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La vie de Walter Spitzer est digne d’un roman. Naturalisé français après la Seconde Guerre mondiale, il a été déporté dans un camp de travail nazi alors qu’il n’avait pas 16 ans. Rare survivant de ces lieux de mort, il ne s’en est pas sorti par sa constitution robuste, mais par son coup de crayon qui, dans les années 1950-60 le rendront fameux (il a alors illustré les œuvres de Sartre, Malraux, etc.).
Né en 1927 à Cieszyn, en Pologne, Walter Spitzer est issu d'une famille juive bourgeoise et traditionaliste. A l'âge de quatre ans, il se prend de passion pour le dessin. C'est d’ailleurs cette passion et son talent qui le sauveront quand il sera plongé dans l'enfer des camps, comme des millions d'autres qui n’en reviendront pas. Le 1er septembre 1939, l'armée allemande envahit la ville de Cieszyn : c'est le début de l'horreur, et l'annexion de la Pologne au IIIème Reich. Les juifs sont peu à peu expulsés et regroupés. Walter perd vite son père Samuel, mort de maladie en 1940 et dont le frère, Harry, la sœur Edith et le neveu Ernst ont été fusillés. Walter est bientôt séparé de sa mère, Gretta. Il apprendra bien plus tard qu'elle a été exécutée par les Allemands.
Pour Walter, c’est direction Blechhammer, un camp de travail rattaché à Auschwitz, en 1943. Il y porte désormais le numéro de matricule n°178 489. Toutefois, au fur et à mesure de l'avance de l'armée soviétique qui n’est bientôt plus loin du camp, les Allemands s'inquiètent : Blechhammer est évacué. C'est alors l'infernale « marche de la mort » qui conduit Walter et les autres déportés rescapés à Buchenwald.
Tout au long de ces terribles mois de déportation, entre Blechhammer et Buchenwald, Walter Spitzer dessine et propose ses dessins à ses camarades prisonniers. Il parvient ainsi à améliorer son quotidien. Il échange ses créations pour un morceau de pain, des pommes de terres ou une soupe de plus.
En 1945, Walter Spizter a 18 ans. Les résistants du camp de Buchenwald en Allemagne, où il se trouve désormais, décident de le cacher et de le sauver contre une promesse : que le jeune dessinateur témoigne de l'enfer des camps, une fois la guerre terminée. Parce que dessiner était interdit dans les camps, et parce que les nazis voulaient cacher ce qu’y s’y passait, les dessins de Walter Spitzer sont des actes de résistance.
Dans son autobiographie parue en 2004 (voir en fin d’article), Walter Spitzer se souvient des paroles formulées par ses camarades l’ayant sauvé début 1945 d’une mort certaine : « Nous, le Comité international de résistance aux nazis, avons décidé de te soustraire [à ton sort]. Depuis que tu es là, nous t’observons. Tu dessines tout le temps, tu sais voir. C’est cela qui nous a décidés. Mais tu dois nous promettre solennellement que, si tu survis, tu raconteras, avec tes crayons, tout ce que tu as vu ici ».
Dessiner dans les camps était un défi pour le jeune Walter. Il fallait trouver un support et de quoi dessiner (des crayons, du charbon …). Voici comment il raconte la création de son premier dessin, lorsqu’il était encore à Blechhammer : « Je me suis procuré un sac de ciment. Il avait quatre couches de papier et celles de l’intérieure sont splendides, couleurs papier kraft. Ensuite, j'ai chauffé du charbon de bois dans une gamelle et j'ai dessiné avec un bout de bois calciné ». Parfois il utilisait le dos des papiers administratifs dérobés par certains gardes. Ses camarades déportés lui donnaient ensuite de quoi dessiner dessus.
La plupart des dessins de Walter Spitzer ont été détruits durant la seconde guerre mondiale. Après-guerre, à Paris où il s’est installé, pour tenir sa promesse, il a alors refait ses dessins de mémoire.
S.M. Eisenstein : de Sergueï Mikhaïlovitch à Sa Majesté
I/ Les années 1920 - Un nouveau langage cinématographique
- Par Andréa Lauro, avril 2021
Dans les années 1920, un décret du 27 août 1919 concernant la nationalisation de l’industrie cinématographique est mis en œuvre en Russie.
La mesure fut exécutée d’abord à Moscou, à partir du 15 janvier, puis dans le reste de l'immense pays. Ce fut la fin du cinéma privé qui avait continué à produire des films même après la Révolution d’Octobre et le début d’une des plus grandes stations de cinéma de l’histoire. Les protagonistes du cinéma pré-révolutionnaire firent des choix différents. Aleksandrovic Protazanov (Moscou, 4 février 1881-Moscou, 9 août 1945), qui avait réalisé environ 90 films entre 1911 et 1919, quitte la Russie pour Paris puis Berlin. Il retourne dans ce qui est devenu l’Union soviétique en 1924 pour réaliser son film le plus célèbre : Aelita, un film de science-fiction.
Aleksandr Alekseevitch Chanžonkov (Makeevka, 8 août 1877 - Jalta, 26 septembre 1945), le producteur et distributeur le plus important de l’époque pré-révolutionnaire, émigre à l’étranger en 1920 pour rentrer chez lui et devenir conseiller de la Goskino et de la Proletkino, deux nouvelles structures cinématographiques soviétiques (en 1926, il est accusé d’irrégularités financières et arrêté).
En 1922, Lénine affirma : "Pour nous, le cinéma est le plus important de tous les arts" et exhorta la formation de cadres professionnels nouveaux, non liés à la période tsariste, et la réalisation de ce qu’on appelait "agitka" (film d’agitation) capables de porter le "verbe soviétique" même dans les terres les plus désertes.
Seuls quelques films de cette première période ont survécu, généralement de courts films de batailles héroïques.
Parmi les auteurs figurent le premier cinéaste de formation soviétique Lev Vladimirovitch Koulešov (Tambov, 13 janvier 1899 - Moscou, 29 mars 1970) qui réalisa, avec une troupe réduite, Na krasnom front (Sur le front rouge, 1921) et le poète Vladímir Vladímirovič Maïakovski (Bagdati, 7 juillet 1893 - Moscou, 14 avril 1930).
Voir aussi:
Ce dernier, en 1923, fonda la revue "LEF" ("Front de la gauche dans les arts") avec laquelle, comme il l’expliqua dans une lettre envoyée au Comité Central du Parti Communiste, entendait : identifier une ligne communiste pour tous les arts, définir le concept de "art de gauche", réunir les composantes révolutionnaires dans le domaine des arts. Des personnalités très différentes adhérèrent au manifeste, parmi ces deux réalisateurs : le déjà affirmé Dziga Vertov (pseudonyme de David Abelevič Kaufman, frère de Boris Kaufman magnifique directeur de la photographie dans tous les films de Jean Vigo) auteur de la Kinopravda et un jeune homme très talentueux, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein.
Fils unique de Mikhaïl Osipovitch Eisenstein (Saint-Pétersbourg, 5 septembre 1867 - Berlin, 2 juillet 1920) architecte et ingénieur civil d’origine judéo-allemande converti au christianisme, auquel on doit certains des bâtiments les plus élégants Art Nouveau de Riga, et de Julia Ivanovna Koneckaja, une femme de religion orthodoxe issue de familles de riches marchands russes, Sergueï est né dans l’actuelle capitale de la Lettonie, alors ville de l’Empire russe, le 22 janvier 1898 (10 janvier dans le calendrier julien). Une famille bourgeoise aisée.
Durant leur enfance, les parents ont souvent changé de ville jusqu’à ce que, à la suite de la révolution de 1905, leur mère amène le petit Eisenstein à Petrograd (l’actuel Saint-Pétersbourg). Dans la ville russe, la nurse lui fit connaître la magie du cirque ; Sergueï fut très impressionné par les performances des clowns et devint dès lors un spectateur assidu des spectacles de cirque. Vers 1910, la mère et le fils sont rejoints par leur père à Petrograd, mais le mariage est en crise et Julia quitte Michail pour s’installer en France. Sans la figure maternelle, les relations de Sergueï avec son père furent difficiles et complexes, notamment parce que le petit était en train de mûrir une aversion pour le pouvoir, consolidée par la lecture précoce de "L’histoire de la Révolution française" de François-Auguste Mignet.
Le futur réalisateur est alors envoyé à Riga chez une tante maternelle, où il s’inscrit au lycée scientifique allemand de la ville. Sergueï fut très précoce dans l’apprentissage des langues : le russe, l’allemand, le français, l’anglais. Il se passionna pour l’art et le théâtre. Après le lycée, Eisenstein retourne en 1914 à Petrograd, où sa maman Julia est rentrée, et s’inscrit à la Faculté de génie civil et d’architecture, se découvrant cependant mieux disposé pour les humanités et l’art. En particulier, il étudia la Renaissance italienne, aussi bien la comédie de l’art que les arts figuratifs, se rapprochant des figures de Carlo Gozzi, en 1914 il participa à la mise en scène du spectacle "Turandot" (qui quelques siècles plus tard inspira l’œuvre de Puccini), et de Leonardo da Vinci, son idéal de scientifique et d’artiste.
Au début de la Révolution d’Octobre 1917, Eisenstein, âgé de moins de 20 ans, abandonne ses études pour rejoindre l’Armée rouge, ce qui contraste avec le militantisme de son père dans les rangs tsaristes.
Pendant deux ans, il combattit contre les formations contre-révolutionnaires des "blancs", défendant entre autres avec succès l’un des accès de Petrograd par les hordes de Lavr Georgievitch Kornilov qui conduisait sa montée "Au nom de Dieu et de la Patrie" (... recours et appels historiques). Le futur réalisateur est ensuite transféré à Vologda, puis à Daugavpils et enfin, en 1920, à Minsk où il se distingue par la campagne de propagande en faveur des forces bolcheviques. En outre, Eisenstein eut l’occasion de se rapprocher de sa grande passion: le théâtre. Il est affecté à l’une des compagnies organisées pour divertir les soldats. Il s’occupait de décors, d’affiches, de costumes, ainsi que de quelques emblèmes et enseignes qui étaient placés sur les chars.
Durant cette période, il cultive, grâce à un professeur de Minsk, une grande passion pour l’Orient et pour le Japon en particulier. Une curiosité, pour ces terres lointaines, né après la mort du frère cadet de son père, Dmitry Osipovich Eisenstein, l'"oncle Mita", fut tué en Corée en 1904 pendant le conflit russo-japonais. Sergueï apprit les rudiments de la langue du "soleil levant" et se passionna au théâtre Kabuki.
À la fin de la guerre civile avec la victoire des bolcheviks, son père s’installe en Allemagne, où il meurt peu après. Ce déploiement sur des fronts opposés, ce qui s'est retrouvé dans de nombreuses révolutions, laissa des marques profondes dans la vie de Sergueï et dans sa production artistique.
Comme d’autres jeunes qui avaient participé à la guerre, Eisenstein fut récompensé par le gouvernement avec une bourse d’études dans une faculté de son choix. Sergueï décide d’étudier le japonais et déménage à Moscou à la fin des années 1920.
Pour se maintenir, il commença à travailler, fort des expériences théâtrales, pour le Proletkul’t, un des groupes d’artistes les plus radicaux de Moscou. Né en 1917, indépendant mais financé par le Parti, le Proletkul’t se proposait de développer l’activité artistique des masses ouvrières, selon les théories du critique marxiste Alexandre Bogdanov, parmi les fondateurs du bolchevisme, ainsi que le premier à traduire en russe "Le Capital" de Marx. En pratique, ce collectif essayait de fournir les bases d’un véritable art prolétarien par opposition à la culture bourgeoise. Eisenstein fonde avec Vsevolod Ėmil 'evič Mejerchol’d (Penza, 9 février 1874 - Moscou, 2 février 1940), son père et maître artistique, la section théâtrale du Proletkul’t. En même temps, Sergueï entre en contact avec Lev Kulešov et les réalisateurs de la Fabrika Ekscentričeskogo Aktëra (FEKS - Usine de l’acteur excentrique).
