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13 décembre 2012 4 13 /12 /décembre /2012 17:03

 "Jean-Jacques Rousseau, un intempestif toujours moderne"

 

jean-Jacques-rousseau.jpg

 

On célèbre cette année le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.

Comme ce philosophe, ainsi que pour bien d'autres, n'a pas eu peu d'influence sur mes conceptions morales et politiques, je voudrais ici lui rendre hommage en reprenant quelques parties de mes cours de terminale d'il y a quelques années sur le Contrat Social et le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes en espérant que ce propos donnera envie de lire Rousseau et permettra de mieux connaître les caractères distinctifs de sa pensée morale et politique.

Ce philosophe et écrivain génial fut un précurseur de tant d'évolutions intellectuelles du XVIIIème siècle, du XIXème siècle et du XXème siècle: la pensée historique, le romantisme, le narcissisme littéraire et l'écriture de l'intimité, le républicanisme, la critique anarchiste ou socialiste de l'État et du droit, la critique écologiste ou nostalgique des cultures traditionnelles du progrès technique et de la modernité, l'ouverture à la dimension émancipatrice de la politique et de la pédagogie, capables de refaçonner l'homme, nullement assigné à une nature inamovible, le théoricien d'une morale basée sur l'authencité, la conscience et la sensibilité, l'anthropologie affirmant la relativité et la dimension culturelle des valeurs.

Dans sa radicalité et dans sa capacité à penser à partir de lui-même et souvent à contre-courant, Rousseau est encore une source d'inspiration féconde pour notre siècle. On ne se lasse pas de le lire et de le relire.

J'aimerais ici raconter Jean-Jacques pour ceux qui ne connaissent pas son existence et sa personnalité exceptionnelles, puis montrer en quoi la pensée de gauche du XXème et du XXIème siècle peut encore trouver des fondements et des arguments dans ses théories philosophiques, en m'intéressant particulièrement à ses trois œuvres philosophiques capitales, le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Le Contrat Social et L'Emile.

Ce ne sera ni une analyse très spécialisée de type universitaire, ni un propos rapide de journaliste, ni un commentaire littéraire et philosophique très personnel, mais une lecture empathique et je l'espère non trop pesamment pédagogique d'une des œuvres fondatrices de la pensée moderne, qui mérite d'être connue car nos combats, nos valeurs et nos préoccupations ne viennent pas de nulle part.

 

Tout d'abord, pour situer le personnage, racontons sa vie de la manière la plus conventionnelle qui soit, en suivant l'ordre chronologique de sa biographie et de ses travaux littéraires et philosophiques.

 

I. La vie extraordinaire de Jean-Jacques Rousseau…


 

1712 : Jean-Jacques Rousseau vient au monde à Genève le 28 juin. Sa mère meurt en couche. Son père, d’origine huguenote et horloger de son état, l’élève tant bien que mal, aidé de sa sœur.

1722-1723 : Jean-Jacques est envoyé avec son cousin Abraham en pension au presbytère de Bossey chez le pasteur Lambercier et y reçoit pour la première et la seule fois de sa vie un enseignement scolaire. Il a dix ou onze ans lorsqu’il reçoit de la main de Mlle Lambercier, accusé injustement d’avoir cassé un peigne, une fessée dont le charme inattendu étonne pour toujours sa sensibilité. Dans les Confessions, Rousseau raconte comment il a pu jouir de ce châtiment : « Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire de ce qui devait s’ensuivre naturellement » (Confessions, I, chap1).

1723-1728 : Ramené à Genève, Jean-Jacques devient apprenti chez un greffier, puis chez un maître graveur. Lecteur insatiable, il dépense son maigre salaire chez la mère Tribu, loueuse de livres. Il se venge de la tyrannie de son maître en commettant de menus larcins à ses dépens et s’éprend en même temps d’une petite Goton dont il aime à se faire maltraiter et de Mlle de Vulson qui se laisse adorer par lui.

1728 : un dimanche de mars, les grilles de Genève s’étant refermées avant qu’il ne puisse rentrer en ville, Jean-Jacques fuit sa ville natale, pour ne pas s’exposer aux foudres de son maître, mais aussi par goût de l’aventure. Le voilà bientôt à Annecy, devant une jolie dame blonde de vingt-neuf ans, Françoise-Louise de Warens, qui fait profession de convertir au catholicisme des Genevois égarés. Jean-Jacques s’éprend immédiatement d’elle et accepte de lui obéir en allant à pied à Turin pour y consommer sa conversion au catholicisme. Une fois sorti, dûment baptisé, de l’hospice des catéchumènes, Jean-Jacques continue à se livrer dans les rues de Turin à son goût du vagabondage. Oubliant sa protectrice d’Annecy, il s’engage dans un flirt avec une petite marchande brune dont le mari est opportunément absent régulièrement, Mme Basile. Puis, la bourse vide, il entre comme laquais au service de Mme Vercellis. A la mort de Mme Vercellis, Rousseau s’approprie un ruban couleur de rose et d’argent pour en faire cadeau à une jeune servante qu’il aime bien, Marion. Le vol est découvert et Jean-Jacques se défend en accusant publiquement, et devant elle, l’innocente Marion, qui sera renvoyée brutalement. Le poids de la culpabilité lié à ce forfait accablera Rousseau toute sa vie, à ce qu’il dit dans ses Confessions (chap 2). Après des semaines de vagabondage à Turin, assaisonnées d’incidents causés par son goût pour l’exhibitionnisme à distance respectable des jeunes femmes, compensation à sa timidité naturelle dans le tête à tête avec les filles, Rousseau endosse à nouveau la livrée de laquais chez le comte de Gouvon, où il tombe amoureux de la petite fille du nouveau maître, bien sûr inabordable, avant de rentrer en Savoie sur un coup de tête. Au chap.4 des Confessions, Rousseau confie son goût pour les femmes de l’aristocratie qui ne se démentira jamais : « D’ailleurs des couturières, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guère. Il me fallait des Demoiselles. Chacun a ses fantaisies ; ça a toujours été la mienne…Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état et du rang qui m’attire ; c’est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s’exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préfèrerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette préférence ridicule mais mon cœur la donne malgré moi.»  

