1988

Gisèle Halimi raconte dans "Le lait de l'oranger" sa proximité avec le Parti communiste dans sa jeunesse. Elle milite pour le Parti communiste tunisien dans son adolescence et est accueilli à Paris par un couple de militants communistes, dans l'après-guerre, pour faire ses études de droit et de philosophie.

 

Gisèle Halimi, "Le Lait de l'oranger":
 
"C'est un peu plus tard que je me suis mis à fréquenter, avec Gaby, la maison de mon oncle Jacques.
Mon père me parlait avec colère de son frère et de sa "clique". Ce terme englobait, au-delà de l'épouse ("sa complice"), les "Arabes", les "pouilleux", et les "communistes", présents toutes les semaines sur les lieux, pour la réunion de cellule.
En secret, il admirait la culture politique de son frère - Marx, Staline, Maurice Thorez...- et sa détermination. S'avouer communiste, risquer d'être fusillé par les Allemands en 1943, accepter, revendiquer même sa marginalité, voilà qui méritait considération. Mais en même temps, ce Jacques le dérangeait.
Fortunée, elle, ne l'aimait pas.
Les raisons ne lui manquaient guère. D'abord Jacques se proclamait athée. "Dieu soit loué... et mes appartements aussi!" avait-il coutume de lancer en arrivant chez nous, sur le ton de l'incantation religieuse. Provocation qui la hérissait et nous faisait pouffer de rire, Gaby et moi.
Marcelle, ma tante, avait réussi une performance unique pour son époque. Bien que femme et autodidacte, elle régnait sur le cabinet d'un grand avocat comme premier clerc, en fait "homme" de confiance décidant de tout. De l'organisation même des affaires, de l'étude des dossiers, des audiences devant les tribunaux. Experte incontestée, elle se livrait avec Edouard à des joutes techniques, en jargon procédural de surplus, qui agaçaient Fortunée, de tempérament plutôt jaloux.
Enfin, inutile de le nier, l'oncle Jacques exerçait sur nous, les filles, une séduction dangereuse. Ne nous entraînait-il pas vers des fréquentations détestables avec ces communistes de peu de foi? Appréhensions qui se révélèrent quelque peu justifiées. Très vite, je lus des brochures, participai à des discussions avec les camarades, partageai - sommairement - avec eux un programme d'antiracisme, d'égalité et de justice sociale. La bataille anticolonialiste me motiva très tôt.
J'allais même jusqu'à vendre dans les rues l'hebdo du Parti.
Le dimanche matin, je sortais furtivement de chez moi, passais chez mon oncle, comptais mes journaux et me plaçais au grand carrefour de l'avenue Jules-Ferry, à l'angle même de l'immeuble de "La Dépêche tunisienne", organe, orgueil, et symbole de la présence française. Comme un camelot rompu à cette pratique, j'interpellais les passants: "Achetez "L'Avenir de la Tunisie", organe central du Parti communiste tunisien... Lisez L'Avenir! ... "
Des bras m'écartaient sans aménité, des lippes de mépris me toisaient, je ne perdais rien de mon assurance. Je martelais mon annonce d'une voix forte et fourrais d'autorité le journal sous le nez des promeneurs: "A-che-tez L'A-ve-nir de la Tu-ni-sie, or-ga-ne cen-tral du Par-ti com-mu-nis-te-tu-nis-sien". Je m'époumonais, sans complexe. Je voulais édifier les masses. Je discutais, avec les réticents ou avec ceux que le spectacle, insolite à l'époque, de cette gamine défendant sur la voie publique une cause difficile intriguait". (...)
Mon féminisme embryonnaire m'entraîna à fonder avec un petit groupe, et sous l'aile tutélaire des communistes, l'Union des jeunes filles de Tunisie. "
 
Gisèle Halimi, "Le Lait de l'oranger"
 
* On est en 1944, Jacques son oncle était résistant communiste contre Vichy et l'occupation allemande de la Tunisie, Edouard est son père, Fortunée sa mère, Gaby sa sœur.
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8 décembre 2024 7 08 /12 /décembre /2024 11:59
" Les luttes des Penn Sardin, quelques souvenirs…." - par Piero Rainero

Les luttes des Penn Sardin, quelques souvenirs….

Ma mère Marie-Thérèse Moulac avait 14 ans à l’époque et travaillait aux Établissements Bézier. Le Bézier qui était alors le responsable du syndicat patronal des industriels de la conserve et dont le Préfet du Finistère, dans une note au Ministère du Travail qui fut rendue publique par le journal « Le Temps » , disait qu’il était « Le plus impopulaire et détesté de tous. »

Ma mère, comme les autres Penn Sardin, n’avait rien oublié.

Elles parlaient toutes de ce mouvement avec une légitime fierté. Évoquant « les conditions de travail très dures », les « petits salaires » et « la misère des gens », « l’autoritarisme flirtant avec la violence du patronat », leur participation aux manifestations, aux confrontations avec les gendarmes à cheval dans les petites rues du port, la tentative d’assassinat du maire communiste, Daniel le Flanchec, par des malfrats recrutés à Paris et grassement payés par les industriels pour semer le désordre dans la ville, les meetings aux Halles et les chants entonnés en chœur dans les usines et qu’elles chantaient encore, 50 ans après, avec la même émotion et la même colère qu’au temps de leur jeunesse. Je me souviens d’une réunion de la section du PCF de Douarnenez, au tout début des années 70, où une Penn Sardin entonna plusieurs de ces chansons reprises par l’assemblée dont le maire Michel Mazéas.

Lorsque certaines d’entre elles étaient surprises dans les ateliers à chanter, elles étaient immédiatement « mises à la porte ». Dans le pays bigouden, des chefs d’entreprise allaient jusqu’à faire signer des engagements à ne pas chanter des chansons comme par exemple ce chant ouvrier né dans le Nord de la France dans la seconde moitié du 19ème siècle et devenu emblématique de la lutte des sardinières :

 

« Saluez, riches heureux,

Ces pauvres en haillons,

Saluez, ce sont eux

Qui gagnent vos millions. »

 

Lorsque la fatigue et le manque de sommeil font tomber les paupières, que les gestes mécaniques ininterrompus, mille fois répétés pendant des heures, engourdissent les doigts et rendent les mains maladroites, chanter faisait oublier la dureté du travail dans le froid, l’humidité, le bruit incessant des machines, et les odeurs âcres, irritant les yeux et la gorge, de l’huile de friture et des viscères de poissons qui imprégnaient les vêtements.

Chanter donnait de l’énergie, de l’espoir, faisait vivre la solidarité, la confiance, comme un support, un moteur, de la conscience entre ces ouvrières, tout en étant l’affirmation d’une forme de résistance.

Le chant est un moyen d’expression universel pour porter la colère, la tristesse, la joie, l’espérance.