En 1920, il fait ses débuts avec "Meksikanec" ("Le Mexicain"), réduction d’un récit de Jack London, réalisé avec Valerij Smysliaev. L’année suivante, Eisenstein s’occupe des décors de deux représentations dirigées par V. Tichnivic : "Car' golod" ("Le roi a faim") d’une comédie de Leonid Andreev et le très célèbre "Macbeth" de William Sheakspeare. Entre 1921 et 1922 suivirent, sous le titre "Trois vaudevilles", trois spectacles dirigés par l’Ukrainien Nikolaï Foregger : "Traitez bien les chevaux" de V. Mass, "La voleuse d’enfants" d’Adolphe d’Ennery, "La phénoménale tragédie de Fedra" Parodie de Foregger lui-même de l’opéra "Fedra" mis en scène par Alexandre Jakovlévitch Tairov. Œuvres qui voyaient Eisenstein en tant que scénographe, travail qu’il réalisa aussi pour "La Maison des cœurs brisés" comédie de G.B. Shaw pour la mise en scène de Vsevolod Mejrchol’d, représentation préparée pendant neuf mois, mais jamais mise en scène ; et pour "Nad obryvom" ("Sur le précipice") comédie de Valeri Pletnev mise en scène par M. Altman.
En 1923, Eisenstein organisa la mise en scène de "Na vsjakogo mudreca dovol’no prostoty" ("Même le plus sage se trompe"), adaptation d’une version du dramaturge Alexandre Ostrovski. Pour le metteur en scène, lors de sa première production indépendante, le théâtre devait trouver de nouvelles formes de communication et c’est pourquoi l’aménagement prévoyait, entre autres nouveautés (y compris un acteur qui marchait sur une corde tendue au-dessus de la tête des spectateurs), la projection d’un court-métrage réalisé par le même réalisateur intitulé Dnevnik Glumova (Le Journal de Glumov ou Le Vol du Journal de Glumov).
Dans le court métrage (120 mètres, environ 5 minutes), projeté pour la première fois le 23 mai 1923, Glumov (Ivan Ezikanov) cherche à s’échapper entre acrobaties, clowns et jeux de guerre. Surréaliste, expérimental, presque futuriste. Dans le film, comme l’a rappelé Eisenstein lui-même des années plus tard : "Nous pouvons déjà voir les premiers signes d’un véritable montage [...] Il y avait déjà un soupçon de montage du nouveau cinéma de gauche".
Le journal de Glumov, inséré sous le titre Vesennie ulybki Proletkul’ta (Sourires d’un printemps au Proletkul), dans la caméra d'actualité 16 de Dziga Vertov, Vesennjaja kinopravda (Kinopravda du printemps), est important car il représente un tournant théorique et artistique pour Eisenstein.
En 1923, le réalisateur avait adhéré au LEF de Maïkovski et sur le troisième numéro de la revue (le même que celui dans lequel apparaît la théorie du "Kinoglaz" de Vertov), à partir de la première expérience cinématographique, il écrivit un article intitulé "Montaž attrakcionov" ("Le montage des attractions") dans lequel il théorisa l’indépendance des différents éléments du spectacle qui, grâce à leur hétérogénéité, devaient être capables d’impliquer et d’émouvoir le spectateur. Un grand débat s’est ouvert entre le documentaire de Vertov, le réalisme de Pudovkin et les expérimentations d’Eisenstein .
À l’été 1923, toujours pour le Proletkul’t, Sergueï a dirigé "Slyšiš, Moskva?" ("Moscou, écoute ?") d’une comédie de Sergueï Tret’jakov. Mais l’esprit d’Eisenstein était constamment projeté vers de nouvelles expérimentations. Ainsi, entre 1923 et 1924, dans une tentative de surmonter la fracture entre l’artificialité de la scène et la réalité quotidienne, il réalisa "Protivogazovye maski" ("Masques anti-gaz"), encore d’un sujet de Tret’jakov. Le spectacle a été mis en scène dans une véritable fabrique de masques à gaz de Moscou, où ont joué des acteurs du théâtre prolétarien et des ouvriers. Cependant, cette tentative échoue et Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein pense que le théâtre n’est plus le lieu d’exprimer ses besoins artistiques. Seul le cinéma pouvait le faire. La même année, le Proletkul’t, souvent en opposition au PCUS sur des questions culturelles, cessa toute activité à la suite de l’intervention de Lénine qui condamna sa tentative d’exercer un monopole de la culture prolétarienne.
Eisenstein déclara ainsi être "tombé dans le cinéma" et, après avoir édité, avec Ėsfir' Šub, le montage de la version russe du Doctor Mabuse de Fritz Lang, il passa à sa première réalisation entièrement cinématographique.
Le sujet du film est né d’une idée du Proletkul’t, à savoir celle de réaliser un cycle épique sur la Révolution intitulé "Vers la dictature", évidemment du prolétariat. Le projet prévoyait huit films centrés sur : importation de littérature de contrebande de l’étranger; presse clandestine; travail entre les masses; 1 mai, manifestation; grève; perquisitions et arrestations; prison et déportation; évasions. L’ambitieux projet n’aboutit pas et fut développé "seulement" le cinquième épisode, naquit ainsi Stačka (La Grève) visant à illustrer la genèse du mouvement des travailleurs, qui eut origine, en Russie tsariste, de l’extrême pauvreté des prolétaires et de la violation constante des droits de l’homme.
La Grève: premier film révolutionnaire de l'histoire
Le scénario a été écrit par le réalisateur avec d’autres camarades de Proletkul’t : Valerian Pletnëv, La ja Kravšunovskij et Grigorij Vasil’evič Aleksandrov (Ekaterinbourg, 23 janvier 1903 - Moscou, 16 décembre 1983) qui, après avoir récité dans Le Journal de Glumov, est devenu un collaborateur régulier et un ami du réalisateur. La photographie du film a été confiée à Ėduard Kazimirovič Tissė (1er avril 1897 - Moscou, 18 novembre 1961). Après avoir réalisé quelques actualités pendant la guerre civile, Tissė se consacre au cinéma en 1918 et devient, après La Grève , collaborateur de tous les autres films de Eisenstein. Le casting était composé d’acteurs non professionnels du Proletkul’t et d’ouvriers. Le 1er février 1925 à Petrograd, devenue Leningrad, et le 28 avril dans le reste de l’Union soviétique, Stačka sort.
En Russie de 1912, les ouvriers d’une usine, sans lieu et intemporelle, sont en état d’agitation. Mais, comme le dit une légende, "Dans l’usine, tout est calme...".
Les patrons, en effet, bien conscients que les rythmes et les conditions de travail sont intolérables, se sont adressés à la police pour garder sous contrôle les agitateurs. L’agitation se transforme de toute façon en grève lorsqu’un travailleur, injustement accusé de vol, se pend. Les ouvriers ne se contentent pas de protester contre la mort de leur camarade et demandent la réduction du temps de travail et une augmentation des salaires. Les patrons ignorent les revendications, engagent des délinquants du sous-prolétariat, y compris des mendiants et des provocateurs, et tentent de corrompre les travailleurs les plus faibles. Les familles sont affamées, mais la grève se poursuit jusqu’à ce que la police à cheval réprime dans le sang la manifestation de protestation, massacrant des grévistes et des familles, y compris des enfants.
Dans le long métrage, produit par la Goskino de Moscou, Eisenstein met en pratique ses théories en rejetant une narration conventionnelle et en développant, avec une grande efficacité, le "montage des attractions". Les innovations qui firent l’école furent remarquables, donnant le coup d’envoi au cinéma d’avant-garde et établissant les traits distinctifs du cinéma soviétique jusqu’aux années Trente. À retenir : la présentation des espions qui sont choisis par les policiers à travers les photos insérées dans de gros albums, en usage dans les familles bourgeoises, qui s’animent et se saluent gendarmes et spectateurs; les images de vie quotidienne des familles prolétariennes; la feuille avec les revendications des ouvriers utilisée par un patron pour se nettoyer la chaussure ; les extraordinaires scènes de masse ; l’impact conflictuel entre les gros plans et les champs longs ; les analogies portées à l’extrême comme la similitude, plus citée et connue, qui alterne les images du massacre des ouvriers et de l’équarrissage d’un bœuf.
Le thème central du film ne fut cependant pas l’histoire d’une grève, mais la naissance d’un collectif qui bouleversa le monde quelques années plus tard (par rapport à 1912 raconté dans le film). Un collectivisme placé en opposition à l’individualisme, au héros du cinéma européen et hollywoodien. En La grève les personnages principaux et secondaires ont la même importance et sont caractérisés par rapport à la classe sociale d’appartenance et pour cela, bien qu’un peu stéréotypés, ils sont facilement reconnaissables par le spectateur qui identifie donc la "classe" et non l’acteur. À citer, cependant, les interprètes et les rôles : Ivan Kljukvin (militant), Aleksandr Antonov (ouvrier, membre du comité de grève), Michail Gomorov (ouvrier avec l’accordéon), Konstantin Kočin (ouvrier avec le samovar), Miča Mamin (son fils), Daniil Antonovič-Bud’ko (ouvrier suicidaire), Sergueï Tumanov (ouvrier), Alexandre Lëvšin (membre du comité de grève, traître), Vera Ianoukova, Olga Ivanova, Borisova, Kuznecova (femmes des ouvriers), Pavel Grajver (plus grand actionnaire), V. Poltorackij (actionnaire minoritaire), P. Beljaev (troisième actionnaire), Vasilij Čaruev (directeur de l’usine), Grigorij Aleksandrov, L. Alekseev (artisans), I. Ivanov (chef de la police secrète), Maksim Štrauch ("Bulldog", l'espion), Arkadij Kurbatov (policier "Lisa"), P. Malik (policier "Martyčka"), Janyčevskij (policier "Sova"), Boris Jurcev ("roi de la racaille"), Judif' Glizer ("reine de la racaille"). À qui s’ajoutèrent les ouvriers de l’usine de Kolomenski et les citoyens moscovites.
Eisenstein construisit, pour mieux expliciter sa pensée politique, trois niveaux: en surface, les prolétaires, au-dessus les capitalistes, sous les délinquants et les "lumpenprolétariats" (sous-prolétariats), qui, comme l’écrivait Marx, n’ont pas de conscience de classe. Le message du réalisateur était et reste clair : supprimer cette verticalité signifie supprimer le système capitaliste. Non seulement cela : Eisenstein souligna qu’il ne faut pas s’occuper ni du Paradis (le niveau des patrons) ni de l’Enfer (le niveau des sous-prolétaires), mais seulement de la Terre, le niveau des prolétaires, le seul où l’on peut réaliser le communisme (un film qui devrait être vu par la gauche européenne divisée entre capitalistes et sous-prolétaires... tandis que les prolétaires regardent à droite).
La Grève fut le premier film révolutionnaire de l’histoire, ainsi qu’une extraordinaire "première œuvre", comparable en importance à celle d’Orson Welles (Citizen Kane) et de Luchino Visconti (Ossessione).
Eisenstein, jamais satisfait, a développé ses théories sur le cinéma et le montage dans deux essais importants publiés en 1925 : "K voprosu o materialističeskom podchode k forme" ("L’attitude matérialiste à l’égard de la forme" et "Montaž kino-attrakcionov" ("Le montage des attractions cinématographiques").
