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28 août 2019 3 28 /08 /août /2019 05:31

 

17 août 1893 : une dizaines d’italiens sont massacrés par des ouvriers français à Aigues-Mortes lors de violents affrontements. A la fin du XIXe siècle, de plus en plus d’immigrants de tout pays (Belgique, Espagne, Italie…) arrivent en France pour du travail, souvent journalier. Ceux-ci sont mis en concurrence avec les travailleurs locaux par le patronat. Les travailleurs français accusent alors les italiens de faire baisser les salaires et de « voler leur travail », ce qui crée de fortes tensions. Dans ce contexte tendu, de nombreuses rixes éclatent provoquant plusieurs blessés et mettant le feu aux poudres. Des ouvriers et des villageois se liguent en milice et pourchassent des italiens pour les punir. Bien que certains italiens purent se cacher et que les forces de l’ordre finissent par arriver, des dizaines d’italiens innocents sont massacrés par une foule en colère (lynchage, noyade, coup de fusil…). Il y aurait probablement 17 morts et 150 blessés. Ce massacre honteux fut l’une des graves manifestations du racisme en France, surtout que les coupables seront tous acquittés.

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28 août 2019 3 28 /08 /août /2019 05:29

Lorsque Luis Royo-Ibanez entre dans Paris, le 24 août 1944, à bord de son half-track baptisé « Madrid », il laisse éclater sa joie devant l’Hôtel de Ville : « Aujourd’hui Paris, demain les Pyrénées ! » Ce républicain espagnol de la division Leclerc, membre de la compagnie surnommée la « Nueve » (160 hommes dont 146 Espagnols pour la plupart anarchistes et communistes) avec à leur tête le colonel Raymond Dronne, a tout donné pour la libération de l’Afrique du Nord puis celle de la France.

 

Luis et ses camarades ont débarqué à Omaha Beach. Puis, sous la conduite de combattants de la Résistance, ils ont foncé sur Alençon avant d’entrer dans Paris – déjà largement contrôlé par les FFI du colonel Henri Rol-Tanguy – à bord des half-tracks portant les noms de batailles de la guerre d’Espagne, « Teruel », « Guadalajara », « Brunete » soigneusement rebaptisés pour les cérémonies du lendemain 25 août, « Montmirail », « Champaubert » ou « Romilly ». 

 

Luis et ses copains ne fonceront pas sur Madrid pour combattre la dictature. On leur donnera l’ordre de poursuivre vers l’est. Surtout pas au sud, vers l’Espagne sous le joug du général fasciste Franco passé sous protection des États-Unis. Dans son HLM de Cachan, Luis nous dira au crépuscule de sa vie : « La libération de Paris, de la France devait être une étape avant la libération de l’Espagne. Nous nous sommes battus puis nous avons été oubliés. » 

 

Manuel Rodriguez était un parmi les 500 000  Espagnols qui ont cherché refuge en France, en 1939. Passé les Pyrénées, il a été enfermé dans un camp de concentration, à Argelès. Première image d’une partie de la France, celle qui passait son temps à enchaîner autour du maître berlinois plus de génuflexions que la liturgie collaboratrice n’en exigeait. Manuel s’échappera puis rejoindra les premiers groupes armés de la Résistance. Plus tard, il participera à la libération de Toulouse. La Ville rose et la France libérées, il s’engage dans les groupes armés qui tentent de reprendre la lutte en terre espagnole. Blessé, il rentre à Toulouse et finit sa vie délaissé et traité comme un pestiféré, presque comme un « terroriste ».

 

Maurice, ancien des Brigades internationales, a eu la mauvaise idée de perdre une jambe lors de la bataille de l’Ebre. Jeune et très beau garçon, fils d’une « bonne  famille » de «  gauche » bourgeoise et socialo-radicale, il avait compris avec plusieurs milliers d’ autres Français que la guerre imposée à la République espagnole par les sbires d’Hitler et de Mussolini était un test grandeur nature avant le déferlement nazi sur l’Europe. Jusqu’en 1971, abandonné par sa famille, ignoré par les autorités, il a survécu en dessinant des caricatures sur la place du Tertre à Paris. Maurice et nombre de ses camarades survivants de la guerre d’Espagne nous ont quittés dans l’indifférence qui aurait été générale sans la solidarité jamais démentie du Parti communiste français.

 

Il aura fallu, en 1996, l’action combinée de Philippe Séguin et de Jacques Chirac, sous les hurlements de plusieurs députés de droite, pour que les brigadistes soient enfin reconnus comme « anciens combattants ».

 

Le colonel Henri Rol-Tanguy – qui nous disait : « Vous évoquez mon rôle pour la libération de Paris mais c’est l’Espagne qui reste mon premier combat antifasciste et qui a marqué la suite de mon engagement pour la liberté et la démocratie » – a, lui aussi, subi la discrimination en étant marginalisé dans sa carrière militaire. Compagnon de la Libération, grand officier de la Légion d’honneur, Rol fut heureusement reconnu des années plus tard comme un Français d’exception dans la lutte contre l’occupant nazi. Mais combien d’autres de ses camarades ont été maintenus dans l’oubli ?

 

Après des dizaines d’années de silence sur la guerre d’Espagne, la chape de plomb se fissure : films, livres, études, avec notamment le prix Rol-Tanguy délivré à des étudiants par l’association les Amis des combattants en Espagne républicaine (Acer) ainsi que documentaires et ouvrages, ont permis de donner à voir et comprendre la guerre d’Espagne, le courage des républicains espagnols et des brigadistes venus du monde entier. C’est aussi en se rappelant leur rôle qu’il convient, en 2019, de célébrer la libération de Paris.

 

José Fort

 

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27 août 2019 2 27 /08 /août /2019 05:15

 

Il y a 83 ans, le 19 août 1936, le poète et dramaturge espagnol Frédérico Garcia Lorca était assassiné par les milices fascistes de Franco. Né dans la région de Grenade, il s’installe dans la capitale espagnole après des études de lettres. Il y rencontre ses premiers succès mais est déjà repéré par les services de police pour ses prises de position politiques. La chute de la dictature de Miguel Primo de Rivera et la proclamation de la République lui ouvrent de nouvelles possibilités. En 1931 Lorca est nommé directeur « La Barraca » visant à faire connaître les œuvres de l’art classique dans les campagnes. Il écrit à cette occasion une trilogie rurale qui aura un grand succès : Bodas de sangre (« Noces de sang »), Yerma et La casa de Bernarda Alba (La Maison de Bernarda Alba).