Les esclaves noirs chantaient dans les champs de coton aux USA.

«  On se battait pour notre dignité, tout simplement, et la dignité c’était pour nous des salaires décents qui nous permettent de vivre normalement et des conditions de travail plus humaines. » Combien de fois n’ai-je pas entendu cela dans les propos de ces Penn Sardin douarnenistes que j’ai rencontrées. Le mot qui revenait le plus dans leurs récits était celui de « dignité ».

Cette grève dont on parlait peu jusque dans les années 70, sinon que dans les familles de ses derniers acteurs et témoins, eut en son temps, un grand retentissement national.

Marcel Cachin alors député de la Seine et directeur de « L’Humanité » se déplaça à Douarnenez où il s’adressa aux grévistes en breton. Ma mère et d’autres s’en souvenaient très bien. Une ouvrière me dit un jour à ce propos : « Ça nous avait marqué un Parisien qui parlait breton. » Elles ignoraient alors que Marcel Cachin était un Breton bretonnant de Paimpol.

Ce mouvement des Penn Sardin est, depuis quelques années, l’objet d’études et de travaux universitaires. Sociologues, historiens, chercheurs, étudiants publient livres et articles qui rencontrent un large écho. Des journalistes recherchent les documents d’époque pour en faire des documentaires. Des conférences sont organisées, des cercles culturels montent des spectacles, de jeunes musiciens écrivent des chansons sur lesquelles dansent les générations nouvelles.

Il n’y a pas de plus bel hommage qui puisse être rendu à toutes ces combattantes pour le respect des droits humains qui ont écrit, il y a un siècle, cette belle page des luttes ouvrières en Bretagne.

Au front du profit « des capitalistes de la conserve » ainsi que Marcel Cachin nomma dans une intervention à la tribune de l’Assemblée Nationale les patrons d’usines de Douarnenez, elles opposèrent, pendant 46 jours, le front uni des luttes sociales pour la justice et le progrès.

Et elles furent victorieuses.

 

Piero Rainero.

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8 décembre 2024 7 08 /12 /décembre /2024 11:03
Décembre 2024: le maire communiste de Douarnenez, Daniel Le Flanchec, destitué (Ouest-France, 8 décembre 2024)
Décembre 2024: le maire communiste de Douarnenez, Daniel Le Flanchec, destitué (Ouest-France, 8 décembre 2024)
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1 décembre 2024 7 01 /12 /décembre /2024 17:30
30 novembre, on fête les 100 ans de la grande grève des sardinières à Douarnenez - Mobilisation à Douarnenez à l'appel de la CGT avec la JC et le PCF et d'autres composantes du nouveau front populaire et de la gauche
30 novembre, on fête les 100 ans de la grande grève des sardinières à Douarnenez - Mobilisation à Douarnenez à l'appel de la CGT avec la JC et le PCF et d'autres composantes du nouveau front populaire et de la gauche
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Nos camarades du PCF et de la JC ont manifesté à Douarnenez avec la CGT et toute la gauche pour commémorer les 100 ans de la révolte des sardinières et de leur victoire, avec les membres de la commission féminisme nationale du PCF avec Gladys Grelaud, Shirley Wirden, Elsa Siffert, Sigrid Gérardin pour la commémoration du centenaire de la grève victorieuse des sardinières de Douarnenez.

La commission féministe du Parti communiste communiste a également organisé des rencontres avec des femmes syndicalistes à Brest et Douarnenez.

Une mémoire des sardinières qui résonne avec les conditions de travail inacceptables que vivent les ouvrières encore aujourd'hui. Les femmes ne connaissent pas le doux parfum de l'acquis: chaque jour est une conquête à mener et à préserver. Les luttes d'hier nourrissent celles de demain.

Nous porterons la mémoire des sardinières qui ont fait la grève durant 7 semaines pour obtenir une augmentation de salaire et le respect du droit du travail, nous soutiendrons toutes les femmes en lutte pour leur apporter la force et la solidarité dont elles ont besoin pour faire face au patronat allié au patriarcat.

Le soir les Jeunesses Communistes organisaient un concert dans un bar du port de Douarnenez dans le cadre de cette journée de commémoration.

Photos Marion Frances, Michel Lespagnol, Shirley Wirden, Gladys Grelaud

 

Lire aussi:

A Douarnenez, on célèbre les 100 ans de la grève des sardinières

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22 novembre 2024 5 22 /11 /novembre /2024 06:21
Il y a cent ans, les Sardinières de Douarnenez entrent en révolte... jusqu'à la victoire - Bernard Frederic, L'Humanité, 15 novembre 2024
Il y a cent ans, les Sardinières de Douarnenez entrent en révolte... jusqu'à la victoire

Hiver 1924, à Douarnenez, dans le Finistère. La révolte des femmes « pour les sous » a mis le premier port sardinier de France à l’arrêt. La partie semble perdue face au patronat des conserveries. Mais, soutenue par la municipalité et le jeune PCF, la grève s’organise, se durcit, jusqu’à prendre une dimension nationale. Après quarante-six jours de combat, elles arracheront bien plus que la victoire.

Le port de Douarnenez est, en France, depuis le XIXe siècle, le principal centre sardinier de la côte ouest et la capitale de l’industrie de la conserve. Les hommes sont des pêcheurs, leur mère, leur femme ou leurs filles travaillent dans les conserveries qu’on appelle les « fritures », car il faut faire frire les sardines dans l’huile avant la mise en boîte. Ces ouvrières, on les appelle, en breton, les « Penn Sardin » : « têtes de sardine », à cause de la coiffe qu’elles portent lorsqu’elles travaillent.

La fabrication des boîtes en fer et la conserverie se sont développées de concert. Issu de la campagne bretonne, tout un prolétariat s’y consacre. Les hommes s’occupant de la pêche, on y trouve, à part les soudeurs, surtout des femmes, tant dans la métallurgie que dans la conserverie. Dans ces usines, l’exploitation est terrible. Elle est source d’une lutte de classe souvent violente, comme en 1905, quand les sardinières, alors payées au mille de sardines travaillées – le mille ! –, exigent d’être payées à l’heure. Elles sont 2 000, un jour de juin 1905, à se réunir pour adhérer au syndicat qui luttera pour le travail à l’heure. Elles sont, encore, 2 000 à manifester derrière le drapeau rouge. Et elles gagnent !

L’histoire de Douarnenez s’en trouve durablement marquée. En décembre 1919, les socialistes, très influents en cette cité ouvrière depuis l’avant-guerre, accèdent à la mairie. Mais une majorité de conseillers rejoignent la SFIC (Section française de l’Internationale communiste). En 1921, Sébastien Velly, un communiste, est élu maire. Une première en France ! Hélas, ce tapissier de 43 ans meurt d’une phtisie galopante le 18 juillet 1924.