De 1729 à 1731 : Jean-Jacques retrouve Mme de Warens, qu’il appelle Maman tandis qu’elle l’appelle Petit, à Annecy, et accepte, « sous ses caresses maternelles », de s’initier à la carrière ecclésiastique au Séminaire, avant de se raviser devant son peu d’appétence pour la chose : « J’allai au séminaire comme j’aurais été au supplice. La triste maison qu’un séminaire, surtout pour qui sort de celle d’une aimable femme ! ». Il quitte bientôt le séminaire d’Annecy pour s’adonner à sa nouvelle passion pour la musique dans la maîtrise de la cathédrale, puis, à 19 ans, il quitte tout à fait Mme de Warens et les clercs pour commencer un long vagabondage à pied, sans objectif précis, qui durera toute une année, et qui le conduira à Nyon, Fribourg, Lausanne, Neuchâtel, Berne, Paris, Lyon. Arrivé à Lyon en 1731, et totalement démuni d’argent, il est enfin obligé de trouver un gagne-pain régulier : il copie de la musique, puis Mme de Warens essaye de le convaincre d’accepter un travail d’obscur gratte-papier au cadastre de Chambéry. Mme de Warens commence enfin à traiter en homme son protégé et, quand son amant en titre, qui était aussi son intendant et son jardinier en chef, meurt en 1734, Rousseau demeure seul possesseur de la baronne.

De 1740 à 1750 : la recherche d’élévation sociale. En 1740, Rousseau devient pour un an précepteur des deux fils d’un aristocrate puissant et fortuné, Jean Bonnot de Mably, puis il commence à rédiger des opéras et des traités théoriques sur la musique. En 1743, l’ambassadeur de France à Venise, le comte de Montaigu, lui propose d’être son secrétaire, mais J.J se brouille avec lui au bout d’un an et revient à Paris, où il fréquente des familles de financiers, les Dupin et les d’Epinay, auprès desquelles il joue le rôle de secrétaire, de comptable, et de plaisant convive. Vers 1745, Rousseau rencontre à Paris une servante d’auberge illettrée de 25 ans, Thérèse Levasseur, qui deviendra sa compagne, et avec qui il aura cinq enfants naturels, tous confiés à l’hospice des Enfants trouvés. Vers 1748-1749, Rousseau fréquente Diderot et lui promet de collaborer avec lui à son projet de l’Encyclopédie encore embryonnaire : il rend de fréquentes visites au philosophe libertin et matérialiste au château de Vincennes où ce dernier est incarcéré.

1750 : le début de la gloire. Rousseau envoie son Discours sur les sciences et les arts à l’Académie des sciences et belles-lettres de Dijon qui avait organisé un concours sur la question : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». Rousseau reçoit le premier prix et se fait connaître à travers son chef d’œuvre de rhétorique comme le pourfendeur du luxe, des valeurs culturelles raffinées de la civilisation et de la corruption morale des élites générée par l’artifice social. Mais, dès 1752, ce contempteur des arts compose un nouvel opéra, le Devin du village, dont la première, devant le roi et la cour réunis à Fontainebleau, est un nouveau triomphe. Au lendemain du succès du Devin du village, il refuse d’être présenté à Louis XV, et plutôt que de vanter sa volonté de préserver son indépendance d’esprit et sa liberté de critique des injustices sociales et politiques en refusant une pension, il explique son geste au chap.8 des Confessions par la crainte irrationnelle que ses problèmes urinaires l’obligent à sortir précipitamment au beau milieu de l’entrevue…

1754 : le second Discours. A 42 ans, concourant à nouveau pour le prix de l’Académie de Dijon, Rousseau rédige le très subversif et profond Essai sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes qui fait le procès du progrès de la civilisation, des institutions sociales inégalitaires qu’il a produit et qui sont responsables de la corruption morale de l’homme. Rousseau y critique donc l’optimisme historique des Lumières mais, à l’encontre du dogme chrétien du péché originel, il affirme également que la racine du mal moral chez l’homme n’est pas dans une nature corrompue mais dans des conditions d’existence politiques et sociales qui ont été produites par l’histoire.

Dans la Préface au Narcisse, premier de ses essais justificatifs qu’il écrivit peu avant en 1752, Rousseau affirmait déjà « les vices du monde contemporain n’appartiennent pas tant à l’homme qu’à l’homme mal gouverné ». Et dans sa Dernière réponse d’un citoyen de Genève, écrite juste avant le second Discours, il faisait explicitement de la propriété et des inégalités, effets de l’évolution historique, la cause du comportement immoral attribué généralement au sauvage, à l’homme naturel dont la raison n’aurait pas encore été éduquée.

De 1755 à 1562 : retraite de Rousseau dans la forêt de Montmorency, près de Paris, d’abord à l’Ermitage, dans le manoir construit en partie pour accueillir son protégé par Mme d’Epinay. Il commence à y former le projet de La Nouvelle Héloïse et à partir de 1756, il se brouille avec Voltaire (qui avait déjà critiqué de manière acerbe le second Discours) en lui reprochant sa polémique contre l’idée de Providence divine dans le Poème sur le désastre de Lisbonne auquel répond Rousseau dans sa Lettre sur la Providence. Rousseau se brouille aussi avec Mme d’Epinay en faisant une cour trop assidue, et non récompensée, à sa parente la comtesse Mme d’Houdetot, sa voisine dans la forêt de Montmorency, et du coup, Grimm, l’amant de Mme d’Epinay, qui était déjà passablement jaloux des faveurs qu’elle accordait à Jean-Jacques, se fâche aussi pour de bon avec lui. Un autre membre éminent de la philosophie des Lumières, d’Alembert, vertement critiqué par Rousseau après la publication de son article sur Genève dans l’Encyclopédie, décide de clore toute relation avec Jean-Jacques. Chassé de l’Ermitage par Mme d’Epinay, Rousseau loue la demeure délabrée de Mont-Louis à Montmorency, et il y écrit L’Emile et Le Contrat Social après avoir connu un immense succès de publication avec La Nouvelle Héloïse en 1560.

1762 : Rousseau forcé à l’exil. En mai, Rousseau publie en même temps l’Emile, son ambitieux traité de pédagogie alternative (pédagogie négative, non interventionniste, recommandant de laisser un maximum de liberté et d’indépendance à l’enfant, qui doit se construire en dehors du dressage et de l’instruction, en apprenant de lui-même, au contact de la nature et confronté à ses erreurs, les règles de conduite à adopter dans la vie) où il organise en système ses idées sur la nature de l’homme, la morale, la religion, la société, et Le Contrat social, texte dans lequel il présente le seul modèle idéal d’organisation politique démocratique et républicaine pouvant faire l’objet d’une adhésion de la part des gouvernés, car ils seront aussi des citoyens maîtres d’eux-mêmes. Brouillé avec tant d’amis influents et tant de protecteurs prestigieux, Rousseau se retrouve sans défense lorsque, saisissant pour prétexte l’audace des idées religieuses exprimées dans L’Emile, les autorités françaises font brûler le livre et lancent un mandat d’arrestation contre lui. Une voiture l’emporte à bride abattue vers la frontière suisse, mais Genève lui est fermée, par décision du Petit Conseil condamnant les maximes politiques, morales, religieuses exposées dans ses textes récemment publiés. Rousseau renoncera à sa citoyenneté genevoise en 1763, excédé par la violence des critiques dont il est l’objet, et publiera alors ses Lettres écrites de la Montagne, un de ses ouvrages politiques les plus audacieux et révolutionnaires.