Lors du coup d’Etat fasciste de Franco en 1936, Lorca soutient le Front Populaire. Arrêté par des membres de la milice fasciste « l’escadron noir », il est immédiatement fusillé et son corps est jeté dans une fosse commune. Ses œuvres sont interdites jusqu’en 1953 puis publié dans une version censurée. Il faudra attendre la fin du fascisme pour que ce poète de renommée mondiale soit enfin accessible au public espagnol. L’assassinat du poète est devenu le symbole de l’obscurantisme fascisme.

Voici quelques citations du poète que nous aimons :

- « Se taire et brûler de l'intérieur est la pire des punitions qu'on puisse s'infliger. »

- « Moi, si j’avais faim et me trouvais dans la rue, je ne demanderais pas un pain mais un demi-pain et un livre. »

- « Dans ce monde, moi je suis et serai toujours du côté des pauvres. Je serai toujours du côté de ceux qui n’ont rien et à qui on refuse jusqu’à la tranquillité de ce rien. »

Repose en paix frère et camarade

 

 

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26 août 2019 1 26 /08 /août /2019 05:41
18 août 1944, il y a 75 ans : Libération du camp de Drancy (Robert Clément)

Occupés par les troupes allemandes en juin 1940, les lieux servent de camp d’internement pour des prisonniers de guerre et des civils étrangers. C’est sous leur impulsion que la Préfecture de police y crée le 20 août 1941 un camp destiné aux Juifs. 4 230 hommes dont 1 500 Français, raflés à Paris entre le 20 et le 25 août, sont les premiers internés juifs du camp de Drancy.

Le camp devient à partir de mars 1942 le camp de rassemblement et de transit en vue de la déportation de tous les Juifs de France, ce qui lui confère un rôle majeur dans les persécutions antijuives perpétrées en France pendant la Seconde Guerre mondiale. 63 convois sont formés et partent de la gare du Bourget-Drancy jusqu'en juillet 1943 puis de la gare de Bobigny. Ils emmènent au total 65 000 personnes vers les camps d’extermination, principalement vers le camp d’Auschwitz-Birkenau.

Durant les périodes les plus intenses, et notamment dans la deuxième moitié de l’année 1942, deux voire trois convois par semaine sont formés au camp de Drancy. Le camp est alors surpeuplé, les installations sont insuffisantes et les nouveaux arrivants manquent de tout. Au plus fort des rafles, le camp compte environ 7 000 détenus alors que sa capacité théorique est de 5 000 places. Le comble de la détresse est atteint dans la deuxième quinzaine d’août 1942. Arrivent alors à Drancy, en provenance des camps du Loiret, les enfants de 2 à 12 ans qui ont été séparés de leurs parents le mois précédent.
A partir de l’été 1942, les départs rythment la vie à Drancy. À partir du 19 juillet 1942, les déportations se succèdent au nombre de trois par semaine. Elles offrent toutes un spectacle désolant. Durant l’été 1942, une atmosphère de terreur permanente règne à Drancy. Les larmes, les crises de nerfs sont fréquentes et l’on assiste à plusieurs suicides par défenestration. La veille du départ d’un convoi, les détenus déportés sont fouillés et dépouillés de tout ce qui peut avoir un prix. Ils sont ensuite enfermés dans les chambres attribuées aux « déportables » (les trois premières cages d’escalier) jusqu’à l’aube. De là, des autobus viennent les chercher pour les conduire à la gare de Bobigny ou du Bourget où ils sont entassés dans des wagons à bestiaux qui sont ensuite scellés.

À partir de juin-juillet 1943, un commando de S.S. autrichiens, avec à sa tête Aloïs Brunner, prend en charge l’administration du camp jusqu’alors confiée à la Préfecture de police – la gendarmerie assure cependant la surveillance générale de 1941 à 1944 – et y institue une administration violente et un renforcement de la discipline tout en procédant à des aménagements matériels. Brunner fait tout ce qu’il peut pour rafler le plus grand nombre de Juifs, jusqu’à charger des internés de convaincre des Juifs de sortir de la clandestinité et de rejoindre Drancy, faute de quoi leur famille internée à Drancy sera déportée immédiatement.
Le dernier convoi à destination d’Auschwitz part le 31 juillet 1944. Le 17 août 1944, en pleine débandade de l’armée allemande, Brunner arrive à organiser le départ du dernier convoi dont 39 personnes réussiront à s’échapper avant l’entrée en Allemagne. Le 18 août 1944, 1 467 prisonniers sont libérés après l'arrivée du représentant diplomatique suédois et de membres de la Croix rouge. Plus de 80 000 Juifs auront été détenus à Drancy, entre mai 1941 et août 1944, à 4 kilomètres de Paris.

 

18 août 1944, il y a 75 ans : Libération du camp de Drancy (Robert Clément)
18 août 1944, il y a 75 ans : Libération du camp de Drancy (Robert Clément)
18 août 1944, il y a 75 ans : Libération du camp de Drancy (Robert Clément)
18 août 1944, il y a 75 ans : Libération du camp de Drancy (Robert Clément)
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24 août 2019 6 24 /08 /août /2019 07:07
Histoire et Devoir de Mémoire - Résistance et Déportation : Dénaturalisés  - Les retraits de nationalité sous Vichy de Claire Zalc

La France aux Français » : ce fut l’une des premières mesures mises en œuvre par le gouvernement de Vichy avec la loi du 22 juillet 1940, qui prévoyait de réviser la naturalisation de tous les Français naturalisés depuis 1927. Plusieurs centaines de milliers de personnes,1 million peut-être, étaient visées et, même s'ils n'étaient pas cités dans le texte de la loi, les Juifs en premier lieu.

À partir d’une étude d’une ampleur inédite dans les archives, Claire Zalc livre une puissante analyse des effets de cette loi, depuis son application par les magistrats de la commission de révision des naturalisations, les préfets, et les maires jusqu’à ses conséquences pour ceux qui l’ont subie et se sont vus retirer la nationalité française. Au ras de la pratique administrative, elle établit comment se dessinent les visages des « mauvais Français », et comment ceux-ci ont tenté de protester contre l'arbitraire. Elle apporte une nouvelle pièce aux débats historiographiques sur l'antisémitisme de Vichy et son autonomie vis-à-vis des pressions allemandes, mais aussi sur la continuité des pratiques et personnels entre la IIIe République, Vichy et la IVe République.