« Pemp real a vo ! » : 1,25 franc de l’heure

Les candidats communistes remportent au début de l’automne les nouvelles élections partielles. Parmi les élus, le secrétaire départemental du parti, Daniel Le Flanchec. Il est élu maire de Douarnenez, le 7 octobre 1924. À 43 ans, Le Flanchec, né à Trédrez, près de Lannion, a un passé anarchiste dont il reste plus que des traces. Il a soutenu, jadis, la bande à Bonnot. Borgne, il arbore deux tatouages : « Mort aux vaches » sur la main droite et « Entre quatre murs, j’emmerde la sûreté » sur la main gauche. Mais il est surtout un remarquable orateur, qu’il s’exprime en breton ou en français. Il est proche des gens ; les ouvrières le vénèrent.

Le 21 novembre 1924, 100 ouvrières et 40 manœuvres de l’usine Carnaud, la « Méta » comme on l’appelle, parce qu’on y fabrique les petites boîtes en fer dans lesquelles sont rangées les sardines, débrayent. En cause, les salaires. Par petits groupes, souvent en chantant, les grévistes vont d’une usine à l’autre propager leur revendication, 1,25 franc de l’heure : « Pemp real a vo ! » (25 sous nous aurons !).

Les sardinières gagnent alors entre 64 et 72 francs par semaine. Elles effectuent jusqu’à 80 heures de travail en cinq jours. Les heures de nuit et celles du jour sont payées à l’identique. Le temps d’attente n’est pas intégré au salaire. Or, c’est le poisson qui décide du travail. Pas de poisson, pas de travail, pas de salaire. Quand les bateaux déchargent leur cargaison, de nuit comme de jour, les sirènes retentissent. Il faut alors courir vers les ateliers. Là, c’est la puanteur, le mélange de l’huile bouillante et du poisson. « C’est du Zola ! » dira Charles Tillon, le responsable de la CGTU.

Le 23 novembre, un dimanche, les sardinières marchent toute la journée dans la ville. Le 25, toutes les usines débrayent. On en compte 21 : 3 000 grévistes, plus de 70 % de femmes. Douarnenez n’est qu’un cri : « Pemp real a vo ! » Chaque jour, les grévistes se rassemblent dans les halles de la ville afin de discuter de la suite des événements. Un comité de grève est élu, comptant 6 femmes sur 15 membres. Il cherche à négocier avec les représentants du patronat.

Une dimension nationale

À la mairie, Le Flanchec est mobilisé. Il faut organiser la solidarité. Les hommes dont les femmes, les mères ou les filles, parfois les trois, sont grévistes, apportent le poisson. On fait la soupe. La municipalité ouvre aux grévistes ses cantines scolaires. Le Flanchec n’est pas seul. Charles Tillon, le représentant régional de la CGTU, est là. À 28 ans, il s’est déjà fait un nom. Il a participé aux mutineries des marins de la mer Noire quand ils refusèrent de tirer sur les bolcheviques en 1919 ; il a été condamné au bagne militaire au Maroc. Libéré, il a adhéré au PCF naissant. Ajusteur à Rennes, il rejoint la CGTU, dont il devient « permanent » en cette année 1924.

À Douarnenez, Tillon, est rejoint par Marie Le Bosc, déléguée syndicale des tabacs, puis par deux « Parisiens », Maurice Simonin, du syndicat de l’alimentation, et Lucie Colliard, institutrice révoquée, responsable du travail des femmes à la CGTU, membre du comité directeur du Parti communiste. Lucie Colliard est très connue et respectée. Elle a été déléguée au 3e congrès de l’Internationale communiste, avec Souvarine et Vaillant-Couturier. Elle connaît Lénine. Elle sait ce qu’est le « travail d’organisation ».

Les patrons ne cèdent rien. Béziers, par exemple, est à la tête de 11 usines, dont 6 dans le Finistère. Amieux dirige 14 fritures, Saupiquet 10. Pour eux, le manque à gagner d’une grève à Douarnenez est compensé par un travail à plein rendement dans un autre port. Le 4 décembre, un charretier tente de déposer des stocks de conserves à la gare située au bout du pont qui, enjambant la ria du Port-Rhu, relie Douarnenez à Tréboul. Des grévistes barrent le pont.

Le Flanchec et Arthur Henriet, député communiste de la 2e circonscription de la Seine, ceints de leurs écharpes, essayent de s’opposer au déchargement. Le préfet du Finistère estime qu’il y a là entrave à la liberté du travail. Le 5 décembre, à 18 heures, il suspend Le Flanchec pour un mois. Son adjoint, Le Cossec, assure l’intérim. L’affaire est grave. La grève prend une dimension nationale. Daniel Renoult, journaliste à « l’Humanité », arrive à Douarnenez. Chaque jour, il y alimente la chronique des événements. Souvent, ses articles font la une.

« C’était une grève pour le besoin, on n’était pas politique »

À Douarnenez « la Rouge », les jours passent, rythmés par les « processions » (les manifestations quotidiennes). Lucie Colliard raconte : « Il y a 200 ouvriers environ dans les usines de sardines. Mais les femmes, soutenues par les marins pêcheurs, furent l’âme de ce beau mouvement. Il y eut des manifestations de 4 000 à 5 000 personnes, dans cette ville de 12 250 habitants. Et c’étaient les jolis bonnets blancs des femmes qui dominaient. Quand les marins les accompagnaient, avec leurs costumes de toile rouge imperméabilisée, on aurait dit, le long de la mer, une longue guirlande de pâquerettes et de coquelicots. Et les chants ne cessaient pas. Et sur l’air des lampions : « Pem rel avo ! Pem rel avo ! Pem rel ! » (C’est 25 sous, c’est 25 sous, qu’il faut !).

– Il faut nous copier « l’Internationale » : nous ne savons que le refrain.
– C’est entendu, Marie. Vous aurez votre « Internationale ». »

Elle fut copiée, puis tirée à l’imprimerie à 2 000 exemplaires, vendus 2 sous. Il n’en resta pas un. Sous la halle, à la fin des meetings et dans les manifestations, 2 000 femmes et plusieurs milliers d’hommes chantaient le bel hymne d’Eugène Pottier d’un bout à l’autre, religieusement. Et c’était beau, beau comme les foules russes quand elles chantent ! » 1

Les patrons et la droite dénoncent une « grève révolutionnaire », parlent du comité de grève comme d’un « soviet ». Le ressenti des ouvrières est bien autre : « C’était une grève pour le besoin. On n’était pas politique. On allait à la messe de 9 heures. Chacun avait son opinion, mais on n’avait pas l’opinion des riches, par exemple ! 2 »

À la suite des incidents du 4 décembre, Justin Godard, ministre du Travail du Cartel des gauches alors au pouvoir, décide de convoquer à son bureau patrons et grévistes. Le 15 décembre, 3 000 personnes accompagnent la délégation qui prend le train pour Paris. La délégation comprend trois femmes : Anna Julien, caoutchouteuse chez Carnaud, Mme Morvan et Alexia Pocquet. Elles sont accompagnées par deux secrétaires locaux de la CGTU, Jequel et Vigouroux. Lucie Colliard et Maurice Simonin sont également de la partie. Tous posent pour la une de « l’Humanité ».

