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17 août 2019 6 17 /08 /août /2019 07:00
Les grands textes de Karl Marx - 21 - Le Capital I, section 3, chapitre 10: la journée de travail

Karl Marx (1818-1883)

Le Capital (1867)

Le Capital. I, section III, chapitre 10: La journée de travail - 10, 5: Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail

"Qu'est-ce qu'une journée de travail ? Quelle est la durée du temps pendant lequel le capital a le droit de consommer la force de travail dont il achète la valeur pour un jour ? Jusqu'à quel point la journée peut-elle être prolongée au-delà du travail nécessaire à la reproduction de cette force ? A toutes ces questions, comme on a pu le voir, le capital répond : la journée de travail comprend vingt-quatre heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident par soi-même que le travailleur n'est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu'en conséquence tout son temps disponible est de droit et naturellement temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l'éducation, pour le développement intellectuel, pour l'accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l'esprit, même pour la célébration du dimanche, et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche, pure niaiserie ! Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu'exigent la croissance, le développement et l'entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l'air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l'incorpore, toutes les fois qu'il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l'huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraichir la force vitale, au minimum d'heures de lourde torpeur sans lequel l'organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l'entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c'est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu'elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l'ouvrier. Le capital ne s'inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l'intéresse uniquement, c'est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu'un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité.

La production capitaliste, qui est essentiellement production de plus-value, absorption de travail extra, ne produit donc pas seulement par la prolongation de la journée qu'elle impose la détérioration de la force de travail de l'homme, en la privant de ses conditions normales de fonctionnement et de développement, soit au physique, soit au moral; - elle produit l'épuisement et la mort précoce de cette force. Elle prolonge la période productive du travailleur pendant un certain laps de temps en abrégeant la durée de sa vie.

Mais la valeur de la force de travail comprend la valeur des marchandises sans lesquelles la reproduction du salarié ou la propagation de sa classe seraient impossibles. Si donc la prolongation contre nature de la journée de travail, à laquelle aspire nécessairement le capital en raison de son penchant démesuré à se faire valoir toujours davantage, raccourcit la période vitale des ouvriers, et par suite la durée de leurs forces de travail, la compensation des forces usées doit être nécessairement plus rapide, et en même temps la somme des frais qu'exige leur reproduction plus considérable, de même que pour une machine la portion de valeur qui doit être reproduite chaque jour est d'autant plus grande que la machine s'use plus vite. Il semblerait en conséquence que l'intérêt même du capital réclame de lui une journée de travail normale.

Le propriétaire d'esclaves achète son travailleur comme il achète son bœuf. En perdant l'esclave il perd un capital qu'il ne peut rétablir que par un nouveau déboursé sur le marché. Mais,

« si fatale et si destructive que soit l'influence des champs de riz de la Géorgie et des marais du Mississipi sur la constitution de l'homme, la destruction qui s'y fait de la vie humaine n'y est jamais assez grande pour qu'elle ne puisse être réparée par le trop-plein des réservoirs de la Virginie et du Kentucky. Les considérations économiques qui pourraient jusqu'à un certain point garantir à l'esclave un traitement humain, si sa conservation et l'intérêt de son maître étaient identiques, se changent en autant de raisons de ruine absolue pour lui quand le commerce d'esclaves est permis. Dès lors, en effet, qu'il peut être remplacé facilement par des nègres étrangers, la durée de sa vie devient moins importante que sa productivité. Aussi est-ce une maxime dans les pays esclavagistes que l'économie la plus efficace consiste à pressurer le bétail humain (human chaule), de telle sorte qu'il fournisse le plus grand rendement possible dans le temps le plus court. C'est sous les tropiques, là même où les profits annuels de la culture égalent souvent le capital entier des plantations, que la vie des nègres est sacrifiée sans le moindre scrupule. C'est l'agriculture de l'Inde occidentale, berceau séculaire de richesses fabuleuses, qui a englouti des millions d'hommes de race africaine. C'est aujourd'hui à Cuba, dont les revenus se comptent par millions, et dont les planteurs sont des nababs, que nous voyons la classe des esclaves non seulement nourrie de la façon la plus grossière et en butte aux vexations les plus acharnées, mais encore détruite directement en grande partie par la longue torture d'un travail excessif et le manque de sommeil et de repos »

Mutato nomine de te fabula narratur  ! Au lieu de commerce d'esclaves lisez marché du travail, au lieu de Virginie et Kentucky, lisez Irlande et les districts agricoles d’Angleterre, d'Écosse et du pays de Galles; au lieu d'Afrique, lisez Allemagne. Il est notoire que l'excès de travail moissonne les raffineurs de Londres, et néanmoins le marché du travail à Londres regorge constamment de candidats pour la raffinerie, allemands la plupart, voués à une mort prématurée. La poterie est également une des branches d'industrie qui fait le plus de victimes. Manque-t-il pour cela de potiers ? Josiah Wedgwood, l'inventeur de la poterie moderne, d'abord simple ouvrier lui-même, déclarait en 1785 devant la Chambre des communes que toutes les manufactures occupaient de quinze à vingt mille personnes. En 1861, la population seule des sièges de cette industrie, disséminée dans les villes de la Grande-Bretagne, en comprenait cent un mille trois cent deux.

« L'industrie cotonnière date de quatre-vingt-dix ans... En trois générations de la race anglaise, elle a dévoré neuf générations d'ouvriers »

A vrai dire, dans certaines époques d'activité fiévreuse, le marché du travail a présenté des vides qui donnaient à réfléchir. Il en fut ainsi, par exemple, en 1834; mais alors messieurs les fabricants proposèrent aux Poor Law Commissioners d'envoyer dans le Nord l'excès de population des districts agricoles, déclarant « qu'ils se chargeaient de les absorber et de les consommer. C'étaient leurs propres paroles.

« Des agents furent envoyés à Manchester avec l'autorisation des Poor Law Commissioners. Des listes de travailleurs agricoles furent confectionnées et remises aux susdits agents. Les fabricants coururent dans les bureaux, et après qu'ils eurent choisi ce qui leur convenait, les familles furent expédiées du sud de l'Angleterre. Ces paquets d'hommes furent livrés avec des étiquettes comme des ballots de marchandises, et transportés par la voie des canaux, ou dans des chariots à bagages. Quelques-uns suivaient à pied, et beaucoup d'entre eux erraient çà et là égarés et demi-morts de faim dans les districts manufacturiers. La Chambre des communes pourra à peine le croire, ce commerce régulier, ce trafic de chair humaine ne fit que se développer, et les hommes furent achetés et vendus par les agents de Manchester aux fabricants de Manchester, tout aussi méthodiquement que les nègres aux planteurs des Etats du Sud... L'année 1860 marque le zénith de l'industrie cotonnière. Les bras manquèrent de nouveau, et de nouveau les fabricants s'adressèrent aux marchands de chair, et ceux-ci se mirent à fouiller les dunes de Dorset, les collines de Devon et les plaines de Wilts; mais l'excès de population était déjà dévoré. Le Bury Guardian se lamenta; après la conclusion du traité de commerce anglo-français, s'écria-t-il, dix mille bras de plus pourraient être absorbés, et bientôt il en faudra trente ou quarante mille encore ! Quand les agents et sous-agents du commerce de chair humaine eurent parcouru à peu près sans résultat, en 1860, les districts agricoles, les fabricants envoyèrent une députation à M. Villiers, le président du Poor Law Board, pour obtenir de nouveau qu'on leur procurât comme auparavant des enfants pauvres ou des orphelins des Workhouses»

L'expérience montre en général au capitaliste qu'il y a un excès constant de population, c'est-à-dire excès par rapport au besoin momentané du capital, bien que cette masse surabondante soit formée de générations humaines mal venues, rabougries, promptes à s'éteindre, s'éliminant hâtivement les unes les autres et cueillies, pour ainsi dire, avant maturité. L'expérience montre aussi, à l'observateur intelligent, avec quelle rapidité la production capitaliste qui, historiquement parlant, date d'hier, attaque à la racine même la substance et la force du peuple, elle lui montre comment la dégénérescence de la population industrielle n'est ralentie que par l'absorption constante d'éléments nouveaux empruntés aux campagnes, et comment les travailleurs des champs, malgré l'air pur et malgré le principe de « sélection naturelle » qui règne si puissamment parmi eux et ne laisse croître que les plus forts individus, commencent eux-même à dépérir. Mais le capital, qui a de si « bonnes raisons » pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l'entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la pourriture de l'humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. Dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu'elle emportera son voisin après qu'il aura lui-même recueilli la pluie d'or au passage et l'aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s'inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s'il n'y est pas contraint par la société. A toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : « Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu'ils augmentent nos joies (nos profits)? » Il est vrai qu'à prendre les choses dans leur ensemble, cela ne dépend pas non plus de la bonne ou mauvaise volonté du capitaliste individuel. La libre concurrence impose aux capitalistes les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes.

L'établissement d'une journée de travail normale est le résultat d'une lutte de plusieurs siècles entre le capitaliste et le travailleur. Cependant l'histoire de cette lutte présente deux courants opposés. Que l'on compare, par exemple, la législation manufacturière anglaise de notre époque avec les statuts du travail en Angleterre depuis le XIV° jusqu'au-delà de la moitié du XVIII° siècle. Tandis que la législation moderne raccourcit violemment la journée de travail, ces anciens statuts essayent violemment de la prolonger.

Le premier « Statute of Labourers » (Edouard III, 1349) trouva son prétexte immédiat, - non sa cause, car la législation de ce genre dure des siècles après que le prétexte a disparu - dans la grande peste qui décima la population, à tel point que, suivant l’expression d'un écrivain Tory, « la difficulté de se procurer des ouvriers à des prix raisonnables, (c'est-à-dire à des prix qui laissassent à leurs patrons un quantum raisonnable de travail extra) devint en réalité insupportable». En conséquence la loi se chargea de dicter des salaires raisonnables ainsi que de fixer la limite de la journée de travail. Ce dernier point qui nous intéresse seul ici est reproduit dans le statut de 1496 (sous Henri VIII). La journée de travail pour tous les artisans (artificiers) et travailleurs agricoles, de mars en septembre, devait alors durer, ce qui cependant ne fut jamais mis à exécution, de 5 heures du matin à 7 heures et 8 heures du soir; mais les heures de repas comprenaient une heure pour le déjeuner, une heure et demie pour le dîner et une demi-heure pour la collation vers 4 heures, c'est-à-dire précisément le double du temps fixé par le Factory Act aujourd'hui en vigueur. En hiver le travail devait commencer à 5 heures du matin et finir au crépuscule du soir avec les mêmes interruptions. Un statut d'Elisabeth (1562) pour tous les ouvriers « loués par jour ou par semaine » laisse intacte la durée de la journée de travail, mais cherche à réduire les intervalles à deux heures et demie pour l'été et deux heures pour l'hiver. Le dîner ne doit durer qu'une heure, et « le sommeil d'une demi-heure l'après-midi » ne doit être permis que de la mi-mai à la mi-août. Pour chaque heure d'absence il est pris sur le salaire un penny (10 centimes). Dans la pratique cependant les conditions étaient plus favorables aux travailleurs que dans le livre des statuts. William Petty, le père de l'économie politique et jusqu'à un certain point l'inventeur de la statistique, dit dans un ouvrage qu'il publia dans le dernier tiers du XVII° siècle :

« Les travailleurs (labouring men, à proprement parler alors les travailleurs agricoles) travaillent dix heures par jour et prennent vingt repas par semaine, savoir trois les jours ouvrables et deux le dimanche. Il est clair d'après cela que s'ils voulaient jeûner le vendredi soir et prendre leur repas de midi en une heure et demie, tandis qu'ils y emploient maintenant deux heures, de 11 heures du matin à 1 heure, en d'autres termes s'ils travaillaient un vingtième de plus et consommaient un vingtième de moins, le dixième de l'impôt cité plus haut serait prélevable»

Le docteur Andrew Ure n'avait-il pas raison de décrier le bill des douze heures de 1833 comme un retour aux temps des ténèbres ? Les règlements contenus dans les statuts et mentionnés par Petty concernent bien aussi les apprentis; mais on voit immédiatement par les plaintes suivantes où en était encore le travail des enfants même à la fin du XVII° siècle :

« Nos jeunes garçons, ici en Angleterre, ne font absolument rien jusqu'au moment où ils deviennent apprentis, et alors ils ont naturellement besoin de beaucoup de temps (sept années) pour se former et devenir des ouvriers habiles. »

Par contre l'Allemagne est glorifiée, parce que là les enfants sont dès le berceau « habitués au moins à quelque peu d'occupation».

Pendant la plus grande partie du XVIII° siècle, jusqu'à l'époque de la grande industrie, le capital n'était pas parvenu en Angleterre, en payant la valeur hebdomadaire de la force de travail, à s'emparer du travail de l'ouvrier pour la semaine entière, à l'exception cependant de celui du travailleur agricole. De ce qu'ils pouvaient vivre toute une semaine avec le salaire de quatre jours, les ouvriers ne concluaient pas le moins du monde qu'ils devaient travailler les deux autres jours pour le capitaliste. Une partie des économistes anglais au service du capital dénonça cette obstination avec une violence extrême; l'autre partie défendit les travailleurs. Ecoutons par exemple la polémique entre Postlethwaite dont le dictionnaire de commerce jouissait alors de la même renommée qu'aujourd'hui ceux de Mac Culloch, de Mac Gregor etc., et l'auteur déjà cité de l'Essay on Trade and Commerce".

Postlethwaite dit entre autres :

« Je ne puis terminer ces courtes observations sans signaler certaine locution triviale et malheureusement trop répandue. Quand l'ouvrier, disent certaines gens, peut dans cinq jours de travail obtenir de quoi vivre, il ne veut pas travailler six jours entiers. Et partant de là, ils concluent à la nécessité d'enchérir même les moyens de subsistance nécessaires par des impôts ou d'autres moyens quelconques pour contraindre l'artisan et l'ouvrier de manufacture à un travail ininterrompu de six jours par semaine. Je demande la permission d'être d'un autre avis que ces grands politiques tout prêts à rompre une lance en faveur de l'esclavage perpétuel de la population ouvrière de ce pays « the perpetual slavery of the working people »; ils oublient le proverbe : « All work and no play, etc. » (Rien que du travail et pas de jeu rend imbécile.) Les Anglais ne se montrent-ils pas tout fiers de l'originalité et de l'habileté de leurs artisans et ouvriers de manufactures qui ont procuré partout aux marchandises de la Grande-Bretagne crédit et renommée ? A quoi cela est-il dû, si ce n'est à la manière gaie et originale dont les travailleurs savent se distraire ? S'ils étaient obligés de trimer l'année entière, tous les six jours de chaque semaine, dans la répétition constante du même travail, leur esprit ingénieux ne s'émousserait-il pas; ne deviendraient-ils pas stupides et inertes, et par un semblable esclavage perpétuel, ne perdraient-ils pas leur renommée, au lieu de la conserver ? Quel genre d'habileté artistique pourrions-nous attendre d'animaux si rudement menés ? « hard driven animals »... Beaucoup d'entre eux exécutent autant d'ouvrage en quatre jours qu'un Français dans cinq ou six. Mais si les Anglais sont forcés de travailler comme des bêtes de somme, il est à craindre qu'ils ne tombent (degenerate) encore au-dessous des Français. Si notre peuple est renommé par sa bravoure dans la guerre, ne disons-nous pas que ceci est dû d'un côté au bon roastbeef anglais et au pudding qu'il a dans le ventre, et de l'autre à son esprit de liberté constitutionnelle ? Et pourquoi l'ingéniosité, l'énergie et l'habileté de nos artisans et ouvriers de manufactures ne proviendraient-elles pas de la liberté avec laquelle ils s'amusent à leur façon ? J'espère qu'ils ne perdront jamais ces privilèges ni le bon genre de vie d'où découlent également leur habileté au travail et leur courage.»

Voici ce que répond l'auteur de l'Essay on Trade and Commerce:

« Si c'est en vertu d'une ordonnance divine que le septième jour de la semaine est fêté, il en résulte évidemment que les autres jours appartiennent au travail (il veut dire au capital, ainsi qu'on va le voir plus loin), et contraindre à exécuter ce commandement de Dieu n'est point un acte que l'on puisse traiter de cruel. L'homme, en général, est porté par nature à rester oisif et à prendre ses aises; nous en faisons la fatale expérience dans la conduite de notre plèbe manufacturière, qui ne travaille pas en moyenne plus de quatre jours par semaine, sauf le cas d'un enchérissement des moyens de subsistance... Supposons qu'un boisseau de froment représente tous les moyens de subsistance du travailleur, qu'il coûte cinq shillings et que le travailleur gagne un shilling tous les jours. Dans ce cas il n'a besoin de travailler que cinq jours par semaine; quatre seulement, si le boisseau coûte quatre shillings. Mais comme le salaire, dans ce royaume, est beaucoup plus élevé en comparaison du prix des subsistances, l'ouvrier de manufacture qui travaille quatre jours possède un excédent d'argent avec lequel il vit sans rien faire le reste de la semaine... J'espère avoir assez dit pour faire voir clairement qu'un travail modéré de six jours par semaine n'est point un esclavage. Nos ouvriers agricoles font cela, et d'après ce qu'il paraît, ils sont les plus heureux des travailleurs (labouring poor). Les Hollandais font de même dans les manufactures et paraissent être un peuple très heureux. Les Français, sauf qu'ils ont un grand nombre de jours fériés, travaillent également toute la semaine.. Mais notre plèbe manufacturière s'est mis dans la tête l'idée fixe qu'en qualité d'Anglais tous les individus qui la composent ont par droit de naissance le privilège d'être plus libres et plus indépendants que les ouvriers de n'importe quel autre pays de l'Europe. Cette idée peut avoir son utilité pour les soldats, dont elle stimule la bravoure, mais moins les ouvriers des manufactures en sont imbus, mieux cela vaut pour eux-mêmes et pour l'État. Des ouvriers ne devraient jamais se tenir pour indépendants de leurs supérieurs. Il est extrêmement dangereux d'encourager de pareils engouements dans un Etat commercial comme le nôtre, où peut-être les sept huitièmes de la population n'ont que peu ou pas du tout de propriété. La cure ne sera pas complète tant que nos pauvres de l'industrie ne se résigneront pas à travailler six jours pour la même somme qu'ils gagnent maintenant en quatre.»