Une analyse implacable des mécanismes, de la violence d'Etat et du fonctionnement d'une administration en régime autoritaire.

"Une enquête passionnante, exceptionnelle."

Annette Wieviorka

Claire Zalc est directrice de recherches à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (CNRS-ENS). Elle a publié Face à la persécution. 991 Juifs dans la guerre, avec Nicolas Mariot (Odile Jacob, 2010) et Melting Shops. Une histoire des commerçants étrangers en France (Perrin, 2010). Elle a dirigé, avec Tal Bruttmann, Ivan Ermakoff et Nicolas Mariot, Pour une microhistoire de la Shoah (Seuil, 2012).

 

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22 août 2019 4 22 /08 /août /2019 05:38

 

Ministre de l’Air du Front populaire, cet homme de loyauté et de courage n’a pas hésité à contourner la politique de non-intervention de Léon Blum en organisant la livraison de bombardiers à la République espagnole.

Pierre Cot (1895-1977), c’est l’histoire d’un fervent catholique au départ homme de droite devenu militant pour la paix et contre le fascisme, pour des relations respectueuses avec l’Union soviétique et acteur déterminant de l’aide à l’Espagne républicaine. Il avait perçu le putsch de Franco, soutenu par Hitler et Mussolini, comme une répétition générale avant la tragédie qui allait suivre. Pour toutes ces raisons et son compagnonnage avec le Parti communiste, il affrontera des campagnes de dénigrement inspirées par le patronat et la droite, et des accusations, notamment celle d’être un agent soviétique. Accusations par la suite définitivement démenties.

En avril 1928, Pierre Cot est élu député de Chambéry. À l’occasion de la campagne électorale, il a noué de solides liens d’amitié avec un certain Jean Moulin, alors sous-préfet à Albertville. Il s’impose parmi les réformateurs du parti radical et est nommé sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, puis ministre de l’Air. Il se distingue alors dans les dossiers de l’aéronautique civile et de l’armée de l’air. Il œuvre à la nationalisation de l’industrie aéronautique et fait de son ministère un véritable laboratoire social. Et surtout, ministre du Front populaire, il est l’artisan du contournement de la politique de non-intervention, organisant avec son équipe la livraison d’avions et d’armes à la République espagnole. Une sacrée équipe : Jean Moulin et Jean Meunier, respectivement directeur et chef du cabinet, et Robert Chambeiron au secrétariat particulier. Pour ces hommes, la politique de non-intervention en Espagne est un crime et une faute. Aussi vont-ils faire tout leur possible pour venir en aide aux républicains espagnols.

Robert Chambeiron, dans un entretien recueilli par Claude Lecomte pour l’Humanité en novembre 1996, révélait :

« Le premier appel au secours venu d’Espagne a été, le 22 juillet 1936, un télégramme du président du Conseil, José Giral, à Léon Blum. Celui-ci était d’accord pour y répondre favorablement sur la base des accords franco-espagnols de décembre 1935 qui prévoyaient la possibilité pour ce gouvernement d’acheter des armes à la France à concurrence de 20 millions de francs. Demandes bien modestes puisqu’elles consistaient en 20 bombardiers Potez, 10 mitrailleuses, 8 canons Schneider. Immédiatement, Pierre Cot préparait cette livraison, sans rien prélever sur les stocks de l’armée française, contrairement aux calomnies de la droite, mais sur un matériel destiné à des clients étrangers. Mais très rapidement, Blum va commencer à faiblir et à reculer. »

Léon Blum a cherché un dérivatif en tentant de contourner l’obstacle avec une livraison par l’intermédiaire de pays tiers comme le Mexique. Nouvelle opposition d’Édouard Daladier et d’Yvon Delbos en Conseil des ministres. Seuls trois ministres se sont prononcés jusqu’au bout pour l’aide à l’Espagne : Pierre Cot, Maurice Viollette, Marx Dormoy. Pierre Cot a suggéré alors de démissionner. « Je crois même qu’il en a parlé à Blum, mais ce sont les Espagnols qui s’y sont opposés, préférant voir à Paris ce gouvernement plutôt qu’une droite qui fermerait totalement la frontière », précisait Robert Chambeiron.

Il s’installe à Alger en juin 1943

Jean Moulin va particulièrement s’occuper du recrutement d’aviateurs comme André Malraux, ainsi que du passage des brigadistes à la frontière. D’autres hommes vont jouer un rôle important : Gaston Cusin, futur commissaire de la République à la Libération, qui était au cabinet de Vincent Auriol, ministre des Finances, patron donc des douaniers et qui prit avec eux les mesures pour que les armes soviétiques arrivées au Havre transitent par la France sans encombre. « Ce n’est pas par hasard que tous se retrouveront dans la Résistance », poursuivait Robert Chambeiron.

Après avoir clairement choisi le camp de la Résistance, tenté de rejoindre de Gaulle, qui le rejeta, et un séjour aux États-Unis, Pierre Cot s’installe à Alger en juin 1943. Il est désigné pour participer à l’Assemblée consultative provisoire. S’ouvre alors le dernier temps de son parcours politique. Élu en Savoie à la tête d’une liste d’Union des gauches à la seconde Constituante, puis député de Savoie en novembre 1946 sur une liste de même nature, il s’inscrit au groupe des députés communistes et apparentés.

Pierre Cot sera député jusqu’en 1968, maire jusqu’en 1971 et conseiller général jusqu’en 1973. Il restera dans l’Histoire comme une personnalité profondément ancrée à gauche, un homme de devoir, de loyauté et de courage.

José Fort

 

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21 août 2019 3 21 /08 /août /2019 05:41

 

Lanceurs d'alerte en 1939 17/29. 

Auteur dramatique expressionniste, ancien militant spartakiste dans la République des conseils en Bavière, il meurt à la veille de la Seconde Guerre mondiale, désespéré par la complaisance des puissances vis-à-vis des nazis en Espagne et en Tchécoslovaquie.