1 franc pour les femmes et à 1,50 franc pour les hommes

Entre-temps, les sardinières ont reçu une bonne nouvelle : le 13 décembre, Mme Quéro, propriétaire d’une friture, a accepté les demandes d’augmentation salariale des grévistes. Une belle victoire et une brèche dans le front patronal. Mais à Paris, rien ! Les patrons ne lâchent rien. Le quotidien communiste titre : « Incroyable bravade des patrons ». Sur les quais du Rosmeur, la colère est immense, la tension très vive.

Le 20 décembre, au Pré-Saint-Gervais, un grand meeting national est organisé par le Parti communiste, « pour l’unité syndicale, contre le fascisme ». La lutte des Penn Sardin est de tous les discours : Jacques Doriot, Paul Vaillant-Couturier, Marcel Cachin. Daniel Le Flanchec est ovationné. « L’Humanité » a compté 20 000 participants. Le 22, le contrat entre Mme Quéro et les sardinières est signé. Il porte l’heure à 1 franc pour les femmes et à 1,50 franc pour les hommes, avec 50 % d’augmentation après minuit ou après la dixième heure de travail. L’usine Quéro ouvre à nouveau ses portes le 23 décembre.

Bientôt arrive Cachin. « Le père Cachin parlait breton. Il était du pays et du temps de Jaurès… Les femmes de Douarnenez raffolaient de Cachin, qui émaillait ses discours de mots qui faisaient rire », raconte Tillon3. C’est le jour de l’An. Dans les cafés, on chante, on boit et puis, surtout, on discute. Vont-ils céder ? Qui va céder ?

Raynier, du syndicat « jaune » l’Aurore syndicale, est en ville avec 15 de ses amis. Ils affirment qu’ils vont « casser » la grève. Il est 18 heures, ce 1er janvier 1925, au bistrot l’Aurore. Le Flanchec fête le Nouvel An avec son neveu et ses amis, comme Henriet, le député parisien. Et ils chantent. Soudain, on le demande. Des « jaunes » l’attendent dehors. Le Flanchec sort, il s’approche. Des coups de feu claquent. Il s’écroule. Son neveu est allongé près de lui, gravement blessé. Le maire est transporté à Quimper.

Après 46 jours de grève, les Penn Sardin ont gagné

À Douarnenez, la colère explose. La foule envahit l’hôtel de France, où les patrons ont leurs habitudes. Les lieux sont mis à sac. Les dirigeants syndicaux font alors preuve d’un remarquable sang-froid, d’un grand esprit de responsabilité. Ils improvisent un grand meeting aux halles, pour empêcher la foule de s’en prendre aux maisons des patrons. Plus tard, le préfet saluera l’« attitude responsable des leaders communistes » après le drame. Le 3 janvier, « l’Humanité » titre sur six colonnes : « À Douarnenez : première flaque de sang fasciste ! » Toute la une est consacrée à cette « journée sanglante, la tragédie de Douarnenez ».

Alors que les nouvelles de Le Flanchec sont plutôt rassurantes, on apprend que Béziers et Jacq, les deux grands patrons des conserveries, avaient, en décembre, rencontré les « briseurs de grève » et demandé leur intervention. On saura bientôt qu’ils leur ont versé de l’argent. Le 5 janvier, Le Flanchec revient. Une balle lui a traversé la gorge, il ne peut presque plus parler. À la gare, 10 000 manifestants l’applaudissent. 

Le 8 janvier, le syndicat patronal accepte de signer un accord. Les Penn Sardin ont gagné au terme de 46 jours de grève. « Il y a des moments où il fait bon vivre », écrit Daniel Renoult, dans « l’Humanité ». Le 10 mai 1925, pour la première fois, une femme est élue conseillère municipale sur la liste communiste de Le Flanchec : Joséphine Pencalet, veuve de marin, ouvrière aux conserveries. L’élection sera invalidée mais un grand pas vient d’être fait.

  1. « Une Belle Grève de femmes : Douarnenez », de Lucie Colliard, librairie de l’Humanité, 1925. ↩︎
  2. « Les Ouvrières de la mer. Histoire des sardinières du littoral breton », d’Anne-Denes Martin, Paris, l’Harmattan, 1994. ↩︎
  3. « On chantait rouge », de Charles Tillon, Paris, Robert Laffont, 1977. ↩︎
Il y a cent ans, les Sardinières de Douarnenez entrent en révolte... jusqu'à la victoire - Bernard Frederic, L'Humanité, 15 novembre 2024
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22 novembre 2024 5 22 /11 /novembre /2024 06:16
« Chiche, si tout se passe bien, je m'en fais fais tatouer une ! », Augustine et Arlette Julien, la sardine symbole de victoire (L'Humanité, Léa Petit Scagnola, 20 novembre 2024)
« Chiche, si tout se passe bien, je m'en fais fais tatouer une ! », Augustine et Arlette Julien, la sardine symbole de victoire

Augustine, la grand-mère d’Arlette Julien, était ouvrière dans une conserverie en 1924, lors de la grande grève des sardinières. Sa petite-fille raconte son aïeule, déterminée à arracher une augmentation salariale et de meilleures conditions de travail pour elle et ses camarades de lutte.

Léa Petit Scalogna

Une sardine dessinée jusque dans la peau. Lorsque la manche d’Arlette Julien, 72 ans, dévoile son avant-bras gauche, un petit poisson tatoué y nage. Une œuvre marine ébauchée il y a dix ans, lorsque son compagnon lutte contre un cancer : « Chiche, si tout se passe bien, je me fais tatouer une sardine ! lance alors Arlette. C’est mon symbole de victoire. » Celui de sa grand-mère aussi, ouvrière dans l’entreprise Parmentier qui, avec plus de 2 000 autres sardinières, déserte les usines de Douarnenez et se met en grève, le 21 novembre 1924. Les travailleuses réclament 1,25 franc pour chaque heure harassante passée à vider, éviscérer et mettre en boîtes les poissons.

Augustine Julien, l’aïeule d’Arlette, se charge de compter le nombre d’enfants par famille pour la distribution de la soupe et des biscuits. Le 25 novembre, un comité de grève se met en place et Augustine est sollicitée par acclamation pour en faire partie. Elle devient l’une des six femmes membres, sur les 15 personnes qui le compose. Quarante-six jours de lutte acharnée plus tard, les ouvrières finissent par obtenir 1 franc de l’heure.