Dans ce but, ainsi que pour extirper la paresse, la licence, les rêvasseries de liberté chimérique, et de plus, pour « diminuer la taxe des pauvres, activer l'esprit d'industrie et faire baisser le prix du travail dans les manufactures », notre fidèle champion du capital propose un excellent moyen, et quel est-il ? C'est d'incarcérer les travailleurs qui sont à la charge de la bienfaisance publique, en un mot les pauvres, dans une maison idéale de travail « an ideal Workhouse ». Cette maison doit être une maison de terreur (house of terror). Dans cet idéal de Workhouse, on fera travailler quatorze heures par jour, de telle sorte que le temps des repas soustrait, il reste douze heures de travail pleines et entières.

Douze heures de travail par jour, tel est l'idéal, le nec plus ultra dans le Workhouse modèle, dans la maison de terreur de 1770 ! Soixante-trois ans plus tard, en 1833, quand le Parlement anglais réduisit dans quatre industries manufacturières la journée de travail pour les enfants de treize ans à dix-huit ans à douze heures de travail pleines, il sembla que le glas de l'industrie anglaise sonnerait. En 1852, quand Louis Bonaparte, pour s'assurer la bourgeoisie, voulut toucher à la journée de travail légale, la population ouvrière française cria tout d'une voix : « La loi qui réduit à douze heures la journée de travail est le seul bien qui nous soit resté de la législation de la République » A Zurich, le travail des enfants au-dessous de dix ans a été réduit à douze heures; dans l'Argovie le travail des enfants entre treize et seize ans a été réduit, en 1862, de douze heures et demie à douze; il en a été de même en Autriche, en 1860, pour les enfants entre quinze et seize ans. « Quel progrès, depuis 1770 ! s'écrierait Macaulay avec « exultation ».

La « maison de terreur » pour les pauvres que l'âme du capital rêvait encore en 1770, se réalisa quelques années plus tard dans la gigantesque « maison de travail » bâtie pour les ouvriers manufacturiers, son nom était Fabrique, et l'idéal avait pâli devant la réalité" .

 

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-7.htm

Lire aussi:

Les grands textes de Karl Marx - 1 : la critique des libertés formelles de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dont le pivot est le droit de propriété - une critique des déterminants bourgeois de la Révolution Française

Les grands textes de Karl Marx - 2 - La religion comme opium du peuple

Les grands textes de Karl Marx - 3: l'aliénation produite par la propriété privée et le capitalisme dans les Manuscrits de 1844

Les grands textes de Marx - 4: Les pouvoirs de l'argent (Ebauche d'une critique de l'économie politique, 1844)

Les grands textes de Karl Marx - 5: le matérialisme historique théorisé dans l'Idéologie allemande (1845)

Les grands textes de Karl Marx - 6 - L'idéologie, antagonismes de classes sociales et idées dominantes

Les grands textes de Karl Marx - 7 - Le Manifeste du Parti communiste - Les conditions du communisme se développent dans le développement du capitalisme et de la domination de la bourgeoisie

Les grands textes de Karl Marx - 8 - Qu'est-ce qu'être communiste? - Manifeste du Parti communiste (1848)

Les grands textes de Karl Marx - 9 - Sur le socialisme et le communisme utopique, Manifeste du Parti communiste

Les grands textes de Karl Marx - 10 - La lutte des classes en France - Les raisons de l'échec de la révolution de Février 1848

Les grands textes de Karl Marx - 11 - Les luttes de classe en France - les leçons de la répression du soulèvement ouvrier de juin 1848

Les grands textes de Karl Marx - 12 - l'élection de Louis Napoléon Bonaparte - Les luttes de classe en France

Les grands textes de Karl Marx - 13 - la journée révolutionnaire du 23 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 14 - la journée révolutionnaire du 24 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 15 - la journée révolutionnaire du 25 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 16 - La Guerre Civile en France: le petit monde interlope et opportuniste des Versaillais, la carrière d'Adolphe Thiers avant mai 1871

Marx et Engels: les vies extravagantes et chagrines des deux théoriciens du communisme!

Les grands textes de Karl Marx - 21 - Le Capital I, section 3, chapitre 10: la journée de travail
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16 août 2019 5 16 /08 /août /2019 07:10
Les grands textes de Karl Marx - 20 - Le Capital, I, section 2, chapitre 7: Production de la plus-value

Les grands textes de Karl Marx - 20

Karl Marx 1818-1883

Le travail: activité essentielle à l'homme, facteur d'humanisation ou d'aliénation

Le Capital, livre 1. Troisième section chapitre 7: Production de la plus-value

" Le produit - propriété du capitaliste -  est une valeur d'usage, telle que des filés, de la toile, des bottes, etc. Mais bien que des bottes, par exemple, fassent en quelque sorte marcher le monde, et que notre capitaliste soit assurément homme de progrès, s'il fait des bottes, ce n'est pas par amour des bottes. En général, dans la production marchande, la valeur d'usage n'est pas chose qu'on aime pour elle même. Elle n'y sert que de porte valeur. Or, pour notre capitaliste, il s'agit d'abord de produire un objet utile qui ait une valeur échangeable, un article destiné à la vente, une marchandise. Et, de plus, il veut que la valeur de cette marchandise surpasse celle des marchandises nécessaires pour la produire, c'est à dire la somme de valeurs des moyens de production et de la force de travail, pour lesquels il a dépensé son cher argent. Il veut produire non seulement une chose utile, mais une valeur, et non seulement une valeur, mais encore une plus-value.

En fait, jusqu'ici nous n'avons considéré la production marchande qu'à un seul point de vue, celui de la valeur d'usage. Mais de même que la marchandise est à la fois valeur d'usage et valeur d'échange, de même sa production doit être à la fois formation de valeurs d'usage et formation de valeur.

Examinons donc maintenant la production au point de vue de la valeur.

On sait que la valeur d'une marchandise est déterminée par le quantum de travail matérialisé en elle, par le temps socialement nécessaire à sa production. Il nous faut donc calculer le travail contenu dans le produit que notre capitaliste a fait fabriquer, soit dix livres de filés.

Pour produire les filés, il avait besoin d'une matière première, mettons dix livres de coton. Inutile de chercher maintenant quelle est la valeur de ce coton, car le capitaliste l'a acheté sur le marché ce qu'il valait, par exemple dix shillings. Dans ce prix le travail exigé par la production du coton est déjà représenté comme travail social moyen. Admettons encore que l'usure des broches - et elles nous représentent tous les autres moyens de travail employés   s'élève à deux shillings. Si une masse d'or de douze shillings est le produit de vingt quatre heures de travail, il s'ensuit qu'il y a deux journées de travail réalisées dans les filés.

(...) Le temps de travail nécessaire pour produire les filés, comprend le temps de travail nécessaire pour produire leur matière première, le coton. Il en est de même du temps nécessaire pour reproduire les broches usées.

En calculant la valeur des filés, c'est à dire le temps nécessaire à leur production, on doit donc considérer les différents travaux,   séparés par le temps et l'espace qu'il faut parcourir, d'abord pour produire coton et broches, ensuite pour faire des filés   comme des phases successives de la même opération. Tout le travail contenu dans les filés est du travail passé, et peu importe que le travail exigé pour produire leurs éléments constitutifs soit écoulé avant le temps dépensé dans l'opération finale, le filage. S'il faut trente journées, par exemple, pour construire une maison, la somme de travail qui y est incorporée ne change pas de grandeur, bien que la trentième journée de travail n'entre dans la production que vingt neuf jours après la première. De même le temps de travail contenu dans la matière première et les instruments du filage doit être compté comme s'il eût été dépensé durant le cours de cette opération même.

(...)

Nous connaissons à présent la valeur que le coton et l'usure des broches donnent aux filés. Elle est égale à douze shillings   l'incorporation de deux journées de travail. Reste donc à chercher combien la valeur que le travail du fileur ajoute au produit.

Ce travail se présente maintenant sous un nouvel aspect. D'abord c'était l'art de filer. Plus valait le travail, plus valaient les filés, toutes les autres circonstances restant les mêmes. Le travail du fileur se distinguait d'autres travaux productifs par son but, ses procédés techniques, les propriétés de son produit et ses moyens de production spécifiques. Avec le coton et les broches qu'emploie le fileur, on ne saurait faire des canons rayés. Par contre, en tant qu'il est source de valeur, le travail du fileur ne diffère en rien de celui du foreur de canons, ou, ce qui vaut mieux, de celui du planteur de coton ou du fabricant de broches, c'est à dire des travaux réalisés dans les moyens de production des filés. Si ces travaux, malgré la différence de leurs formes utiles, n'étaient pas d'une essence identique, ils ne pourraient pas constituer des portions, indistinctes quant à leur qualité, du travail total réalisé dans le produit. Dès lors les valeurs coton et broches ne constitueraient pas non plus des parties intégrantes de la valeur totale des filés. En effet, ce qui importe ici, ce n'est plus la qualité mais la quantité du travail; c'est elle seule qui entre en ligne de compte. Admettons que le filage soit du travail simple, moyen. On verra plus tard que la supposition contraire ne changerait rien à l'affaire.

Pendant le procès de la production, le travail passe sans cesse de la forme dynamique à la forme statique. Une heure de travail par exemple, c'est à dire la dépense en force vitale du fileur durant une heure, se représente dans une quantité déterminée de filés.

Ce qui est ici d'une importance décisive, c'est que pendant la durée de la transformation du coton en filés, il ne se dépense que le temps de travail socialement nécessaire. Si dans les conditions normales, c'est à dire sociales, moyennes de la production, il faut que durant une heure de travail A livres de coton soient converties en B livres de filés, on ne compte comme journée de travail de douze heures que la journée de travail qui convertit 12 x A livres de coton en 12 x B livres de filés. Le temps de travail socialement nécessaire est en effet le seul qui compte dans la formation de la valeur.

On remarquera que non seulement le travail, mais aussi les moyens de production et le produit ont maintenant changé de rôle. La matière première ne fait que s'imbiber d'une certaine quantité de travail. Il est vrai que cette absorption la convertit en filés, attendu que la force vitale de l'ouvrier a été dépensée sous forme de filage, mais le produit en filés ne sert que de gradimètre indiquant la quantité de travail imbibée par le coton,   par exemple dix livres de filés indiqueront six heures de travail, s'il faut une heure pour filer une livre deux tiers de coton. Certaines quantités de produit déterminées d'après les données de l'expérience ne représentent que des masses de travail solidifié   la matérialité d'une heure, de deux heures, d'un jour de travail social.

Que le travail soit précisément filage, sa matière coton et son produit filé, cela est tout à fait indifférent, comme il est indifférent que l'objet même du travail soit déjà matière première, c'est à-dire un produit. Si l'ouvrier, au lieu d'être occupé dans une filature, était employé dans une houillère, la nature lui fournirait son objet de travail. Néanmoins un quantum déterminé de houille extrait de sa couche, un quintal par exemple, représenterait un quantum déterminé de travail absorbé.

Lors de la vente de la force de travail, il a été sous entendu que sa valeur journalière = 3 shillings,   somme d'or dans laquelle six heures de travail sont incorporées   et que, par conséquent, il faut travailler six heures pour produire la somme moyenne de subsistances nécessaires à l'entretien quotidien du travailleur. Comme notre fileur convertit pendant une heure une livre deux tiers de coton en une livre deux tiers de filés, il convertira en six heures dix livres de coton en dix livres de filés. Pendant la durée du filage le coton absorbe donc six heures de travail. Le même temps de travail est fixé dans une somme d'or de trois shillings. Le fileur a donc ajouté au coton une valeur de trois shillings.

Faisons maintenant le compte de la valeur totale du produit. Les dix livres de filés contiennent deux journées et demie de travail; coton et broche contiennent deux journées; une demi-journée a été absorbée durant le filage. La même somme de travail est fixée dans une masse d'or de quinze shillings. Le prix de quinze shillings exprime donc la valeur exacte de dix livres de filés; le prix de un shilling six pence celle d'une livre.

Notre capitaliste reste ébahi. La valeur du produit égale la valeur du capital avancé. La valeur avancée n'a pas fait de petits; elle n'a point enfanté de plus value et l'argent, par conséquent, ne s'est pas métamorphosé en capital. Le prix de dix livres de filés est de quinze shillings et quinze shillings ont été dépensés sur le marché pour les éléments constitutifs du produit, ou, ce qui revient au même, pour les facteurs du procès de travail, dix shillings pour le coton, deux shillings pour l'usure des broches, et trois shillings pour la force de travail. Il ne sert de rien que la valeur des filés soit enflée, car elle n'est que la somme des valeurs distribuées auparavant sur ces facteurs, et en les additionnant on ne les multiplie pas. Toutes ces valeurs sont maintenant concentrées sur un objet, mais elles l'étaient aussi dans la somme de quinze shillings avant que le capitaliste les sortit de son gousset pour les subdiviser en trois achats.

Il n'y a rien d'étrange dans ce résultat. La valeur d'une livre de filés revient à un shilling six pence et au marché notre capitaliste aurait à payer quinze shillings pour dix livres de filés. Qu'il achète sa demeure toute faite, ou qu'il la fasse bâtir à ses propres frais, aucune de ces opérations n'augmentera l'argent employé à l'acquisition de sa maison.

Le capitaliste, qui est à cheval sur son économie politique vulgaire, s'écriera peut-être qu'il n'a avancé son argent qu'avec l'intention de le multiplier. Mais le chemin de l'enfer est payé de bonnes intentions, et personne ne peut l'empêcher d'avoir l'intention de faire de l'argent sans produire. Il jure qu'on ne l'y rattrapera plus; à l'avenir il achètera, sur le marché, des marchandises toutes faites au lieu de les fabriquer lui même. Mais si tous ses compères capitalistes font de même, comment trouver des marchandises sur le marché ? Pourtant il ne peut manger son argent. Il se met donc à nous catéchiser : on devrait prendre en considération son abstinence, il pouvait faire ripaille avec ses quinze shillings; au lieu de cela il les a consommés productivement et en a fait des filés. C'est vrai, mais aussi a t il des filés et non des remords. Qu'il prenne garde de partager le sort du thésauriseur qui nous a montré où conduit l'ascétisme.

D'ailleurs là où il n'y a rien, le roi perd ses droits. Quel que soit le mérite de son abstinence, il ne trouve pas de fonds pour la payer puisque la valeur de la marchandise qui sort de la production est tout juste égale à la somme des valeurs qui y sont entrées. Que son baume soit cette pensée consolante : la vertu ne se paie que par la vertu. Mais non ! Il devient importun. Il n'a que faire de ses filés; il les a produits pour la vente. Eh bien, qu'il les vende donc ! Ou ce qui serait plus simple, qu'il ne produise à l'avenir que des objets nécessaires à sa propre consommation : Mac Culloch, son Esculape ordinaire, lui a déjà donné cette panacée contre les excès épidémiques de production. Le voilà qui regimbe. L'ouvrier aurait il la prétention de bâtir en l'air avec ses dix doigts, de produire des marchandises avec rien ? Ne lui a t il pas fourni la matière dans laquelle et avec laquelle seule il peut donner un corps à son travail ? Et, comme la plus grande partie de la société civile se compose de pareils va nu-pieds, n'a t il pas avec ses moyens de production, son coton et ses broches, rendu un service immense à la susdite société, et plus particulièrement à l'ouvrier auquel il a avancé par dessus le marché la subsistance ? Et il ne prendrait rien pour ce service ! Mais est ce que l'ouvrier ne lui a pas en échange rendu le service de convertir en filés son coton et ses broches ? Du reste, il ne s'agit pas ici de services. Le service n'est que l'effet utile d'une valeur d'usage, que celle ci soit marchandise ou travail. Ce dont il s'agit c'est de la valeur d'échange.

Il a payé à l'ouvrier une valeur de trois shillings. Celui ci lui en rend l'équivalent exact en ajoutant la valeur de trois shillings au coton, valeur contre valeur. Notre ami tout à l'heure si gonflé d'outrecuidance capitaliste, prend tout à coup l'attitude modeste d'un simple ouvrier. N'a t il pas travaillé lui aussi ? Son travail de surveillance et d'inspection, ne forme t il pas aussi de la valeur ? Le directeur de sa manufacture et son contremaître en haussent les épaules. Sur ces entrefaites le capitaliste a repris, avec un sourire malin, sa mine habituelle. Il se gaussait de nous avec ses litanies. De tout cela il ne donnerait pas deux sous. Il laisse ces subterfuges, ces finasseries creuses aux professeurs d'économie politique, ils sont payés pour cela, c'est leur métier. Quant à lui, il est homme pratique et s'il ne réfléchit pas toujours à ce qu'il dit en dehors des affaires, il sait toujours en affaires ce qu'il fait.

Regardons y de plus près. La valeur journalière de la force de travail revient à trois shillings parce qu'il faut une demi journée de travail pour produire quotidiennement cette force, c'est à dire que les subsistances nécessaires pour l'entretien journalier de l'ouvrier coûtent une demi journée de travail. Mais le travail passé que la force de travail recèle et le travail actuel qu'elle peut exécuter, ses frais d'entretien journaliers et la dépense qui s'en fait par jour, ce sont là deux choses tout à fait différentes. Les frais de la force en déterminent la valeur d'échange, la dépense de la force en constitue la valeur d'usage. Si une demi journée de travail suffit pour faire vivre l'ouvrier pendant vingt quatre heures, il ne s'ensuit pas qu'il ne puisse travailler une journée tout entière. La valeur que la force de travail possède et la valeur qu'elle peut créer, diffèrent donc de grandeur. C'est cette différence de valeur que le capitaliste avait en vue, lorsqu'il acheta la force de travail. L'aptitude de celle-ci, à faire des filés ou des bottes, n'était qu'une conditio sine qua non, car le travail doit être dépensé sous une forme utile pour produire de la valeur. Mais ce qui décida l'affaire, c'était l'utilité spécifique de cette marchandise, d'être source de valeur et de plus de valeur qu'elle n'en possède elle-même. C'est là le service spécial que le capitaliste lui demande. Il se conforme en ce cas aux lois éternelles de l'échange des marchandises. En effet le vendeur de la force de travail, comme le vendeur de toute autre marchandise, en réalise la valeur échangeable et en aliène la valeur usuelle.