1925 fut une année importante pour l’URSS, en effet c’était le vingtième anniversaire de la première révolution russe, celle de 1905, considérée comme anticipatrice de la Révolution d’Octobre. Pour la célébrer même sur grand écran, le "Comité pour les célébrations" institué par le PCUS approuva deux sujets : "9 Yanvarya" ("9 janvier"), centré sur le soi-disant "Dimanche de sang" dans lequel l’armée tsariste a tiré sur une manifestation pacifique et "1905" qui retracerait les événements de cette année. Ce dernier a été choisi et a été appelé l’écrivaine arménienne Nina "Nune" Ferdinandovna Agadžanova-Šutko (Ekaterinodar, 8 novembre 1889 - Moscou, 14 décembre 1974). Révolutionnaire depuis 1907, la femme, arrêtée et condamnée à plusieurs reprises, avait occupé des postes de direction politique avant de se consacrer à l’écriture. La révolutionnaire élabora un volumineux écrit "Pjatyi god 1905" ("L’an 1905"), approuvé par le Comité exécutif central de l’Union soviétique, qui retraçait l’histoire de cette révolution manquée, de la guerre russo-japonaise à l’insurrection armée de Moscou.
Pour la réalisation du projet 1905, il fut choisi, après le succès de La Grève (apparemment aussi sur les conseils de Ferdinandovna) Eisenstein. Le réalisateur et "Nume" se mirent au travail. Parmi les documents d’archives, les documents officiels, les souvenirs des protagonistes, le texte de Ferdinand était si imposant qu’il prévoyait plusieurs films. Tous à se réaliser, selon les volontés du PCUS, avant décembre 1925.
Les premiers tournages ont eu lieu en avril à Leningrad, mais les mauvaises conditions atmosphériques ont forcé l’équipe, formée par les fidèles d’Eisenstein, à se déplacer vers le sud, précisément à Odessa, où il n’y avait que deux séquences à tourner dans le port, avec la perspective de rentrer dans l’ancienne Petrograd dès que le temps le permettrait. Ils n’y sont jamais retournés.
Eisenstein et ses collaborateurs séjournaient à Odessa dans l’hôtel London, un bâtiment de la ville qui surplombe le port. Le réalisateur y vit un détail architectural qui changea le cours des événements : un escalier. Eisenstein et Ferdinandovna réalisent qu’ils ne pourront réaliser qu’un seul film, et cet escalier conduit à choisir un seul épisode en 1905. Comme l’a dit le même réalisateur, ils ont décidé de se concentrer sur une petite partie de cette documentation. Quelques lignes de l’écrit de "Nune" qui capturaient cependant le caractère et l’esprit du temps. Elles l’actualisaient, le rendant immortel. Le Parti, par l’intermédiaire de la Goskino, consentit.
L’épisode, déjà porté sur le grand écran par La Révolution en Russie (1905), court de trois minutes dirigé par le français Lucien Nonguet pour la Pathé, concernait la mutinerie, survenue le 27 juin 1905, de l’équipage d’un navire de bataille près de l’île Tendra. Plus qu’un navire, un cuirassé dédié à un prince russe qui répondait au nom de Grigori Alexandrovitch Potchev. Ainsi naquit, même un peu par hasard, l’un des plus beaux films de tous les temps, dont l’importance dépasse l’histoire du cinéma : Bronenosec Potëmkin (Le Cuirassé Potemkine).
Le film fut tourné en trois mois, avec une technique surprenante, dans les lieux réels de l’histoire et, puisque le Potemkine avait été démantelé, les intérieurs furent réalisés soit dans son navire jumeau, le "Douze Apôtres", soit dans le croiseur "Komintener". La scénographie a été réalisée par Vasili Rachals, la photographie par Tissė. Une attention particulière fut accordée à la réalisation des sous-titres rédigés par les poètes futuristes Sergueï Trejakov et Nickolaï Aseev, dont le graphisme était inspiré par les recherches constructivistes, mais Eisenstein lui-même les a choisies une par une, en lui faisant devenir de véritables slogans capables de scander le rythme du film. Rythme garanti aussi par le montage, nerf structurel du film, que le même réalisateur réalisa en seulement 12 jours. Les travaux de montage ont conduit presque à un procès de paternité contre Eisenstein. Le réalisateur, en effet, avait remercié sa collaboratrice pour "les nuits passées ensemble", avec un billet qui engendra quelques malentendus.
Potemkine - Le 21 décembre 1925, au Théâtre Bolchoï de Moscou, il donne la première du film qui est distribué dans d’autres villes de l’URSS à partir du dernier jour de l’année.
Divisé en cinq actes, le film raconte un événement historique réellement arrivé à l’époque de la première révolution russe.
Sur le cuirassé Potemkine ancré au large d’Odessa, règne l’arbitraire despotique des officiers. Les marins, guidés par l’énergique Grigorij Vakulinčuk (Aleksandr Antonov), rejettent la nourriture préparée avec de la viande pourrie et pleine de vers. La colère augmente lorsque le médecin de bord Smirnov (Zavitok) affirme que la nourriture est en bon état. Le commandant Gólikov (Vladimir Barski) pour rétablir l’ordre décide de fusiller les marins qui se sont plaints de la nourriture et les fait couvrir d’une bâche avant le tir. La fin semble certaine, un prêtre orthodoxe bénit l’exécution, mais Vakulenčúk rappelle au peloton que les condamnés sont leurs "frères", déclenchant ainsi la révolte des marins qui jettent à la mer les officiers.
Un militaire réussit cependant à blesser mortellement Vakulenčúk. Les habitants d’Odessa se rassemblent au port autour de la dépouille du vaillant marin (scène rendue plus épique par un brouillard inattendu), tandis que la colère et la solidarité envers les garçons du Potemkine grandissent. Les habitants de la ville se rassemblent sur les marches du port pour se solidariser avec les marins mutinés, mais les cosaques du tsar avancent d’en haut en tirant sur la foule sans défense en frappant des vieillards, des mamans, des enfants et même un landau. Pour les arrêter, le cuirassé Potemkine canonne le théâtre d’Odessa, quartier général des militaires. Pour réprimer l’insurrection, la flotte tsariste est envoyée au port, mais les marins des unités navales et ceux de la Potemkine refusent de tirer les uns sur les autres et au cri "Frères! Frères", le cuirassé Potemkine reprend son voyage en haute mer.
Construit comme une tragédie en cinq actes, capable de fondre l’histoire personnelle des individus dans celle générale de l’Histoire, où l’explosion révolutionnaire est considérée comme un moment nécessaire pour le développement de la société, Bronenosec Potëmkin est peut-être le film le plus célèbre de l’histoire du cinéma, acte fondateur du "nouveau cinéma russe", grâce aussi au rôle central du montage qui scande les actions, privilégie les détails incisifs, réduit les protagonistes à leurs signes distinctifs (bottes de cosaques, monocle du médecin de bord, poing qui se ferme) et les institutions à leurs emblèmes (armoiries gentilices, statues).
Une extraordinaire ré-élaboration historique: malgré tout, les liens réels avec les faits de 1905 sont très faibles.
La célèbre scène de l’escalier fut inventée, il n’y eut pas de massacre dessus, cette scène fut suggérée par le mouvement de la machine (pas moins de quatre caméras utilisées) que l’élément architectural portait avec lui.
Mais aujourd’hui, qui pourrait dire qu’il n’y a pas eu de massacre sur les marches d’Odessa ?
La rébellion du cuirassé, qui dans la réalité était un croiseur, ne passa pas indemne parmi les navires de la flotte tsariste. Il y eut en effet de nombreuses victimes. Mais Eisenstein devait faire un film, il n’était pas un historien, il devait transmettre des émotions, des sensations et des violences qu’il avait lui-même vécues à l’âge de sept ans. Il réussit ainsi à faire du cuirassé Potemkine un message fort et actuel de révolutionnaire, bien symbolisé par le drapeau rouge, coloré à la main image par image, que dans le film on voit quatre fois, les deux premières quand la population fête avec les marins leur victoire et les deux autres vers la fin, quand l’affrontement avec la flotte impériale semble imminent.
Dans le film, Ensenstein a inséré un autre message, pas simple en URSS, celui de l'homosexualité: au début du film, le sommeil agité des marins est très sensuel, les seins nus dans les hamacs sont montrés dans une série d'images distinctement marquées par un érotisme homosexuel; après l'épisode de l'escalier, le climat dans le cuirassé est différent, et les marins dorment ensemble, enlacés. On met affectueusement une main sur les épaules de l'autre. Deux s'embrassent sur les lèvres. Un thème qui revient dans la vie et la filmographie du réalisateur.
Des thèmes forts, mais malgré quelques problèmes avec le montage résolus in extremis, lors de l'avant-première, le film a été bien accueilli par le public. Cependant, les expérimentations du réalisateur, son adhésion au formalisme et au constructivisme, sa décomposition et recomposition de l'histoire avec l'utilisation du montage n'ont pas plu à tout le monde.
Le réalisateur Alexandre Dobrovski affirme que le Cuirassé Potemkine introduit "un principe de confusion dans la cinématographie soviétique". Un autre réalisateur lui fit écho, Abram Matveevic Room, selon lequel les hommes n'étaient pas présents, mais seulement les machines. "Quand Vakulincuk meurt, une grande partie de la force du film disparaît". Mais bien que le film ait souvent été considéré comme un simple instrument de propagande, c'est surtout Konstantin Shvedchikov, directeur de la Sovkino, qui a boycotté le film en URSS, un vieil ami de Lénine, devenu, comme beaucoup, un bureaucrate de parti blasé. Il tarde à distribuer "Le Cuirassé Potemkine". Maïakovski, l'ami du réalisateur, se mobilise mais ce n'est qu'après de longues pressions qu'il fait distribuer le film en URSS, à partir du 19 janvier 1926, et envoie quelques copies à Berlin, convaincu d'un échec qui justifierait son boycott.
Dans la capitale allemande, une première projection privée, organisée par l’ambassade, se tient le 21 janvier 1926 au Schauspielhaus. Le distributeur qui en avait acheté les droits, Premotheus, essaya de présenter le film comme une reconstitution historique, dépourvue de toute valeur politique. Plusieurs mètres de film ont été coupés et les sous-titres modifiés. Le 24 mars, apparemment par intervention directe du ministre de la Guerre, Bronenosec Potëmkin fut interdit parce qu’il était considéré comme "de nature à perturber durablement l’ordre public et la sécurité". Il est de nouveau coupé et remonté. La première a eu lieu à l’Apollo-Theatre le 29 avril 1926, entre les spectateurs Max Reinhardt et Asta Nielsen, mais des copies moins falsifiées avaient été projetées entre le 23 et le 26 avril dans un petit cinéma de la Friedrichstrasse, dans des banlieues où le Parti communiste allemand et les organisations qui lui sont affiliées, jouissaient d’un fort ancrage. Toutes les projections eurent du succès et le film d’ Eisenstein fut projeté dans douze salles en même temps. Sovkino se voit ainsi contrainte de distribuer le film en URSS et de l’envoyer dans d’autres pays.
Mais la "vengeance" de Shvedchikov était au coin de la rue. Le directeur de Sovkino s’empressa de vendre toutes les copies originales à l’Allemagne, comme s’il voulait se débarrasser du film d’Eisenstein. Mais l’histoire a eu, un cours, malheureusement connu. Après d’autres coupes et projections de plus en plus éloignées de l’original, le régime nazi saisit chaque exemplaire en 1933. Le puissant ministre de la propagande Joseph Goebbels ne pouvait pas en permettre la vision, il le considérait comme "un film merveilleux sans égal dans le cinéma. La raison est sa force de conviction. Qui n’a pas une foi politique ferme, après avoir vu le film, pourrait devenir un bolchevik". Il demanda en vain aux cinéastes allemands d’en réaliser une "version nazie" du Bronenosec Potëmkin. Volonté qui a suscité dans Eisenstein colère et dégoût. Le réalisateur écrivit ainsi au hiérarque nazi en soulignant que le national-socialisme n’en contenait "Pas même un atome!". Goebbels dut se contenter, quelques années plus tard, du tristement célèbre Süss le Juif.