« Elle a toujours été discrète quant à son rôle dans cette lutte », se souvient Arlette, malgré la part considérable qu’elle a prise. Formée par la militante communiste Lucie Colliard, surnommée « la Dame aux chapeaux » – dont le port détonne des coiffes bretonnes –, Augustine se forge une vision du monde. Elle constate que les sous reviennent surtout aux usiniers, puis aux marins. Elle s’indigne que les sardinières n’écopent que des miettes, et se révolte.

Non loin du port, un collage représentant Augustine orne d’ailleurs un mur de la rue Obscure. Elle tient une bourse serrée contre la hanche, l’air déterminé. Arlette y emmène deux de ses petits-enfants pour qu’ils voient leur aïeule, de quatre générations leur aînée.

« Les larmes me seraient presque venues », s’émeut-elle. À la tête d’un magazine d’histoire locale, Mémoire de la ville, la petite-fille détaille le visage d’Augustine, âgée de 38 ans au moment de la révolte. Quelques mots la décrivent dans un de ses articles d’un numéro dédié à la lutte de 1924. « Elle a un nez un peu fort, une bouche plutôt large, des yeux verts, de grandes mains. » Puis aussi, et surtout, « un air résolu ».

« Augustine cachait et distribuait de la viande aux résistants pendant la Seconde Guerre mondiale »

Plongée dans les réminiscences de son adolescence, elle revoit les doigts de sa mamie, déformés et écorchés par la saumure et l’eau glacée. « Elle voulait nourrir ses enfants à leur faim, se sortir de la misère et s’abîmer bien moins le corps », insiste Arlette.

Il le fallait bien, alors que son mari, revenu sourd et esquinté de la Grande Guerre, quitte ce monde des suites de ses blessures en 1933, sans que sa compagne ne puisse obtenir de suite l’entièreté de sa pension de veuve. Pugnace, elle finit par recevoir l’argent dû. « Mon grand-père lui avait appris à écrire et à lire avant la guerre, elle qui n’a été que deux jours à l’école. Ce fut une perte douloureuse », confie Arlette. Mais Augustine n’était pas du genre à baisser les bras.

Un œil du côté des ruelles escarpées menant au port, les souvenirs remontent à la surface. Arlette revoit sa grand-mère qui lui raconte les sabots qui claquent sur les pavés, les phalanges qui cognent contre les volets, quelques voix qui scandent « Augustine, da friture ! » (la friture, en français). Augustine se réveille au gré des appels à l’usine, termine souvent chez elle affalée sur une chaise, assoupie quelques heures entre la fin tardive de la journée et le début de la suivante.

« Parfois, elle n’avait même pas le temps d’enlever sa coiffe », conte Arlette, qui ne l’a jamais vue sans ce morceau de tissu de dentelle sur les cheveux. Il ne l’a jamais quittée, tout comme son sens de la révolte. « Augustine cachait et distribuait de la viande aux résistants pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle disait que c’était sa mission de nourrir ceux qui avaient faim », explique Arlette, fière de pouvoir raconter l’histoire d’une grand-mère qui lui a laissé en héritage sa pugnacité et son esprit de lutte. Augustine parlait d’ailleurs souvent de Joséphine Pencalet à sa famille.

Une sardinière camarade de grève qui, en 1925, devint la première femme élue conseillère municipale en Bretagne, sur la liste communiste de Douarnenez. Élection qui finit par être invalidée… à cause de son genre. Ce qui n’a pas empêché Joséphine, Augustine et toutes les autres, d’engranger des conquêtes et de poursuivre une lutte toujours d’actualité.

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22 novembre 2024 5 22 /11 /novembre /2024 06:08
« Ce n’était pas réellement une grève féministe, mais plutôt une grève de femmes contre la misère », à Douarnenez les sardinières et leurs héritières, cent ans après (L'Humanité, 20 novembre 2024)

En 1924, les ouvrières des usines de sardines de Douarnenez se mettent en grève « pour les sous ». Le début d’une lutte historique, dont les traces demeurent à chaque coin de rue, dans les représentations artistiques, les usines et la célébration du centenaire de cette mobilisation, ce jeudi 21 novembre.

Léa Petit Scagnola, L'Humanité, 20 novembre 2024

Un brin malicieuses, les comparses chantonnent les quelques mots révolutionnaires, interdits à l’époque de leurs aïeules : « Saluez, riches heureux, ces pauvres en haillons, saluez, ce sont eux qui gagnent vos millions. » Attablées aux Loups des mers, restaurant niché sur les quais du port du Rosmeur, deux Douarnenistes badinent : « Au départ de Tréboul, où y a des filles qui sont moches comme tout ! » entonne Françoise Pencalet, professeure d’histoire et conseillère municipale de gauche à Douarnenez (Finistère). Monique Prévost, ancienne maire socialiste, rit avec elle.

Elles chérissent les souvenirs d’airs fredonnés aux repas de famille, en mer pour le pêcheur de langoustines qu’était le père de Françoise, et à l’usine par un chœur constitué des ouvrières de la sardine. On les appelait autrefois les Penn Sardin, dans la bouche des bretonnants (en français, « têtes de sardine »).

Ces travailleuses des conserveries de poisson de Douarnenez, dans les années 1920, se lèvent à l’aube, enfilent leur tablier sombre et s’affairent à couper, éviscérer et mettre en boîte les petits poissons. Leur grève victorieuse en 1924, pour de meilleurs salaires et conditions de travail, est célébrée cette année, pour le centième anniversaire de la lutte.

Ce 21 novembre, sa commémoration, faite de chants, conférences et de quiz, a vu le jour grâce à un collectif créé par Monique Prévost et Françoise Pencalet. Elles espèrent rassembler les 14 000 âmes de la commune, encore ouvrière, où tout le monde se connaît.

Les deux acolytes pointent les usines surannées et agglutinées en contrebas du port de pêche. Plusieurs ont été transformées en logements HLM, l’ancien séchoir à thon du dernier étage est devenu une buanderie. Quelques maisons plus loin, l’Abri du marin incarne à lui seul une forme d’amnésie de la mémoire ouvrière.

Autrefois lieu d’instruction catholique des pêcheurs, il accueille aujourd’hui des touristes fortunés dans des locations de luxe. Il faut imaginer que, cent ans plus tôt, plus de 2 000 travailleuses exigeaient et scandaient dans ces ruelles exiguës du vieux village : « Pemp real a vo ! » Littéralement, « cinq réaux (monnaie espagnole de l’époque), il y a aura » dans leur bourse, représentant 1,25 franc par heure de labeur.

Du petit matin jusqu’à ce que le stock de sardines soit épuisé, tard le soir, les travailleuses endurent des journées harassantes, pouvant durer jusqu’à 18 heures. Elles ne sont guère récompensées : 0,80 franc de l’heure, soit le prix d’un litre de lait, rappelle Françoise Pencalet.