En 1765, le pasteur de la ville suisse de Môtiers prononce, après l’archevêque de Paris Christophe de Beaumont en 1762, un discours hostile à Rousseau, et Jean-Jacques est à nouveau persécuté. On casse ses fenêtres à coup de pierres, et Rousseau doit décamper vers Neuchâtel, puis l’île Saint Pierre, sur le lac de Bienne. Il y connaît des semaines inoubliables de bonheur narrées dans ses Rêveries du promeneur solitaire puis le petit conseil de Berne ordonne à nouveau qu’il soit expulsé de l’île.

David Hume, connaissant son état de proscrit apatride, l’invite en Angleterre en 1766 mais Rousseau, qui considérait Hume comme un ami à l’affection sans reste, se met dans la tête que le philosophe écossais manque de sincérité de sentiment, voire qu’il est secrètement de ses ennemis et qu’il cherche à l’humilier (l’envoyé de Hume, James Boswell, parti chercher Thérèse Levasseur pour la rapatrier en Angleterre, ne se privera pas, il est vrai, pour tromper avec elle le vieil amant) et il est à nouveau atrocement déçu.

Après avoir achevé la première partie de ses Confessions en Angleterre en même temps qu’il s’adonnait à sa passion pour l’herborisation à la fin 1766, Rousseau, quittant une région dont il ne comprend pas la langue et qui grouille selon lui d’ennemis invisibles, est accueilli par le marquis de Mirabeau à Meudon, puis par le prince de Conti.

En 1770, il rentre à Paris, où il mène la vie d’un petit bourgeois anonyme vivant à l’écart du monde et il y écrit en six ans, jusqu’à sa mort, l’essentiel de son œuvre autobiographique à la fois auto-justificatrice, masochiste, exhibitionniste et paranoïaque, mais qui contient en germe la sensibilité nouvelle du romantisme et de l’époque moderne au moi et aux contradictions du cœur : la deuxième partie des Confessions (1771), les Dialogues (Rousseau juge de Jean-Jacques), qu’il termine en 1776 et qui contient selon lui la seule image fidèle, la seule explication complète de son caractère, la résolution de toutes ses contradictions et paradoxes. Il tente, le 24 avril 1776, d’en déposer le manuscrit sur le grand autel de Notre-Dame de Paris. Mais les grilles du chœur sont fermées et il y voit un signe d’hostilité qui le désespère. Il compose alors un tract délirant, A tout français aimant encore la justice et la vérité, qu’il recopie à de multiples exemplaires et distribue aux passants dans les rues de Paris et envoie par poste à ses correspondants. Mais, dans des intervalles de sérénité que lui laisse sa folie désormais bien déclarée, il compose son dernier chef d’œuvre, Les Rêveries du promeneur solitaire, qui restera inachevé quand il meurt en 1778 à Ermenonville le 2 juillet.

  

II. La société étouffe nos bonnes dispositions naturelles: nous avons à (re)devenir pleinement humains en la transformant ou en nous en prémunissant au travers d'une éducation à l'école de la nature.

 

 « J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et, pénétré de leurs discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissant sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois » (« Fragment sur l’état de guerre », 1756. Rousseau).

 

 « Résumons en quatre mots le pacte social des deux états : Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander » (« Discours sur l’économie politique », 1755. Rousseau). 

 

A 38 ans, Rousseau acquiert une notoriété intellectuelle en obtenant le prix de l’Académie de Dijon pour son Discours sur les sciences et les arts (1750) dans lequel il remet en cause les présupposés de la philosophie de son époque qui voue un culte au progrès des Lumières, alors lui constate que « les mœurs ont dégénéré chez tous les peuples du monde à mesure que le goût de l’étude et des lettres s’est étendu parmi eux ».

Dans ce texte, Rousseau oppose le progrès intellectuel (le raffinement des mœurs, le développement des arts, des sciences, des techniques, de la philosophie…) au progrès moral.

En cela, il prolonge d’une certaine manière une tradition chrétienne qui exalte la simplicité évangélique et la pureté du cœur en condamnant la libido sciendi et la recherche du plaisir par les arts. Les hommes incultes et simples des premiers temps étaient plus intègres, moins insincères, plus dévoués au bien public, que les hommes modernes, qui ne sont conduits que par leur amour propre. Rousseau condamne violemment, pour des raisons morales essentiellement (toutes les vertus sont factices, jouées ; les relations humaines sont insincères : « on n’ose plus paraître ce que l’on est ») une société moderne fondée sur la concurrence, le luxe, l’argent.

De manière un peu réactionnaire et naïve, il idéalise les vertus civiques et morales des républicains de la Rome antique, austères et farouchement dévoués au bien public, ainsi que la pureté morale conservée du peuple, des paysans, ces « derniers citoyens dispersés dans nos campagnes abandonnées où ils périssent indigents et méprisés ». De ce Discours, qui dégage une sensibilité moraliste plus qu’une pensée philosophique, Rousseau dira : « cette pièce qui m’a valu un prix est tout au plus médiocre ».

  

Rousseau fait sa véritable entrée en philosophie avec le second Discours, rédigé en 1754 pour répondre à un nouveau concours ouvert par l’Académie de Dijon. Ce texte est également une critique de l’optimisme historique de la philosophie des Lumières puisqu’il va montrer que les progrès de la civilisation, loin d’humaniser l’homme, de le rendre meilleur et plus heureux, étouffent sa « bonne nature » primitive et sont la source de ses malheurs.

  

Seulement, il faut nuancer le pessimisme dont serait chargé le texte. Rousseau va montrer en effet que la racine du mal moral chez l’homme n’est pas dans « une nature humaine corrompue » depuis le Péché originel, mais dans l'histoire, à savoir l'apparition à la fois nécessaire et circonstancielle d'organisations politiques et sociales injustes, qui engendrent des inégalités, développent, avec les inégalités, des relations humaines fondées sur la concurrence, l’exploitation… etc. On peut donc imaginer que de nouvelles institutions politiques et une organisation sociale différente rendent l’homme meilleur.