Il ne saurait obtenir l'une sans donner l'autre. La valeur d'usage de la force de travail, c'est à dire le travail, n'appartient pas plus au vendeur que n'appartient à l'épicier la valeur d'usage de l'huile vendue. L'homme aux écus a payé la valeur journalière de la force de travail; usage pendant le jour, le travail d'une journée entière lui appartient donc. Que l'entretien journalier de cette force ne coûte qu'une demi journée de travail, bien qu'elle puisse opérer ou travailler pendant la journée entière, c'est à dire que la valeur créée par son usage pendant un jour soit le double de sa propre valeur journalière, c'est là une chance particulièrement heureuse pour l'acheteur, mais qui ne lèse en rien le droit du vendeur.

Notre capitaliste a prévu le cas, et c'est ce qui le fait rire. L'ouvrier trouve donc dans l'atelier les moyens de production nécessaires pour une journée de travail non pas de six mais de douze heures. Puisque dix livres de coton avaient absorbé six heures de travail et se transformaient en dix livres de filés, vingt livres de coton absorberont douze heures de travail et se transformeront en vingt livres de filés. Examinons maintenant le produit du travail prolongé. Les vingt livres de filés contiennent cinq journées de travail dont quatre étaient réalisées dans le coton et les broches consommés, une absorbée par le coton pendant l'opération du filage. Or l'expression monétaire de cinq journées de travail est trente shillings. Tel est donc le prix des vingt livres de filés. La livre de filés coûte après comme avant un shilling six pence. Mais la somme de valeur des marchandises employées dans l'opération ne dépassait pas vingt sept shillings et la valeur des filés atteint trente shillings. La valeur du produit s'est accrue de un neuvième sur la valeur avancée pour sa production. Les vingt sept shillings avancés se sont donc transformés en trente shillings. Ils ont enfanté une plus value de trois shillings. Le tour est fait. L'argent s'est métamorphosé en capital.

Le problème est résolu dans tous ses termes. La loi des échanges a été rigoureusement observée, équivalent contre équivalent. Sur le marché, le capitaliste achète à sa juste valeur chaque marchandise   coton, broches, force de travail. Puis il fait ce que fait tout autre acheteur, il consomme leur valeur d'usage. La consommation de la force de travail, étant en même temps production de marchandises rend un produit de vingt livres de filés, valant trente shillings. Alors le capitaliste qui avait quitté le marché comme acheteur y revient comme vendeur. Il vend les filés à un shilling six pence la livre, pas un liard au dessus ou au-dessous de leur valeur et cependant il retire de la circulation trois shillings de plus qu'il n'y avait mis. Cette transformation de son argent en capital se passe dans la sphère de la circulation, et ne s'y passe pas. La circulation sert d'intermédiaire. C'est là sur le marché, que se vend la force de travail, pour être exploitée dans la sphère de la production, où elle devient source de plus-value, et tout est ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Le capitaliste, en transformant l'argent en marchandises qui servent d'éléments matériels d'un nouveau produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivant, transforme la valeur   du travail passé, mort, devenu chose   en capital, en valeur grosse de valeur, monstre animé qui se met à travailler comme s'il avait le diable au corps.

La production de plus-value n'est donc autre chose que la production de valeur, prolongée au delà d'un certain point. Si le procès de travail ne dure que jusqu'au point où la valeur de la force de travail payée par le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il y a simple production de valeur; quand il dépasse cette limite, il y a production de plus-value.

Comparons maintenant la production de valeur avec la production de valeur d'usage. Celle-ci consiste dans le mouvement du travail utile. Le procès de travail se présente ici au point de vue de la qualité. C'est une activité qui, ayant pour but de satisfaire des besoins déterminés, fonctionne avec des moyens de production conformes à ce but, emploie des procédés spéciaux, et finalement aboutit à un produit usuel. Par contre, comme production de valeur, le même procès ne se présente qu'au point de vue de la quantité. Il ne s'agit plus ici que du temps dont le travail a besoin pour son opération, ou de la période pendant laquelle le travailleur dépense sa force vitale en efforts utiles. Les moyens de production fonctionnent maintenant comme simples moyens d'absorption de travail et ne représentent eux-mêmes que la quantité de travail réalisé en eux. Que le travail soit contenu dans les moyens de production ou qu'il soit ajouté par la force de travail, on ne le compte désormais que d'après sa durée; il est de tant d'heures, de tant de jours, et ainsi de suite. Et de plus il ne compte qu'autant que le temps employé à la production de la valeur d'usage est le temps socialement nécessaire. Cette condition présente plusieurs aspects différents. La force de travail doit fonctionner dans des conditions normales. Si dans le milieu social donné, la machine à filer est l'instrument normal de la filature, il ne faut pas mettre un rouet entre les mains du fileur. De plus le coton doit être de bonne qualité et non de la pacotille se brisant à chaque instant, Sans cela le travailleur emploierait dans les deux cas plus que le temps nécessaire à la production d'une livre de filés, et cet excès de temps ne créerait ni valeur ni argent. Mais le caractère normal des facteurs matériels du travail dépend du capitaliste et non pas de l'ouvrier. D'autre part, le caractère normal de la force de travail elle-même est indispensable. Elle doit posséder dans la spécialité à laquelle on l'emploie le degré moyen d'habileté, d'adresse et de célérité; aussi notre capitaliste a pris bien garde de l'acheter telle sur le marché. Cette force doit de plus fonctionner avec le degré d'intensité habituel. Aussi le capitaliste veille t il anxieusement à ce que l'ouvrier ne ralentisse pas ses efforts et ne perde pas son temps. Il a acheté cette force pour un temps déterminé; il tient à avoir son compte. Il ne veut pas être volé. Enfin la consommation des moyens de production doit se faire d'une manière normale, parce que le gaspillage des instruments et des matières premières représente une dépense inutile en travail déjà réalisé, lequel, par conséquent, n'est pas compté dans le produit et ne lui ajoute pas de valeurs.

On le voit, la différence entre le travail utile et le travail source de valeur que nous constations au commencement de nos recherches par l'analyse de la marchandise, vient de se manifester comme différence entre les deux faces de la production marchande. Dès qu'elle se présente non plus simplement comme unité du travail utile et du travail créateur de valeur, mais encore comme unité du travail utile et du travail créateur de plus-value, la production marchande devient production capitaliste, c'est à dire production marchande sous la forme capitaliste.

En examinant la production de la plus-value, nous avons supposé que le travail, approprié par le capital, est du travail simple moyen. La supposition contraire n'y changerait rien. Admettons, par exemple, que, comparé au travail du fileur, celui du bijoutier est du travail à une puissance supérieure, que l'un est du travail simple et l'autre du travail complexe où se manifeste une force plus difficile à former et qui rend dans le même temps plus de valeur. Mais quel que soit le degré de différence entre ces deux travaux, la portion de travail où le bijoutier produit de la plus-value pour son maître ne diffère en rien qualitativement de la portion de travail où il ne fait que remplacer la valeur de son propre salaire. Après comme avant, la plus-value ne provient que de la durée prolongée du travail, qu'il soit celui du fileur ou celui du bijoutier.

D'un autre côté, quand il s'agit de production de valeur, le travail supérieur doit toujours être réduit à la moyenne du travail social, une journée de travail complexe, par exemple, à deux journées de travail simple. Si des économistes comme il faut se sont récriés contre cette « assertion arbitraire », n'est ce pas le cas de dire, selon le proverbe allemand, que les arbres les empêchent de voir la forêt ! Ce qu'ils accusent d'être un artifice d'analyse, est tout bonnement un procédé qui se pratique tous les jours dans tous les coins du monde. Partout les valeurs des marchandises les plus diverses sont indistinctement exprimées en monnaie, c'est à dire dans une certaine masse d'or ou d'argent. Par cela même, les différents genres de travail, représentés par ces valeurs, ont été réduits, dans des proportions différentes, à des sommes déterminées d'une seule et même espèce de travail ordinaire, le travail qui produit l'or ou l'argent."

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-7.htm

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Les grands textes de Karl Marx - 20 - Le Capital, I, section 2, chapitre 7: Production de la plus-value
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15 août 2019 4 15 /08 /août /2019 07:18
Les grands textes de Karl Marx - 19 - Le Capital, livre I. chapitre 7, Le travail: activité essentielle à l'homme, facteur d'humanisation ou d'aliénation dans le mode de production capitaliste

Les grands textes de Karl Marx - 19

Karl Marx 1818-1883

Le travail: activité essentielle à l'homme, facteur d'humanisation ou d'aliénation

Le Capital, livre 1. Troisième section chapitre 7: Production de valeurs d'usage

" Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement, sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c’est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but, dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n'est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l'effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d'une tension constante de la volonté. Elle l'exige d'autant plus que par son objet et son mode d'exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu'il se fait moins sentir à lui, comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles; en un mot, qu'il est moins attrayant.

Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail se décompose : 1° activité personnelle de l'homme, ou travail proprement dit; 2° objet sur lequel le travail agit; 3° moyen par lequel il agit.

La terre (et sous ce terme, au point de vue économique, on comprend aussi l'eau), de même qu'elle fournit à l'homme, dès le début, des vivres tout préparés, est aussi l'objet universel de travail qui se trouve là sans son fait. Toutes les choses que le travail ne fait que détacher de leur connexion immédiate avec la terre sont des objets de travail de par la grâce de la nature. Il en est ainsi du poisson que la pêche arrache à son élément de vie, l'eau; du bois abattu dans la forêt primitive; du minerai extrait de sa veine. L'objet déjà filtré par un travail antérieur, par exemple, le minerai lavé, s'appelle matière première. Toute matière première est objet de travail, mais tout objet de travail n'est point matière première; il ne le devient qu'après avoir subi déjà une modification quelconque effectuée par le travail.

Le moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que l'homme interpose entre lui et l'objet de son travail comme constructeurs de son action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses pour les faire agir comme forces sur d’autres choses, conformément à son but. Si nous laissons de côté la prise de possession de subsistances toutes trouvées   la cueillette des fruits par exemple, où ce sont les organes de l'homme qui lui servent d'instrument,   nous voyons que le travailleur s'empare immédiatement, non pas de l'objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi des choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu'il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. Comme la terre est son magasin de vivres primitif, elle est aussi l'arsenal primitif de ses moyens de travail. Elle lui fournit, par exemple, la pierre dont il se sert pour frotter, trancher, presser, lancer, etc. La terre elle-même devient moyen de travail, mais ne commence pas à fonctionner comme tel dans l'agriculture, sans que toute une série d'autres moyens de travail soit préalablement donnée. Dès qu'il est tant soit peu développé, le travail ne saurait se passer de moyens déjà travaillés. Dans les plus anciennes cavernes on trouve des instruments et des armes de pierre. A côté des coquillages, des pierres, des bois et des os façonnés, on voit figurer au premier rang parmi les moyens de travail primitifs l'animal dompté et apprivoisé, c'est à dire déjà modifié par le travail.

L'emploi et la création de moyens de travail, quoiqu'ils se trouvent en germe chez quelques espèces animales, caractérisent éminemment le travail humain.

Aussi Franklin donne t il cette définition de l'homme : l’homme est un animal fabricateur d'outils « a toolmaking animal ».

Les débris des anciens moyens de travail ont pour l’étude des formes économiques des sociétés disparues la même importance que la structure des os fossiles pour la connaissance de l'organisation des races éteintes. Ce qui distingue une époque économique d'une autre, c'est moins ce que l'on fabrique, que la manière de fabriquer, les moyens de travail par lesquels on fabrique. Les moyens de travail sont les gradimètres du développement du travailleur, et les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille. Cependant les moyens mécaniques, dont l'ensemble peut être nommé le système osseux et musculaire de la production, offrent des caractères bien plus distinctifs d’une époque économique que les moyens qui ne servent qu'à recevoir et à conserver les objets ou produits du travail, et dont l’ensemble forme comme le système vasculaire de la production, tels que, par exemple, vases, corbeilles, pots et cruches, etc. Ce n’est que dans la fabrication chimique qu'ils commencent à jouer un rôle plus important.

Outre les choses qui servent d'intermédiaires, de conducteurs de l'action de l'homme sur son objet, les moyens du travail comprennent, dans un sens plus large, toutes les conditions matérielles qui, sans rentrer directement dans ses opérations, sont cependant indispensables ou dont l'absence le rendrait défectueux. L'instrument général de ce genre est encore la terre, car elle fournit au travailleur le locus standi, sa base fondamentale, et à son activité le champ où elle peut se déployer, son field of employment. Des moyens de travail de cette catégorie, mais déjà dus à un travail antérieur, sont les ateliers, les chantiers, les canaux, les routes, etc.

Dans le procès de travail, l'activité de l'homme effectue donc à l'aide des moyens de travail une modification voulue de son objet. Le procès s'éteint dans le produit, c'est à dire dans une valeur d'usage, une matière naturelle assimilée aux besoins humains par un changement de forme. Le travail, en se combinant avec son objet, s'est matérialisé et la matière est travaillée. Ce qui était du mouvement chez le travailleur apparaît maintenant dans le produit comme une propriété en repos. L'ouvrier a tissé et le produit est un tissu.

Si l'on considère l'ensemble de ce mouvement au point de vue de son résultat, du produit, alors tous les deux, moyen et objet de travail, se présentent comme moyens de production, et le travail lui-même comme travail productif.

Si une valeur d'usage est le produit d'un procès de travail, il y entre comme moyens de production d'autres valeurs d'usage, produits elles mêmes d'un travail antérieur. La même valeur d'usage, produit d'un travail, devient le moyen de production d'un autre. Les produits ne sont donc pas seulement des résultats, mais encore des conditions du procès de travail.

L'objet du travail est fourni par la nature seule dans l'industrie extractive,   exploitation des mines, chasse, pêche, etc.,   et même dans l'agriculture en tant qu'elle se borne à défricher des terres encore vierges. Toutes les autres branches d'industrie manipulent des matières premières, c'est à dire des objets déjà filtrés par le travail, comme, par exemple, les semences en agriculture. Les animaux et les plantes que d'habitude on considère comme des produits naturels sont, dans leurs formes actuelles, les produits non seulement du travail de l'année dernière, mais encore, d'une transformation continuée pendant des siècles sous la surveillance et par l'entremise du travail humain. Quant aux instruments proprement dits, la plupart d'entre eux montrent au regard le plus superficiel les traces d'un travail passé.

La matière première peut former la substance principale d'un produit ou n'y entrer que sous la forme de matière auxiliaire. Celle-ci est alors consommée par le moyen de travail, comme la houille, par la machine à vapeur, l'huile par la roue, le foin par le cheval de trait; ou bien elle est jointe à la matière première pour y opérer une modification, comme le chlore à la toile écrue, le charbon au fer, la couleur à la laine, ou bien encore elle aide le travail lui-même à s'accomplir, comme, par exemple, les matières usées dans l'éclairage et le chauffage de l'atelier. La différence entre matières principales et matières auxiliaires se confond dans la fabrication chimique proprement dite, où aucune des matières employées ne reparaît comme substance du produit.

Comme toute chose possède des propriétés diverses et prête, par cela même, à plus d'une application, le même produit est susceptible de former la matière première de différentes opérations. Les grains servent ainsi de matière première au meunier, à l'amidonnier, au distillateur, à l'éleveur de bétail, etc.; ils deviennent, comme semence, matière première de leur propre production. De même le charbon sort comme produit de l'industrie minière et y entre comme moyen de production. (...)

Le procès de travail tel que nous venons de l'analyser dans ces moments simples et abstraits,  l'activité qui a pour but la production de valeurs d'usage, l'appropriation des objets extérieurs aux besoins   est la condition générale des échanges matériels entre l'homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également commune à toutes. Nous n'avions donc pas besoin de considérer les rapports de travailleur à travailleur. L'homme et son travail d'un côté, la nature et ses matières de l'autre, nous suffisaient. Pas plus que l'on ne devine au goût du froment qui l'a cultivé, on ne saurait, d'après les données du travail utile, conjecturer les conditions sociales dans lesquelles il s'accomplit. A t il été exécuté sous le fouet brutal du surveillant d'esclaves ou sous l’œil inquiet du capitaliste ? Avons nous affaire à Cincinnatus labourant son lopin de terre ou au sauvage abattant du gibier d'un coup de pierre ? Rien ne nous l'indique.

Revenons à notre capitaliste en herbe. Nous l'avons perdu de vue au moment où il vient d'acheter sur le marché tous les facteurs nécessaires à l'accomplissement du travail, les facteurs objectifs  moyens de production  et le facteur subjectif - force de travail. Il les a choisis en connaisseur et en homme avisé, tels qu'il les faut pour son genre d'opération particulier, filage, cordonnerie, etc. Il se met donc à consommer la marchandise qu'il a achetée, la force de travail, ce qui revient à dire qu'il fait consommer les moyens de production par le travail. La nature générale du travail n'est évidemment point du tout modifiée, parce que l'ouvrier accomplit son travail non pour lui-même, mais pour le capitaliste. De même l'intervention de celui-ci ne saurait non plus changer soudainement les procédés particuliers par lesquels on fait des bottes ou des filés. L'acheteur de la force de travail doit la prendre telle qu'il la trouve sur le marché, et par conséquent aussi le travail tel qu'il s'est développé dans une période où il n'y avait pas encore de capitalistes. Si le mode de production vient lui-même à se transformer profondément en raison de la subordination du travail au capital, cela n'arrive que plus tard, et alors seulement nous en tiendrons compte.