Une grève de femmes contre la misère

Le 21 novembre 1924, une vague de rébellion prend naissance à la conserverie Carnaud, avant de se répandre dans les 25 entreprises de Douarnenez ; 2 000 travailleuses cessent de courber l’échine et de mettre en boîte les sardines pêchées par leurs maris ; 70 % des grévistes sont des femmes et mettent alors à l’arrêt le premier port sardinier du pays.

La mobilisation s’organise, soutenue par des militants syndicaux, féministes et communistes venus de Paris. Comme Charles Tillon, syndicaliste de la CGTU, futur commandant en chef des Francs-Tireurs et Partisans et ministre communiste.

Mais aussi, Lucie Colliard, activiste féministe et membre du comité directeur du PCF. Augustine Julien, ouvrière de production et déléguée de l’usine Parmentier, a conté à sa petite-fille sa rencontre avec la militante communiste : « Lucie Colliard lui a ouvert les yeux quant au fait d’être » citoyenne », de se battre pour ses droits ». Monique et Françoise se battent pour que Lucie Colliard soit enfin honorée à Douarnenez, étant donné ce qu’elle a apporté à la grève et aux sardinières.

Elles recueillent des signatures pour que l’ancienne usine Béziers, symbole de la répression patronale, devenue un parking, porte le nom de la militante. « Elle a tenté d’importer ses revendications d’égalité des genres, mais ça n’a pas pris du côté des sardinières, mesure Françoise Pencalet. Ce n’était pas réellement une grève féministe, mais plutôt une grève de femmes contre la misère. »

Après des mois de lutte acharnée, les sardinières finissent par obtenir un salaire horaire d’un franc, une augmentation de 50 % après 22 heures et au-delà de la dixième heure de travail consécutive, ainsi que la reconnaissance du droit syndical. La scène de la victoire est collée sur les murs de la ville grâce à un photomontage de Marianne Larvol, artiste locale. « Regardez comme elles étaient ravies ! » s’enthousiasme Monique Prévost.

Cent ans après, l’ancienne maire porte autour du cou un talisman mémoriel qui ne la quitte plus : un réal percé d’un trou, le sou tant convoité, et obtenu par les Penn Sardin lui colle à la peau. Sur les quais du port Rhu, un autre photomontage, plus dramatique cette fois, raconte les jours qui précèdent la victoire, le 8 janvier 1924.

Car, avant de céder, les usiniers engagent des briseurs de grève parisiens et tentent d’assassiner l’un des tenaces défenseurs des sardinières, Daniel Le Flanchec, maire communiste de la ville. Marianne Larvol est ainsi à l’origine de douze œuvres mémorielles dans la cité. Adossée au mur de l’ancienne maison de l’édile, elle détaille le portrait de ce « héros local ». Blessé par balle à la gorge, il survit. La tentative d’assassinat indigne largement dans le pays et participe à faire basculer la lutte.

Les Penn Sardin de 2024

À bâbord, le regard des deux femmes se pose sur des mouettes rieuses qui planent au-dessus des bateaux de pêche. Leur vol suit un marin. Jean s’en va en mer pour la journée uniquement, « de quoi gagner un salaire misérable, revenir dormir à la maison et recommencer », gronde-t-il, la capuche de son ciré sombre rabattue sur les yeux. Il ramène aussi la godaille – rebut de pêche offert aux marins – pour nourrir ses trois petits garçons apprentis pêcheurs.

Françoise Pencalet se régalait de ces « chutes » de langoustines rapportées par son père tous les trois mois. « C’est pour cela que les filles et les fils de langoustiniers ont le teint tout rose, ils ont passé leur enfance à manger de la langoustine », taquine Monique Prévost.

À Douarnenez, les deux plus gros employeurs sont toujours, en 2024, des usines d’agroalimentaire. La moitié de la population active y travaille. Mais les marins peinent encore à vivre dignement, tandis que les ouvriers des usines de sardine et de thon se battent toujours pour un salaire à la hauteur du sacrifice d’un corps esquinté. L’entreprise Chancerelle, qui existait déjà il y a cent ans, s’est installée en périphérie de la ville. Seules les âmes d’anciennes sardinières tuées à la tâche flottent encore dans les ruines des anciennes conserveries du centre-ville.

« Le travail est resté artisanal, pénible, répétitif et payé une misère », déplore Sébastien Friant, délégué CGT de l’entreprise. Ce sont encore majoritairement des femmes qui s’y collent : 327 des 500 salariés sont des travailleuses. Patricia, ouvrière de production depuis 1994, ne supporte plus les cadences infernales. Son dos la fait souffrir, ses épaules et ses poignets aussi. « Je ne tiendrai jamais jusqu’à la retraite… » souffle-t-elle, éreintée. « Nous sommes conscients que les métiers de nos collaborateurs dans nos ateliers de production peuvent être exigeants », commente l’entreprise…

Comme pour les sardinières de l’époque, la journée de Patricia se termine uniquement lorsque les poissons sont mis en boîtes et prêts à être livrés. Parfois à 17 heures, parfois à 19 heures selon les stocks et ce que le patronat décide. La lutte des classes continuerait-elle à Douarnenez ? Tiphaine Guéret, journaliste indépendante et autrice de l’ouvrage Écoutez gronder leur colère, les héritières des Penn Sardin de Douarnenez, fait un lien entre la lutte de 1924 et celle, en octobre 2023, des ouvrières actuelles, pour une hausse de salaire de 10 % et une amélioration des conditions de travail.

« On a fini par obtenir 2,6 % de revalorisation de nos primes, 30 euros en plus par mois sur un salaire à peine au-dessus du Smic », s’attriste Sébastien Friant. La direction se targue de salaires « environ 3 % au-dessus des minima conventionnels » et « au-dessus du Smic, ce qui nous positionne comme une entreprise mieux-disante que la plupart des entreprises environnantes ».

« C’est fédérateur de fêter le centenaire, mais les conditions de travail ont bien changé », assure aussi la maire divers droite de la commune, Jocelyne Poitevin. Comme si les sardinières d’aujourd’hui n’étaient pas confrontées elles aussi à des conditions de travail et de très bas salaires pour leur époque. Et comme s’il n’y avait ici rien à remuer…

Mémoire ouvrière, un enjeu politique

Les commémorations ne sont d’ailleurs pas sorties de nulle part. Il y a un an, Françoise Pencalet et Monique Prévost se scandalisent d’une coupure de presse : une interview de la maire actuelle, Jocelyne Poitevin donc, qui, dans le Télégramme de mai 2023, déclare : « À chaque fois, on nous ramène l’histoire ouvrière, les sardinières (…). C’était il y a cent ans, il faut arrêter ! » Monique Prévost écarquille les yeux, abasourdie : « Comment peut-on tourner le dos à notre histoire ouvrière ? Nous ne pouvions pas laisser dire cela ! » Contre-attaque. Les deux femmes décident de créer un collectif de célébration du centenaire de la lutte et imaginent un cycle de conférences, en plus d’inclure les commerçants et les associations du coin aux festivités.