Peu avant la rédaction du Second Discours, Rousseau écrivait dans la Dernière réponse d’un citoyen de Genève pour faire pièce aux conséquences conservatrices de la théorie du péché originel (l'homme étant fondamentalement mauvais, il est dangereux ou illusoire de chercher à l'élever, mieux vaut se contenter du moindre mal des hiérarchies garantes de l'ordre et de la paix sociale) :

 

« Avant que les mots affreux de tien et de mien fussent inventés ; avant qu’il y eût de cette espèce d’hommes cruels et brutaux qu’on appelle maîtres, et de cette autre espèce d’hommes fripons et menteurs qu’on appelle esclaves ; avant qu’il y eût des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu quand d’autres hommes meurent de faim ; avant qu’une dépendance mutuelle les eût tous forcés à devenir fourbes, jaloux, et traîtres ; je voudrais bien qu’on m’expliquât en quoi pouvaient consister ces vices, ces crimes qu’on leur (aux hommes) reproche avant tant d’emphase ».

 

En 1761, Rousseau, dans le Contrat Social, donnera un aperçu de ce que pourrait être une organisation politique juste (démocratique - souveraineté du peuple - et républicaine – pouvoir de tous sur chacun, visée de l’intérêt général) qui permettrait de moraliser les hommes.

En attendant, le second Discours, à défaut de définir positivement de ce pourrait être une organisation politique et sociale légitime, constitue une critique féroce et subversive de la société existante, et des justifications de la domination politique et des inégalités sociales par les philosophies politiques qui l’ont précédé. Cette critique s’exprime pleinement dans la deuxième partie du Discours, quand Rousseau montre que l’Etat et les lois, jusqu’à présent, loin d’être avantageux à tous en pacifiant la société et en permettant à des libertés individuelles de coexister sans heurt, sont bien souvent des moyens d’oppression, et surtout des instruments au service des intérêts des propriétaires et de la conservation des inégalités.

 

 La question du concours organisé par l’Académie de Dijon en 1753 était : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». La question amenait donc à s’interroger sur les causes et la légitimité des inégalités entre les hommes.

 

Du temps de Rousseau, rares sont les théoriciens sérieux qui affirment une inégalité naturelle, innée, entre les hommes. Rousseau le note dans la Préface : « (les hommes), d’un commun aveu, sont naturellement aussi égaux que l’étaient les animaux de chaque espèce… ».

Le but de Rousseau dans ce texte est de montrer que là où la nature a fait les hommes à peu près égaux dans leurs aptitudes, seuls des traditions culturelles, des régimes politiques, des formes d’organisation sociale nés dans l’histoire peuvent expliquer les différences perceptibles entre les hommes du présent. « En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi un tempérament robuste ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière rude ou efféminée dont on a été élevé que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture… L’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution ».

Rousseau est ainsi un précurseur des sciences sociales : les sociétés attribuent faussement à la « nature humaine » des caractéristiques du comportement humain qui sont artificielles, variables suivant les sociétés et l’œuvre de l’homme lui-même.

Mais Rousseau ne se contentera pas de montrer que les inégalités entre les hommes n’ont pas d’origine naturelle, mais au contraire une origine historique et sociale, et d’affirmer par conséquent que seules des inégalités sociales (riches et pauvres) et politiques (gouvernants et gouvernés) existent vraiment entre les hommes, à l’exclusion de toute inégalité naturelle. Son Discours sera radical et subversif puisqu’il va s’opposer à toute forme de justification des inégalités sociales et politiques, et laisser à penser que les hommes sont en droit de trouver des formes d’organisation politique qui évite ces inégalités artificiellement crées et injustes.

Pour Rousseau, les inégalités entre les hommes ont bien une origine historique ( institution de la propriété et la suite des progrès techniques réalisés dans l’agriculture – les hommes deviennent dépendants les uns des autres, travaillent les uns pour les autres – d’où multiplication des inégalités engendrant  des conflits, du désordre social, la mise en place de l’Etat et des lois, instruments au service des propriétaires) mais ne sont pas fondées, justifiées.

On ne saurait donc justifier l’existence de l’Etat et du droit par une supposée immoralité naturelle de l’homme.

La réflexion morale de Rousseau dans la fin de la première partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes est motivée par le souci de démontrer que, l’homme n’étant pas naturellement un « loup pour l’homme », comme le pensait Hobbes, les relations humaines à l’état de nature ne devaient pas être caractérisées par des conflits et des agressions permanentes auxquels seule l’instauration de l’Etat et du droit a pu mettre fin. Rousseau estime qu’en considérant l’homme, sinon naturellement mauvais, du moins spontanément égoïste, avide de domination et de considération, toutes tendances psychologiques qui l’inclinent à ne pas respecter ses semblables de sa propre initiative et à entrer en conflit avec eux, on se donne un bon prétexte pour justifier des pouvoirs politiques tyranniques ou autoritaires, sous prétexte que seuls de tels pouvoirs pourraient garantir par la force dans la société un « état de droit » dans lequel les individus verraient leur liberté, leurs biens, leur sécurité protégés contre les éventuelles agressions de leurs congénères. Pour Rousseau, les lois et l’Etat ne deviendront nécessaires pour préserver par la contrainte des relations respectueuses et pacifiques entre les individus qu’à partir du moment où le progrès de la civilisation et la complexification de la vie sociale feront perdre à l’homme son innocence naturelle et développeront en lui des passions qui le rendront associable. L’immoralité n’est donc pas chez l’homme naturelle et originaire, mais naît d’une mauvaise socialisation. C’est ce qu’exprime Rousseau en disant que les lois, loin de civiliser le comportement d’hommes qui seraient à concevoir comme naturellement barbares, ne font que porter un remède faillible à des maux qu’elles ont crées elles-mêmes, ou qui leur sont contemporains :

 

« Il faut convenir d’abord que plus les passions sont violentes, plus les lois sont nécessaires pour les contenir : mais outre que les désordres et les crimes que celles-ci causent tous les jours parmi nous montrent assez l’insuffisance des lois à cet égard, il serait bon d’examiner si ces désordres ne sont point nés avec les lois elles-mêmes ; car alors, quand elles seraient capables de les réprimer, ce serait bien le moins qu’on en dût exiger que d’arrêter un mal qui n’existerait point sans elles » (I,§39).

 

Pour savoir plus précisément comment naissent progressivement les passions asociales qui vont amener les hommes à vouloir se léser, se dominer, s’écraser les uns les autres, il faut faire référence à la description de la genèse de la vie sociale et politique que propose Rousseau au début de la deuxième partie du Discours.