Le procès de travail, en tant que consommation de la force de travail par le capitaliste, ne montre que deux phénomènes particuliers.

L'ouvrier travaille sous le contrôle du capitaliste auquel son travail appartient. Le capitaliste veille soigneusement à ce que la besogne soit proprement faite et les moyens de production employés suivant le but cherché, à ce que la matière première ne soit pas gaspillée et que l'instrument de travail n'éprouve que le dommage inséparable de son emploi.

En second lieu, le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail, dont, par conséquent, l'usage lui appartient durant la journée, tout comme celui d'un cheval qu'il a loué à la journée. L'usage de la marchandise appartient à l'acheteur et en donnant son travail, le possesseur de la force de travail ne donne en réalité que la valeur d'usage qu'il a vendue. Dès son entrée dans l'atelier, l'utilité de sa force, le travail, appartenait au capitaliste. En achetant la force de travail, le capitaliste a incorporé le travail comme ferment de vie aux éléments passifs du produit, dont il était aussi nanti. A son point de vue, le procès de travail n'est que la consommation de la force de travail, de la marchandise qu’il a achetée, mais qu'il ne saurait consommer sans lui ajouter moyens de production. Le procès de travail est une opération entre choses qu'il a achetées, qui lui appartiennent. Le produit de cette opération lui appartient donc au même titre que le produit de la fermentation dans son cellier".

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-7.htm

Lire aussi:

Les grands textes de Karl Marx - 1 : la critique des libertés formelles de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dont le pivot est le droit de propriété - une critique des déterminants bourgeois de la Révolution Française

Les grands textes de Karl Marx - 2 - La religion comme opium du peuple

Les grands textes de Karl Marx - 3: l'aliénation produite par la propriété privée et le capitalisme dans les Manuscrits de 1844

Les grands textes de Marx - 4: Les pouvoirs de l'argent (Ebauche d'une critique de l'économie politique, 1844)

Les grands textes de Karl Marx - 5: le matérialisme historique théorisé dans l'Idéologie allemande (1845)

Les grands textes de Karl Marx - 6 - L'idéologie, antagonismes de classes sociales et idées dominantes

Les grands textes de Karl Marx - 7 - Le Manifeste du Parti communiste - Les conditions du communisme se développent dans le développement du capitalisme et de la domination de la bourgeoisie

Les grands textes de Karl Marx - 8 - Qu'est-ce qu'être communiste? - Manifeste du Parti communiste (1848)

Les grands textes de Karl Marx - 9 - Sur le socialisme et le communisme utopique, Manifeste du Parti communiste

Les grands textes de Karl Marx - 10 - La lutte des classes en France - Les raisons de l'échec de la révolution de Février 1848

Les grands textes de Karl Marx - 11 - Les luttes de classe en France - les leçons de la répression du soulèvement ouvrier de juin 1848

Les grands textes de Karl Marx - 12 - l'élection de Louis Napoléon Bonaparte - Les luttes de classe en France

Les grands textes de Karl Marx - 13 - la journée révolutionnaire du 23 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 14 - la journée révolutionnaire du 24 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 15 - la journée révolutionnaire du 25 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 16 - La Guerre Civile en France: le petit monde interlope et opportuniste des Versaillais, la carrière d'Adolphe Thiers avant mai 1871

Marx et Engels: les vies extravagantes et chagrines des deux théoriciens du communisme!

Les grands textes de Karl Marx - 19 - Le Capital, livre I. chapitre 7, Le travail: activité essentielle à l'homme, facteur d'humanisation ou d'aliénation dans le mode de production capitaliste
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14 août 2019 3 14 /08 /août /2019 09:12
photo L'Humanité - Paul Vaillant-Couturier

photo L'Humanité - Paul Vaillant-Couturier

Paul Vaillant-Couturier Une plume contre le fascisme
Lundi, 12 Août, 2019

Lanceurs d'alerte en 1939 16/29. Brillant rédacteur en chef de l’Humanité, il joua un rôle majeur pour rassembler les intellectuels progressistes contre Hitler et Mussolini. Et mit en lumière, sans relâche, les périls qui se dessinaient pour le monde.

 

Déjà, le sang coule sur le pavé parisien. Ce 6 février 1934, les extrémistes fascistes des Ligues sont parvenus à manipuler les mécontentements pour lancer des milliers de manifestants à l’assaut de l’Assemblée nationale. En dépit des réticences de son directeur, qui sous-estime la menace, le rédacteur en chef de l’Humanité dépêche sur place un jeune reporter qu’il protège dans son équipe, un certain Louis Aragon. Alors que l’Italie et l’Allemagne, et à leur suite des pays d’Europe centrale, ont déjà basculé dans le fascisme, c’est de ce brasier parisien que naît le Front populaire. Pour Paul Vaillant-Couturier, le combat antifasciste ne débute pas. Son journal, bien seul dans la presse française, a montré les persécutions anticommunistes et antisémites, le soutien de la grande bourgeoisie allemande aux nazis, le complot de l’incendie du Reichstag. Le journaliste Daniel Schneidermann – qui vient de publier Berlin 1933. La presse internationale face à Hitler – constate malgré ses préventions que « voilà que cette langue de propagande, cette langue de bois, (lui) apparaît aujourd’hui comme celle qui sonne le plus juste – la plus clairvoyante, la plus efficace pour dire la folie montante de l’hitlérisme (…) celle qui a le mieux traversé l’apocalypse ».

L’écrivain engage son journal dans la solidarité avec l’Espagne républicaine qui résiste à Franco

Vaillant-Couturier met en garde l’opinion, comme ce 18 septembre 1935 : « Les déclarations pacifiques d’Hitler ne font plus illusion qu’à ceux qui veulent s’illusionner ou qui ont d’inavouables intérêts à propager l’illusion (…). Nous savons, nous, que dans l’impossibilité où sont les fascistes d’apporter le moindre soulagement réel aux malheureux peuples qui les subissent, ils n’espèrent plus qu’en une issue : la guerre. Quand des déments en armes parcourent le monde, la plus immédiate garantie réside dans la force des accords conclus par les nations pacifiques pour sauvegarder la paix. » Malgré l’interdiction d’entrer en Allemagne des journalistes de l’Humanité à partir de 1933, il publie des témoignages sur les persécutions, les tortures, les premiers camps.

Le flamboyant rédacteur en chef connaît le prix de la guerre. Il est de la génération du Feu, mobilisé dès le cinquième jour du conflit de 1914. Il a connu les tranchées et les premiers chars, les corps déchiquetés et les âmes avilies, la peur de mourir et la fureur de tuer. « La guerre a fait de moi un combattant à vie », écrira-t-il. Elle l’a conduit en prison, mais aussi à figurer parmi les grands fondateurs du PCF, en 1920. Écrivain, peintre, poète, avocat, député et maire de Villejuif, il s’est voué à l’Humanité, envers et malgré tout. Il fera de son journal le grand quotidien du Front populaire. Il joue un rôle majeur dans le rassemblement des intellectuels antifascistes et dénonce sans rêves la montée des périls.

Ainsi, le 4 octobre 1935, fustige-t-il les accords de Rome, « que nous seuls, communistes, avons refusé de contresigner », et qui donnent les mains libres à l’Italie : « Le feu est mis à l’Éthiopie, et maintenant Mussolini menace de mettre le feu au monde entier (…) Mussolini libre de bafouer la conscience universelle, la loi de la jungle reconnue comme la seule règle internationale, c’est demain Hitler se jetant sur la Lituanie, sur l’Autriche, sur la Tchécoslovaquie, sur l’Alsace, sur la France… » Déjà, en 1927, Vaillant-Couturier avait été expédié à la Santé pour avoir traité « Mussolini de cabotin et avoir dit de l’enfant Zamponi (assassiné par les chemises brunes), percé de quatorze coups de poignard, qu’il était un martyr » ! Et d’interpeller le ministre : « Rappelez vos juges à l’ordre, Barthou ! Précisez qu’ils portent désormais sur leur hermine une pancarte avec ces mots : “Ici, Duce, s’il vous plaît, essuyez vos pieds !” »

Il engage pleinement l’Humanité dans la solidarité avec l’Espagne républicaine qui résiste à Franco. Il expédie des envoyés spéciaux, Gabriel Péri, Arthur Koestler, Simone Téry. Lui-même se rend sur le front de Bilbao en mai 1937 (cinq mois avant sa mort près de Rambouillet) et il écrit : « Ce peuple “tient” dans la rue, dans ses maisons, dans ses abris, devant sa table vide, malgré ses nerfs et ses forces qui s’épuisent, malgré sa faim et sa terreur de l’air… » Et il décrit, raconte, dépeint « ce canapé sanglant, sous l’escalier du casino de Saint-Sébastien, où avait été attaché nu, par les fascistes, un jeune soldat asturien. Une large tache sombre de sang séché marquait encore le velours jaune, reproduisant la forme d’un corps humain. Et de là, le sang avait ruisselé sur le dallage. Durant tout le temps qu’avait duré l’attaque du casino par les troupes loyales et les miliciens, le soldat avait été torturé là, à petits coups de baïonnette et de poignard ». Mais il analyse et alerte, évoquant « Guernica, ville cobaye : c’est le crime qui annonce le sort que les tueurs fascistes de l’Espagne entendent réserver à Bilbao, et que Paris doit méditer ». Hélas, le gouvernement Blum a choisi la non-intervention qui laisse les mains libres à Hitler et à Franco.

Patrick Apel-Muller
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14 août 2019 3 14 /08 /août /2019 07:36
A paraître en septembre: une anthologie du journal dirigé par Aragon pendant des décennies, Les Lettres Françaises, pour le 75e anniversaire de ce grand journal culturel

La voilà ! En septembre paraîtra une anthologie du journal Les Lettres françaises. C'est l'aboutissement d'une assez longue histoire née, un soir de 2016, de la confiance de Jean Ristat, alors qu'approchait le 75e anniversaire du grand journal culturel. Ce fut ensuite l'ample travail, coordonné depuis l'ENS par Lukas Tsiptsios et Sandra CdHp, associant deux dizaines de jeunes gens, de lecture intégrale des plus de 1 600 numéros du journal. Ce fut enfin la participation généreuse d'une douzaine d'universitaires, spécialistes de littérature (Olivier Barbarant), de théâtre (Victor Thimonier), d'histoire (Serge Wolikow), de science politique, d'histoire de l'art, de cinéma... pour aboutir à l'anthologie définitive et à la présentation de ses articles.
Enfin ? Pas tout à fait, car il fallut aussi transcrire les articles, trouver les ayants droit, compter sur toute la compétence et la confiance d'un éditeur (les excellentes Éditions Hermann) sur l'amicale suggestion de Bernard Vasseur. Il fallut encore l'aide et le conseil de Jean-Yves Mollier, de François Eychart et de tant d'autres ; l’œil vif de relectrices et relecteurs...
Bref, c'est une aventure très (très !) collective qui se trouve sur le point d'aboutir enfin, avec ce livre de plus de 1 000 pages redonnant vie à bien des merveilles.

J'aurai le grand plaisir d'en parler avec Olivier Barbarant, Jean-Yves Mollier et Mireille Hilsum le dimanche 15 septembre à 10h30 au Village du Livre de la Fête de l'Humanité.
Et, si le livre vous intéresse, il est en pré-vente à 39€ pour quelques jours encore...

Guillaume Roubaud-Quashié

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14 août 2019 3 14 /08 /août /2019 07:03
Les grands textes de Karl Marx - 18 - Le Capital, Livre I, 2e section, chapitre 6: Achat et vente de la force de travail

Karl Marx (1818-1883)

Le Capital, I. Deuxième section, chapitre 6: "Achat et vente de la force de travail"

" L'accroissement de valeur par lequel l'argent doit se transformer en capital, ne peut pas provenir de cet argent lui même. S'il sert de moyen d'achat ou de moyen de paiement, il ne fait que réaliser le prix des marchandises qu'il achète ou qu'il paye.

S'il reste tel quel, s'il conserve sa propre forme, il n'est plus, pour ainsi dire, qu'une valeur pétrifiée.

Il faut donc que le changement de valeur exprimé par A M A', conversion de l'argent en marchandise et reconversion de la même marchandise en plus d'argent, provienne de la marchandise. Mais il ne peut pas s'effectuer dans le deuxième acte M-A', la revente, où la marchandise passe tout simplement de sa forme naturelle à sa forme argent. Si nous envisageons maintenant le premier acte A M, l'achat, nous trouvons qu'il y a échange entre équivalents et que, par conséquent, la marchandise n'a pas plus de valeur échangeable que l'argent converti en elle. Reste une dernière supposition, à savoir que le changement procède de la valeur d'usage de la marchandise c’est à dire de son usage ou sa consommation. Or, il s'agit d'un changement dans la valeur échangeable, de son accroissement. Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur usuelle d'une marchandise, il faudrait que l'homme aux écus eût l'heureuse chance de découvrir au milieu de la circulation, sur le marché même, une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d'être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer, serait réaliser du travail et par conséquent, créer de la valeur.

Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique, elle s'appelle puissance de travail ou force de travail.

Sous ce nom il faut comprendre l'ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d'un homme dans sa personnalité vivante, et qu'il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles.

Pour que le possesseur d'argent trouve sur le marché la force de travail à titre de marchandise, il faut cependant que diverses conditions soient préalablement remplies. L'échange des marchandises, par lui même, n'entraine pas d'autres rapports de dépendance que ceux qui découlent de sa nature. Dans ces données, la force de travail ne peut se présenter sur le marché comme marchandise, que si elle est offerte ou vendue par son propre possesseur. Celui-ci doit par conséquent pouvoir en disposer, c'est à dire être libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa propre personne. Le possesseur d'argent et lui se rencontrent sur le marché et entrent en rapport l'un avec l'autre comme échangistes au même titre. Ils ne diffèrent qu'en ceci : l'un achète et l'autre vend, et par cela même, tous deux sont des personnes juridiquement égales.

Pour que ce rapport persiste, il faut que le propriétaire de la force de travail ne la vende jamais que pour un temps déterminé, car s'il la vend en bloc, une fois pour toutes, il se vend lui même, et de libre qu'il était se fait esclave, de marchand, marchandise. S'il veut maintenir sa personnalité, il ne doit mettre sa force de travail que temporairement à la disposition de l'acheteur, de telle sorte qu'en l'aliénant il ne renonce pas pour cela à sa propriété sur elle.

La seconde condition essentielle pour que l'homme aux écus trouve à acheter la force de travail, c'est que le possesseur de cette dernière, au lieu de pouvoir vendre des marchandises dans lesquelles son travail s'est réalisé, soit forcé d'offrir et de mettre en vente, comme une marchandise, sa force de travail elle-même, laquelle ne réside que dans son organisme.

Quiconque veut vendre des marchandises distinctes de sa propre force de travail doit naturellement posséder des moyens de production tels que matières premières, outils, etc. Il lui est impossible, par exemple, de faire des bottes sans cuir, et de plus il a besoin de moyens de subsistance. Personne, pas même le musicien de l'avenir, ne peut vivre des produits de la postérité, ni subsister au moyen de valeurs d'usage dont la production n'est pas encore achevée; aujourd'hui, comme au premier jour de son apparition sur la scène du monde, l'homme est obligé de consommer avant de produire et pendant qu'il produit. Si les produits sont des marchandises, il faut qu'ils soient vendus pour pouvoir satisfaire les besoins du producteur. Au temps nécessaire à la production, s'ajoute le temps nécessaire à la vente.

La transformation de l'argent en capital exige donc que le possesseur d'argent trouve sur le marché le travailleur libre, et libre à un double point de vue. Premièrement le travailleur doit être une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui; secondement, il doit n'avoir pas d'autre marchandise à vendre; être, pour ainsi dire, libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse.

Pourquoi ce travailleur libre se trouve t il dans la sphère de la circulation ? C'est là une question qui n'intéresse guère le possesseur d'argent pour lequel le marché du travail n'est qu'un embranchement particulier du marché des marchandises; et pour le moment elle ne nous intéresse pas davantage. Théoriquement nous nous en tenons au fait, comme lui pratiquement. Dans tous les cas il y a une chose bien claire : la nature ne produit pas d'un côté des possesseurs d'argent ou de marchandises et de l'autre des possesseurs de leurs propres forces de travail purement et simplement. Un tel rapport n'a aucun fondement naturel, et ce n'est pas non plus un rapport social commun à toutes les périodes de l'histoire. Il est évidemment le résultat d'un développement historique préliminaire, le produit d'un grand nombre de révolutions économiques, issu de la destruction de toute une série de vieilles formes de production sociale.

De même les catégories économiques que nous avons considérées précédemment portent un cachet historique. Certaines conditions historiques doivent être remplies pour que le produit du travail puisse se transformer en marchandise. Aussi longtemps par exemple qu'il n'est destiné qu'à satisfaire immédiatement les besoins de son producteur, il ne devient pas marchandise. Si nous avions poussé plus loin nos recherches, si nous nous étions demandé, dans quelles circonstances tous les produits ou du moins la plupart d'entre eux prennent la forme de marchandises, nous aurions trouvé que ceci n'arrive que sur la base d'un mode de production tout à fait spécial, la production capitaliste. Mais une telle étude eût été tout à fait en dehors de la simple analyse de la marchandise. La production et la circulation marchandes peuvent avoir lieu, lors même que la plus grande partie des produits, consommés par leurs producteurs mêmes, n'entrent pas dans la circulation à titre de marchandises. Dans ce cas là, il s'en faut de beaucoup que la production sociale soit gouvernée dans toute son étendue et toute sa profondeur par la valeur d'échange. Le produit, pour devenir marchandise, exige dans la société une division du travail tellement développée que la séparation entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, qui ne commence qu'à poindre dans le commerce en troc, soit déjà accomplie. Cependant un tel degré de développement est, comme l'histoire le prouve, compatible avec les formes économiques les plus diverses de la société.