Le 22 mai 1939, un homme d’une quarantaine d’années est retrouvé pendu dans sa chambre d’hôtel à New York. Un drame individuel dans un monde qui court à la catastrophe et aura, trois mois plus tard, basculé dans la guerre. Quel lien relie la marche du monde au désespoir qui conduit au suicide ? Déception amoureuse, déboires financiers, il y a tant de raisons qui peuvent briser la résistance d’un homme… Le suicidé se nomme Ernst Toller. Il est allemand, écrivain, dramaturge et poète. Il est aussi un militant révolutionnaire, ancien spartakiste. Il fut ministre dans la très brève République des conseils (Räterepublik) de Bavière, écrasée par les Corps francs qui avaient assassiné Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, et noyé dans le sang la révolution de novembre à Berlin.

Toller fut de ces Allemands qui tentèrent, souvent au prix d’un courage inouï, d’alerter l’opinion sur la vraie nature du mouvement qui gagnait en puissance : le NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) et ce nouveau chancelier, Hitler, adoubé par le maréchal Hindenburg. Toller fut un lanceur d’alerte qui ne se remit jamais de n’avoir pas été entendu par ses contemporains. L’abandon par Londres et Paris de la République espagnole aux forces franquistes soutenues par Berlin et Rome, puis la trahison de Munich qui ouvrait à Hitler les frontières de la Tchécoslovaquie ont achevé de désespérer Toller. « Qui n’a plus la force de rêver n’a plus la force de vivre », fait-il dire à l’un de ses personnages…

En exil, il consacre la majorité de ses revenus à aider les enfants de républicains espagnols

L’homme qui disparaît dans la nuit new-yorkaise était né en 1893, en Prusse orientale, région du Reich actuellement polonaise. Il est issu d’une famille de commerçants juifs installée depuis longtemps dans la petite ville de Samotschin. « Frédéric le Grand autorisa mon aïeul à s’y installer ; moyennant le paiement d’une somme d’argent, il reçut une lettre de protection signée par le roi de Prusse. » Toller donne cette précision dès les premières lignes de son autobiographie, Une jeunesse en Allemagne. « Ce n’est pas seulement ma jeunesse que je relate, mais la jeunesse d’une génération et un fragment de l’histoire contemporaine », prévient l’auteur.

Ernst est étudiant à Grenoble lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Il s’engage dans l’armée du Kaiser. Il reste sur le front occidental pendant treize mois. Confronté aux horreurs de la guerre, il est victime d’une crise cardiaque, il en ressort effondré sur le plan physique et moral, il est alors démobilisé. Cet épisode de sa vie sera le thème de sa première pièce de théâtre, la Transformation (Die Wandlung), qui est jouée à Berlin en septembre 1919. Dès novembre 1918, le jeune homme participe à la révolution spartakiste. Aux côtés de Kurt Eisner, il défend la révolution à Munich, où a été proclamée la République des conseils de Bavière. Condamné à mort après l’écrasement de la révolution, Ernst Toller voit sa peine ramenée à cinq ans de forteresse. C’est au cours de ces années de prison que le dramaturge a écrit la plupart de ses œuvres d’inspiration expressionniste. En 1925, la plus célèbre de ses créations théâtrales, Hop là, nous vivons !, est montée à Berlin. C’est l’histoire d’un révolutionnaire qui a passé huit ans dans un hôpital psychiatrique et découvre que ses camarades se sont compromis avec leurs ennemis de classe. Il se suicide.

En 1933, les nazis parvenus au pouvoir lui retirent sa citoyenneté allemande et interdisent la publication de ses œuvres. Celles-ci sont brûlées en place publique. Contraint à l’exil, il s’installe d’abord à Londres, puis il entreprend aux États-Unis et au Canada une série de conférences avant de s’installer en Californie, ensuite à New York, dernière étape de sa vie. Il consacre la plus grande partie de ses revenus à aider les enfants de républicains espagnols. Il se bat jusqu’à l’épuisement de l’espoir… « Nous éternellement emprisonnés, nous livrés aux mécanismes de systèmes qui nous narguent. Nous sans visage dans une nuit de larmes, nous crions : “À quand notre délivrance ?” »

Jean-Paul Piérot

 

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20 août 2019 2 20 /08 /août /2019 05:26

 

Dans son dernier essai, Christine Le Bozec, maîtresse de conférences à l’université de Rouen en histoire moderne, étudie avec minutie la condition féminine à l’époque des Lumières et durant toute la période révolutionnaire en France.


 La Révolution française est un sentier très parcouru par les historiens. Qu’est-ce qui vous a décidée à vous arrêter sur cet événement, à vous pencher sur le rôle effectif des femmes dans cette période ?

Christine Le Bozec En effet, la Révolution française est un champ de recherche très prisé par les historiens, dont celui sur les femmes n’est, certes, pas absent mais récent, puisque les travaux pionniers ne datent que des années 1985-1989. Paradoxalement, ce qui a motivé ce travail est un profond agacement causé par la répétitivité, un psittacisme médiatique plus qu’historique et historiographique en vogue depuis quelques années, celui de rabâcher que les femmes des années 1770-1789 étaient libres et libérées et que la Révolution s’est attachée à leur rogner les ailes avant de les renvoyer dans leur foyer : les « salonnières » étant systématiquement montrées en exemple et montées en épingle, preuve et avant-garde de cette liberté. Alors, l’affirmer, le répéter est une chose, le démontrer en est une autre. Il s’est donc agi d’aller à leur rencontre pour dresser un constat « clinique » qui établit sans conteste que, ne jouissant d’aucun droit civil, elles ne constituaient qu’une minorité surexposée, une vitrine ne reflétant en rien une absence de statut juridique et qu’enfin ce battage autour de leur « liberté » n’était qu’un moyen de discréditer la Révolution française.

 

Les femmes françaises que vous étudiez étaient-elles des modèles pour d’autres qu’elles-mêmes ?