La première a eu lieu à Paris le 13 novembre 1926 dans une projection organisée par la réalisatrice Germaine Dulac (plus tard découvreuse de Jean Vigo), mais le film a été interdit l’année suivante parce que "de propagande", "violent" avec des "images immorales". Il fut projeté en privé dans des ciné-clubs et des cercles ouvriers gérés par l’association communiste "Amis de Spartacus", jusqu’à qu’en 1928 la police interdise toute projection. Toujours en France, la censure réexamine le film en 1950, mais ne le distribue qu’après la mort de Staline en 1953. Au Danemark et en Suède, Bronenosec Potëmkin fut arbitrairement remonté, inversant le sens de l’histoire qui voyait dans la version scandinave les Cosaques ramener l’ordre.
Au Royaume-Uni, le colonel J. C. Hanna, au service de la British Board of Film Censors (BBFC), décide d’interdire le film jusqu’au 30 septembre 1926 car il "enflamme la classe ouvrière à la révolte". Les ouvriers avaient récemment organisé une grève générale et le film révolutionnaire aurait eu, selon Hanna, un effet perturbateur. En 1928, le distributeur Ivor Montagu, militant communiste et responsable de la Film Society, tente de contourner la BBFC en s’adressant directement aux gouvernements locaux de Londres et du Middlesex, mais tous deux confirment l’interdiction. Ce n’est pas tout. Scotland Yard intervint auprès des distributeurs pour leur interdire d’en diffuser les copies. Malgré cela, Montagu réussit à organiser une projection le 10 novembre 1929 au Tivoli Palace. Si l’on exclut deux projections "abusives", l’une dans le Hampstead l’autre en Écosse, le chef-d’œuvre d’ Eisenstein au Royaume-Uni ne s’est vu qu’en 1954.
Aux États-Unis, après une projection organisée par Douglas Fairbanks au Baltimore Théâtre de New York, Battelship Potëmkin, comme le film a été rebaptisé, a été coupé, mutilé, remonté comme un flashback qui partait du récit d’un ancien marin du Potemkine joué par Henry Hull avec des dialogues écrits par Albert Maltz, l’un des "Dix d’Hollywood" persécutés dans les années du Maccartisme. Une fois de plus, la force du film surmonte les obstacles, conquiert les intellectuels, pour Charlie Chaplin l’œuvre ne vieillit jamais, et les couches populaires et prolétariennes. En peu de temps, ce film révolutionnaire fut vu en Sierra Madre par les mineurs mexicains, ainsi que dans les banlieues ouvrières de Liège. Clandestinement. Partout où il y avait une cellule communiste.
Au printemps 1928, Bronenosec Potëmkin a été vendu dans 38 pays. Le film est interdit à quatre (France, Royaume-Uni, Italie et Japon, où le film n’est diffusé qu’en 1970) et à quatre autres (États-Unis, Pays-Bas, Finlande et Suède) en version coupée, mais il subit partout des coupures et des modifications arbitraires.
Et l’Italie ? Le film, comme on l’a dit, a été interdit, mais le pays a eu et a toujours un rapport particulier avec Le cuirassé Potemkine. Un des visages emblématiques du film, celui de sa mère en fauteuil roulant, a été interprété par une femme d’origine italienne, Beatrice Vitoldi. Née à Salerne le 15 décembre 1895, elle émigre avec ses parents à Riga où son père trouve un emploi d’ingénieur. Par la suite, la famille s’installe à Petrograd. La jeune femme s’intéresse à l’art et à la politique. Elle a été présentée à Eisenstein, lui aussi passé de Riga à l’actuelle Saint-Pétersbourg, et a participé activement à la Révolution. Après avoir joué pour son ami dans ce seul rôle, Beatrice Vitoldi devient en 1931 la première ambassadrice soviétique en Italie. En 1937, elle fut rappelée à Moscou, arrêtée et jugée pendant la "Grande Purge". Il mourut, comme beaucoup de victimes de l’épuration stalinienne, dans des circonstances encore inconnues. On sait seulement que c’était en novembre 1939.
Au cours des mêmes années, l’Italie n’était pas mieux et Le cuirassé Potemkine fut persécuté par le fascisme. Dans le pays, la première projection publique n’eut lieu qu’en 1945 à l’occasion de la revue "Cinquantenaire du cinéma", mais la censure DC frappa le chef-d’œuvre d’ Eisenstein qui ne se répandit que dans les ciné-clubs et dans les maisons du peuple. La Démocratie Chrétienne a continué à empêcher la projection jusqu’au printemps 1960, quand le film est sorti régulièrement dans les salles.
Il est distribué par la Cinelatina, une société liée au PCI présidée par le sénateur et ancien partisan Egisto Cappellini. La version soviétique fut sonorisée entre 1949 et 1950, les sous-titres en cyrillique furent maintenues, auxquelles s’ajouta un commentaire inutile et pompeux lu par Arnoldo Foà, qui parfois trahissait et accentuait les écrits. Le film remporte 58 millions de lires, ce qui donne à la Cinélatine l’espoir d’une mise en scène nationale. Bien que le document ministériel (nº 31223 du 18 février 1960) n’indiquait aucune censure, le film en Italie portait avec lui les coupures subies par le film en Allemagne et en URSS : le drapeau rouge hissé dans le port d’Odessa tandis que la foule applaudit ; la participation populaire autour du corps de Vakulinčuk; treize coupes des images les plus sanglantes du massacre de l’escalier (parmi lesquelles l’enfant frappé à la tête, l’exécution de sa mère, la vieille femme qui saigne d’un œil). Dans le pays Le cuirassé Potemkine a eu la dernière mutilation pour la projection RAI, qui a eu lieu sur la deuxième chaîne le 24 février 1964. Pour cette occasion, les sous-titres et les cadrages ont été coupés, en mepris au sens poétique et rythmique d’Eisenstein .
La musique mérite également une attention particulière. Dans les premières projections en URSS, une sélection de chansons de Beethoven et Tchaïkovski a été utilisée, mais pour la première berlinoise, Eisenstein a voulu de la musique composée spécialement. Le réalisateur confia le travail à Edmund Meisel (Vienne, 14 août 1894 - Berlin, 14 novembre 1930) qui le réalisa en seulement douze jours. Celle de Meisel, véritable pionnier de la musique pour le cinéma, devint la bande sonore officielle du film, capable de transférer au cinéma un langage sonore fait de dissonances, de bruitismes et de citations, surtout du jazz et des chansons prolétariennes et de résister à l’accompagnement de Nikolai Kryukov réalisé pour la réédition déjà citée de 1949 et à celui pour l’édition "jubilaire" de 1976 composé de chansons symphoniques de Dmitri Chostakovitch, qui, dans le domaine cinématographique, se refera "en prêtant" sa "Valse n.2" à Stanley Kubrick pour Eyes Wide Shut.
Le cuirassé Potemkine est une œuvre chorale comme La Grève où le collectif est plus important que l’individu. Une mention particulière mérite, cependant, Alexandre Pavlovitch Antonov (Moscou, 13 février 1898 - Moscou, 26 novembre 1962) qui, après avoir fait ses débuts à Dnevnik Glumova et être apparu en Stačka, est devenu, en Bronenosec Potëmkin, Grigory Vakulenchuk, marin réellement existé, dont la fin tragique est racontée dans le film. Par la suite, l’acteur joue dans une dizaine de films, tous soviétiques, avant de se retirer en 1956.
Au moins une citation mérite aussi les autres acteurs qui, contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, furent le plus souvent trouvés sur place à Odessa, choisissant des visages expressifs capables de restituer sur l’écran la complexité et la variété du peuple. Un jardinier de Sébastopol interprète le prêtre, le metteur en scène Vladimir Boschice devient le commandant de Potemkine, un chauffeur nommé Zavitok le médecin du navire, Eisenstein lui-même apparaît comme un habitant d’Odessa, pendant que son collaborateur Grigori Alexandrov jouait le lieutenant Giljarovsky. Au delà de la déjà citée Beatrice Vitoldi, à mentionner : Aleksandr Levšin, Andrej Fajt, Marusov (officiers), Michail Gomorov (marin au rassemblement), Ivan Bobrov (marin stagiaire), Konstantin Fel’dman (étudiant au rassemblement), Julija Eisenstein (la femme au petit cochon), Aba Glauberman (enfant sur l’escalier), Prokopenko (mère d’Aba), N. Poltavceva (enseignant à la retraite), T. Suvorina (femme âgée sur l’escalier), Zerenin (étudiant sur l’escalier), à laquelle se joignirent de véritables marins et des habitants d’Odessa.
Le cuirassé Potemkine, plusieurs fois élu meilleur film de l’histoire, a de nombreuses citations dans plusieurs films.
De Partner de Bernardo Bertolucci à Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola, de Le deuxième tragique Fantozzi de Luciano Salce à la citation la plus célèbre, celle tournée par Brian De Palma : le long de l’escalier de l’Union Station de Chicago pour The Untouchables. Bronenosec Potëmkin, en partie influencé par certaines intuitions de Murnau et Lang, inspira aussi des réalisateurs tels que Dreyer, Buñuel, Hitchcock, Visconti, De Santis, Godard, mais aussi la musique de Šostakovič, la poésie de Brecht et de Neruda, la peinture de Francis Bacon.
En 2005, Enno Patalas et Anna Bhn-Schnitt ont organisé la restauration du film pour la Stiftung Deutsche Kinemathek - Filmmuseum Berlin. L’édition intégrale et restaurée du Bronenosec Potëmkin comporte 1372 plans et 146 panneaux entre titres de tête et légendes. Publiée en Italie par la Cinémathèque de Bologne, elle a été projetée le 26 juin 2017 sur la Piazza Maggiore à l’occasion du centenaire de la Révolution d’Octobre, en présence de plus de quatre mille personnes.
Eisenstein "se réveilla célèbre" comme il le rappelait dans ses "Mémoires" et, toujours fasciné par l’Orient, il commença à concevoir un film en trois parties sur la Chine, son histoire et sa révolution. Une œuvre abandonnée pour des problèmes techniques, financiers et pour les positions prises par Tchang Kaï-chek qui, de nationaliste de gauche, était devenu un fervent anticommuniste.
À l’été 1926, le réalisateur s’accorde avec les organismes gouvernementaux sur le sujet du film suivant, centré sur la politique suivie par le PCUS dans la collectivisation de l’agriculture. Il naquit General Naja Linija (La ligne générale), mais quelques mois après le début de la réalisation, Eisenstein et son équipe furent déplacés vers un projet de plus grande urgence, celui relatif aux célébrations du dixième anniversaire de la Révolution d’Octobre, avec un film à projeter le 7 novembre 1927.
Pour commémorer cet événement, la Mezrabpom, maison de production fondée par le communiste italien Francesco Misiano avec Vsevolod Illarionovitch Pudovkin, met en œuvre deux films : Konec Sankt-Peterburga (La Fin de Saint-Pétersbourg) de Pudovkin et Moskva v Oktyabre (Moscou en octobre) de Boris Barnet, ancien réalisateur de la comédie Miss Mend (1926). Le concurrent Sovkino confie ses projets à Ėsfir' "Ester" L’inična Šub, nommée en 1926 directrice de la maison de production à la place de Konstantin Shvedchikov, l’homme qui boycotte Le cuirassé Potemkine, et à Eisenstein.
La Šub (Suraž, 16 mars 1894 - Moscou, 21 septembre 1959), après avoir monté pour le public russe de nombreux films étrangers, dont Dr Mabuse avec Eisenstein, devient la première femme réalisatrice du cinéma soviétique et la meilleure documentariste après Dziga Vertov.