Les cordes vocales toujours échauffées, elles imaginent une foule chantant les airs révolutionnaires des sardinières et rassemblent largement. Sept répétitions plus tard, Eva et Manon, qui se définissent comme « passeuses de chant », se disent fières « de ce mélange de gens, des enfants de l’école jusqu’aux personnes âgées en Ehpad ».

Ethan, 7 ans, récite les paroles le soir avant de s’endormir, pour ne pas les oublier. « Il faut travailler, il n’y a pas d’horaires. À bout de fatigue, pour n’pas s’endormir. Elles chantent en chœur, il faut bien tenir », balbutie-t-il. Ses parents font aussi partie de la foule chantante : des répétitions imprévues ont parfois lieu au moment du dîner, « pour que les paroles rentrent dans nos mémoires » !

D’autres sentraînent à reproduire le rythme de la musique : « Il faudra battre la mesure en entrechoquant deux sabots », explique Gildas Sergent, de l’association Emglev Bro Douarnenez, qui promeut la culture et la langue bretonnes. Et les tenues complètes des sardinières sont à découvrir dans les locaux de la médiathèque, avec une exposition réalisée par la municipalité, malgré sa volonté de reléguer la grève de 1924 à un folklore lointain.

« Il ne faut pas minorer la participation de la municipalité dans le programme », se défend la maire. « La municipalité a soutenu notre collectif, mais elle n’est pas à l’origine d’une quelconque action, bien qu’elle ait été notre partenaire financier pour le logo, la location de salle », pointe Françoise Pencalet.

L’artiste Marianne Larvol continue : « Politiquement, il lui aurait été impossible de ne pas s’associer au centenaire étant donné ce que nous, le collectif, organisons. » Preuve que tout est question de rapport de force et que, cent ans après, les sardinières entraînent encore les foules derrière elles.

« Ce n’était pas réellement une grève féministe, mais plutôt une grève de femmes contre la misère », à Douarnenez les sardinières et leurs héritières, cent ans après (L'Humanité, 20 novembre 2024)
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7 novembre 2024 4 07 /11 /novembre /2024 05:59
Au crépuscule de sa vie, Madeleine Riffaud avait acquis une certitude : « Il n’y a aucune cause perdue, excepté celles qu’on abandonne en chemin. »

Au crépuscule de sa vie, Madeleine Riffaud avait acquis une certitude : « Il n’y a aucune cause perdue, excepté celles qu’on abandonne en chemin. »

Mort de Madeleine Riffaud, sentinelle d’un siècle de tempêtes

La résistante, poétesse et journaliste, qui couvrit pour l’Humanité les guerres d’Algérie et du Vietnam, s’est éteinte à l’âge de 100 ans.

Une héroïne s’en est allée. Son legs : tout un siècle de combats. Madeleine Riffaud, poétesse, résistante, ancienne journaliste à l’Humanité, est décédée ce mercredi 6 novembre. Elle était un personnage de roman, à l’existence tramée par la lutte, l’écriture, trois guerres et un amour. Une vie d’une folle intensité, après l’enfance dans les décombres de la Grande guerre, depuis ses premiers pas dans la résistance jusqu’aux maquis du Sud-Vietnam.

Dans son appartement parisien, la vieille dame, front plissé, traits durs, regard perçant malgré la cécité, dépliait d’elle-même un récit sûr, précis, ponctué du pépiement des oiseaux qui l’entouraient, dans leurs grandes volières. Vêtue de noir, ses longs cheveux toujours nattés de côté, elle fumait, en se remémorant l’intime et l’histoire, et jusqu’à la première blessure, longtemps enfouie dans l’oubli, un viol enduré alors qu’adolescente, elle devait passer la ligne de démarcation pour rejoindre le sanatorium. La tuberculose était tombée sur elle comme un malheur de plus, dans l’exode, alors que sa famille fuyait Paris occupé.

Embrasser le combat

De la maladie, elle se releva, pour embrasser le combat. « Je suis entrée dans la Résistance avec un nom d’homme, un nom d’Allemand, un nom de poète » : dans la clandestinité, elle était Rainer, pour Rainer Maria Rilke. Il avait fallu la force de conviction de Raymond Aubrac pour qu’elle accepte de témoigner de son action dans la Résistance – « Je suis un antihéros, quelqu’un de tout à fait ordinaire. Il n’y a rien d’extraordinaire dans ce que j’ai fait, rien du tout », insistait-elle dans le documentaire que lui consacra en 2020 Jorge Amat, Les sept vies de Madeleine Riffaud.

Alors que les nazis tiennent la France sous leur botte, la jeune communiste organise d’abord le ravitaillement des clandestins, puis passe à des actions plus dures : recrutements, planques, attaques de dépôts d’armes. L’affiche rouge placardée dans les couloirs du métro lui brise le cœur. Comme Missak Manouchian, comme Joseph Epstein qu’elle admire, elle est de ceux que l’occupant tient pour des « terroristes ». Ce mot-là lui restait en travers de la gorge : « Jamais nous n’attaquions des civils. Jamais nous ne faisions quoi que ce soit qui puisse les mettre en danger. On se serait plutôt fait crever. »

Des explosifs cachés sous le manteau, dans Paris quadrillée par les Allemands, elle échappe par miracle à l’arrestation, grâce au langoureux baiser d’un camarade. La mort d’un ami abattu d’une balle tirée dans le dos, à bout portant, décuple sa rage. Le désir de vengeance l’étreint. Sur le pont de Solférino, elle attend que le soldat allemand choisi pour cible se retourne vers elle pour lui mettre deux balles dans la tempe. « Il n’a pas souffert. J’ai enfourché ma bicyclette, je suis repartie sur les quais », soufflait-elle dans la vieillesse, en taisant ce qui s’est, ce jour-là, brisé en elle, gravé dans sa jeune poésie : « Ça fait mal de tuer./ C’est la première fois./ Sept balles dans mon chargeur. »

Elle est aussitôt arrêtée, conduite rue des Saussaies, au quartier général des SS. « La suite, je n’aime pas la raconter. » La suite, c’est l’atroce épreuve de la torture, entre les mains des bourreaux de la police de Vichy, puis de la Gestapo. « Ceux-là, demain, qui me tueront/Ne les tuez pas à leur tour/Ce soir mon cœur n’est plus qu’amour », promet-elle, au fond de sa geôle de Fresnes. Elle manque d’être fusillée, se soustrait in extremis à la déportation. Quand l’insurrection éclate, elle est libérée de prison, prend part au combat, dirige la capture d’un train allemand aux Buttes-Chaumont. Ce soir-là, avec ses camarades, elle s’offre un festin : « Jamais depuis quatre ans nous n’avions si bien mangé. »