Les premiers progrès des outils techniques (permettant en particulier la construction des habitations et le perfectionnement des stratégies de chasse et de pêche) ont dû être à l’origine d’une certaine explosion démographique, laquelle a rendu nécessaire l’accélération du progrès technique et les premières formes d’habitats regroupés. Ainsi s’organisèrent des micro-sociétés sédentaires fondées d’abord sur des liens familiaux plus ou moins étroits. Ce deuxième « état de nature », « l’âge des Cabanes », peut être conçu à partir du modèle que nous offre le fonctionnement de la vie sociale des peuples « sauvages » découverts par les Européens au-delà des mers. Il est décrit comme un état idéal, « le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l’homme » (II. §18).

Certes, une vie sociale régulière et une intelligence développée y font naître chez les hommes les premières passions - l’amour exclusif et son corollaire, la jalousie (II,§15) ; le désir de considération, l’orgueil y apparaissent, et, avec eux, l’envie, la rancune naissant du sentiment de n’être pas estimé à sa juste valeur – mais les relations humaines demeurent globalement pacifiques et harmonieuses. De plus, par rapport au premier état de nature, précédant les progrès technique et les premières formes de vie sociale organisée, l’existence humaine dans ce second « état de nature » apparaît comme infiniment plus riche et intéressante : l’homme n’est plus cet animal stupide et borné qu’il était à l’origine. La réflexion naît en lui et son horizon mental n’est plus borné à l’instant de la perception présente. Il devient capable de communiquer des idées avec les autres hommes grâce à l’invention du langage. Il prend conscience de lui-même et de ce qui le distingue des autres hommes, s’habitue à comparer ses congénères, devient capable d’éprouver à leur égard des sentiments authentiquement humains (amour, amitié, estime, reconnaissance…) et ses activités ne se réduisent plus à la satisfaction des besoins essentiels (il chante, danse, se pare, se consacre à des activités artisanales pour ses propres besoins) que des progrès techniques ont permis de combler plus facilement. Cette vie sociale primitive, propre au second état de nature, est conçue par Rousseau comme l’état de perfection qui convenait à l’homme, au regard de sa nature, puisque les rapports sociaux y sont généralement paisibles et fraternels, et que l’espèce humaine y peut à la fois développer ses facultés intellectuelles et connaître le bonheur.

 

Rien n’aurait pu contraindre les hommes à sortir de cet état de nature et à créer des Etats organisés par des lois, si ce n’est un « funeste hasard » ( §18) - la révolution technique introduite par l’invention de l’agriculture et de la métallurgie - qui, en même temps qu’il va ouvrir la voie au progrès de la civilisation, va corrompre l’homme et favoriser la décadence de la condition humaine. De cette révolution technique vont en effet naître une première forme de propriété privée, fondée sur l’acceptation tacite et la coutume plutôt que sur des lois écrites, et la division du travail, lesquels vont creuser les inégalités et rendre les hommes dépendants les uns des autres.

C’est dans cette dernière époque de l’état de nature que les passions asociales de l’homme (avidité égoïste, envie, désir de domination, ambition) vont se développer sous l’influence conjointe des progrès de la raison (dont procède l’amour propre) et de l’inégalité et étouffer sa « pitié naturelle » à tel point que va s’installer entre les hommes « le plus horrible état de guerre » qui rendra la création de l’Etat et des lois nécessaire. Seulement, pour Rousseau, en réalité, l’instauration de l’Etat et de lois communes ne fait pas que moraliser les relations humaines, les rendre plus fraternelles et plus justes. Ceux-ci, en protégeant les propriétaires, contribuent à creuser les inégalités sociales et les travers moraux qu’elles génèrent, tandis que le pouvoir politique est partout usurpé par des tyrans qui s’en servent à leur seul profit, ou à celui des minorités sociales qui constituent la base de leur pouvoir.

 

Il semblerait que, pour Rousseau, il ne soit possible de moraliser le comportement humain et de rendre les relations humaines plus justes et généreuses qu’en reformant ces institutions politiques et en corrigeant les injustices sociales.

  

Dans le livre IV de L’Emile, Rousseau écrit : « Ceux qui voudront séparer la politique et la morale n’entendront jamais les deux ».

 

L’homme n’étant pas naturellement mauvais, comme le veut le dogme chrétien du péché originel que Rousseau n’a de cesse de réfuter, mais le devenant ou non suivant l’environnement qui modèle son comportement, son degré de moralité dépend essentiellement des conditions sociales dans lesquelles son caractère se forme ainsi que de l’éducation qu’il reçoit personnellement.

 

Ainsi, en 1761, Rousseau publie conjointement deux textes qui chacun à leur manière pensent les conditions d’un progrès moral de l’homme, démentant ainsi la conception tragique de l’histoire humaine (pensée comme une corruption progressive et peut-être irréversible de la « bonne nature » de l’homme) qui se dégage le plus souvent du second Discours :

 

  • l’Emile, traité de pédagogie qui pense l’éducation appropriée à un perfectionnement moral de l’homme (laquelle consiste essentiellement à ne pas contrecarrer par un trop grand interventionnisme des éducateurs l’épanouissement spontané des bonnes dispositions primitives présentes à l’intérieur de chaque individu et à préserver l’enfant des germes de corruption morale présents dans la vie sociale des adultes, faite d’artifices et de faux semblants)

  • le Contrat Social, qui pense le système politique idéal, convenant à la nature de l’homme, voué à la liberté, et qui assurerait, grâce à une éducation républicaine et une démocratie directe (le peuple exerce directement la souveraineté, le pouvoir de décider des lois, sans la déléguer à des représentants), le sentiment d’une correspondance entre l’intérêt général et l’intérêt personnel là où l’inverse, dans la société civile des Etats modernes, lieu des échanges économiques et de la division du travail, chacun, mû par son amour propre et le souci de s’élever au-dessus des autres, trouve son avantage à les léser. 

Pour Rousseau, avant de pouvoir formuler théoriquement et justifier leurs devoirs moraux par la raison, les hommes sont prédisposés à agir moralement par leurs affects, leur sensibilité.

A vrai dire, il est abusif de dire, comme on le fait souvent, que, pour Rousseau, l’homme est naturellement bon : à l’état naturel et avant le développement conjoint de la vie sociale et de la raison, l’homme n’est ni bon, ni méchant, n’a ni vertu, ni vice. La vertu suppose en effet de concevoir la possibilité de mal agir, et l’intérêt que l’on peut trouver à le faire, ainsi que d’agir bien en connaissance de cause et librement, de notre propre initiative. Or, l’homme naturel, qui peut être décrit comme un idiot, ou, selon l’expression saisissante du Contrat social, « un animal stupide et borné », n’a aucune idée du bien et du mal et agit impulsivement (voire instinctivement), sans se poser de questions. Les notions de mérite moral ou de culpabilité ne peuvent donc aucunement qualifier sa conduite, qui présente la même innocence que celle du jeune enfant. Ainsi, Rousseau écrit (I,§ 33) : « Il paraît d’abord que les hommes dans cet état n’ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchants, n’avaient ni vices, ni vertu ».