Christine Le Bozec Peut-on parler de modèle ? À partir de 1789, tout en reprenant des schémas anciens, elles innovent. Rappelons qu’elles ont toujours été présentes dans les luttes, parfois même à l’initiative des émeutes, des « émotions » populaires et des troubles antifiscaux ou frumentaires. C’est à elles qu’incombaient l’approvisionnement et la survie de la famille : rude épreuve en cas d’envolée des prix, de disette ou de lourde augmentation d’impôts. Sensibilisées, exaspérées, souvent en première ligne, elles n’hésitaient pas à faire le coup de poing. Au cours de la Révolution, elles renouvellent les pratiques lorsqu’un groupe de femmes, certes restreint, ne se limite plus à des revendications frumentaires mais pose de manière radicale des questions de type politique, social et sociétal. Pendant quelques mois, elles pèsent sur la vie politique : réunions, discussions, lectures de journaux, rédaction de pétitions, cortèges, participation aux travaux de clubs et des assemblées de section, assistance aux débats de l’Assemblée et création d’une Société de républicaines révolutionnaires. J’insiste sur le fait qu’il s’agit de mouvements minoritaires urbains mais très réactifs, voire parfois virulents. En revanche, la majorité des femmes demeure dans un attentisme frileux parfois bienveillant, et si certaines se contentent d’une attitude passive, d’autres entrent en opposition très active.

 

Qu’est-ce que les femmes doivent réellement aux salonnières dans la Révolution française ? Le salon littéraire est-il un lieu politique autant qu’un rendez-vous artistique ?

Christine Le Bozec Peut-être un mirage, celui créé par ces soixante-deux femmes qui tenaient salon à Paris dans les années 1770-1789, un leurre, celui de l’autorité intellectuelle et de la liberté : un semblant d’autorité et une liberté illusoire qui ne franchissaient pas la porte des salons, masquant la réalité de leur situation juridique, identique aux 14 millions de femmes privées de droits. À l’intérieur des salons, la vie culturelle, littéraire, scientifique et artistique était brillante, faite d’échanges fructueux contrastant avec la frivolité de la cour. De surcroît, à condition d’être adoubé par la maîtresse de maison, aucune barrière du privilège n’en limitait l’accès, autorisant des bourgeois d’y briller et d’y côtoyer l’aristocratie. Voltaire, Rousseau, d’Alembert, Holbach, Helvétius, Diderot, Condorcet, Cabanis, Destutt de Tracy, Morellet, entre autres célébrités, les fréquentaient. Progressivement, même si, à l’origine, ce n’était pas la vocation de ces lieux, les débats y prirent un tour politique, favorisant la naissance d’une opinion publique embryonnaire.

 

Les réclamations paritaires d’aujourd’hui prolongent-elles le cri féministe d’hier ?

Christine Le Bozec Le seul moment dans l’histoire où des femmes conquirent des droits et prirent toute leur place dans la sphère publique fut les années 1789-1795. Ensuite, c’est le silence, le rejet puis l’exclusion, avant le confinement dans la sphère privée, et ce, pour très longtemps. Il faut attendre avril 1944 pour obtenir le droit vote, juillet 1965 pour signer un chèque et janvier 1975 pour la légalisation de l’avortement. 2019, il reste encore bien du chemin à parcourir. Le seul exemple du combat pour l’égalité des salaires demeure toujours et encore une rude bataille à mener puisque, dans le secteur privé, les femmes touchent des salaires de 17 à 20 % inférieurs à ceux des hommes. Encore des luttes en perspective…

 

Les Femmes et la révolution 1770-1830. Passés composés/Humensis, 220 pages, 19 euros.

Entretien réalisé par Carla Fournet

 

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18 août 2019 7 18 /08 /août /2019 05:45

À propos de « Cause commune »

La revue « Cause Commune » est la revue d'action politique du PCF.

Aller au-delà des apparences pour mieux comprendre et agir plus efficacement ; suivre les élaborations et les décisions du Parti communiste ; préparer des initiatives militantes efficaces : Cause commune, c'est tout cela et plus encore.

La revue donne la parole aux communistes mais aussi aux chercheurs et artistes de tous horizons. Ils font le point des débats et nous emmènent au-delà des sentiers battus de l'idéologie dominante.

Cette revue paraît tous les deux mois.

Au cours de ce mois d’août notre Blog vous propose quelques articles de « Cause Commune » parus entre novembre 2018 et août 2019.

UNE APPROCHE HISTORIQUE DU RACISME (Revue d'action politique du PCF / Mai - Juin 2019)
UNE APPROCHE HISTORIQUE DU RACISME (Revue d'action politique du PCF / Mai - Juin 2019)
UNE APPROCHE HISTORIQUE DU RACISME (Revue d'action politique du PCF / Mai - Juin 2019)
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17 août 2019 6 17 /08 /août /2019 07:00
Les grands textes de Karl Marx - 21 - Le Capital I, section 3, chapitre 10: la journée de travail

Karl Marx (1818-1883)

Le Capital (1867)

Le Capital. I, section III, chapitre 10: La journée de travail - 10, 5: Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail

"Qu'est-ce qu'une journée de travail ? Quelle est la durée du temps pendant lequel le capital a le droit de consommer la force de travail dont il achète la valeur pour un jour ? Jusqu'à quel point la journée peut-elle être prolongée au-delà du travail nécessaire à la reproduction de cette force ? A toutes ces questions, comme on a pu le voir, le capital répond : la journée de travail comprend vingt-quatre heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident par soi-même que le travailleur n'est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu'en conséquence tout son temps disponible est de droit et naturellement temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l'éducation, pour le développement intellectuel, pour l'accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l'esprit, même pour la célébration du dimanche, et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche, pure niaiserie ! Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu'exigent la croissance, le développement et l'entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l'air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l'incorpore, toutes les fois qu'il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l'huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraichir la force vitale, au minimum d'heures de lourde torpeur sans lequel l'organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l'entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c'est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu'elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l'ouvrier. Le capital ne s'inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l'intéresse uniquement, c'est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu'un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité.

La production capitaliste, qui est essentiellement production de plus-value, absorption de travail extra, ne produit donc pas seulement par la prolongation de la journée qu'elle impose la détérioration de la force de travail de l'homme, en la privant de ses conditions normales de fonctionnement et de développement, soit au physique, soit au moral; - elle produit l'épuisement et la mort précoce de cette force. Elle prolonge la période productive du travailleur pendant un certain laps de temps en abrégeant la durée de sa vie.