Pour le dixième anniversaire, elle travaille sur un film documentaire, avec des images de répertoire, intitulé Velikiy put' (La grande rue). Plus généralement, elle était une réalisatrice capable de raconter une époque. Il faut rappeler les Padeniye dinastii Romanovykh (La chute de la dynastie Romanov, 1927), Rossiya Nikolay II i Lev Tolstoï (La Russie de Nicolas II et Lev Tolstoï, 1928) sur la Russie tsariste; Ispaniya (Espagne, 1939) une célébration des républicains espagnols réalisée presque entièrement à partir de matériel tourné sur place par les combattants, parmi lesquels le photographe et réalisateur Roman Karmen; Fashizm budet razbit (Le fascisme sera vaincu, 1941) sur la lutte contre le fascisme endémique en Europe.
Pour en revenir aux célébrations du dixième anniversaire de la Révolution d’Octobre, Eisenstein n’a pas reçu de sujet précis, mais une énorme quantité de matériel relatif à la prise du Palais d’Hiver. Le réalisateur et Grigori Vassili Alexandrov, également assistant réalisateur, ont décidé de s’inspirer du scénario de "Ten Days That Shook the World" ("Les dix jours qui ont bouleversé le monde"), l’œuvre écrite en 1919 par le journaliste communiste John Reed qui décrit comme étant un reportage des événements de la Révolution d’Octobre (la vie de John Reed fut racontée par Warren Beatty dans le film Reds). Les deux, avec Tissė, conçurent une œuvre divisée en deux parties distinctes Do Oktjabr (Prima dell’Ottobre) et Oktjabr (Octobre).
Un merveilleux message de fraternité, un manifeste en faveur de l’humanité. Un puissant message actuel encore aujourd’hui. Pour les trois, ce n’est qu’en racontant les antécédents, la stratégie, la tactique adoptée que l’on aurait atteint une pleine compréhension des événements.
Eisenstein avait entre-temps mûri de nouvelles convictions sur le montage, pensées aussi dans la courte période de travail de La ligne générale, dans laquelle il dépassait la sphère des émotions et des sentiments portés par le "montage des attractions", extraordinaire en La Grève et dans Le Cuirassé Potemkine, pour insérer des éléments plus proprement idéologiques et philosophiques. Ainsi naquit le "montage productif" (ou intellectuel) inspiré des idéogrammes chinois et japonais tant aimés par le réalisateur : séparés, ils peuvent ne pas avoir de signification, mais ensemble, ils portent un message. Ainsi, c’était censé être le montage.
La Šub (Suraž, 16 mars 1894 - Moscou, 21 septembre 1959), après avoir monté pour le public russe de nombreux films étrangers, dont Dr Mabuse avec Eisenstein, devient la première femme réalisatrice du cinéma soviétique et la meilleure documentariste après Dziga Vertov.
Octobre
Eisenstein avait entre-temps mûri de nouvelles convictions sur le montage, pensées aussi dans la courte période de travail de La ligne générale, dans laquelle il dépassait la sphère des émotions et des sentiments portés par le "montage des attractions", extraordinaire en La Grève et dans Le Cuirassé Potemkine, pour insérer des éléments plus proprement idéologiques et philosophiques. Ainsi naquit le "montage productif" (ou intellectuel) inspiré des idéogrammes chinois et japonais tant aimés par le réalisateur : séparés, ils peuvent ne pas avoir de signification, mais ensemble, ils portent un message. Ainsi, c’était censé être le montage.
Mais le temps était cruel. Le tournage du film débute le 13 avril 1927 et, pour rattraper le retard des autres cinéastes engagés dans la célébration, l’équipe travaille 14 heures par jour, l’immense Ėduard Tissė tourne plusieurs scènes en même temps. Pendant le tournage, il y eut aussi un "affrontement" qui alimenta la rivalité entre Pudovkin et Eisenstein. Les deux, qui avaient des idées différentes sur le montage, bombardaient (cinématographiquement parlant) le Palais d’Hiver ensemble, l’un du sud, l’autre du nord.
Le 7 novembre 1927, Pudovkin, Barnet et Šub livrèrent leur matériel à temps, tandis qu’ Eisenstein était encore aux prises avec le montage, cette fois pour des impositions politiques. Lénine était mort depuis deux ans et Staline n’aimait pas "que dans le film apparaissent les figures de Zinoviev et, surtout, celle de Trotsky. Le réalisateur coupa ainsi toutes les scènes incriminées, nous ne savons pas avec quelle réaction et humeur, réduisant la longueur du film de 4500 mètres de film initial à 2200 finales. Eisenstein se vit donc contraint de réaliser un seul film intitulé simplement, mais efficacement Oktjabr (Octobre). Présenté le 20 janvier 1928, l’œuvre d’ Eisenstein est projetée pour la première fois en public le 14 mars.
Pétrograd, février 1917. Le régime tsariste de Nicolas II est tombé, sous le poids de la Révolution, mais la révolte amène au pouvoir l’ambitieux et incapable Kerensky (Nikolaï Popov) qui exclut le peuple du gouvernement, perpétuant un système oppressif. Ce n’est qu’en avril que les bolcheviks, menés par Lénine (Vassili Nikandrov), réussissent à s’organiser. Les prolétaires empêchent le coup d’État du général Kornilov, prévalent sur les mencheviks au Congrès des Soviets et organisent l’insurrection d’Octobre. Le cuirassé Aurora ouvre le feu sur le Palais d’Hiver qui est finalement conquis.
Un film passionné et puissant, qui vit une fois de plus la masse protagoniste. Les ouvriers, les soldats, les femmes (trop souvent oubliées), chez les citoyens de Petrograd, devenue Léningrad, souvent appelés à revivre les actions que beaucoup d’entre eux avaient vécues à la première personne, comme Nikolaï Podvoïski. Les figures des chefs révolutionnaires ne prédominent jamais. Lénine lui-même fut interprété par un ouvrier russe nommé Vassili Nikandrov, un peu comme le Caravage qui, pour dépeindre la Vierge, faisait poser des prostituées.
Le choix qui ne convainquit pas Maïakovski qui écrivit : "Je profite de l’occasion pour protester une fois de plus, et de toutes mes forces, contre les contrefaçons cinématographiques de Lénine du genre de celle de Nikandrov. Quand un homme ressemble à Lénine et renforce la ressemblance en assumant des poses de Lénine et en accomplissant des gestes à la Lénine, dans toutes ces extériorités se sent le vide complet, l’absence totale de pensée, et les voir est dégoûtant".
La force du film vient, une fois de plus, du montage, il suffit de penser à l’ascension de Kerenskij qu’en montant les escaliers du Palais d’Hiver, il monte de grade, comme récité par les sous-titres (comme toujours dans Eisenstein partie intégrante du film)ou le Kerensky lui-même monté alternativement à des images de divinités, d’un paon, de Napoléon. Ou encore, entre symbolismes et expériences, les détails des objets du luxe tsariste, symbole du vieux monde, dont la destruction symbolise la victoire du prolétariat : d’un côté les objets, de l’autre l’homme.
Pour l’expérimentation, Octobre n’a pas été immédiatement compris par le public et, sur les quatre films commémoratifs de la décennie, il a été la cible préférée de la critique stalinienne. Les accusations étaient essentiellement deux : celle de ne pas avoir respecté la réalité des faits et celle d’avoir profité du film pour ses expérimentations et ses esthétismes qui avaient "forcé" la réalité, en générant confusion chez le spectateur. "Des centaines de mètres de pellicule furent dépensés pour représenter des objets des anciens appartements impériaux : lustres, tableaux, poteries, serrures, meubles des chambres à coucher, des salons, des salles de réception, choses, choses, choses..." écrit Lebedev ignorant qu’Oktjabr nous donnait un témoignage, unique et direct, du faste tsariste.
Octobre n’était pas, en résumé, un simple film sur la Révolution, mais un film sur la nécessité d’une révolution permanente. Le gouvernement soviétique demanda une célébration du passé, Eisenstein réalisa un ouvrage tourné vers l’avenir.
Après l’échec partiel d’Oktjabr, le réalisateur reprend au printemps 1928 le travail de La ligne générale, presque deux ans après le début du travail. Le thème ne semblait pas s’écarter de celui écrit à l’origine avec l’habituel Aleksandrov, mais il fut simplifié, selon les souvenirs de Tissė, les expédients de tournage qui devinrent plus simples et plus directs. Une simplicité seulement sur le papier vu que pour filmer quelques scènes furent utilisées même cinq machines en même temps, pour avoir des cadrages différents à valoriser avec le montage.
Au printemps 1929, le film est examiné dans plusieurs projections privées. La politique culturelle de l’URSS était en train de changer et après Octobre le PCUS ne voulait plus prendre de "risques". Tandis qu’Eisenstein, Aleksandrov et Tissė se rendaient à l’étranger pour étudier le cinéma sonore, Staline les convoqua lui-même au Kremlin. Le patron incontesté de l’URSS leur expliqua ce qu’était le cinéma (cela semble incroyable...), ce qu’était le marxisme et ce qu’était la vie en général. Il ne lui a pas organisé un voyage didactique dans les campagnes russes, il a changé le titre du film en Staroye i novoye (L’Ancien et le Nouveau) et "a suggéré" une fin plus correcte. Avec ces modifications importantes, le film est projeté pour la première fois au Théâtre Bolchoï le 25 septembre 1929.
Dans un village russe quelconque, dominé par l’ignorance, la superstition et la misère, la veuve Marfa (Marfa Lapkina) survit à peine, contrainte de labourer le camp avec une vieille vache car les koulaks (propriétaires terriens que la politique du Parti voulait effacer) Ils lui refusent toute aide. D’autres paysans sont encore plus mal lotis et sont obligés de tirer eux-mêmes la charrue. La femme propose ainsi de créer une coopérative, mais la plupart des compatriotes préfèrent suivre le "pope" (prêtre orthodoxe) qui fait des processions pour invoquer l’eau. Malgré la méfiance générale, Marfa, avec l’aide d’un agronome, réussit néanmoins à créer une petite collectivité qui devient un important centre économique et social du village. On achète d’abord une petite scrematrice (inaugurée dans une scène inoubliable), puis, après l’union d’autres paysans, un taureau de race qui, après un mariage farfelu avec une vache, est tué par les koulakes. Mais la coopérative est plus forte et parvient à avoir un tracteur. Le véhicule, cependant, tombe en panne avant d’arriver au village. Marfa et le conducteur (Kinstantin Vasilyev) réussissent à le réparer, permettant le début de la récolte.
Le final initialement tourné par Eisenstein, un hommage à L'Opinion publique de Charlie Chaplin, montrait la rencontre occasionnelle de Marfa, désormais conductrice de tracteurs, avec le conducteur devenu paysan. Celui imposé par Staline une union banale entre paysans et ouvriers sur la voie du socialisme.
Mais malgré les modifications et les censures, L’Ancien et le nouveau marque une étape importante de la filmographie du réalisateur, tant pour les mouvements de machine et la profondeur de champ que pour le choix de ne plus se limiter aux masses, mais aussi une femme dont le destin individuel la conduit à se ranger du côté de la Révolution. Pour rendre les choses plus crédibles, Eisenstein choisit directement des paysans à partir de l’analphabète de 43 ans Marfa Lapkina qui, dans le film, joue pratiquement elle-même.
Un thème que nous appellerions aujourd’hui "brûlant", celui de la collectivisation des terres, qui conduisit à l’échec de L’Ancien et du nouveau, critiqué à l’intérieur et à l’extérieur du Parti, sort qui frappa aussi l’année suivante La Terre, le chef-d’œuvre d’Aleksandr Petrovic Dovženko.
Eisenstein décide alors d’enseigner à l’Institut d’État de cinéma de Moscou, puis reprend le voyage interrompu par l’appel de Staline. En août 1929, avant même la projection de L’Ancien et du nouveau, le réalisateur quitte l’URSS, avec les inséparables Aleksandrov et Tissė, pour un séjour à l’étranger à durée indéterminée. En Union Soviétique, beaucoup poussèrent un soupir de soulagement.