 

Le paradoxe qui apparaît alors est qu’il ne devient possible d’évaluer moralement les conduites humaines qu’au moment où celles-ci tendent à l’immoralité. En effet, il faut que la raison soit suffisamment développée chez l’homme pour lui faire connaître le bien et le mal, lui permettre d’hésiter et de réfléchir avant d’agir (si ses conduites sont déterminées par des impulsions spontanées et irréfléchies, elles ne peuvent, pas plus que celles de l’animal, être qualifiées moralement, et tenues pour bonnes ou mauvaises), pour le rendre capable d’un quelconque mérite moral, mais le développement de la raison a pour envers la naissance de l’amour propre et des passions associables qui nous disposent à l’immoralité. Ce paradoxe est nettement exprimé au § 34 (livre I) : « les sauvages ne sont pas méchants précisément parce ce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons ; car ce n’est ni le développement des lumières, ni le frein de la loi, mais le calme des passions, et l’ignorance du vice qui les empêchent de mal faire ».

 

Ici, Rousseau s’oppose radicalement à une thèse centrale de beaucoup de philosophes des Lumières : celle suivant laquelle le comportement humain se civiliserait et se moraliserait peu à peu dans l’histoire grâce aux progrès de la raison et à l’instauration de lois justes, qui permettraient à l’homme de mieux reconnaître ses devoirs et d’être de moins en moins asservi à ses penchants naturels égoïstes, agressives et sauvages, le comportement moral étant un effet de la Loi, de la Règle qui réprime les tendances spontanées, et non de la Nature.

 

La réflexion et l’intelligence chez l’homme tendent plutôt, pour Rousseau, à étouffer cet « instinct altruiste » que représente la pitié, et, tout en nous permettant de discourir sur les vertus de la philanthropie et, du bien être social, du souci de l’humanité, favorisent le calcul égoïste, et nous permettent également de trouver de bons prétextes pour ne pas faire notre devoir et de bonnes excuses pour nous justifier de ne pas l’avoir fait. L’acte moral réclame souvent un certain courage qui se trouve, du point de vue de Rousseau, plus régulièrement chez les hommes du peuple, qui n’ont pas perdu leur spontanéité altruiste, que chez les raisonneurs, qui n’aiment rien tant que leur confort, leur tranquillité, et leur sûreté personnelle.

 

« C’est (la raison) qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige : c’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre les mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine…Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne : c’est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger » (I,§35).

 

Il n’y a aucun mérite moral à faire profession de bons sentiments, à clamer son amour pour l’humanité : notre devoir s’impose toujours à nous « ici et maintenant », et l’amour abstrait de l’humanité en général ne doit pas nous détourner de notre devoir de sollicitude vis à vis des hommes qui, proches de nous, réclament notre assistance.

De manière générale, on peut dire que la conception roussauiste de la morale est anti-intellectualiste : nul besoin de réfléchir abstraitement au bien et au mal, de reconnaître intellectuellement le fondement de nos devoirs moraux, d’acquérir une sagesse théorique, pour agir moralement. En effet, Rousseau considère que l’homme est un être sensible avant d’être un être pensant, et que c’est sa sensibilité spontanée qui le prédispose, non seulement à ne pas nuire à autrui (l’attitude de justice, « vertu négative », valant à travers son contraire inacceptable, qui consiste à ne pas léser autrui, ne pas lui ôter quelque chose auquel il a le droit, à le respecter comme nous aimerions être respectés nous-mêmes), mais également à l’assister et à le secourir quand il le voit souffrir (la générosité, vertu positive qui consiste à faire don gratuitement et de bon gré à autrui de services, de biens, ou de toute forme de bienveillance que nous ne lui devions aucunement, du point de vue de la stricte comptabilité des dettes contractées et des engagements donnés). L’homme naturel est ainsi guidé par deux dispositions psychologiques fondamentales : l’amour de soi, qui lui fait rechercher son plaisir et sa conservation, et la pitié, qui lui fait éprouver du déplaisir et un certain malaise quand il perçoit d’autres êtres sensibles souffrir, et fait naître en lui le désir de soulager cette souffrance d’autrui. Cette tendance à éprouver de la pitié vis à vis de nos semblables se fonde sur le ressenti immédiat d’une similitude entre eux et nous, d’une communauté de nature, qui nous permet de nous imaginer immédiatement et sans réflexion subir les souffrances qu’ils endurent ou sont susceptibles d’endurer, et nous dispose par conséquent à agir de manière bienveillante avec eux. La pitié nous dispose donc à vouloir spontanément le bien des autres, et donc dès lors à modérer la recherche du plaisir et de l’intérêt personnel qu’implique cet autre principe naturel de nos conduites, l'amour de soi : ce n’est pas volontiers que nous sacrifions les autres à notre intérêt personnel, et, même quand nous sommes assez immoraux pour le faire, ce n’est jamais de gaieté de cœur, et cela ne nous empêche pas d’éprouver de la pitié pour les malheurs d’autrui et de la réprobation pour des actes de pur égoïsme quand notre intérêt n’est pas en jeu (I,§35).

Même quand il ne pratique pas ses devoirs moraux par égoïsme, l’homme n’est jamais suffisamment insensible au sort des autres pour ne pas désapprouver les actes immoraux dont il est témoin, et plaindre leurs victimes. Le vice rend toujours hommage à la vertu, non parce le méchant trouve un intérêt à faire l’éloge de la bonté, mais parce que son cœur n’est jamais assez endurci pour ne pas s’attrister aux souffrances d’autrui, quand elles sont liées à l’immoralité des autres ou du moins sa conscience lui désigne toujours le mal quand il le rencontre chez les autres. Rousseau développera longuement cette idée au chapitre IV de L’Emile: les valeurs morales altruistes s’enracinent dans notre nature, et tout homme, aussi méchant soit-il, les reconnaît, comme en témoigne son admiration spontanée pour les âmes généreuses et sa réprobation des actes immoraux, quand ils viennent des autres.

« Rentrons en nous-mêmes…examinons, tout intérêt personnel à part, à quoi nos penchants nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d’autrui ? Qu’est-ce qui nous est le plus doux à faire, et nous laisse une impression plus agréable après l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté ?… Tout est indifférent, disent-ils, hors de notre intérêt : et, tout au contraire, les douceurs de l’amitié, de l’humanité, nous consolent dans nos peines ; et, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de moral dans le cœur de l’homme, d’où lui viennent donc ces transports d’admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d’amour pour les grandes âmes ? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport cela a t-il avec l’intérêt privé ?… Mais quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles hors de leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. L’iniquité ne plaît qu’autant qu’on en profite ; dans tout le reste, on veut que l’innocent soit protégé » (Emile ou de l’éducation).