De l'autre côté, l'échange des produits doit déjà posséder la forme de la circulation des marchandises pour que la monnaie puisse entrer en scène. Ses fonctions diverses comme simple équivalent, moyen de circulation, moyen de payement, trésor, fonds de réserve, etc., indiquent à leur tour, par la prédominance comparative de l'une sur l'autre, des phases très diverses de la production sociale. Cependant l'expérience nous apprend qu'une circulation marchande relativement peu développée suffit pour faire éclore toutes ces formes. Il n'en est pas ainsi du capital. Les conditions historiques de son existence ne coïncident pas avec la circulation des marchandises et de la monnaie. Il ne se produit que là où le détenteur des moyens de production et de subsistance rencontre sur le marché le travailleur libre qui vient y vendre sa force de travail et cette unique condition historique recèle tout un monde nouveau. Le capital s'annonce dès l'abord comme une époque de la production sociale.

Il nous faut maintenant examiner de plus près la force de travail. Cette marchandise, de même que toute autre, possède une valeur. Comment la détermine t on ? Par le temps de travail nécessaire à sa production.

En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail social réalisé en elle. Mais elle n'existe en fait que comme puissance ou faculté de l'individu vivant. L'individu étant donné, il produit sa force vitale en se reproduisant ou en se conservant lui même. Pour son entretien ou pour sa conservation, il a besoin d'une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistance; ou bien la force de travail a juste la valeur des moyens de subsistance nécessaires à celui qui la met en jeu.

La force de travail se réalise par sa manifestation extérieure. Elle s'affirme et se constate par le travail, lequel de son côté nécessite une certaine dépense des muscles, des nerfs, du cerveau de l'homme, dépense qui doit être compensée. Plus l'usure est grande, plus grands sont les frais de réparation. Si le propriétaire de la force de travail a travaillé aujourd'hui, il doit pouvoir recommencer demain dans les mêmes conditions de vigueur et de santé. Il faut donc que la somme des moyens de subsistance suffise pour l'entretenir dans son état de vie normal.

Les besoins naturels, tels que nourriture, vêtements, chauffage, habitation, etc., diffèrent suivant le climat et autres particularités physiques d'un pays. D'un autre côté le nombre même de soi disant besoins naturels, aussi bien que le mode de les satisfaire, est un produit historique, et dépend ainsi, en grande partie, du degré de civilisation atteint. Les origines de la classe salariée dans chaque pays, le milieu historique où elle s'est formée, continuent longtemps à exercer la plus grande influence sur les habitudes, les exigences et par contrecoup les besoins qu'elle apporte dans la vie. La force de travail renferme donc, au point de vue de la valeur, un élément moral et historique; ce qui la distingue des autres marchandises. Mais pour un pays et une époque donnés, la mesure nécessaire des moyens de subsistance est aussi donnée.

Les propriétaires des forces de travail sont mortels. Pour qu'on en rencontre toujours sur le marché, ainsi que le réclame la transformation continuelle de l'argent en capital, il faut qu'ils s'éternisent, « comme s'éternise chaque individu vivant, par la génération.» Les forces de travail, que l'usure et la mort viennent enlever au marché, doivent être constamment remplacées par un nombre au moins égal. La somme des moyens de subsistance nécessaires à la production de la force de travail comprend donc les moyens de subsistance des remplaçants, c'est à dire des enfants des travailleurs, pour que cette singulière race d'échangistes se perpétue sur le marché.

D'autre part, pour modifier la nature humaine de manière à lui faire acquérir aptitude, précision et célérité dans un genre de travail déterminé, c'est à dire pour en faire une force de travail développée dans un sens spécial, il faut une certaine éducation qui coûte elle-même une somme plus ou moins grande d'équivalents en marchandises. Cette somme varie selon le caractère plus ou moins complexe de la force de travail. Les frais d'éducation, très minimes d'ailleurs pour la force de travail simple, rentrent dans le total des marchandises nécessaires à sa production.

Comme la force de travail équivaut à une somme déterminée de moyens de subsistance, sa valeur change donc avec leur valeur, c'est à dire proportionnellement au temps de travail nécessaire à leur production.

Une partie des moyens de subsistance, ceux qui constituent, par exemple, la nourriture, le chauffage, etc., se détruisent tous les jours par la consommation et doivent être remplacés tous les jours. D'autres, tels que vêtements, meubles, etc., s'usent plus lentement et n'ont besoin d'être remplacés qu'à de plus longs intervalles. Certaines marchandises doivent être achetées ou payées quotidiennement, d'autres chaque semaine, chaque semestre, etc. Mais de quelque manière que puissent se distribuer ces dépenses dans le cours d'un an, leur somme doit toujours être couverte par la moyenne de la recette journalière. Posons la masse des marchandises exigée chaque jour pour la production de la force de travail = A, celle exigée chaque semaine = B, celle exigée chaque trimestre = C, et ainsi de suite, et la moyenne de ces marchandises, par jour, sera (365 A + 52 B + 4 C)/365, etc.

La valeur de cette masse de marchandises nécessaire pour le jour moyen ne représente que la somme de travail dépensée dans leur production, mettons six heures. Il faut alors une demi-journée de travail pour produire chaque jour la force de travail. Ce quantum de travail qu'elle exige pour sa production quotidienne détermine sa valeur quotidienne. Supposons encore que la somme d'or qu'on produit en moyenne, pendant une demi-journée de six heures, égale trois shillings ou un écu. Alors le prix d'un écu exprime la valeur journalière de la force de travail. Si son propriétaire la vend chaque jour pour un écu, il la vend donc à sa juste valeur, et, d'après notre hypothèse, le possesseur d'argent en train de métamorphoser ses écus en capital s'exécute et paye cette valeur.

Le prix de la force de travail atteint son minimum lorsqu'il est réduit à la valeur des moyens de subsistance physiologiquement indispensables, c'est à dire à la valeur d'une somme de marchandises qui ne pourrait être moindre sans exposer la vie même du travailleur. Quand il tombe à ce minimum, le prix est descendu au dessous de la valeur de la force de travail qui alors ne fait plus que végéter. Or, la valeur de toute marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire pour qu'elle puisse être livrée en qualité normale.

C'est faire de la sentimentalité mal à propos et à très bon marché que de trouver grossière cette détermination de la valeur de la force de travail et de s'écrier, par exemple, avec Rossi : « Concevoir la puissance de travail en faisant abstraction des moyens de subsistance des travailleurs pendant l’œuvre de la production, c'est concevoir un être de raison. Qui dit travail, qui dit puissance de travail, dit à la fois travailleurs et moyens de subsistance, ouvrier et salaire»

Rien de plus faux. Qui dit puissance de travail ne dit pas encore travail, pas plus que puissance de digérer ne signifie pas digestion. Pour en arriver là, il faut, chacun le sait, quelque chose de plus qu'un bon estomac. Qui dit puissance de travail ne fait point abstraction des moyens de subsistance nécessaires à son entretien; leur valeur est au contraire exprimée par la sienne. Mais que le travailleur ne trouve pas à la vendre, et au lieu de s'en glorifier, il sentira au contraire comme une cruelle nécessité physique que sa puissance de travail qui a déjà exigé pour sa production un certain quantum de moyens de subsistance, en exige constamment de nouveaux pour sa reproduction. Il découvrira alors avec Sismondi, que cette puissance, si elle n'est pas vendue, n'est rien.

Une fois le contrat passé entre acheteur et vendeur, il résulte de la nature particulière de l'article aliéné que sa valeur d'usage n'est pas encore passée réellement entre les mains de l'acheteur. Sa valeur, comme celle de tout autre article, était déjà déterminée avant qu'il entrât dans la circulation, car sa production avait exigé la dépense d'un certain quantum de travail social; mais la valeur usuelle de la force de travail consiste dans sa mise en œuvre qui naturellement n'a lieu qu'ensuite. L'aliénation de la force et sa manifestation réelle ou son service comme valeur utile, en d'autres termes sa vente et son emploi ne sont pas simultanés. Or, presque toutes les fois qu'il s'agit de marchandises de ce genre dont la valeur d'usage est formellement aliénée par la vente sans être réellement transmise en même temps à l'acheteur, l'argent de celui-ci fonctionne comme moyen de payement, c'est à dire le vendeur ne le reçoit qu'à un terme plus ou moins éloigné, quand sa marchandise a déjà servi de valeur utile. Dans tous les pays où règne le mode de production capitaliste, la force de travail n'est donc payée que lorsqu'elle a déjà fonctionné pendant un certain temps fixé par le contrat, à la fin de chaque semaine, par exemple? Le travailleur fait donc partout au capitaliste l'avance de la valeur usuelle de sa force; il la laisse consommer par l'acheteur avant d'en obtenir le prix; en un mot il lui fait partout crédit.  Et ce qui prouve que ce crédit n'est pas une vaine chimère, ce n'est point seulement la perte du salaire quand le capitaliste fait banqueroute, mais encore une foule d'autres conséquences moins accidentelles. Cependant que l'argent fonctionne comme moyen d'achat ou comme moyen de paiement, cette circonstance ne change rien à la nature de l'échange des marchandises. Comme le loyer d'une maison, le prix de la force de travail est établi par contrat, bien qu'il ne soit réalisé que postérieurement. La force de travail est vendue, bien qu'elle ne soit payée qu'ensuite.

Provisoirement, nous supposerons, pour éviter des complications inutiles, que le possesseur de la force de travail en reçoit, dès qu'il la vend, le prix contractuellement stipulé.

Nous connaissons maintenant le mode et la manière dont se détermine la valeur payée au propriétaire de cette marchandise originale, la force de travail. La valeur d'usage qu'il donne en échange à l'acheteur ne se montre que dans l'emploi même, c'est à dire dans la consommation de sa force. Toutes les choses nécessaires à l'accomplissement de cette œuvre, matières premières, etc., sont achetées sur le marché des produits par l'homme aux écus et payées à leur juste prix. La consommation de la force de travail est en même temps production de marchandises et de plus value. Elle se fait comme la consommation de toute autre marchandise, en dehors du marché ou de la sphère de circulation. Nous allons donc, en même temps que le possesseur d'argent et le possesseur de force de travail, quitter cette sphère bruyante où tout se passe à la surface et aux regards de tous, pour les suivre tous deux dans le laboratoire secret de la production, sur le seuil duquel il est écrit : No admittance except on business.  Là, nous allons voir non seulement comment le capital produit, mais encore comment il est produit lui-même. La fabrication de la plus value, ce grand secret de la société moderne, va enfin se dévoiler.

La sphère de la circulation des marchandises, où s'accomplissent la vente et l'achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l'homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c'est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham. Liberté ! car ni l'acheteur ni le vendeur d'une marchandise n'agissent par contrainte; au contraire ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité ! car ils n'entrent en rapport l'un avec l'autre qu'à titre de possesseurs de marchandise, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! car pour chacun d'eux il ne s'agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu'à lui, personne ne s'inquiète de l'autre, et c'est précisément pour cela qu'en vertu d'une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d'une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l'utilité générale, à l'intérêt commun.

Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir et le critérium de son jugement sur le capital et le salariat, nous voyons, à ce qu'il semble, s'opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier; le possesseur de la force de travail le suit par derrière comme son travailleur à lui; celui-là le regard narquois, l'air important et affairé; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu'un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s'attendre qu'à une chose : à être tanné"."

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Les grands textes de Karl Marx - 3: l'aliénation produite par la propriété privée et le capitalisme dans les Manuscrits de 1844

Les grands textes de Marx - 4: Les pouvoirs de l'argent (Ebauche d'une critique de l'économie politique, 1844)

Les grands textes de Karl Marx - 5: le matérialisme historique théorisé dans l'Idéologie allemande (1845)

Les grands textes de Karl Marx - 6 - L'idéologie, antagonismes de classes sociales et idées dominantes

Les grands textes de Karl Marx - 7 - Le Manifeste du Parti communiste - Les conditions du communisme se développent dans le développement du capitalisme et de la domination de la bourgeoisie

Les grands textes de Karl Marx - 8 - Qu'est-ce qu'être communiste? - Manifeste du Parti communiste (1848)

Les grands textes de Karl Marx - 9 - Sur le socialisme et le communisme utopique, Manifeste du Parti communiste

Les grands textes de Karl Marx - 10 - La lutte des classes en France - Les raisons de l'échec de la révolution de Février 1848

Les grands textes de Karl Marx - 11 - Les luttes de classe en France - les leçons de la répression du soulèvement ouvrier de juin 1848

Les grands textes de Karl Marx - 12 - l'élection de Louis Napoléon Bonaparte - Les luttes de classe en France

Les grands textes de Karl Marx - 13 - la journée révolutionnaire du 23 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 14 - la journée révolutionnaire du 24 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 15 - la journée révolutionnaire du 25 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 16 - La Guerre Civile en France: le petit monde interlope et opportuniste des Versaillais, la carrière d'Adolphe Thiers avant mai 1871

Les grands textes de Karl Marx - 17 - la révolution de la Commune de Paris et l'Etat bourgeois - La Guerre Civile en France

Marx et Engels: les vies extravagantes et chagrines des deux théoriciens du communisme!

Les grands textes de Karl Marx - 18 - Le Capital, Livre I, 2e section, chapitre 6: Achat et vente de la force de travail
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13 août 2019 2 13 /08 /août /2019 06:53

Conférence des mardis de l’éducation populaire du PCF Morlaix le mardi 14 mai à Morlaix. L’historien douarneniste Jean-Paul Sénéchal a décortiqué et raconté avec maestria les logiques de bloc sociaux et politiques du Finistère du Front Populaire (1934-1938), s’inspirant de la méthode marxiste de Gramsci et s’appuyant sur le travail d’années de recherche dans les archives, y compris sur le monde paysan.  Passionnant !  37 personnes ont suivi sa conférence débat au local du PCF Morlaix.  Mikaël Theng de l'équipe communication du PCF Finistère a filmé cette conférence-débat qui a rencontré un vif succès. Vous trouverez-ci joint la vidéo de ce mardi de l'éducation populaire consacré à l'histoire.

Mardi de l'éducation populaire, 14 mai 2019 - au local du PCF Morlaix, l'historien douarneniste Jean-Paul Sénéchal raconte le Front Populaire dans le Finistère et la société finistérienne au temps du Front Populaire

Le Front Populaire dans le Finistère: C'était 1936, le Front Populaire vu de Bretagne

Mardi de l'éducation populaire, PCF Morlaix: vidéo de la conférence de l'historien Jean-Paul Sénéchal sur le Finistère du Front Populaire (14 mai 2019)
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13 août 2019 2 13 /08 /août /2019 05:55
Les grands textes de Karl Marx - 17 - la révolution de la Commune de Paris et l'Etat bourgeois - La Guerre Civile en France

Karl Marx, 1818-1883

La Guerre Civile en France

Cet essai sur la Commune, adressé aux membres européens et américains de la Première Internationale (regroupant marxistes et anarchistes), rédigé à chaud en mai 1871 figure parmi les chefs d'oeuvre du Karl Marx de la maturité.  Nous avons jugé utile d'en publier de larges extraits pour donner envie de lire cette analyse magistrale d'un événement historique présent de Marx. Comme dans Les luttes de classe en France où Marx analyse à chaud la révolution de 1848 et l'écrasement de l'insurrection ouvrière de juin. On peut lire dans l'analyse concrète de figures historiques déterminées une théorie de l’État, pensé dans son devenir historique, du politique, de la démocratie bourgeoise, des forces motrices de l'évolution historique, théorie qui conserve sa pertinence et une grande part de son actualité. Il y a aussi une analyse de la singularité de l'expérience communarde, qui, si elle ne l'épuise pas, mérite d'être lue et appréciée, surtout qu'elle lui est contemporaine.  Avec Marx, après lui, non la Commune n'est pas morte! 

 

Chapitre 3

À l'aube du 18 mars, Paris fut réveillé par ce cri de tonnerre : Vive la Commune! Qu'est-ce donc que la Commune, ce sphinx qui met l'entendement bourgeois à si dure épreuve ?

Les prolétaires de la capitale, disait le Comité central dans son manifeste du 18 mars, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l'heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques... Le prolétariat... a compris qu'il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d'en assurer le triomphe en s'emparant du pouvoir.

Mais la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l'appareil d'État et de le faire fonctionner pour son propre compte.

Le pouvoir centralisé de l'État, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail, date de l'époque de la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d'arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme. Cependant, son développement restait entravé par toutes sortes de décombres moyenâgeux, prérogatives des seigneurs et des nobles, privilèges locaux, monopoles municipaux et corporatifs et Constitutions provinciales. Le gigantesque coup de balai de la Révolution française du XVIIIe siècle emporta tous ces restes des temps révolus, débarrassant ainsi, du même coup, le substrat social des derniers obstacles s'opposant à la superstructure de l'édifice de l'État moderne. Celui-ci fut édifié sous le premier Empire, qui était lui-même le fruit des guerres de coalition de la vieille Europe semi-féodale contre la France moderne. Sous les régimes qui suivirent, le gouvernement, placé sous contrôle parlementaire, c'est-à-dire sous le contrôle direct des classes possédantes, ne devint pas seulement la pépinière d'énormes dettes nationales et d'impôts écrasants; avec ses irrésistibles attraits, autorité, profits, places, d'une part il devint la pomme de discorde entre les factions rivales et les aventuriers des classes dirigeantes, et d'autre part son caractère politique changea conjointement aux changements économiques de la société. Au fur et à mesure que le progrès de l'industrie moderne développait, élargissait, intensifiait l'antagonisme de classe entre le capital et le travail, le pouvoir d'État prenait de plus en plus le caractère d'un pouvoir public organisé aux fins d'asservissement social, d'un appareil de domination d'une classe. Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d'État apparaît façon de plus en plus ouverte.