Malgré l’ostracisme et la censure, la capacité d’ Eisenstein était évidente. Peu de temps après, à Paris, lors d’une conférence à la Sorbonne, on lui donna un nom capable d’en définir pleinement la grandeur.
Ses initiales, S et M, ont changé de sens et sont devenues "Sa Majesté" Eisenstein.
Andréa Lauro, A suivre
Staroye i novoye (L’Ancien et le Nouveau) - Eisenstein - Dans un village russe quelconque, dominé par l’ignorance, la superstition et la misère, la veuve Marfa (Marfa Lapkina) survit à peine
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COMMUNIST'ART: Elio Petri, le cinéaste renégat - par Andréa Lauro
COMMUNIST'ART: Mario Monicelli, cinéaste italien, auteur de Les camarades (1963)
Et des articles sur la culture soviétique:
Communist'Art: Marc Chagall, compagnon de route de la révolution bolchevique
De nouveaux éléments renforcent l’hypothèse d’une complicité de Paris dans la mort de l’ancien président du Burkina Faso en 1987. À Ouagadougou, le 13 avril, la justice devrait enfin annoncer la tenue d’un procès.
C’est l’un des épisodes les plus obscurs de la tumultueuse histoire entre la France et ses anciennes colonies du continent africain. Le 15 octobre 1987, le capitaine Thomas Sankara, héros de la révolution burkinabée au pouvoir depuis le 4 août 1983, était assassiné au Conseil de l’entente à Ouagadougou par des putschistes aux ordres de Blaise Compaoré. La chute de ce dernier à l’automne 2014, au terme d’un authentique soulèvement populaire, va permettre l’ouverture d’une instruction judiciaire qui arrive enfin à son terme : le 13 avril, la justice du « pays des hommes intègres » doit annoncer la tenue d’un probable procès pour juger les acteurs présumés du meurtre, exécutants et commanditaires.
La séquence pourrait s’avérer explosive, tant l’instruction a mis en lumière de nouveaux éléments incriminant entre autres la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, pilier de la Françafrique, ainsi que des complices français. Plusieurs militaires burkinabés acteurs ou témoins du coup d’État ont attesté sur procès-verbal de l’arrivée d’une équipe de « spécialistes » français pour faire le ménage. « Dès le lendemain, le 16 octobre 1987, Jean-Pierre Palm (un des hommes de Compaoré – NDLR) est venu, accompagné d’un Blanc qui serait un technicien plus un autre qui serait un capitaine français dénommé Baril (…). Notre chef de service aurait déploré qu’on emmène ces Français inspecter notre service et nos installations qui avaient été équipés par des Soviétiques et le personnel formé par les Rus ses, les Algériens et les Cubains », explique l’un d’entre eux. Un autre renchérit : « Comme l’exige la procédure nous avons pris les archives d’écoute concernant Blaise Compaoré et Jean-Pierre Palm que nous nous sommes partagées (afin de) procéder à leur destruction. Ce dernier en personne est venu dans notre service, accompagné de Français, avant même de prendre le commandement, à la recherche des preuves qu’il était sur écoute. »
Un troisième poursuit : « Notre chef, le lieutenant Tibo, passait nous encourager. Jusqu’au jour où le capitaine Jean-Pierre Palm est venu dans notre bureau avec des Blancs, probablement des Français. Un d’entre eux a dit au capitaine Jean-Pierre de m’arrêter. » Jean-Pierre Palm lui-même confirme l’information sur procès-verbal : « C’est une mission française qui était là et qui demandait à faire le point des matériels des forces armées. Ils étaient à la gendarmerie et dans d’autres corps je pense. C’est la présidence (burkinabée – NDLR) qui les avait envoyés, à la gendarmerie, et ils sont venus me rencontrer. Ils se sont intéressés aux transmissions. » Une partie de ces PV extraits de l’instruction, que nous avons pu consulter en intégralité, a déjà été publiée ces dernières semaines dans l’excellent journal burkinabé Courrier confidentiel.
Mais ni le bimensuel spécialisé dans l’investigation, ni les procès-verbaux n’apportent de précision sur l’identité de ce « capitaine Baril » qui évoque le sulfureux Paul Barril, ancien numéro 2 du GIGN reconverti dans le privé via sa société Secrets. Lui-même n’est plus en état de confirmer ou infirmer. Atteint de la maladie de Parkinson, « il ne va pas bien du tout, il est en Suisse et a du mal à parler, à écrire ou à composer un numéro de téléphone », témoigne un de ses proches. Sa présence dans l’équipe de « nettoyeurs » français affaiblirait l’hypothèse d’une participation directe de la DGSE, et renforcerait celle d’une cellule de barbouzes opérant, comme Paul Barril, dans les circuits parallèles de la Françafrique. « Il n’a jamais travaillé pour la DGSE, c’est totalement exclu », explique un cadre de l’époque de la « piscine » située boulevard Mortier : « Barril travaillait toujours pour lui-même, souvent contre les intérêts de la boîte, tout en racontant partout qu’il était un soldat de l’ombre au service des intérêts français. Ce qui est parfaitement inexact. »
Mais l’assassinat de Thomas Sankara coïncidait avec la volonté générale de l’État français et de ses obligés du continent africain de le chasser du pouvoir, quoi qu’il en coûte. À la tête du dispositif qui va sceller sa chute figure donc la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, chasse gardée – avec le Gabon d’Omar Bongo – du tout-puissant Jacques Foccart, patron de la cellule Afrique de Matignon, de retour aux affaires après la victoire de Jacques Chirac aux législatives de mars 1986. « Tant que Foccart était vivant, ces deux pays étaient inaccessibles à Barril, mais pas le Burkina Faso », affirme l’avocat Robert Bourgi, homme clé des réseaux Foccart de l’époque, qui juge plausible la présence du sulfureux capitaine au lendemain du coup d’État : « Barril n’aimait pas du tout Thomas Sankara, qu’il accusait d’être un ennemi de la France, contrairement à Foccart, qui avait pour lui une véritable estime », jure-t-il. Au mois d’août 1987, Robert Bourgi assure avoir été missionné par son patron Foccart pour faire passer un message au président burkinabé. « Dites-lui d’être très prudent, de se méfier. Essayez de l’appeler par une ligne sécurisée pour lui transmettre l’information. » Menace ? Mise en garde ? Sans doute un peu des deux.
La galaxie françafricaine oscillait entre rejet et fascination pour la figure Sankara, brillante, éloquente et charismatique. Et le révolutionnaire est parfaitement au fait des menaces qui pèsent sur sa vie, tant les alertes arrivent de toutes parts. « Houphouët-Boigny, dans l’intimité, admirait Sankara car il lui rappelait sa propre jeunesse quand il était proche du Parti communiste et que les Français voulaient sa peau », explique Robert Dulas, à l’époque conseiller du président ivoirien : « Mais le temps avait passé et le ’’Vieux’’ avait compris qu’il était préférable de pencher du côté de la force. Je me souviens d’une conversation dans son bureau avec Omar Bongo au bout du fil, et Houphouët lui disait : “Le petit, il n’a pas compris. Fidel Castro, il a les Russes derrière lui mais le petit il n’aura que les jeunes pour l’accompagner. Ce n’est pas suffisant, il n’a pas encore ass is son pouvoir qu’il s’attaque déjà aux Blancs.” »
Tout le monde a d’abord tenté de séduire le bouillant capitaine Sankara, et évidemment de le corrompre. Un de ses proches se souvient avoir été missionné pour accueillir deux femmes à la base aérienne de Ouagadougou, qui jouxte l’aéroport, chacune portant une mallette bourrée d’argent envoyée par Houphouët-Boigny pour soudoyer Thomas Sankara et le numéro 2 du pays, « Brutus » Blaise Compaoré. « Thomas a refusé la mallette par éthique personnelle et il a renvoyé la dame à Abidjan. Blaise a gardé l’argent, et il a épousé Chantal. » La future première dame Chantal Compaoré, Franco-Ivoirienne très liée à la famille d’Houphouët-Boigny, a depuis suivi son mari en exil en Côte d’Ivoire, pays qui n’a pas d’accord d’extradition avec le Burkina Faso.
Pour Guy Delbrel, autre « compagnon de lutte » du président burkinabé aujourd’hui consultant, entre autres pour Air France, tous les présidents de l’époque procédaient ainsi : « Thomas m’a raconté avoir reçu 450 millions de francs CFA expédiés par Denis Sassou-Nguesso pour la tenue d’un scrutin, accompagnés d’un petit mot qui disait : “Camarade Thomas, organise des élections et gagne-les. Voilà ce que respectent les Blancs.” »
Mais peu importe l’éventuel verdict des urnes ou l’assise populaire du président, l’étau se resserre inexorablement avec la cohabitation Chirac-Mitterrand. Le premier ministre et patron du RPR ne cache pas l’aversion que lui inspire le trublion du pré carré françafricain. Au lendemain de son assassinat, Jacques Chirac va pourtant verser des larmes de crocodile : « C’est un des pays les plus pauvres du monde qui devrait rassembler toute son énergie pour essayer, avec l’aide de la France, l’aide internationale, de se développer, de répondre à ses misères et à ses malheurs, plutôt que de perdre son énergie dans les coups d’État permanents (…). Je le regrette beaucoup. » Un an plus tôt, le Burkina Faso avait parrainé une motion en faveur de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie aux Nations unies et Jacques Chirac avait immédiatement envoyé une note vengeresse à son ministre de la coopération Michel Aurillac, révélée par le Canard enchaîné : « Trop, c’est trop. Il convient d’en tirer les conséquences et d’aller au-delà de ce que nous avions envisagé pour ce qui concerne la réduction de l’aide à ce pays pour 1987. » À la même période, il livre cet avertissement explicite au journaliste Elio Comarin – aujourd’hui décédé –, dont il croit deviner les sympathies sankaristes : « Dites à votre ’’petit’’ capitaine qu’il range ses abattis (abats de volaille, pattes et ailes coupées – NDLR), d’ici six mois on se sera occupés de lui. »
À ces pressions extérieures se conjuguent les menaces internes. Blaise Compaoré, devenu l’homme lige d’Houphouët-Boigny au cœur de la révolution burkinabée, ne cache plus son ambition de détrôner son « meilleur ami » Thomas Sankara. Boukari Kaboré, dit « le Lion », qui refusera de rendre les armes après le coup d’État de Compaoré, raconte l’une de ses dernières conversations avec le capitaine-président : « Pour impliquer tout le monde dans la sécurité de l’État, on avait demandé à la 5e région militaire commandée par Blaise Compaoré de se déporter sur Diébougou pour sécuriser la frontière. Ce qu’il n’a jamais fait. Compte tenu de la situation de l’époque, j’avais proposé au président Thomas Sankara d’arrêter Blaise Compaoré. Il a catégoriquement refusé, en disant que nous ne devions pas trahir l’amitié. Je lui ai dit que s’il mourait, la révolution allait mourir en même temps : lui était convaincu que la révolution n’allait pas mourir »…
« Tuez Sankara et des milliers naîtront », croyait dur comme fer Thomas Sankara, prêt au sacrifice suprême plutôt que de trahir celui qu’il considérait en dépit des évidences comme son ami. Mais la mort du Che africain n’a pas l’effet escompté. Enfin assis sur le trône tant convoité, « Blaise » enterre les acquis de la révolution puis annonce sa « rectification ». Et le Burkina Faso enfin rentré dans le rang devient progressivement le centre névralgique des coups tordus de la Françafrique (lire page 6), tandis que la Côte d’Ivoire, orpheline d’Houphouët-Boigny en décembre 1993, sombre à son tour dans l’instabilité et les coups d’État.
Le cerveau présumé de l’assassinat de Thomas Sankara a transformé Ouagadougou en capitale des déstabilisations régionales.