Mais la valeur de la force de travail comprend la valeur des marchandises sans lesquelles la reproduction du salarié ou la propagation de sa classe seraient impossibles. Si donc la prolongation contre nature de la journée de travail, à laquelle aspire nécessairement le capital en raison de son penchant démesuré à se faire valoir toujours davantage, raccourcit la période vitale des ouvriers, et par suite la durée de leurs forces de travail, la compensation des forces usées doit être nécessairement plus rapide, et en même temps la somme des frais qu'exige leur reproduction plus considérable, de même que pour une machine la portion de valeur qui doit être reproduite chaque jour est d'autant plus grande que la machine s'use plus vite. Il semblerait en conséquence que l'intérêt même du capital réclame de lui une journée de travail normale.

Le propriétaire d'esclaves achète son travailleur comme il achète son bœuf. En perdant l'esclave il perd un capital qu'il ne peut rétablir que par un nouveau déboursé sur le marché. Mais,

« si fatale et si destructive que soit l'influence des champs de riz de la Géorgie et des marais du Mississipi sur la constitution de l'homme, la destruction qui s'y fait de la vie humaine n'y est jamais assez grande pour qu'elle ne puisse être réparée par le trop-plein des réservoirs de la Virginie et du Kentucky. Les considérations économiques qui pourraient jusqu'à un certain point garantir à l'esclave un traitement humain, si sa conservation et l'intérêt de son maître étaient identiques, se changent en autant de raisons de ruine absolue pour lui quand le commerce d'esclaves est permis. Dès lors, en effet, qu'il peut être remplacé facilement par des nègres étrangers, la durée de sa vie devient moins importante que sa productivité. Aussi est-ce une maxime dans les pays esclavagistes que l'économie la plus efficace consiste à pressurer le bétail humain (human chaule), de telle sorte qu'il fournisse le plus grand rendement possible dans le temps le plus court. C'est sous les tropiques, là même où les profits annuels de la culture égalent souvent le capital entier des plantations, que la vie des nègres est sacrifiée sans le moindre scrupule. C'est l'agriculture de l'Inde occidentale, berceau séculaire de richesses fabuleuses, qui a englouti des millions d'hommes de race africaine. C'est aujourd'hui à Cuba, dont les revenus se comptent par millions, et dont les planteurs sont des nababs, que nous voyons la classe des esclaves non seulement nourrie de la façon la plus grossière et en butte aux vexations les plus acharnées, mais encore détruite directement en grande partie par la longue torture d'un travail excessif et le manque de sommeil et de repos »

Mutato nomine de te fabula narratur  ! Au lieu de commerce d'esclaves lisez marché du travail, au lieu de Virginie et Kentucky, lisez Irlande et les districts agricoles d’Angleterre, d'Écosse et du pays de Galles; au lieu d'Afrique, lisez Allemagne. Il est notoire que l'excès de travail moissonne les raffineurs de Londres, et néanmoins le marché du travail à Londres regorge constamment de candidats pour la raffinerie, allemands la plupart, voués à une mort prématurée. La poterie est également une des branches d'industrie qui fait le plus de victimes. Manque-t-il pour cela de potiers ? Josiah Wedgwood, l'inventeur de la poterie moderne, d'abord simple ouvrier lui-même, déclarait en 1785 devant la Chambre des communes que toutes les manufactures occupaient de quinze à vingt mille personnes. En 1861, la population seule des sièges de cette industrie, disséminée dans les villes de la Grande-Bretagne, en comprenait cent un mille trois cent deux.

« L'industrie cotonnière date de quatre-vingt-dix ans... En trois générations de la race anglaise, elle a dévoré neuf générations d'ouvriers »

A vrai dire, dans certaines époques d'activité fiévreuse, le marché du travail a présenté des vides qui donnaient à réfléchir. Il en fut ainsi, par exemple, en 1834; mais alors messieurs les fabricants proposèrent aux Poor Law Commissioners d'envoyer dans le Nord l'excès de population des districts agricoles, déclarant « qu'ils se chargeaient de les absorber et de les consommer. C'étaient leurs propres paroles.

« Des agents furent envoyés à Manchester avec l'autorisation des Poor Law Commissioners. Des listes de travailleurs agricoles furent confectionnées et remises aux susdits agents. Les fabricants coururent dans les bureaux, et après qu'ils eurent choisi ce qui leur convenait, les familles furent expédiées du sud de l'Angleterre. Ces paquets d'hommes furent livrés avec des étiquettes comme des ballots de marchandises, et transportés par la voie des canaux, ou dans des chariots à bagages. Quelques-uns suivaient à pied, et beaucoup d'entre eux erraient çà et là égarés et demi-morts de faim dans les districts manufacturiers. La Chambre des communes pourra à peine le croire, ce commerce régulier, ce trafic de chair humaine ne fit que se développer, et les hommes furent achetés et vendus par les agents de Manchester aux fabricants de Manchester, tout aussi méthodiquement que les nègres aux planteurs des Etats du Sud... L'année 1860 marque le zénith de l'industrie cotonnière. Les bras manquèrent de nouveau, et de nouveau les fabricants s'adressèrent aux marchands de chair, et ceux-ci se mirent à fouiller les dunes de Dorset, les collines de Devon et les plaines de Wilts; mais l'excès de population était déjà dévoré. Le Bury Guardian se lamenta; après la conclusion du traité de commerce anglo-français, s'écria-t-il, dix mille bras de plus pourraient être absorbés, et bientôt il en faudra trente ou quarante mille encore ! Quand les agents et sous-agents du commerce de chair humaine eurent parcouru à peu près sans résultat, en 1860, les districts agricoles, les fabricants envoyèrent une députation à M. Villiers, le président du Poor Law Board, pour obtenir de nouveau qu'on leur procurât comme auparavant des enfants pauvres ou des orphelins des Workhouses»

L'expérience montre en général au capitaliste qu'il y a un excès constant de population, c'est-à-dire excès par rapport au besoin momentané du capital, bien que cette masse surabondante soit formée de générations humaines mal venues, rabougries, promptes à s'éteindre, s'éliminant hâtivement les unes les autres et cueillies, pour ainsi dire, avant maturité. L'expérience montre aussi, à l'observateur intelligent, avec quelle rapidité la production capitaliste qui, historiquement parlant, date d'hier, attaque à la racine même la substance et la force du peuple, elle lui montre comment la dégénérescence de la population industrielle n'est ralentie que par l'absorption constante d'éléments nouveaux empruntés aux campagnes, et comment les travailleurs des champs, malgré l'air pur et malgré le principe de « sélection naturelle » qui règne si puissamment parmi eux et ne laisse croître que les plus forts individus, commencent eux-même à dépérir. Mais le capital, qui a de si « bonnes raisons » pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l'entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la pourriture de l'humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. Dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu'elle emportera son voisin après qu'il aura lui-même recueilli la pluie d'or au passage et l'aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s'inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s'il n'y est pas contraint par la société. A toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : « Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu'ils augmentent nos joies (nos profits)? » Il est vrai qu'à prendre les choses dans leur ensemble, cela ne dépend pas non plus de la bonne ou mauvaise volonté du capitaliste individuel. La libre concurrence impose aux capitalistes les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes.