 

Remarquons toutefois que dans L’Emile, Rousseau découvre une autre source de la représentation du devoir que l’affect de la pitié, la conscience.

La conscience correspond chez lui à peu près à ce que sera la raison pratique chez Kant, une instance normative universelle, présente naturellement en notre esprit comme en ceux de nos semblables, qui indépendamment de tout raisonnement élaboré (l’intelligence et la réflexion ayant plutôt tendance à légitimer l’égoïsme ou la cruauté, en embrouiller nos devoirs) nous donne un sens inné du juste et de l’injuste (indépendamment de toute réflexion préalable sur les conditions de l’intérêt général, d’une vie sociale harmonieuse), c’est à dire nous fait reconnaître spontanément nos devoirs et ceux d’autrui, nous permet de nous juger nous-mêmes et d’éprouver des remords quand nous agissons à l’encontre de ce que nous savons être la justice :

 

« Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience… Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fait l’excellence et la moralité de ses actions ; sans toi, je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe ». (Emile ou de l’éducation, IV).

 

Affirmer cette prédisposition spontanée des hommes à vouloir le bien d’autrui implique plusieurs conséquences :

 

Tout d’abord, Rousseau nie le mal radical : il y a rarement, chez l’homme, désir de faire le mal pour le mal, plaisir pervers pris à faire souffrir autrui. « Nul ne fait le mal pour le mal » (L’Emile). Seules nos passions extrêmes (l’envie, la jalousie, la haine née du sentiment d’avoir été méprisé par exemple) peuvent nous conduire à une telle attitude et nous ne saurions agir ainsi de sang froid, en ayant une totale emprise sur nous-mêmes. Nous ne consentons à faire du tort à autrui que par égoïsme, par intérêt personnel, et nous n’y trouvons généralement aucun plaisir. Si nous trouvons à des actes immoraux un avantage immédiat, l’immoralité nous rend malheureux, dans la mesure où elle nous donne mauvaise conscience tandis qu’elle nous prive dans le même temps de la joie que nous trouvons à faire le bien des autres, du plaisir pris à percevoir le plaisir que nous pouvons leur procurer (le plaisir pris à agir de manière généreuse ne saurait se réduire au fait qu’une telle action flatte notre amour propre et nous permet d’être bien vu des autres : ce qui rend heureux dans l’acte généreux n’est pas la satisfaction d’estime que nous y trouvons, ou le sentiment de « bonne conscience » qui naît de lui, mais le plaisir d’autrui).

 

Par conséquent, Rousseau n’est pas loin de partager l’eudémonisme (idée qu’il n’y a aucune opposition à la vertu morale et la recherche du bonheur personnel, la vertu étant pratiquée avec joie et nous permettant seule d’être heureux) de Socrate : les méchants sont plus à plaindre qu’autre chose. Leur méchanceté leur vient d’une éducation reposant sur de mauvais principes propres à une société corrompue (« nul n’est méchant volontairement », dit de la même manière Socrate), et ils la subissent plus qu’ils n’en profitent dans la mesure où celle-ci les empêche d’être heureux. «Ce sont nos passions, écrit Rousseau, qui nous irritent contre celles des autres ; c’est notre intérêt qui nous fait haïr les méchants ; s’ils ne nous faisaient aucun mal, nous aurions pour eux plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les méchants nous fait oublier celui qu’ils se font à eux-mêmes. Nous leur pardonnerions plus aisément leurs vices, si nous pouvions connaître combien leur propre cœur les en punit. Nous sentons l’offense et nous ne voyons pas le châtiment ; les avantages sont apparents, la peine est intérieure » (L’Emile, IV).

Ou encore, cette insistance sur la honte et la mauvaise conscience qui tourmentent celui qui sait avoir mal agi, opposées à la sérénité du juste: « On parle du cri du remords, qui punit en secret les crimes cachés et les met si souvent en évidence. Hélas ! qui de nous n’entendit jamais cette importune voix ? On parle par expérience ; et l’on voudrait étouffer ce sentiment tyrannique qui nous donne tant de tourment… Le méchant se craint et se fuit ; il s’égaye en se jetant hors de lui-même ; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l’amuse ; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste… Au contraire, la sérénité du juste est intérieure… il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle ; il ne tire pas son contentement de ceux qui l’approchent, il le leur communique ». (idem). Qu’en conclure sinon que, même si ce n’est pas l’intérêt personnel qui pousse les hommes à bien agir, ils y trouvent cependant leur intérêt personnel.

 

De ce point de vue, la conception morale de Rousseau se distingue celle que le philosophe allemand Emmanuel Kant formulera quelques années après, quoique celui-ci ait été très influencé par notre auteur. Pour Kant, un acte n’est moral que s’il est accompli par devoir, et non par calcul d’intérêt personnel. Ainsi, pour juger de la moralité des actes, il ne faut pas simplement s’intéresser à l’apparence extérieure des actions, mais aux intentions, aux motivations qui animent ces actions : « Quand il s’agit de valeur morale, l’essentiel n’est pas dans les actions, que l’on voit, mais dans les principes intérieurs de ces actions, que l’on ne voit pas », écrit Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs. Des actes qui ont des conséquences bénéfiques et l’apparence de la moralité peuvent être en effet motivés par des intentions amorales, en particulier par des intentions égoïstes. Si je me montre généreux en public par souci de considération sociale, si je m’abstiens de voler par peur de la police, de tromper ma femme par désir de conserver mon confort conjugal (…etc.), ce n’est pas le souci premier de faire mon devoir, de bien agir qui motive l’action, mais la prudence, un calcul d’intérêt, qui me portent à vouloir avant tout préserver les conditions de mon bonheur. Comme je n’agis pas moralement de ma propre initiative, j’aurai pu tout aussi bien agir immoralement si les circonstances m’avaient permis d’y trouver un intérêt.