La mort de Thomas Sankara intervient en 1987, au crépuscule de la Françafrique, dont la raison d’être remonte aux origines de la guerre froide. Après avoir – comme Moscou l’a fait au nom de l’émancipation des peuples – soutenu le processus de décolonisation pour affaiblir l’Empire français, Washington se ravise au lendemain des indépendances et impose un accord tacite. Paris peut conserver la mainmise sur ses anciennes colonies à condition que les régimes néocoloniaux constituent autant de boucliers à la progression d’une « contagion » communiste que les États-Unis, qui n’ont pas encore de bases militaires sur le continent africain, peinent à contenir.
Gageons que l’assassinat du révolutionnaire burkinabé n’a pas ému outre mesure les stratèges de Washington, tant ses discours dénonçaient autant l’impérialisme français que « yankee », fustigeaient le fardeau de la dette, l’appauvrissement des pays du Sud grâce à la spéculation sur le prix des matières premières, qui réduisait les économies nationales à leur seule vertu utilitaire sur les marchés internationaux.
Dans ce nouvel environnement post-guerre froide, Blaise Compaoré se sent comme un poisson dans l’eau. L’autosuffisance alimentaire atteinte par la « révolution » sankariste cède le pas à l’extension de la monoculture du coton – dont le Burkina Faso devient le principal exportateur à l’échelle du continent –, mais le nouvel homme fort nourrit d’autres ambitions. Le crépuscule de Félix Houphouët-Boigny, qui décède fin 1993, laisse un grand vide que Blaise Compaoré va s’appliquer à combler.
Ouagadougou devient la base arrière des hommes de Charles Taylor, chef de guerre puis président du Liberia, mais aussi du Front révolutionnaire uni (RUF), la milice qui coupait les bras des enfants au Sierra Leone, qui installe aussi son quartier général dans la capitale burkinabée. En 2000, un rapport de l’ONU évoquera même la présence de soldats de Compaoré dans les rangs du RUF, qui bénéficie de l’expérience et des formations dispensées à Pô, centre d’entraînement de l’armée et des parachutistes de Blaise.
On le retrouve aussi en Angola, aux côtés de Jonas Savimbi, le chef de guerre soutenu par l’Afrique du Sud de l’apartheid et icône de l’ancien chef des services secrets français Alexandre de Marenches, qui le considérait comme le « De Gaulle africain » (sic), quand Thomas Sankara n’avait que mépris pour ce soldat de l’Occident soutenu par toutes les forces réactionnaires du continent.
Mais l’opération la plus emblématique demeure la déstabilisation de la Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo, réalisée en parfaite entente avec les Français. En septembre 2002, quelques mois à peine après la réélection de Jacques Chirac et la fin de la cohabitation avec Lionel Jospin, le mouvement rebelle ivoirien du MPCI (Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire), rebaptisé par la suite Forces nouvelles, attaque les villes du nord de la Côte d’Ivoire avec des équipements militaires fournis par le Burkina Faso. Au lieu de respecter l’accord de défense qui lie les deux pays, Paris décide d’utiliser ses 2 500 soldats présents sur place pour figer les positions des belligérants et imposer une négociation politique à Laurent Gbagbo. On connaît la suite : au printemps 2011, le président ivoirien insoumis à la France est finalement chassé du pouvoir par les rebelles, cette fois directement appuyés par les militaires déployés par Paris.
À rebours des promesses du président français, l’entraide judiciaire entre Paris et Ouagadougou n’a pas beaucoup aidé les magistrats burkinabés.
Face à des étudiants réunis à Ouagadougou le 28 novembre 2017, Emmanuel Macron avait promis de déclassifier « tous les documents produits par les administrations françaises pendant le régime de Thomas Sankara et après son assassinat, pour être consultés aux demandes de la justice burkinabée ». Vu la position de force de la France à l’époque, sa proximité avec la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny et les relations étroites que Paris va nouer par la suite avec le régime de Blaise Compaoré (1987-2014), les magistrats en charge du dossier attendaient beaucoup de cet engagement sans fard du président français. La déception s’est révélée à la hauteur des espérances. « Nous avons reçu des tonnes de papier », euphémise une source judiciaire à Ouagadougou. « Mais ce sont des archives classiques, il n’y a rien de très secret, ni de très confidentiel. Les deux premiers lots étaient constitués de documents éparses venant du ministère de l’Intérieur, du Quai d’Orsay, des renseignements généraux, ou quelques notes sans intérêt des services secrets. »
Parmi ces dernières, la note déclassifiée (I-397.177) qui fait état d’un complot « projeté par Thomas Sankara pour éliminer Blaise Compaoré, Henri Zongo et Jean-Baptiste Boukary Lingani, prévu pour le 15 octobre 1987 à 20 heures », soit quelques heures à peine après l’assassinat de Thomas Sankara. En clair, selon cette note des fins limiers français, Blaise Compaoré aurait presque agi en état de légitime défense ! Une autre source judiciaire précise n’avoir « pas encore eu accès à un troisième lot, qui est arrivé à la fin de l’année 2020, après que le juge d’instruction a rendu son ordonnance de clôture, et non sans avoir bataillé pendant près d’un an pour l’obtenir ».
En attendant un improbable réveil de Paris, chacun pourra spéculer sur les raisons profondes de cette très timide coopération judiciaire, qui intervient au moment où l’image de la France se dégrade dans la bande sahélienne en général et au Burkina Faso en particulier. À Ouagadougou, la figure de Thomas Sankara a été totalement réhabilitée en héros national et tous les responsables politiques ou presque revendiquent son héritage. « C’est une grave erreur de jugement », estime Bruno Jaffré, biographe de Thomas Sankara (1), pour qui « cette coopération très décevante risque de provoquer encore plus de dégâts que la vérité elle-même, quelle qu’elle soit ». M. d. M.
Une commission d'historiens dirigée par Vincent Duclert portant sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, a été remis à Emmanuel Macron le 26 mars. Il écarte l’idée d’une « complicité » de Paris. Pour François Graner, spécialiste du sujet, « certains décideurs français jugeaient l’idéologie du pouvoir hutu acceptable ». Entretien
Chargés il y a deux ans par Emmanuel Macron d’« analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda », les historiens de la commission Duclert ont remis leurs conclusions au président le 26 mars. Si leur rapport conclut à des « responsabilités accablantes » de Paris dans le génocide des Tutsis, en 1994, il écarte l’idée d’une « complicité » française avec les génocidaires. « La complicité a été multiforme : diplomatique, militaire, financière, médiatique », écrivait au contraire l’an dernier, dans un livre (1) cosigné par Raphaël Doridant, François Graner, qui a par ailleurs obtenu du Conseil d’Etat, en juin 2020, le droit d’accéder aux archives de François Mitterrand sur le Rwanda. Il décrypte les grands axes de ce rapport, pour en éclairer les contradictions. À commencer par le silence fait sur l’architecture institutionnelle de la Ve République et la constante « françafricaine » qui ont rendu possible l’appui français aux génocidaires.
François Graner Les responsabilités françaises sont accablantes : nous le répétons depuis des années ; le voir écrit noir sur blanc, c’est très bien : voilà un revers pour ceux qui nient ces responsabilités. Cela dit, la formule « responsable mais pas complice » est pour le moins curieuse. Le raisonnement de Duclert consiste à dire que les historiens ayant travaillé sur ce rapport ne sont pas des juges, que c’est aux juges de trancher, mais que cette commission devait tout de même prendre position pour écarter, en l’absence d’intention génocidaire, la complicité.
Il n’y a pas d’intention génocidaire du côté français, nous sommes tous d’accord sur ce point. Nous n’en voyons aucune trace, dans aucune archive. En 1994, les décideurs français étaient guidés par une obsession : maintenir le Rwanda dans leur zone d’influence. C’est pour cette raison qu’ils ont soutenu les extrémistes hutus avant, pendant et après le génocide des Tutsis. Mais il se trouve que, en droit, le complice est celui qui a aidé les criminels en connaissance de cause, avec un effet sur le crime commis. Ces trois conditions sont clairement remplies dans le cas du soutien français aux génocidaires. De nombreux cas de jurisprudence établissent la complicité sans intention criminelle.
François Graner Certains décideurs français – pas tous – jugeaient l’idéologie du pouvoir et des extrémistes hutus tout à fait acceptable. En dépit des alarmes, Mitterrand et certains des haut gradés qui l’entouraient estimaient normal que les Rwandais étiquetés hutus puissent avoir accès au pouvoir, à la domination des autres, parce qu’ils étaient censés représenter 85 % de la population. L’idéologie de discrimination portée par le pouvoir hutu était acceptée. Et lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) à dominante tutsie s’est attaqué à la dictature de Juvénal Habyarimana, la France s’est portée au secours de son allié, en vertu d’un réflexe françafricain classique d’appui à ses « amis » menacés par des rebelles. Les décideurs français ont repris à leur compte, alors, l’équation FPR = Tutsi = ennemi, aussitôt transmise aux militaires. Sans ouvrir une porte directe sur le génocide, cela a préparé le terrain à le tolérer.
L’obsession des décideurs français : maintenir le Rwanda dans leur zone d’influence. D’où leur soutien aux Hutus avant, pendant et après le génocide.
Dans « Rwanda, la fin du silence. Témoignage d’un officier français » (les Belles Lettres), l’ancien capitaine Guillaume Ancel témoignait en 2018 des ordres reçus le 30 juin 1994 par les soldats de l’opération « Turquoise » pour conduire une opération – suspendue in extremis – visant à bloquer la progression du FPR, qui, seule, pourtant, stoppait les génocidaires. Il revenait sur la passivité de l’armée française devant les massacres de Bisesero (à l’ouest du Rwanda).
François Graner Le témoignage du capitaine Ancel confirme ce prisme par lequel les militaires français voient le FPR comme l’ennemi, et non comme un allié pour mettre un coup d’arrêt au génocide. En fait, le génocide n’est tout simplement pas pris en compte par les quelques décideurs français qui pilotent l’action de « Turquoise ». Cette opération sert surtout leur communication : ils invoquent sa mission « humanitaire », mais, dans la pratique, ce n’est pas sa vocation principale. C’est pour cette raison que, au moment de faire des choix, comme à Bisesero, où les Tutsis étaient livrés à leurs tueurs, l’armée française est restée passive : ce n’était pas sa priorité.
Sur l’opération du 30 juin, visant à mettre un coup d’arrêt à l’avancée du FPR, le capitaine Ancel appelait à confronter aux archives son propre récit, corroboré par d’autres témoignages. Le rapport Duclert ne s’y attache pas. Il faudra poursuivre les recherches, en espérant une plus grande ouverture, à l’avenir, des archives militaires.
S’agissant de Bisesero, c’est le point focal des plaintes déposées par Survie pour complicité de génocide. La mission d’information parlementaire de 1998 avait évacué le sujet, mais des archives existent, nombreuses. Postée à quelques kilomètres des lieux du massacre, l’armée française n’est pas intervenue, jusqu’à ce que quelques soldats finissent par désobéir pour sauver, de leur propre chef, des Tutsis. Cet épisode est abordé dans le rapport mais sans nouveauté, de façon décevante, avec beaucoup de délayage, pour finalement reprendre l’argumentaire de l’armée, sans creuser davantage. Il y a dans notre livre bien plus de documents propres à éclairer cette affaire.
François Graner Le rapport Duclert accable François Mitterrand, livre quelques décideurs en pâture, tente de présenter le Rwanda comme un laboratoire, un cas singulier. Pour mieux préserver l’essentiel, c’est-à-dire la Constitution de la Ve République instituant un régime présidentiel, la Françafrique et sa politique de préservation d’une zone d’influence française, les forces spéciales mobilisées dans des opérations extérieures échappant à tout contrôle démocratique. Le rapport évite soigneusement de mettre en cause ces trois piliers qui portent, jusqu’à nos jours, la politique africaine de la France. Depuis 1994, aucune leçon n’a été tirée : le régime s’est présidentialisé davantage, les forces spéciales sont plus sollicitées que jamais et le soutien français à des régimes autoritaires et dictatoriaux se perpétue. C’est un problème systémique. Si nous devons, comme citoyens, nous intéresser au génocide des Tutsis, c’est bien sûr pour des raisons mémorielles et par respect pour les victimes et les rescapés mais aussi pour éviter la répétition d’un tel scénario. Or le rapport Duclert se garde bien d’interroger les mécanismes qui ont rendu possible cette complicité française.