L'établissement d'une journée de travail normale est le résultat d'une lutte de plusieurs siècles entre le capitaliste et le travailleur. Cependant l'histoire de cette lutte présente deux courants opposés. Que l'on compare, par exemple, la législation manufacturière anglaise de notre époque avec les statuts du travail en Angleterre depuis le XIV° jusqu'au-delà de la moitié du XVIII° siècle. Tandis que la législation moderne raccourcit violemment la journée de travail, ces anciens statuts essayent violemment de la prolonger.

Le premier « Statute of Labourers » (Edouard III, 1349) trouva son prétexte immédiat, - non sa cause, car la législation de ce genre dure des siècles après que le prétexte a disparu - dans la grande peste qui décima la population, à tel point que, suivant l’expression d'un écrivain Tory, « la difficulté de se procurer des ouvriers à des prix raisonnables, (c'est-à-dire à des prix qui laissassent à leurs patrons un quantum raisonnable de travail extra) devint en réalité insupportable». En conséquence la loi se chargea de dicter des salaires raisonnables ainsi que de fixer la limite de la journée de travail. Ce dernier point qui nous intéresse seul ici est reproduit dans le statut de 1496 (sous Henri VIII). La journée de travail pour tous les artisans (artificiers) et travailleurs agricoles, de mars en septembre, devait alors durer, ce qui cependant ne fut jamais mis à exécution, de 5 heures du matin à 7 heures et 8 heures du soir; mais les heures de repas comprenaient une heure pour le déjeuner, une heure et demie pour le dîner et une demi-heure pour la collation vers 4 heures, c'est-à-dire précisément le double du temps fixé par le Factory Act aujourd'hui en vigueur. En hiver le travail devait commencer à 5 heures du matin et finir au crépuscule du soir avec les mêmes interruptions. Un statut d'Elisabeth (1562) pour tous les ouvriers « loués par jour ou par semaine » laisse intacte la durée de la journée de travail, mais cherche à réduire les intervalles à deux heures et demie pour l'été et deux heures pour l'hiver. Le dîner ne doit durer qu'une heure, et « le sommeil d'une demi-heure l'après-midi » ne doit être permis que de la mi-mai à la mi-août. Pour chaque heure d'absence il est pris sur le salaire un penny (10 centimes). Dans la pratique cependant les conditions étaient plus favorables aux travailleurs que dans le livre des statuts. William Petty, le père de l'économie politique et jusqu'à un certain point l'inventeur de la statistique, dit dans un ouvrage qu'il publia dans le dernier tiers du XVII° siècle :

« Les travailleurs (labouring men, à proprement parler alors les travailleurs agricoles) travaillent dix heures par jour et prennent vingt repas par semaine, savoir trois les jours ouvrables et deux le dimanche. Il est clair d'après cela que s'ils voulaient jeûner le vendredi soir et prendre leur repas de midi en une heure et demie, tandis qu'ils y emploient maintenant deux heures, de 11 heures du matin à 1 heure, en d'autres termes s'ils travaillaient un vingtième de plus et consommaient un vingtième de moins, le dixième de l'impôt cité plus haut serait prélevable»

Le docteur Andrew Ure n'avait-il pas raison de décrier le bill des douze heures de 1833 comme un retour aux temps des ténèbres ? Les règlements contenus dans les statuts et mentionnés par Petty concernent bien aussi les apprentis; mais on voit immédiatement par les plaintes suivantes où en était encore le travail des enfants même à la fin du XVII° siècle :

« Nos jeunes garçons, ici en Angleterre, ne font absolument rien jusqu'au moment où ils deviennent apprentis, et alors ils ont naturellement besoin de beaucoup de temps (sept années) pour se former et devenir des ouvriers habiles. »

Par contre l'Allemagne est glorifiée, parce que là les enfants sont dès le berceau « habitués au moins à quelque peu d'occupation».

Pendant la plus grande partie du XVIII° siècle, jusqu'à l'époque de la grande industrie, le capital n'était pas parvenu en Angleterre, en payant la valeur hebdomadaire de la force de travail, à s'emparer du travail de l'ouvrier pour la semaine entière, à l'exception cependant de celui du travailleur agricole. De ce qu'ils pouvaient vivre toute une semaine avec le salaire de quatre jours, les ouvriers ne concluaient pas le moins du monde qu'ils devaient travailler les deux autres jours pour le capitaliste. Une partie des économistes anglais au service du capital dénonça cette obstination avec une violence extrême; l'autre partie défendit les travailleurs. Ecoutons par exemple la polémique entre Postlethwaite dont le dictionnaire de commerce jouissait alors de la même renommée qu'aujourd'hui ceux de Mac Culloch, de Mac Gregor etc., et l'auteur déjà cité de l'Essay on Trade and Commerce".