La Révolution de 1830 transféra le gouvernement des propriétaires terriens aux capitalistes, des adversaires les plus éloignés des ouvriers à leurs adversaires les plus directs. Les républicains bourgeois qui, au nom de la Révolution de février, s'emparèrent du pouvoir d'État, s'en servirent pour provoquer les massacres de juin, afin de convaincre la classe ouvrière que la république « sociale », cela signifiait la république qui assurait la sujétion sociale, et afin de prouver à la masse royaliste des bourgeois et des propriétaires terriens qu'ils pouvaient en toute sécurité abandonner les soucis et les avantages financiers du gouvernement aux « républicains » bourgeois. Toutefois, après leur unique exploit héroïque de juin, il ne restait plus aux républicains bourgeois qu'à passer des premiers rangs à l'arrière-garde du « parti de l'ordre », coalition formée par toutes les fractions et factions rivales de la classe des appropriateurs dans leur antagonisme maintenant ouvertement déclaré avec les classes des producteurs. La forme adéquate de leur gouvernement en société par actions fut la « république parlementaire », avec Louis Bonaparte pour président, régime de terrorisme de classe avoué et d'outrage délibéré à la « vile multitude ». Si la république parlementaire, comme disait M. Thiers, était celle qui « les divisait [les diverses fractions de la classe dirigeante] le moins », elle accusait par contre un abîme entre cette classe et le corps entier de la société qui vivait en dehors de leurs rangs clairsemés. Leur union brisait les entraves que, sous les gouvernements précédents, leurs propres dissensions avaient encore mises au pouvoir d'État. En présence de la menace de soulèvement du prolétariat, la classe possédante unie utilisa alors le pouvoir de l'État, sans ménagement et avec ostentation comme l'engin de guerre national du capital contre le travail. Dans leur croisade permanente contre les masses productrices, ils furent forcés non seulement d'investir l'exécutif de pouvoirs de répression sans cesse accrus, mais aussi de dépouiller peu à peu leur propre forteresse parlementaire, l'Assemblée nationale, de tous ses moyens de défense contre l'exécutif. L'exécutif, en la personne de Louis Bonaparte, les chassa. Le fruit naturel de la république du « parti de l'ordre » fut le Second Empire.

L'empire, avec le coup d'État pour acte de naissance, le suffrage universel pour visa et le sabre pour sceptre, prétendait s'appuyer sur la paysannerie, cette large masse de producteurs qui n'était pas directement engagée dans la lutte du capital et du travail. Il prétendait sauver la classe ouvrière en en finissant avec le parlementarisme, et par là avec la soumission non déguisée du gouvernement aux classes possédantes. Il prétendait sauver les classes possédantes en maintenant leur suprématie économique sur la classe ouvrière; et finalement il se targuait de faire l'unité de toutes les classes en faisant revivre pour tous l'illusion mensongère de la gloire nationale. En réalité, c'était la seule forme de gouvernement possible, à une époque où la bourgeoisie avait déjà perdu, - et la classe ouvrière n'avait pas encore acquis, - la capacité de gouverner la nation. Il fut acclamé dans le monde entier comme le sauveur de la société. Sous l'empire, la société bourgeoise libérée de tous soucis politiques atteignit un développement dont elle n'avait elle-même jamais eu idée. Son industrie et son commerce atteignirent des proportions colossales; la spéculation financière célébra des orgies cosmopolites; la misère des masses faisait un contraste criant avec l'étalage éhonté d'un luxe somptueux, factice et crapuleux. Le pouvoir d'État, qui semblait planer bien haut au-dessus de la société, était cependant lui-même le plus grand scandale de cette société et en même temps le foyer de toutes ses corruptions. Sa propre pourriture et celle de la société qu'il avait sauvée furent mises à nu par la baïonnette de la Prusse, elle-même avide de transférer le centre de gravité de ce régime de Paris à Berlin. Le régime impérial est la forme la plus prostituée et en même temps la forme ultime de ce pouvoir d'État, que la société bourgeoise naissante a fait naître, comme l'outil de sa propre émancipation du féodalisme, et que la société bourgeoise parvenue à son plein épanouissement avait finalement transformé en un moyen d'asservir le travail au capital.

L'antithèse directe de l'Empire fut la Commune. Si le prolétariat de Paris avait fait la révolution de Février au cri de « Vive la République sociale », ce cri n'exprimait guère qu'une vague aspiration à une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette république.

Paris, siège central de l'ancien pouvoir gouvernemental, et, en même temps, forteresse sociale de la classe ouvrière française, avait pris les armes contre la tentative faite par Thiers et ses ruraux pour restaurer et perpétuer cet ancien pouvoir gouvernemental que leur avait légué l'empire. Paris pouvait seulement résister parce que, du fait du siège, il s'était débarrassé de l'armée et l'avait remplacée par une garde nationale, dont la masse était constituée par des ouvriers. C'est cet état de fait qu'il s'agissait maintenant de transformer en une institution durable. Le premier décret de la Commune fut donc la suppression de l'armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes.

La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Au lieu de continuer d'être l'instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l'administration. Depuis les membres de la Commune jusqu'au bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d'ouvrier. Les bénéfices d'usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l'État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d'être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l'administration municipale, mais toute l'initiative jusqu'alors exercée par l'État fut remise aux mains de la Commune.

Une fois abolies l'armée permanente et la police, instruments du pouvoir matériel de l'ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l'outil spirituel de l'oppression, le pouvoir des prêtres; elle décréta la dissolution et l'expropriation de toutes les Églises dans la mesure où elles constituaient des corps possédants. Les prêtres furent renvoyés à la calme retraite de la vie privée, pour y vivre des aumônes des fidèles, à l'instar de leurs prédécesseurs, les apôtres. La totalité des établissements d'instruction furent ouverts au peuple gratuitement, et, en même temps, débarrassés de toute ingérence de l'Église et de l'État. Ainsi, non seulement l'instruction était rendue accessible à tous, mais la science elle-même était libérée des fers dont les préjugés de classe et le pouvoir gouvernemental l'avaient chargée.

Les fonctionnaires de la justice furent dépouillés de cette feinte indépendance qui n'avait servi qu'à masquer leur vile soumission à tous les gouvernements successifs auxquels, tour à tour, ils avaient prêté serment de fidélité, pour le violer ensuite. Comme le reste des fonctionnaires publics, magistrats et juges devaient être élus, responsables et révocables.

La Commune de Paris devait, bien entendu, servir de modèle à tous les grands centres industriels de France. Le régime de la Commune une fois établi à Paris et dans les centres secondaires, l'ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provinces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes. Dans une brève esquisse d'organisation nationale que la Commune n'eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne et que dans les régions rurales l'armée permanente devait être remplacée par une milice populaire à temps de service extrêmement court. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs. Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l'a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être assurées par des fonctionnaires de la Commune, autrement dit strictement responsables. L'unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d'État qui prétendait être l'incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire. Tandis qu'il importait d'amputer les organes purement répressifs de l'ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui revendiquait une prééminence au-dessus de la société elle-même, et rendues aux serviteurs responsables de la société. Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d'ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire. Et c'est un fait bien connu que les sociétés, comme les individus, en matière d'affaires véritables, savent généralement mettre chacun à sa place et, si elles font une fois une erreur, elles savent la redresser promptement. D'autre part, rien ne pouvait être plus étranger à l'esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel par une investiture hiérarchique.

C'est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles d'être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir d'État moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales, qui d'abord précédèrent ce pouvoir d'État, et ensuite en devinrent le fondement. - La Constitution communale a été prise à tort pour une tentative de rompre en une fédération de petits États, conforme au rêve de Montesquieu et des Girondins, cette unité des grandes nations, qui, bien qu'engendrée à l'origine par la violence, est maintenant devenue un puissant facteur de la production sociale. - L'antagonisme de la Commune et du pouvoir d'État a été pris à tort pour une forme excessive de la vieille lutte contre l'excès de centralisation. (...) La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu'alors absorbées par l'État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération de la France. La classe moyenne des villes de province vit dans la Commune une tentative de restaurer la domination que cette classe avait exercée sur la campagne sous Louis-Philippe, et qui, sous Louis-Napoléon, avait été supplantée par la prétendue domination de la campagne sur les villes. En réalité, la Constitution communale aurait soumis les producteurs ruraux à la direction intellectuelle des chefs-lieux de département et leur y eût assuré des représentants naturels de leurs intérêts en la personne des ouvriers des villes. L'existence même de la Commune impliquait, comme quelque chose d'évident, l'autonomie municipale; mais elle n'était plus dorénavant un contre-poids au pouvoir d'État, désormais superflu. (...) La Commune a réalisé ce mot d'ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l'armée et le fonctionnarisme d'État. Son existence même supposait la non-existence de la monarchie qui, en Europe du moins, est le fardeau normal et l'indispensable masque de la domination de classe. Elle fournissait à la république la base d'institutions réellement démocratiques. Mais ni le « gouvernement à bon marché », ni la « vraie république » n'étaient son but dernier; tous deux furent un résultat secondaire et allant de soi de la Commune.

La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise, et la multiplicité des intérêts qu'elle a exprimés montrent que c'était une forme politique tout à fait susceptible d'expansion, tandis que toutes les formes antérieures de gouvernement avaient été essentiellement répressives. Son véritable secret, le voici : c'était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail  .

 

Sans cette dernière condition, la Constitution communale eût été une impossibilité et un leurre. La domination politique du producteur ne peut coexister avec la pérennisation de son esclavage social. La Commune devait donc servir de levier pour renverser les bases économiques sur lesquelles se fonde l'existence des classes, donc, la domination de classe. Une fois le travail émancipé, tout homme devient un travailleur, et le travail productif cesse d'être l'attribut d'une classe.

C'est une chose étrange. Malgré tous les discours grandiloquents, et toute l'immense littérature des soixante dernières années sur l'émancipation des travailleurs, les ouvriers n'ont pas plutôt pris, où que ce soit, leur propre cause en main, que, sur-le-champ, on entend retentir toute la phraséologie apologétique des porte-parole de la société actuelle avec ses deux pôles, capital et esclavage salarié (le propriétaire foncier n'est plus que le commanditaire du capitaliste), comme si la société capitaliste était encore dans son plus pur état d'innocence virginale, sans qu'aient été encore développées toutes ses contradictions, sans qu'aient été encore dévoilés tous ses mensonges, sans qu'ait été encore mise à nu son infâme réalité. La Commune, s'exclament-ils, entend abolir la propriété, base de toute civilisation. Oui, messieurs, la Commune entendait abolir cette propriété de classe, qui fait du travail du grand nombre la richesse de quelques-uns. Elle visait à l'expropriation des expropriateurs. Elle voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital, aujourd'hui essentiellement moyens d'asservissement et d'exploitation du travail, en simples instruments d'un travail libre et associé. Mais c'est du communisme, c'est l' « impossible» communisme! Eh quoi, ceux des membres des classes dominantes qui sont assez intelligents pour comprendre l'impossibilité de perpétuer le système actuel - et ils sont nombreux - sont devenus les apôtres importuns et bruyants de la production coopérative. Mais si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et une duperie; si elle doit évincer le système capitaliste; si l'ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous son propre contrôle et mettant fin à l'anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme, du très « possible » communisme ?

La classe ouvrière n'espérait pas des miracles de la Commune. Elle n'a pas d'utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle en vertu de son propre développement économique, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances elles-mêmes. Elle n'a pas à réaliser d'idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre. Dans la pleine conscience de sa mission historique et avec la résolution héroïque d'être digne d'elle dans son action, la classe ouvrière peut se contenter de sourire des invectives grossières des laquais de presse et de la protection sentencieuse des doctrinaires bourgeois bien intentionnés qui débitent leurs platitudes d'ignorants et leurs marottes de sectaires, sur le ton d'oracle de l'infaillibilité scientifique.

Quand la Commune de Paris prit la direction de la révolution entre ses propres mains; quand de simples ouvriers, pour la première fois, osèrent toucher au privilège gouvernemental de leurs « supérieurs naturels», les possédants, et, dans des circonstances d'une difficulté sans exemple, accomplirent leur oeuvre modestement, consciencieusement et efficacement (et l'accomplirent pour des salaires dont le plus élevé atteignait à peine le cinquième de ce qui, à en croire une haute autorité scientifique, le professeur Huxley, est le minimum requis pour un secrétaire du conseil de l'instruction publique de Londres), le vieux monde se tordit dans des convulsions de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la République du travail, flottant sur l'Hôtel de Ville.

Et pourtant, c'était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d'initiative sociale, même par la grande masse de la classe moyenne de Paris - boutiquiers, commerçants, négociants - les riches capitalistes étant seuls exceptés. La Commune l'avait sauvée, en réglant sagement cette cause perpétuelle de différends à l'intérieur même de la classe moyenne : la question des créanciers et des débiteurs. Cette même partie de la classe moyenne avait participé à l'écrasement de l'insurrection ouvrière en juin 1848; et elle avait été sur l'heure sacrifiée sans cérémonie à ses créanciers par l'Assemblée constituante. Mais ce n'était pas là son seul motif pour se ranger aujourd'hui aux côtés de la classe ouvrière. Cette fraction de la classe moyenne sentait qu'il n'y avait plus qu'une alternative, la Commune ou l'empire, sous quelque nom qu'il pût reparaître. L'Empire l'avait ruinée économiquement par Bon gaspillage de la richesse publique, par l'escroquerie financière en grand, qu'il avait encouragée, par l'appui qu'il avait donné à la centralisation artificiellement accélérée du capital, et à l'expropriation corrélative d'une grande partie de cette classe. Il l'avait supprimée politiquement, il l'avait scandalisée moralement par ses orgies, il avait insulté à son voltairianisme en remettant l'éducation de ses enfants aux frères ignorantins, il avait révolté son sentiment national de Français en la précipitant tête baissée dans une guerre qui ne laissait qu'une seule compensation pour les ruines qu'elle avait faites : la disparition de l'Empire. En fait, après l'exode hors de Paris de toute la haute bohème bonapartiste et capitaliste, le vrai parti de l'ordre de la classe moyenne se montra sous la forme de l' « Union républicaine » qui s'enrôla sous les couleurs de la Commune et la défendit contre les falsifications préméditées de Thiers. La reconnaissance de cette grande masse de la classe moyenne résistera-t-elle à la sévère épreuve actuelle ? Le temps seul le montrera.

La Commune avait parfaitement raison en disant aux paysans : « Notre victoire est votre seule espérance ». De tous les mensonges enfantés à Versailles et repris par l'écho des glorieux journalistes d'Europe à un sou la ligne, un des plus monstrueux fut que les ruraux de l'Assemblée nationale représentaient la paysannerie française. Qu'on imagine un peu l'amour du paysan français pour les hommes auxquels après 1815 il avait dû payer l'indemnité d'un milliard . A ses yeux, l'existence même d'un grand propriétaire foncier est déjà en soi un empiètement sur ses conquêtes de 1789. La bourgeoisie, en 1848, avait grevé son lopin de terre de la taxe additionnelle de 45 centimes par franc; mais elle l'avait fait au nom de la révolution; tandis que maintenant elle avait fomenté une guerre civile contre la révolution pour faire retomber sur les épaules du paysan le plus clair des cinq milliards d'indemnité à payer aux Prussiens. La Commune, par contre, dans une de ses premières proclamations, déclarait que les véritables auteurs de la guerre auraient aussi à en payer les frais. La Commune aurait délivré le paysan de l'impôt du sang, elle lui aurait donné un gouvernement à bon marché, aurait transformé ses sangsues actuelles, le notaire, l'avocat, l'huissier, et autres vampires judiciaires, en agents communaux salariés, élus par lui et devant lui responsables. Elle l'aurait affranchi de la tyrannie du garde champêtre, du gendarme et du préfet; elle aurait mis l'instruction par le maître d'école à la place de l'abêtissement par le prêtre. Et le paysan français est, par-dessus tout, homme qui sait compter. Il aurait trouvé extrêmement raisonnable que le traitement du prêtre, au lieu d'être extorqué par le libre percepteur, ne dépendit que de la manifestation des instincts religieux des paroissiens. Tels étaient les grands bienfaits immédiats dont le gouvernement de la Commune - et celui-ci seulement - apportait la perspective à la paysannerie française. Il est donc tout à fait superflu de s'étendre ici sur les problèmes concrets plus compliqués, mais vitaux, que la Commune seule était capable et en même temps obligée de résoudre en faveur du paysan : la dette hypothécaire, qui posait comme un cauchemar sur son lopin de terre, le prolétariat rural qui grandissait chaque jour et son expropriation de cette parcelle qui s'opérait à une allure de plus en plus rapide du fait du développement même de l'agriculture moderne et de la concurrence du mode de culture capitaliste.

Le paysan français avait élu Louis Bonaparte président de la République, mais le parti de l'ordre créa le Second Empire. Ce dont en réalité le paysan français a besoin, il commença à le montrer en 1849 et 1850, en opposant son maire au préfet du gouvernement, son maître d'école au prêtre du gouvernement et sa propre personne au gendarme du gouvernement. Toutes les lois faites par le parti de l'ordre en janvier et février 1850 furent des mesures avouées de répression contre les paysans. Le paysan était bonapartiste, parce que la grande Révolution, avec tous les bénéfices qu'il en avait tirés, se personnifiait à ses yeux en Napoléon. Cette illusion, qui se dissipa rapidement sous le second Empire (et elle était par sa nature même hostile aux « ruraux »), ce préjugé du passé, comment auraient-ils résisté à la Commune en appelant aux intérêts vivants et aux besoins pressants de la paysannerie ?

Les ruraux (c'était, en fait, leur appréhension maîtresse) savaient que trois mois de libre communication entre le Paris de la Commune et les provinces amèneraient un soulèvement général des paysans; de là leur hâte anxieuse à établir un cordon de police autour de Paris comme pour arrêter la propagation de la peste bovine.

Si la Commune était donc la représentation véritable de tous les éléments sains de la société française, et par suite le véritable gouvernement national, elle était en même temps un gouvernement ouvrier, et, à ce titre, en sa qualité de champion audacieux de l'émancipation du travail, internationale au plein sens du terme. Sous les yeux de l'armée prussienne qui avait annexé à l'Allemagne deux provinces françaises, la Commune annexait à la France les travailleurs du monde entier.