Lettre au Ministre de la Justice
Monsieur le Ministre,
Je me permets d’attirer votre attention sur un nouvel élément d’actualité concernant le dossier de l’assassinat de Dulcie September, représentante du Congrès National Africain (ANC) le 29 mars 1988 à Paris.
Ce meurtre, exécuté sans doute par un professionnel, avait suscité une grande émotion populaire. Beaucoup d’éléments indiquent une implication des services secrets du régime d’apartheid. Pourtant le 17 juillet 1992, une ordonnance de non-lieu est rendue par la justice française suite à un abandon précoce de la procédure, ouverte par le Procureur de la République le 11 avril 1988. Tous les observateurs s’accordent à dire que des moyens particulièrement faibles avaient été affectés à cette affaire et que cette procédure était marquée par un défaut très sérieux dans la collecte d’informations élémentaires. Il est à noter par ailleurs que le ministère public pouvait à l’époque recevoir des instructions individuelles de la part du Garde des Sceaux sur la base la loi du 31 décembre 1957 instituant le code de procédure pénale (article 36). Pourriez-vous m’indiquer si cela a été le cas pour le dossier de Dulcie September ?
En tout état de cause sa famille a saisi le 16 février dernier le tribunal judiciaire de Paris sur le fondement de l’article 141-1 du code de l’organisation judiciaire qui prescrit expressément que l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice.
Je partage les préoccupations exprimée par la famille de Dulcie September et de tous ceux qui depuis des décennies veulent que la vérité apparaisse au sujet de ce meurtre et de son traitement par l’institution judiciaire. La France s’honorerait de permettre des avancées décisives en la matière. Par conséquent je vous serais reconnaissant, Monsieur le Ministre, de suivre ce dossier avec toute l’attention nécessaire.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes salutations les plus distinguées.
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Et la réponse du garde des sceaux Dupont - Moretti
Par Jacqueline Dérens Autrice
Dulcie September était assassinée à la porte de son bureau à Paris, le 29 mars 1988. Cinq balles tirées presque à bout portant ne lui laissaient aucune chance, elle est morte sur le coup. Après une enquête bâclée, la justice française déclarait le dossier clos par un non-lieu en juillet 1992. Cela ne pouvait satisfaire ni sa famille, ni ses ami.e.s, ni les militant.e.s anti-apartheid. Deux décisions administratives ont ensuite été prises par le parquet, une par le procureur de Paris, le 29 mai 2019, et une par le procureur général, le 9 janvier 2020, refusant la réouverture d’une enquête sur les raisons de sa mort.
C’est pourquoi sa famille a choisi de mener une action judiciaire contre l’État français, pour déni de justice, en demandant la réouverture du dossier et une nouvelle enquête sur l’assassinat de ses tante et belle-sœur. Elle demande aussi que cet assassinat soit considéré comme un crime d’apartheid, donc imprescriptible, puisque, au moment de son meurtre, Dulcie September était la représentante du mouvement de libération African National Congress (ANC) à Paris. Cette demande est soutenue par la Fondation Mandela, Stephan Aggett, neveu du militant anti-apartheid et syndicaliste Neil Aggett, mort en détention, des commissaires de la Commission de la vérité et de la réconciliation, Evelyn Groenink, journaliste, Bachir Ben Barka, Sylvie Braibant, le maire d’Arcueil où Dulcie a résidé, Pierre Laurent, sénateur communiste de Paris et vice-président du Sénat, l’Afaspa, etc. Le dossier a été déposé et la première audience publique aura lieu le 11 octobre 2021.
En ce mois de mars consacré à lutte contre le racisme, en mémoire du massacre de Sharpeville, le 21 mars 1960, et à la suite de la journée consacrée à la lutte pour les droits des femmes, le documentaire Murder in Paris, réalisé par Enver Michael Samuel, est diffusé sur la chaîne de télévision sud-africaine SABC 3. Une conférence est organisée par la Fondation Mandela au Freedom Park de Johannesburg ; enfin, l’ambassade d’Afrique du Sud à Paris organise une visioconférence, ce lundi 29 mars.
Le documentaire Murder in Paris fait un portrait très complet de Dulcie avec les témoignages de sa famille et de ses camarades de lutte. Le film pose aussi la question brûlante : pourquoi Dulcie ? Pourquoi abattre froidement cette responsable de l’ANC à Paris ? Qui avait intérêt à la faire taire ? Qu’avait-elle découvert de si gênant pour que la justice française classe l’affaire par un non-lieu ? Pourquoi la direction de l’ANC à Londres n’a-t-elle pas répondu à ses appels en n’envoyant personne à Paris pour la seconder ? Enver Michael Samuel donne la parole à Evelyn Groenink, la journaliste d’investigation néerlandaise qui a consacré plus de trente ans à enquêter sur cette affaire. Elle met à nu les relations entre la France et le régime de l’apartheid. Relations secrètes en violation flagrante des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies qui exigeaient l’embargo total sur les ventes d’armes. La France, en plus de fournir du matériel militaire, a permis à l’Afrique du Sud de se doter de l’arme nucléaire. En Afrique du Sud, des documents déclassifiés apportent la preuve de ces relations illégales et les complicités pour contourner l’embargo sur les armes ou le pétrole. Dans son livre Apartheid, Guns and Money, Hennie Van Vuuren a mis en avant ces relations secrètes comme motif probable de la volonté d’éliminer Dulcie September.
Trente-trois ans après le meurtre de cette dernière, allons-nous enfin connaître la vérité, et la justice sera-t-elle rendue à la famille de cette militante qui a sacrifié sa vie à une cause juste ?
Après une parodie de procès, les deux militants communistes furent condamnés, le 5 avril 1951, à périr sur la chaise électrique. Pacifiste et anti-impérialiste, le couple a défendu jusqu’au bout son innocence.
Leur procès politique allait se conclure par leur condamnation à périr sur la chaise électrique. Il y a soixante-dix ans, le 5 avril 1951, le verdict du jury d’un tribunal sous influence tombait sur Ethel et Julius Rosenberg. Après une délibération grossièrement truquée, selon les analyses de nombre de juristes, menée par un juge aux mains de la CIA, les deux militants communistes de 36 et 33 ans étaient déclarés coupables de « haute trahison contre le peuple américain » au prétexte qu’ils auraient transmis les secrets de fabrication de la bombe nucléaire américaine à l’Union soviétique. Deux ans plus tard, en dépit de divers recours et d’un immense mouvement de solidarité internationale, ils furent soumis au châtiment suprême, dans toute sa barbarie : plusieurs infinies minutes, selon les témoins de l’exécution, avant que les suppliciés n’expirent.
Le crime d’État visait rien de moins que d’installer la géopolitique états-unienne de la guerre froide en décrétant la terreur contre toute critique intérieure. Washington avait misé sur une suprématie militaire totale grâce à la bombe atomique. Des travaux pratiques avaient permis d’en mesurer l’efficacité sur l’échelle de l’immonde à travers ces dizaines de milliers de civils massacrés à Hiroshima et à Nagasaki.
Ethel et Julius étaient de ceux qui se battaient depuis des années contre le fascisme, pour la paix et la justice sociale, et ils soutenaient l’URSS, alors encore auréolée de sa révolution et de sa résistance au nazisme. Le jeune couple figurait parmi « les rouges », dépeints comme une 5e colonne par le maccarthysme. Son principal tort aura été d’avoir lutté de toutes ses forces contre cette stratégie de domination impériale, dantesque pour l’avenir de l’humanité. Ethel et Julius devaient être assassinés pour l’exemple, pour dissuader toute velléité d’opposition à la terrible raison d’État. Eux, dont les familles juives, originaires d’Europe centrale, avaient fui les pogroms et l’arbitraire pour se réfugier à New York, dans la ville-monde et ses promesses de liberté, furent victimes du piétinement de la démocratie et de la justice orchestré par le sénateur Joseph McCarthy et ses acolytes du FBI comme un certain Edgar Hoover, qui s’illustrera un peu plus tard contre les militants noirs des droits civiques.
Soixante-dix ans après, la mémoire des Rosenberg demeure un énorme enjeu. Ethel et Julius ont plaidé leur innocence jusqu’au bout. Mais une chronique s’invite régulièrement dans les médias pour tenter de faire la démonstration de leur « culpabilité » ou de relativiser au moins la terreur d’État pratiquée par Washington. Elle s’appuie sur des témoignages dévoilant le militantisme du couple contre la bombe ou (et) le rôle de quelques-uns de ses proches. Comme le frère d’Ethel, David Greenglass, qui fut, durant le procès, un témoin à charge. Il avait affirmé avoir vu sa sœur taper à la machine des documents issus de la base atomique de Los Alamos. Des assertions lourdes puisque Greenglass, qui y avait lui-même travaillé, avait reconnu avoir appartenu à un réseau d’espionnage au service de l’URSS.
Aveux fabriqués et dictés par une accusation à court d’éléments réellement confondants, ou expression d’une terrible haine intrafamiliale ? Cinquante ans plus tard, Greenglass avouera publiquement avoir menti, tout en précisant curieusement « ne rien regretter ». La figure des Rosenberg comme maîtres espions nucléaires vacillait. Elle n’avait, il est vrai, jamais été vraiment prise au sérieux par nombre d’observateurs. Le physicien britannique d’origine allemande Klaus Fuchs ne fut-il pas reconnu, entre-temps, comme l’indiscutable « orchestrateur » des « fuites » atomiques vers l’Union soviétique ?
Qu’à cela ne tienne, l’ingénieur électricien Julius Rosenberg n’avait-il pas succombé à la cause de l’ennemi communiste ? Ne fut-il pas membre de la Fédération des architectes, ingénieurs, chimistes et techniciens (FAECT) des États-Unis, qui ne cachait pas ses sympathies pour l’URSS durant les années 1930 et 1940 ? Nombre de commentaires s’acharnent jusqu’à aujourd’hui si ce n’est à justifier les bourreaux, au moins à blanchir partiellement le chef de file du « monde libre » de son bien encombrant crime d’État ?
Les Rosenberg ont d’évidence partagé avec les communistes états-uniens la nécessité d’organiser, durant cette période, le soutien à l’URSS menacée. Cet engagement au service de la paix était incompatible avec une géopolitique de la guerre froide, redevenue malheureusement si actuelle. Ethel Rosenberg a écrit juste avant de s’asseoir sur la chaise électrique : « J’envoie tout mon cœur à tous ceux qui m’aiment. Je ne suis pas seule et je meurs avec honneur et dignité, en sachant que mon mari et moi nous serons réhabilités par l’histoire. » Ce combat-là se poursuit, soixante-dix après leur monstrueux assassinat d’État. Il est, chère Ethel, plus crucial que jamais de l’emporter.
Entre 1950 et 1956, le maccarthysme émerge aux États-Unis en même temps que la guerre froide. Son maître d’œuvre, le sénateur républicain Joseph McCarthy, va s’employer à légitimer la chasse aux communistes et à tous ceux dont la pensée critique est suspectée de leur rendre service. En 1952, il prend la direction d’un sous-comité sénatorial d’enquête permanent qui érige la délation en instrument de gouvernance. Il pourra entretenir un délire de persécution paranoïaque collectif afin de bannir ou d’exclure des centaines de milliers de citoyens mal-pensants.
Message de Robert Meeropol, fils cadet d'Ethel et Julius Rosenberg, en soutien au journal l’Humanité