Postlethwaite dit entre autres :

« Je ne puis terminer ces courtes observations sans signaler certaine locution triviale et malheureusement trop répandue. Quand l'ouvrier, disent certaines gens, peut dans cinq jours de travail obtenir de quoi vivre, il ne veut pas travailler six jours entiers. Et partant de là, ils concluent à la nécessité d'enchérir même les moyens de subsistance nécessaires par des impôts ou d'autres moyens quelconques pour contraindre l'artisan et l'ouvrier de manufacture à un travail ininterrompu de six jours par semaine. Je demande la permission d'être d'un autre avis que ces grands politiques tout prêts à rompre une lance en faveur de l'esclavage perpétuel de la population ouvrière de ce pays « the perpetual slavery of the working people »; ils oublient le proverbe : « All work and no play, etc. » (Rien que du travail et pas de jeu rend imbécile.) Les Anglais ne se montrent-ils pas tout fiers de l'originalité et de l'habileté de leurs artisans et ouvriers de manufactures qui ont procuré partout aux marchandises de la Grande-Bretagne crédit et renommée ? A quoi cela est-il dû, si ce n'est à la manière gaie et originale dont les travailleurs savent se distraire ? S'ils étaient obligés de trimer l'année entière, tous les six jours de chaque semaine, dans la répétition constante du même travail, leur esprit ingénieux ne s'émousserait-il pas; ne deviendraient-ils pas stupides et inertes, et par un semblable esclavage perpétuel, ne perdraient-ils pas leur renommée, au lieu de la conserver ? Quel genre d'habileté artistique pourrions-nous attendre d'animaux si rudement menés ? « hard driven animals »... Beaucoup d'entre eux exécutent autant d'ouvrage en quatre jours qu'un Français dans cinq ou six. Mais si les Anglais sont forcés de travailler comme des bêtes de somme, il est à craindre qu'ils ne tombent (degenerate) encore au-dessous des Français. Si notre peuple est renommé par sa bravoure dans la guerre, ne disons-nous pas que ceci est dû d'un côté au bon roastbeef anglais et au pudding qu'il a dans le ventre, et de l'autre à son esprit de liberté constitutionnelle ? Et pourquoi l'ingéniosité, l'énergie et l'habileté de nos artisans et ouvriers de manufactures ne proviendraient-elles pas de la liberté avec laquelle ils s'amusent à leur façon ? J'espère qu'ils ne perdront jamais ces privilèges ni le bon genre de vie d'où découlent également leur habileté au travail et leur courage.»

Voici ce que répond l'auteur de l'Essay on Trade and Commerce:

« Si c'est en vertu d'une ordonnance divine que le septième jour de la semaine est fêté, il en résulte évidemment que les autres jours appartiennent au travail (il veut dire au capital, ainsi qu'on va le voir plus loin), et contraindre à exécuter ce commandement de Dieu n'est point un acte que l'on puisse traiter de cruel. L'homme, en général, est porté par nature à rester oisif et à prendre ses aises; nous en faisons la fatale expérience dans la conduite de notre plèbe manufacturière, qui ne travaille pas en moyenne plus de quatre jours par semaine, sauf le cas d'un enchérissement des moyens de subsistance... Supposons qu'un boisseau de froment représente tous les moyens de subsistance du travailleur, qu'il coûte cinq shillings et que le travailleur gagne un shilling tous les jours. Dans ce cas il n'a besoin de travailler que cinq jours par semaine; quatre seulement, si le boisseau coûte quatre shillings. Mais comme le salaire, dans ce royaume, est beaucoup plus élevé en comparaison du prix des subsistances, l'ouvrier de manufacture qui travaille quatre jours possède un excédent d'argent avec lequel il vit sans rien faire le reste de la semaine... J'espère avoir assez dit pour faire voir clairement qu'un travail modéré de six jours par semaine n'est point un esclavage. Nos ouvriers agricoles font cela, et d'après ce qu'il paraît, ils sont les plus heureux des travailleurs (labouring poor). Les Hollandais font de même dans les manufactures et paraissent être un peuple très heureux. Les Français, sauf qu'ils ont un grand nombre de jours fériés, travaillent également toute la semaine.. Mais notre plèbe manufacturière s'est mis dans la tête l'idée fixe qu'en qualité d'Anglais tous les individus qui la composent ont par droit de naissance le privilège d'être plus libres et plus indépendants que les ouvriers de n'importe quel autre pays de l'Europe. Cette idée peut avoir son utilité pour les soldats, dont elle stimule la bravoure, mais moins les ouvriers des manufactures en sont imbus, mieux cela vaut pour eux-mêmes et pour l'État. Des ouvriers ne devraient jamais se tenir pour indépendants de leurs supérieurs. Il est extrêmement dangereux d'encourager de pareils engouements dans un Etat commercial comme le nôtre, où peut-être les sept huitièmes de la population n'ont que peu ou pas du tout de propriété. La cure ne sera pas complète tant que nos pauvres de l'industrie ne se résigneront pas à travailler six jours pour la même somme qu'ils gagnent maintenant en quatre.»

Dans ce but, ainsi que pour extirper la paresse, la licence, les rêvasseries de liberté chimérique, et de plus, pour « diminuer la taxe des pauvres, activer l'esprit d'industrie et faire baisser le prix du travail dans les manufactures », notre fidèle champion du capital propose un excellent moyen, et quel est-il ? C'est d'incarcérer les travailleurs qui sont à la charge de la bienfaisance publique, en un mot les pauvres, dans une maison idéale de travail « an ideal Workhouse ». Cette maison doit être une maison de terreur (house of terror). Dans cet idéal de Workhouse, on fera travailler quatorze heures par jour, de telle sorte que le temps des repas soustrait, il reste douze heures de travail pleines et entières.

Douze heures de travail par jour, tel est l'idéal, le nec plus ultra dans le Workhouse modèle, dans la maison de terreur de 1770 ! Soixante-trois ans plus tard, en 1833, quand le Parlement anglais réduisit dans quatre industries manufacturières la journée de travail pour les enfants de treize ans à dix-huit ans à douze heures de travail pleines, il sembla que le glas de l'industrie anglaise sonnerait. En 1852, quand Louis Bonaparte, pour s'assurer la bourgeoisie, voulut toucher à la journée de travail légale, la population ouvrière française cria tout d'une voix : « La loi qui réduit à douze heures la journée de travail est le seul bien qui nous soit resté de la législation de la République » A Zurich, le travail des enfants au-dessous de dix ans a été réduit à douze heures; dans l'Argovie le travail des enfants entre treize et seize ans a été réduit, en 1862, de douze heures et demie à douze; il en a été de même en Autriche, en 1860, pour les enfants entre quinze et seize ans. « Quel progrès, depuis 1770 ! s'écrierait Macaulay avec « exultation ».

La « maison de terreur » pour les pauvres que l'âme du capital rêvait encore en 1770, se réalisa quelques années plus tard dans la gigantesque « maison de travail » bâtie pour les ouvriers manufacturiers, son nom était Fabrique, et l'idéal avait pâli devant la réalité" .

 

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-7.htm

Lire aussi:

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