Le second Empire avait été la grande kermesse de la filouterie cosmopolite, les escrocs de tous les pays s'étaient rués à son appel pour participer à ses orgies et au pillage du peuple français. En ce moment même le bras droit de Thiers est Ganesco, crapule valaque, son bras gauche, Markovski, espion russe. La Commune a admis tous les étrangers à l'honneur de mourir pour une cause immortelle. - Entre la guerre étrangère perdue par sa trahison, et la guerre civile fomentée par son complot avec l'envahisseur étranger, la bourgeoisie avait trouvé le temps d'afficher son patriotisme en organisant la chasse policière aux Allemands habitant en France. La Commune a fait d'un ouvrier allemand son ministre du Travail. - Thiers, la bourgeoisie, le second Empire avaient continuellement trompé la Pologne par de bruyantes professions de sympathie, tandis qu'en réalité ils la livraient à la Russie, dont ils faisaient la sale besogne. La Commune a fait aux fils héroïques de la Pologne l'honneur de les placer à la tête des défenseurs de Paris. Et pour marquer hautement la nouvelle ère de l'histoire qu'elle avait conscience d'inaugurer, sous les yeux des Prussiens vainqueurs d'un côté, et de l'armée de Bonaparte, conduite par des généraux bonapartistes de l'autre la Commune jeta bas ce colossal symbole de la gloire guerrière, la colonne Vendôme.

La grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu'indiquer la tendance d'un gouvernement du peuple par le peuple. Telles furent l'abolition du travail de nuit pour les compagnons boulangers; l'interdiction, sous peine d'amende, de la pratique en usage chez les employeurs, qui consistait à réduire les salaires en prélevant des amendes sur leurs ouvriers sous de multiples prétextes, procédé par lequel l'employeur combine dans sa propre personne les rôles du législateur, du juge et du bourreau, et empoche l'argent par-dessus le marché. Une autre mesure de cet ordre fut la remise aux associations d'ouvriers, sous réserve du paiement d'une indemnité, de tous les ateliers et fabriques qui avaient fermé, que les capitalistes intéressés aient disparu ou qu'ils aient préféré suspendre le travail.

Les mesures financières de la Commune, remarquables par leur sagacité et leur modération, ne pouvaient être que celles qui sont compatibles avec la situation d'une ville assiégée. Eu égard aux vols prodigieux commis aux dépens de la ville de Paris par les grandes compagnies financières et les entrepreneurs de travaux publics sous le régime d'Haussmann, la Commune aurait eu bien davantage le droit de confisquer leurs propriétés que Louis Napoléon ne l'avait de confisquer celles de la famille d'Orléans. Les Hohenzollern et les oligarques anglais, qui, les uns et les autres, ont tiré une bonne partie de leurs biens du pillage de l'Église, furent bien entendu, grandement scandalisés par la Commune qui, elle, ne tira que 8.000 francs de la sécularisation.

Alors que le gouvernement de Versailles, dès qu'il eut recouvré un peu de courage et de force, employait les moyens les plus violents contre la Commune; alors qu'il supprimait la liberté d'opinion par toute la France, allant jusqu'à interdire les réunions des délégués des grandes villes; alors qu'il. soumettait. Versailles, et le reste de la France, à un espionnage qui surpassait de loin celui du second Empire; alors qu'il faisait brûler par ses gendarmes transformés en inquisiteurs tous les journaux imprimés à Paris et qu'il décachetait toutes les lettres venant de Paris et destinées à Paris; alors qu'à l'Assemblée nationale les essais les plus timides de placer un mot en faveur de Paris étaient noyés sous les hurlements, d'une façon inconnue même à la Chambre introuvable de 1816; étant donné la conduite sanguinaire de la guerre par les Versaillais hors de Paris et leurs tentatives de corruption et de complot dans Paris, - la Commune n'aurait-elle pas honteusement trahi sa position en affectant d'observer toutes les convenances et les apparences du libéralisme, comme en pleine paix ? Le gouvernement de la Commune eût-il été de même nature que celui de M. Thiers, il n'y aurait pas eu plus de motif de supprimer des journaux du parti de l'ordre à Paris, que de supprimer des journaux de la Commune à Versailles.

Il était irritant, certes, pour les ruraux, que dans le moment même où ils proclamaient le retour à l'Église comme le seul moyen de sauver la France, la mécréante Commune déterrât les mystères assez spéciaux du couvent de Picpus et de l'église Saint-Laurent . Et quelle satire contre M. Thiers : tandis qu'il faisait pleuvoir des grands-croix sur les généraux bonapartistes, en témoignage de leur maestria à perdre les batailles, à signer les capitulations et à rouler les cigarettes à Wilhelmshoehe, la Commune cassait et arrêtait ses généraux dès qu'ils étaient suspectés de négliger leurs devoirs, L'expulsion hors de la Commune et l'arrestation sur son ordre d'un de ses membres qui s'y était faufilé sous un faux nom et qui avait encouru à Lyon une peine de six jours d'emprisonnement pour banqueroute ,simple, n'était-ce pas une insulte délibérée jetée à la face du faussaire Jules Favre, toujours ministre des Affaires étrangères de la France, toujours en train de vendre la France à Bismarck et dictant toujours ses ordres à la Belgique, ce modèle de gouvernement ? Mais, certes, la Commune ne prétendait pas à l'infaillibilité, ce que font sans exception tous les gouvernements du type ancien. Elle publiait tous ses actes et ses paroles, elle mettait le public au courant de, toutes ses imperfections.

Dans toute révolution, il se glisse, à côté de ses représentants véritables, des hommes d'une tout autre trempe; quelques-uns sont des survivants des révolutions passées dont ils gardent le culte; ne comprenant pas le mouvement présent, ils possèdent encore une grande influence sur le peuple par leur honnêteté et leur courage reconnus, ou par la simple force de la tradition; d'autres sont de simples braillards, qui, à force de répéter depuis des années le même chapelet de déclamations stéréotypées contre le gouvernement du jour, se sont fait passer pour des révolutionnaires de la plus belle eau. Même après le 18 mars, on vit surgir quelques hommes de ce genre, et, dans quelques cas, ils parvinrent à jouer des rôles de premier plan. Dans la mesure de leur pouvoir, ils gênèrent l'action réelle de la classe ouvrière, tout comme ils ont gêné le plein développement de toute révolution antérieure. Ils sont un mal inévitable; avec le temps on s'en débarrasse; mais, précisément, le temps n'en fut pas laissé à la Commune.

Quel changement prodigieux, en vérité, que celui opéré par la Commune dans Paris! Plus la moindre trace du Paris dépravé du second Empire. Paris n'était plus le rendez-vous des propriétaires fonciers britanniques, des Irlandais par procuration, des ex-négriers et des rastaquouères d'Amérique, des ex-propriétaires de serfs russes et des boyards valaques. Plus de cadavres à la morgue, plus d'effractions nocturnes, pour ainsi dire pas de vols; en fait, pour la première fois depuis les jours de février 1848, les rues de Paris étaient sûres, et cela sans aucune espèce de police. « Nous n'entendons plus parler, disait un membre de la Commune, d'assassinats, de vols, ni d'agressions; on croirait vraiment que la police a entraîné avec elle à Versailles toute sa clientèle conservatrice ». Les cocottes avaient retrouvé la piste de leurs protecteurs, - les francs-fileurs, gardiens de la famille, de la religion et, par-dessus tout, de a propriété. A leur place, les vraies femmes de Paris avaient reparu, héroïques, nobles et dévouées, comme les femmes de l'antiquité. Un Paris qui travaillait, qui pensait, qui combattait, qui saignait, ou liant presque, tout à couver une société nouvelle, les cannibales qui étaient à ses portes, -radieux dans l'enthousiasme de son initiative historique!

En face de ce monde nouveau à Paris, voyez l'ancien monde à Versailles, - cette assemblée des vampires de tous les régimes défunts, légitimistes et orléanistes, avides de se repaître du cadavre de la nation, - avec une queue de républicains d'avant le déluge, sanctionnant par leur présence dans l'Assemblée la rébellion des négriers, s'en remettant pour maintenir leur république parlementaire à la vanité du vieux charlatan placé à la tête du gouvernement, et caricaturant 1789 en se réunissant, spectres du passé, au Jeu de Paume. C'était donc elle, cette Assemblée, la représentante de tout ce qui était mort en France, que seul ramenait à un semblant de vie l'appui des sabres des généraux de Louis Bonaparte! Paris toute vérité, Versailles tout mensonge; et ce mensonge exhalé par la bouche de Thiers !

Thiers dit à une députation des maires de Seine-et-Oise : «Vous pouvez compter sur ma parole, je n'y ai jamais manqué ». Il dit à l'Assemblée même « qu'elle était la plus librement élue et la plus libérale que la France ait jamais eue»; il dit à sa soldatesque bigarrée qu'elle était « l'admiration du monde et la plus belle armée que la France ait jamais eue »; il dit aux provinces, qu'il ne bombardait pas Paris, que c'était un mythe. « Si quelques coups de canon ont été tirés, ce n'est pas par l'armée de Versailles, mais par quelques insurgés, pour faire croire qu'ils se battent quand ils n'osent même pas se montrer». Il dit encore aux provinces que l' « artillerie de Versailles ne bombardait pas Paris, elle ne faisait que le canonner ». Il dit à l'archevêque de Paris que les prétendues exécutions et représailles ( !) attribuées aux troupes de Versailles n'étaient que fariboles. Il dit à Paris qu'il était seulement désireux « de le délivrer des hideux tyrans qui l'opprimaient », et, qu'en fait, « le Paris de la Commune n'était qu'une poignée de scélérats».

Le Paris de M. Thiers n'était pas le Paris réel de la « vile multitude », mais un Paris imaginaire, le Paris des francs fileurs, le Paris des boulevardiers et des boulevardières, le Paris riche, capitaliste, doré, paresseux, qui encombrait maintenant de ses laquais, de ses escrocs, de sa bohème littéraire et de ses cocottes, Versailles, Saint-Denis, Rueil et Saint-Germain; qui ne considérait la guerre civile que comme un agréable intermède, lorgnant la bataille en cours à travers des longues-vues, comptant les coups de canon et jurant sur son propre honneur et sur celui de ses prostituées que le spectacle était bien mieux monté qu'il l'avait jamais été à la Porte-Saint-Martin. Les hommes qui tombaient étaient réellement morts; les cris des blessés étaient des cris pour de bon; et, voyez-vous, tout cela était si intensément historique !

Tel est le Paris de M. Thiers; de même l'émigration de Coblence était la France de M. de Calonne.

Lire aussi:

Les grands textes de Karl Marx - 1 : la critique des libertés formelles de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dont le pivot est le droit de propriété - une critique des déterminants bourgeois de la Révolution Française

Les grands textes de Karl Marx - 2 - La religion comme opium du peuple

Les grands textes de Karl Marx - 3: l'aliénation produite par la propriété privée et le capitalisme dans les Manuscrits de 1844

Les grands textes de Marx - 4: Les pouvoirs de l'argent (Ebauche d'une critique de l'économie politique, 1844)

Les grands textes de Karl Marx - 5: le matérialisme historique théorisé dans l'Idéologie allemande (1845)

Les grands textes de Karl Marx - 6 - L'idéologie, antagonismes de classes sociales et idées dominantes

Les grands textes de Karl Marx - 7 - Le Manifeste du Parti communiste - Les conditions du communisme se développent dans le développement du capitalisme et de la domination de la bourgeoisie

Les grands textes de Karl Marx - 8 - Qu'est-ce qu'être communiste? - Manifeste du Parti communiste (1848)

Les grands textes de Karl Marx - 9 - Sur le socialisme et le communisme utopique, Manifeste du Parti communiste

Les grands textes de Karl Marx - 10 - La lutte des classes en France - Les raisons de l'échec de la révolution de Février 1848

Les grands textes de Karl Marx - 11 - Les luttes de classe en France - les leçons de la répression du soulèvement ouvrier de juin 1848

Les grands textes de Karl Marx - 12 - l'élection de Louis Napoléon Bonaparte - Les luttes de classe en France

Les grands textes de Karl Marx - 13 - la journée révolutionnaire du 23 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 14 - la journée révolutionnaire du 24 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 15 - la journée révolutionnaire du 25 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 16 - La Guerre Civile en France: le petit monde interlope et opportuniste des Versaillais, la carrière d'Adolphe Thiers avant mai 1871

Marx et Engels: les vies extravagantes et chagrines des deux théoriciens du communisme!

Les grands textes de Karl Marx - 17 - la révolution de la Commune de Paris et l'Etat bourgeois - La Guerre Civile en France
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12 août 2019 1 12 /08 /août /2019 07:06
Les grands textes de Karl Marx - 16 - La Guerre Civile en France: le petit monde interlope et opportuniste des Versaillais, la carrière d'Adolphe Thiers avant mai 1871

Les grands textes de Karl Marx - 17

Karl Marx 1818-1883

Marx pamphlétaire

Portrait au vitriol de Adolphe Thiers, La Guerre Civile en France (mai 1871) - chapitre 1
 

" Ces hommes, donc, ne pouvaient trouver que dans les ruines de Paris leur billet d'élargissement conditionnel, ils étaient bien les hommes mêmes qu'il fallait à Bismarck.

Quelques tours de passe-passe, et Thiers, jusque-là le conseiller secret du gouvernement, apparut à sa tête avec ses élargis pour ministres.

Thiers, ce nabot monstrueux, a tenu sous le charme la bourgeoisie française pendant plus d'un demi-siècle, parce qu'il est l'expression intellectuelle la plus achevée de sa propre corruption de classe.

Avant de devenir homme d’État il avait déjà fait la preuve, comme historien, de sa maîtrise dans le mensonge. La chronique de sa vie publique est l'histoire des malheurs de la France. Allié des républicains avant 1830, il se faufile au ministère sous Louis-Philippe, en trahissant son protecteur, Laffitte. Il s'insinue dans les bonnes grâces du roi en provoquant des émeutes contre le clergé, au cours desquelles l'église Saint-Germain-l’Auxerrois et l'archevêché furent pillés, et en se faisant l'espion-ministre, puis l'accoucheur-geôlier de la duchesse de Berry. Le massacre des républicains, rue Transnonain, et les infâmes lois de septembre contre la presse et le droit d'association, qui l'ont suivi, furent tous deux son œuvre. Quand il reparut comme président du Conseil en mars 1840, il étonna la France par son plan de fortifications de Paris. Aux républicains, qui dénonçaient ce plan comme un complot perfide contre la liberté de Paris, il répliqua de la tribune de la Chambre des députés :

«Eh quoi! s'imaginer que des fortifications puissent jamais mettre la liberté en péril! Et d'abord, on calomnie un gouvernement, quel qu'il soit, quand on suppose qu'il puisse un jour tenter de se maintenir en bombardant la capitale...Mais ce gouvernement-là serait cent fois plus impossible après sa victoire.»

Certes, aucun gouvernement n'aurait jamais osé tourner contre Paris le feu de ses forts, si ce n'est le gouvernement même qui avait au préalable livré ces forts aux Prussiens.

Quand le roi Bomba se fit la main sur Palerme en janvier 1848, Thiers, depuis longtemps sans portefeuille, surgit à nouveau à la Chambre des députés.

«Vous savez, Messieurs, ce qui se passe à Palerme : vous avez tous tressailli d'horreur [parlementairement parlant] en apprenant que, pendant quarante-huit heures, une grande ville a été bombardée. Par qui? Était-ce par un ennemi étranger, exerçant les droits de la guerre? Non, Messieurs,par son propre gouvernement. Et pourquoi? Parce que cette ville infortunée réclamait ses droits. Eh bien,pour avoir réclamé ses droits, Palerme eut quarante-huit heures de bombardement! Permettez-moi d'en appeler à l'opinion européenne. C'est rendre un service à l'humanité que de venir, du haut de la plus grande tribune peut-être de l'Europe, faire retentir des paroles [des paroles en effet] d'indignation contre de tels actes... Quand le régent Espartero, qui avait rendu des services à son pays [ce que M. Thiers, lui,n'a jamais fait], prétendit, pour réprimer l'insurrection, bombarder Barcelone, il s'éleva de toutes les parties du monde un grand cri d'indignation.»

Dix-huit mois plus tard, M. Thiers était parmi les plus farouches défenseurs du bombardement de Rome par une armée française. En fait, le roi Bomba ne semble avoir eu d'autre tort que de limiter son bombardement à quarante-huit heures.Quelques jours avant la révolution de Février, irrité du long exil loin du pouvoir et de ses bénéfices,auquel l'avait condamné Guizot, et flairant dans l'air l'odeur d'un soulèvement populaire prochain,Thiers, dans ce style pseudo-héroïque qui lui a valu le surnom de Mirabeau-mouche, déclara à la Chambre des députés:

«Je suis du parti de la révolution, non seulement en France, mais en Europe. Je souhaite que le gouvernement de la révolution reste entre les mains des modérés; mais si le gouvernement tombait entre les mains des ardents, fût-ce des radicaux, malgré cela je n'abandonnerais pas ma cause. Je serais toujours du parti de la révolution.»

Survint la révolution de Février.

Au lieu de remplacer le cabinet Guizot par un cabinet Thiers, comme le petit homme l'avait rêvé, elle remplaça Louis-Philippe par la république. Au premier jour de la  victoire populaire, il se cacha soigneusement, oubliant que le mépris des travailleurs le mettait à l'abri de leur haine.

Pourtant, avec son courage légendaire, il continua de fuir la scène publique, jusqu'à ce que les massacres de Juin l'eussent nettoyée pour son genre d'activité. Alors, il devint le cerveau dirigeant du «parti de l'Ordre» et de la République parlementaire, cet inter-règne anonyme pendant lequel toutes les factions rivales de la classe dirigeante conspiraient ensemble pour écraser le peuple, et l’une contre l’autre pour restaurer chacune la monarchie de son choix. Alors, comme aujourd'hui, Thiers dénonçait les républicains comme le seul obstacle à la consolidation de la république; alors,comme aujourd'hui, il parlait à la république comme le bourreau à Don Carlos:

«Je vais te tuer, mais c'est pour ton bien».