Oublier la fureur nazie, la boue, le sang, faire le deuil des amis tombés

Paris est libérée, elle a 20 ans, il faut oublier la fureur nazie, la boue, le sang, faire le deuil des amis tombés. Mais elle se sent vide, n’a pas de métier, traîne sur le pavé, sans but. Elle est prête à se noyer, lorsque son chemin croise celui de Claude Roy. Celui-ci la présente à Aragon, Tzara, Vercors. Pour elle, pour ses camarades, la poésie avait été, dans la longue nuit de l’occupation, un pari contre la mort. Dans ses yeux, Éluard décèle une infinie détresse. Elle lui fait lire les vers griffonnés dans sa prison : « Je n’ai jamais donné vos noms/Je serai fusillée demain ». Il les fait publier ; Picasso dessine son portrait ; elle devient journaliste en couvrant les grèves. Elle a trouvé son chemin : « J’avais un beau métier : trouver des mots. »

À Berlin, au Festival mondial de la jeunesse, elle rencontre le poète vietnamien Nguyen Dinh Thi, le grand amour de sa vie. Lorsqu’elle le retrouve à Hanoi en 1955, leur idylle fait grand bruit : « Tout le monde voulait nous marier, comme un symbole de la paix retrouvée. » Hô Chi Minh ne l’entend pas ainsi, il lui demande de repartir à Paris. Elle pleure. « On ne fait rien avec des larmes. Tu es journaliste : fais ton travail », ordonne-t-il. Une autre guerre, déjà, s’est allumée. Au retour, l’Humanité l’envoie en Algérie. Dans ses reportages, elle témoigne des atrocités de la « pacification », de la violente répression qui s’abat sur tout un peuple en quête de libération : « Jamais, de ma vie, je n’ai vu une guerre aussi sale. »

La tuberculose la rattrape, la cloue en France. Aux Algériens, elle dédie alors un recueil de poésie : Si j’en crois le jasmin. Le préfet Papon la poursuit en justice pour ses articles censurés sur « Les caves qui chantent » où l’on pratique la torture à Paris. L’OAS la prend pour cible : elle est grièvement blessée dans une attaque au plastic. À l’indépendance, Henri Alleg, qui a repris la tête d’Alger républicain, la met en relation avec l’antenne du Front de libération du Sud-Vietnam dans la Ville blanche. Elle recueille les témoignages de ses membres, revient avec des photos. L’Humanité les publie, sous le titre : « La deuxième guerre du Vietnam a commencé ».

Madeleine Riffaud rejoint le front en 1964. Dans la forêt, dans les galeries souterraines, sous les bombes, elle restera trois mois auprès des combattants de la guérilla communiste ; elle ramènera, avec son confrère australien Wilfred Burchett, des images exceptionnelles de cette guerre d’indépendance. Revenue au Nord, elle retrouve Nguyen Dinh Thi, qu’elle n’a jamais cessé d’aimer, et sera le seul témoin étranger de la première pluie de bombes déversée sur Haiphong par les B52 américains. Le retour dans l’atmosphère insipide de la France pompidolienne la désole. Elle se fait alors embaucher comme fille de salle dans un hôpital, en tire un récit poignant sur les vies de ces héroïnes anonymes. Les Linges de la nuit remportent un succès prodigieux.

Au crépuscule de sa vie, Madeleine Riffaud avait acquis une certitude : « Il n’y a aucune cause perdue, excepté celles qu’on abandonne en chemin. » « J’ai toujours cherché la vérité. Au Maghreb, en Asie, partout où des peuples se battaient contre des oppresseurs, confiait-elle. Je cherchais la vérité : pas pour moi, mais pour la dire. Ce n’est pas de tout repos. J’ai perdu des plumes à ce jeu. J’en ressens encore les effets dans mes os brisés. Mais si c’était à refaire, je le referais. » Ne jamais capituler, « réveiller les hommes » guetter dans l’obscurité la moindre lueur, aussi vacillante fut-elle : Madeleine Riffaud, reporter intrépide, poétesse ardente, fut dans sa traversée d’un siècle de tempêtes une sentinelle opiniâtre.

LES HAÏKS ROUGES

Hier, la Casbah s’est dressée, en plein jour, face aux ultras et à l’armée, brisant la couronne d’épines que lui font depuis si longtemps, barbelés et chevaux de frise. Par milliers et milliers, les Algériens des bidonvilles, suspects de toutes les perquisitions, victimes de tant de ratonnades, ont dévalé, sans armes, à Alger, comme à Oran, leurs ruelles en pentes. Les femmes, vêtues de vert et de blanc, aux couleurs de leur patrie, allaient devant.

Et jamais encore, dans l’histoire algérienne, on n’avait vu tel raz de marée d’un peuple affirmant, devant le monde entier, qu’il est prêt à tous les sacrifices pour être libre. Ils ont eu peur. Ils ont tiré. Une fois de plus, ils ont tué. Deux enfants algériens sont mourants à Belcourt, deux de ces gosses innombrables qui essaient de gagner leur pain à l’âge où les nôtres vont à l’école… Car à Belcourt, comme à Bab el-Oued, les ultras, eux, étaient armés, face aux Algériens agitant leurs drapeaux. Ils ont tiré, calfeutrés derrière leurs fenêtres. D’autres ont tenté de renverser une ambulance venue chercher des blessés ! On les a laissés faire. Pire encore. Au pied de la Casbah, où les musulmans tentaient de franchir les barrages pour se répandre dans leur propre ville, Alger, les paras et la Légion ont tiré “dans le tas » avec leurs mitraillettes.

Combien de morts parmi cette foule désarmée qui demandait, femmes et gosses en tête, qu’on lui rendit la paix et sa patrie, qu’on donnât un vrai sens aux mots officiels Algérie algérienne ? Des dizaines de morts, des centaines de blessés ? Qui sait combien ?

Cependant, de Gaulle, dans ses discours, répétait « Fraternité » ! Quelle dérision, tandis que les mitraillettes faisaient leur tac-tac-tac et que les voiles blancs, les haïks des femmes algériennes, se tachaient de rouge, tandis que les banderoles demandant la négociation avec le FLN traînaient dans le sang !

Fraternité, oui, mais fraternité de tout notre peuple envers les victimes tombées, en ce dimanche, pour le droit des patries à disposer d’elles-mêmes, pour la négociation qui, seule, pourra mettre fin à la guerre qui nous ronge. Pour les intérêts véritables de la France comme de l’Algérie…

Madeleine Riffaud

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