Aujourd'hui, comme alors, il pourra s'écrier au lendemain de sa victoire: «L'empire est fait!»

En dépit de ses hypocrites homélies sur les «libertés nécessaires» et de sa rancune personnelle contre Louis Bonaparte qui avait fait de lui sa dupe et flanqué dehors le parlementarisme,et hors de son atmosphère factice, ce petit homme, il le sait bien, se ratatine et rentre dans le néant,Thiers a trempé dans toutes les infamies du Second Empire, de l'occupation de Rome par les troupes françaises, jusqu'à la guerre avec la Prusse, à laquelle il poussa par ses farouches invectives contre l'unité allemande,non pas parce qu'elle servirait de façade au despotisme prussien, mais parce qu'elle serait une atteinte au droit traditionnel de la France au morcellement de l'Allemagne.

Aimant à brandir à la face de l'Europe, avec ses bras de nain, l'épée de Napoléon Ier dont il était devenu le cireur de bottes historique, sa politique étrangère a toujours eu pour couronnement l'humiliation totale de la France, depuis la Convention de Londres en1841 jusqu'à la capitulation de Paris en 1871 et à la guerre civile actuelle où il lance contre Paris les prisonniers de Sedan et de Metz avec la haute autorisation de Bismarck.

Malgré la souplesse de son talent et l'inconstance des desseins qu'il poursuit, cet homme a été enchaîné sa vie entière à la routine la plus fossile.

Il est évident que les courants profonds de la société moderne devaient lui demeurer à jamais cachés; mais même les changements les plus manifestes à sa surface répugnaient à une cervelle dont toute la vitalité s'était réfugiée dans la langue.

Aussi ne se lassa-t-il jamais de dénoncer comme un sacrilège tout écart du désuet système du protectionnisme français. Ministre de Louis-Philippe, il dénigra les chemins de fer comme une folle chimère ; et, plus tard, dans l'opposition sous Louis Bonaparte, il stigmatisa comme une profanation toute tentative pour réformer le système pourri de l'armée française. Jamais, au cours de sa longue carrière politique,il ne s'est rendu coupable d'une seule mesure, si minime fût-elle, de quelque utilité pratique.

Thiers n'a été conséquent que dans son avidité de richesse, et dans sa haine des hommes qui la produisent. Entré pauvre comme Job dans son premier ministère sous Louis-Philippe, il le quitta millionnaire. Son dernier ministère sous le même roi (celui du1er mars 1840) l'exposa à des accusations publiques de concussion à la Chambre des députés, auxquelles il se contenta de répondre par des larmes, denrée qu'il prodigue avec autant de facilité que Jules Favre ou tout autre crocodile.

A Bordeaux, sa première mesure pour sauver la France d'une ruine financière imminente fut de se doter lui-même de trois millions par an, premier et dernier mot de la «république économe», qu'il avait fait miroiter à ses électeurs de Paris en 1869. Un de ses anciens collègues à la Chambre des députés de 1830, capitaliste lui-même et néanmoins membre dévoué de la Commune, M. Beslay, apostrophait dernièrement Thiers dans une affiche publique:

«L'asservissement du travail au capital a toujours été la pierre angulaire de votre politique, et depuis le jour où vous avez vu la république du travail installée à l'Hôtel de Ville, vous n'avez jamais cessé de crier à la France: Ce sont des criminels!»

Passé maître dans la petite fripouillerie politique, virtuose du parjure et de la trahison, rompu à tous les bas stratagèmes, aux expédients sournois et aux viles perfidies de la lutte des partis au parlement, toujours prêt, une fois chassé du ministère, à allumer une révolution, pour l'étouffer dans le sang une fois qu'il y est revenu, avec des préjugés de classe en guise d'idées, de la vanité en guise de cœur, menant une vie privée aussi abjecte que sa vie publique est méprisable, - il ne peut s'empêcher, même maintenant où il joue le rôle d'un Sylla français, de rehausser l'abomination de ses actes par le ridicule de ses fanfaronnades.

La capitulation de Paris, en livrant à la Prusse non seulement Paris, mais la France entière, a clos la longue série d'intrigues et de trahisons avec l'ennemi que les usurpateurs du 4 Septembre avaient inaugurée, comme Trochu en personne l'avait dit, le soir même. D'autre part, elle ouvrait la guerre  civile qu'ils allaient maintenant engager avec l'aide de la Prusse contre la république et Paris.

Le traquenard était tendu dans les clauses mêmes de la capitulation. A ce moment, plus d'un tiers du territoire était aux mains de l'ennemi, la capitale était coupée des départements, toutes les communications étaient désorganisées. Élire dans de telles circonstances une véritable représentation de la France était impossible sans prendre largement le temps nécessaire aux préparatifs.

C'est précisément pourquoi la capitulation stipula qu'une Assemblée nationale devait être élue dans les huit jours, de sorte qu'en bien des parties de la France la nouvelle des élections à faire n'arriva qu'à la veille du scrutin. En outre, cette assemblée, selon une clause expresse de la capitulation, ne devait être élue que dans le seul but de décider de la paix ou de la guerre, et, éventuellement, de conclure un traité de paix. La population ne pouvait pas ne pas sentir que les termes mêmes de l'armistice rendaient la continuation de la guerre impossible, et que, pour ratifier la paix imposée par Bismarck, les pires hommes de France étaient les meilleurs.

Mais, non content de toutes ces précautions, Thiers, avant même que le secret de l'armistice ait été divulgué dans Paris, était parti en tournée électorale à travers les départements pour y galvaniser et y rappeler à la vie le Parti légitimiste, qui devait désormais, à côté des orléanistes, prendre la place des bonapartistes, que l'on n'eût pas tolérés. Il n'en avait pas peur. Impossibles comme gouvernants de la France moderne, et par suite, rivaux méprisables, pouvait-il y avoir, comme instrument de la réaction, un parti préférable à celui dont l'action, suivant les paroles de Thiers lui-même (Chambre des députés, 5 janvier 1833) «s'était toujours confinée aux trois ressources de l'invasion étrangère,de la guerre civile et de l'anarchie?».

Ils croyaient vraiment, ces légitimistes, à l'avènement de ce millénaire rétrospectif si longtemps attendu. Il y avait la France sous la botte de l'invasion étrangère; il y avait la chute d'un empire, et la captivité d'un Bonaparte; enfin, il y avait eux-mêmes. La roue de l'histoire avait visiblement tourné à l'envers pour s'arrêter à la «Chambre introuvable» de 1816.

Dans les Assemblées de la République, de 1848 à 1851, ils avaient été représentés par leurs champions parlementaires, instruits et exercés; c'étaient les simples soldats du parti qui s'y ruaient maintenant: tous les Pourceaugnacs de France.

Dès que cette Assemblée de «ruraux» se fut réunie à Bordeaux, Thiers lui fit entendre nettement que les préliminaires de paix devaient être agréés sur-le-champ, sans même avoir les honneurs d'un débat parlementaire; à cette condition seulement la Prusse leur permettrait d'ouvrir les hostilités contre la république et Paris, sa place forte. La contre-révolution, en effet, n'avait pas de temps à perdre.

Le Second Empire avait plus que doublé la dette nationale et lourdement endetté toutes les grandes villes.La guerre avait enflé les charges d'une manière effrayante et ravagé sans pitié les ressources de la nation. Pour compléter la ruine, le Shylock prussien était là, exigeant l'entretien d'un demi-million de ses soldats sur le sol français, son indemnité de cinq milliards et l'intérêt à 5 % des échéances en retard.

Qui allait payer la note? Ce n'est qu'en renversant la république par la violence, que ceux qui s'appropriaient la richesse pouvaient espérer faire supporter aux producteurs de cette richesse les frais d'une guerre qu'ils avaient eux-mêmes provoquée. Ainsi, c'est précisément l'immense ruine de la France qui poussait ces patriotiques représentants de la propriété terrienne et du capital, sous les yeux mêmes et sous la haute protection de l'envahisseur, à greffer sur la guerre étrangère une guerre civile,une rébellion de négriers. Barrant la route au complot, il y avait un grand obstacle: Paris.

Désarmer Paris était la première condition du succès. Paris fut donc sommé par Thiers de rendre ses armes. Puis Paris fut harcelé parles frénétiques manifestations antirépublicaines de l'Assemblée «des ruraux» et par les déclarations équivoques de Thiers lui-même sur le statut légal de la république; par la menace de décapiter et de décapitaliser Paris; la nomination d'ambassadeurs orléanistes; les lois de Dufaure sur les échéances commerciales et les loyers, qui menaçaient de ruine le commerce et l'industrie parisiens; la taxe de Pouyer-Quertier, de deux centimes sur chaque exemplaire de toutes les publications quelles qu'elles soient; les sentences de mort contre Blanqui et Flourens; la suppression des journaux républicains; le transfert de l'Assemblée nationale à Versailles; le renouvellement de l'état de siège proclamé par Palikao, et aboli le 4 septembre; la nomination de Vinoy, le décembriseur, comme gouverneur de Paris, celle de Valentin, le gendarme de l'empire, comme préfet de police, enfin celle de d'Aurelle de Paladines, le général jésuite, comme commandant en chef de la Garde nationale.

Et maintenant, nous avons une question à poser à M. Thiers et aux hommes de la Défense nationale,ses sous-ordres. On sait que, par l'entremise de M. Pouyer-Quertier, son ministre des Finances, Thiers avait contracté un emprunt de deux milliards, payable immédiatement.

Eh bien, est-il vrai ou non :

1° Que l'affaire était arrangée de telle sorte qu'un pot-de-vin de plusieurs centaines de millions tombât dans les poches de Thiers, Jules Favre, Ernest Picard, Pouyer-Quertier et Jules Simon?

2° Qu'il ne serait fait de versement, qu'après la «pacification» de Paris?En tout cas il faut que la chose ait été très urgente, car Thiers et Jules Favre, au nom de la majorité de l'Assemblée de Bordeaux, sollicitèrent sans vergogne l'occupation de Paris par les troupes prussiennes. Mais cela n'entrait pas dans le jeu de Bismarck, comme il le dit publiquement et en ricanant, aux philistins admiratifs de Francfort, à son retour en Allemagne" 

Fin du Chapitre 1.

 

Les grands textes de Karl Marx - 1 : la critique des libertés formelles de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dont le pivot est le droit de propriété - une critique des déterminants bourgeois de la Révolution Française

Les grands textes de Karl Marx - 2 - La religion comme opium du peuple

Les grands textes de Karl Marx - 3: l'aliénation produite par la propriété privée et le capitalisme dans les Manuscrits de 1844

Les grands textes de Marx - 4: Les pouvoirs de l'argent (Ebauche d'une critique de l'économie politique, 1844)

Les grands textes de Karl Marx - 5: le matérialisme historique théorisé dans l'Idéologie allemande (1845)

Les grands textes de Karl Marx - 6 - L'idéologie, antagonismes de classes sociales et idées dominantes

Les grands textes de Karl Marx - 7 - Le Manifeste du Parti communiste - Les conditions du communisme se développent dans le développement du capitalisme et de la domination de la bourgeoisie

Les grands textes de Karl Marx - 8 - Qu'est-ce qu'être communiste? - Manifeste du Parti communiste (1848)

Les grands textes de Karl Marx - 9 - Sur le socialisme et le communisme utopique, Manifeste du Parti communiste

Les grands textes de Karl Marx - 10 - La lutte des classes en France - Les raisons de l'échec de la révolution de Février 1848

Les grands textes de Karl Marx - 11 - Les luttes de classe en France - les leçons de la répression du soulèvement ouvrier de juin 1848

Les grands textes de Karl Marx - 12 - l'élection de Louis Napoléon Bonaparte - Les luttes de classe en France

Les grands textes de Karl Marx - 13 - la journée révolutionnaire du 23 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 14 - la journée révolutionnaire du 24 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Les grands textes de Karl Marx - 15 - la journée révolutionnaire du 25 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Marx et Engels: les vies extravagantes et chagrines des deux théoriciens du communisme!

Les grands textes de Karl Marx - 16 - La Guerre Civile en France: le petit monde interlope et opportuniste des Versaillais, la carrière d'Adolphe Thiers avant mai 1871
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12 août 2019 1 12 /08 /août /2019 05:48
GERDA TARO, LE SOURIRE CACHÉ D’UNE JEUNESSE IMMORTELLE (L’HUMANITE - Lundi 5 Août 2019 - Magali Jauffret)

 

Les lanceurs d'alerte en 1939 11/29. 

Morte en 1937 lors de la guerre d’Espagne et inhumée au mur des Fédérés au Père-Lachaise, elle s’est servie de son appareil photo pour défendre la République contre Franco et Hitler.

« La camarade Gerda Taro nous a assistés de sa présence à trois de nos plus durs combats – stop – Nous regrettons profondément sa mort, survenue à l’avant-garde de la lutte antifasciste et envoyons aux camarades de France nos condoléances les plus émues – stop – Signé : les soldats, officiers et commissaires de la 39e division », stipule le télégramme bleu d’El Major Jofe, qui rend ainsi hommage à la photographe de 27 ans, compagne de Robert Capa, écrasée par un char d’assaut républicain lors de la bataille de Brunete et décédée le 26 juillet 1937 au matin.

On voit, à la teneur de ces lignes, à quel point l’engagement de la photographe, première femme tombée au champ d’honneur du photojournalisme, était total. Gerda, toujours sur la ligne de front avec les Brigades internationales et les républicains qui la surnomment « la Petite Rousse » – visage mutin, silhouette frêle, courts cheveux dorés, tout petits pieds – décide de couvrir le bombardement de Valence. Lors de la bataille de Brunete près de Madrid, alors que la propagande nationaliste affirme que la région est sous contrôle, elle est la seule à témoigner de la réalité de la situation. N’hésitant pas à se mettre en danger pour prendre des clichés, au plus près des combats et des opérations militaires, elle saute sur le marchepied d’un camion qui emmène des blessés à l’hôpital. Mais le camion entre en collision avec un char.

Alberti, Nizan, Aragon, Neruda, présents à ses obsèques

Le 1er août, les obsèques, au mur des Fédérés, de cette fille d’une famille juive d’origine polonaise, qui avait fui l’Allemagne à l’arrivée d’Hitler pour le combattre sur le terrain, rassemblent plus de 10 000 personnes et tournent à la manifestation antifasciste. Les poètes communistes, qui fréquentaient le couple qu’elle formait avec Robert Capa, sont présents : Rafael Alberti qui, avec sa femme, reconnaît son corps, évoque son « sourire d’une jeunesse immortelle » ; Paul Nizan rapatrie son corps à Paris ; Pablo Neruda et Louis Aragon prononcent son éloge funèbre. Ce dernier déclarera : « Le peuple de Paris fit à la petite Taro un enterrement extraordinaire, où toutes les fleurs du monde s’étaient donné rendez-vous. Capa, à mes côtés, pleurait et aux haltes du cortège cachait ses yeux contre mon épaule. »

Sa volonté de s’engager, militer, rassembler, alerter les consciences, se manifeste dès 1930, à Leipzig, lorsque Gerda se joint à des groupes de gauche opposés au nazisme. En 1933, elle est arrêtée pour distribution de tracts anti-nazis et fait l’expérience de la prison. À la fin de la même année, face à la montée de la répression contre les opposants politiques, elle doit quitter l’Allemagne pour Paris. Elle ne reverra plus sa famille.

À Paris, elle fréquente le quartier du Montparnasse ; elle dirige, au café Capoulade, au coin de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel, dans le Quartier latin, le groupe révolutionnaire Leipziger Kreis et retrouve les membres du SAP (parti socialiste allemand) en exil. C’est là, en septembre 1934, qu’elle fait la connaissance d’un photographe chassé de Hongrie. Ils se présentent l’un à l’autre sous les noms d’André Friedmann et de Gerta Pohorylle, et entament une liaison amoureuse à l’été 1935.

Des pseudonymes créant un mythe

Les temps sont durs. Ses photos à lui se vendent mal. Heureusement, c’est l’époque où la presse est friande de reportages : Regards leur passe commande, mais aussi Ce soir, dirigé par Louis Aragon, et le magazine de photographies Vu, par le père de Marie-Claude Vaillant-Couturier.

Bientôt ce couple, qui est aussi une équipe, a l’idée, sur le modèle du cinéma hollywoodien de Capra et Garbo, de se donner des pseudonymes américains : il signera ses photos Robert Capa et elle, Gerda Taro. Ainsi les retrouve-t-on, en mai 1936, couvrant l’accession au pouvoir du Front populaire, puis aux avant-postes dès que la guerre civile éclate en Espagne.

Travaillant ensemble, leurs clichés sont mélangés et signés Capa. Il faut dire qu’ils partagent la même conception du reportage de guerre : montrer, avant la guerre du Vietnam qui consacrera la proximité entre le photoreporter et ses acteurs, le journaliste « embarqué », aux premières loges pour voir, témoigner, rapporter. À l’époque, ils ne cherchent pas à apparaître neutres. C’est même le contraire. L’appareil photo est leur arme. Ils se battent pour la république, développent sans s’en cacher leurs images dans les laboratoires du commissariat à la Propagande du gouvernement de Catalogne.

Le temps passe. La tombe de Gerda Taro, sculptée par Alberto Giacometti, est profanée par les nazis en 1942. La photographe tombe dans l’oubli, cependant que Capa, qui gagne une reconnaissance mondiale, saute sur une mine en 1954 en Indochine. Dès lors, son frère Cornell et l’agence Magnum, par lui cofondée, font vivre tous ses tirages parfois pris par Taro… jusqu’à ce que réapparaissent, au Mexique, dans des conditions rocambolesques, les 4 500 négatifs de la guerre d’Espagne, contenus dans ce que l’on a appelé la « valise mexicaine » et signés Capa, Stein, Chim et Taro. L’occasion de découvrir que la jeune femme, qui n’a disposé que de onze mois pour s’exprimer, avait un vrai style et une puissance expressionniste qui la singularisaient déjà des trois autres pointures

Magali Jauffret

 

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