Sur ce point, Rousseau s’accorde avec Kant : une action motivée par le strict intérêt égoïste n’a aucune valeur morale, quelles qu’en soient ses conséquences. Aussi bien Kant que Rousseau rejette donc la conception utilitariste de la morale. Pour les partisans de l’utilitarisme, très nombreux au dix-huitième siècle (Mandeville avec lequel polémique Rousseau au § 34 et 35 de la première partie du second Discours, et Bentham au XVIIIème, Stuart Mill au XIXème), c’est se méprendre sur la nature de l’homme que de croire qu’il peut agir moralement par bienveillance désintéressée envers autrui. L’homme n’est pensé que comme un calculateur incapable de don gratuit, exclusivement attaché à maximiser son confort et ses plaisirs personnels, et la seule manière de le faire agir moralement est de lui montrer qu’il trouve un avantage personnel à cela. Bentham montre en particulier que l’égoïste intelligent perçoit bien qu’il trouve un intérêt personnel à être honnête, bienveillant envers autrui, dans la mesure où l’altruisme intéressé lui permet de compter sur la reconnaissance et les bons services des autres en retour. Pour l’utilitarisme, les valeurs morales diffusées dans la société se déduisent donc seulement des conditions requises pour leur bon fonctionnement (chacun, s’il réfléchit bien, voit qu’il a intérêt à être juste avec les autres pour que les autres le soient avec lui et que les relations sociales soient apaisées), n’ont aucune valeur transcendante, et ce qui doit amener les individus à les respecter, c’est un calcul d’intérêt intelligent. La conception morale des utilitaristes se résume dans la fameuse règle d’or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse ». Il s’agit là d’un impératif de prudence égoïste et non à proprement parler d’une exigence morale : cet impératif nous commande de ne pas nuire à autrui afin de ne pas être nous-mêmes exposés à des actes hostiles de sa part, mais non de s’intéresser à son sort, de chercher à le secourir et à lui faire du bien.

Tout autre est le principe de la morale exposé par Rousseau au § 35 de la première partie du second Discours : « Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse ». Il s’agit là d’agir comme on aimerait que tous agissent, et d’agir moralement, non par crainte des conséquences néfastes pour nous de l’action immorale, mais parce ce que l’on cherche à rendre notre action exemplaire, en fonction de ce que nous savons être le juste ou le meilleur.

 

III. Le Contrat Social Jean-Jacques Rousseau : la première grande réflexion philosophique sur les fondements de la démocratie.

 

a) Rousseau, critique de Hobbes.

Avant Rousseau, le philosophe matérialiste anglais du XVIIème siècle, Thomas Hobbes, avait déjà cherché dans son Léviathan (du nom d’un monstre tout-puissant de la mythologie biblique qui symbolise ici l’

Etat), publié en 1651, à penser le fondement de l’Etat en montrant que sa légitimité procédait d’un contrat ou d’un pacte de soumission conclu par une pluralité d’individus qui vivaient auparavant dans une situation d’indépendance et de liberté à l’état de nature (une situation où le droit positif qui organise la société n’existe pas encore et où les individus disposent donc d’un droit naturel à faire ce que bon leur semble). En raison des conflits incessants et de l’insécurité permanente dans lesquels les plongeait la rivalité de leurs égoïsmes, de leur orgueil, et leur méfiance réciproque (« l’homme est un loup pour l’homme » selon Hobbes), ces individus décidaient de se promettre mutuellement d’obéir à celui d’entre eux qui était le plus capable d’arbitrer leurs conflits, de prévenir la violence et les abus de pouvoir dans leurs rapports, et de leur imposer à tous, grâce à sa force dissuasive et au « monopole de la violence légitime » dont il disposerait (pour reprendre la définition de l’Etat de Max Weber, qui s’applique bien ici), le respect des mêmes droits et des mêmes devoirs.

 

A travers le pacte social, les hommes choisissaient de se donner un représentant légitime, cette personne artificielle qu’est le Souverain, seule source légitime du droit, qui incarne la volonté de l’ensemble de la société et est en droit d’imposer toute forme d’obligation aux individus, qui, de leur côté, lui doivent obéissance, non pas simplement parce qu’il a la force et des moyens de répression, mais parce qu’il est leur représentant, qu’il incarne leur personne, comme l’acteur incarne le personnage créé par l’auteur de la pièce.

Ainsi, les hommes sacrifiaient une liberté naturelle totale sur le papier mais simplement théorique (parce qu’ils pouvaient à tout instant être soumis à l’arbitraire d’autres individus plus forts, qui les auraient volés, violentés ou tués, sans qu’ils puissent compter sur un arbitre extérieur pour les défendre et punir les coupables) contre une sphère de liberté garantie par les obligations imposées aux autres membres de la société mais limitée par la promesse implicite de soumission à la volonté des représentants de l’Etat. 

 

Hobbes avait élaboré cette théorie du pacte social dans un contexte politique agité (à la fin des années 1640, le parlementaire puritain Olivier Cromwell avait pris la tête d’une révolte contre le roi d’Angleterre, Charles 1er, ce qui avait provoqué une terrible guerre civile et s’était finalement soldé par un régicide et l’installation d’une République) et son but était de justifier la monarchie absolue et un devoir d’obéissance inconditionnel des sujets à la monarchie, l’enjeu de cela étant pour lui la préservation de la paix civile.

 

Chez Hobbes, ce n’est plus l’ordre de la nature, la sociabilité naturelle des hommes, comme chez Platon et Aristote, qui est le fondement du « lien politique » entre les hommes, mais « la peur de la mort ». Le pacte social ne renvoie pas pour lui à une réalité historique, à l’origine effective des regroupements sociaux et des Etats, mais à une expérience de pensée visant à démontrer la nécessité et à illustrer la fonction de l’Etat : « supposons des hommes libres, dit-il en substance, n’en viendraient-ils pas nécessairement à se donner des lois et à se soumettre à un pouvoir politique commun, et pourquoi… ? ».

 

La condition naturelle de l’humanité, produite par la cupidité, la méfiance, la crainte, l’orgueil, la diversité des opinions étant la guerre de tous contre tous, la seule manière d’éviter cette situation de détresse qui résulterait de la nature de l’homme est de laisser la puissance publique de l’Etat décider seule du juste et de l’injuste, du bien et du mal, sans prétendre qualifier ses décisions d’illégitimes et justifier la désobéissance au nom d’un droit naturel, ou de principes de justice atemporels qui n’existent pas (chaque individu ayant sa propre conception subjective du bien et du mal, il ne revient qu’à l’Etat de définir objectivement des valeurs au travers des lois, du droit positif, pour éviter que ce désaccord des opinions ne conduise à la violence). Cette théorie du pacte social a encore un autre avantage. Hobbes, en moderne, affirme l’égalité naturelle de tous les hommes. Dès lors, ce n’est pas au nom d’une élection divine ou d’une supériorité naturelle, de vertus ou de capacités particulières, que les monarques ou les gouvernants en général auront le droit de gouverner : s’ils sont en droit d’attendre l’obéissance, si nécessaire à la paix civile, c’est en vertu d’une convention, d’un acte primitif de volonté par lequel les hommes se sont déchargés à leur profit de leur droit de se gouverner eux-mêmes. L’obéissance du peuple au pouvoir d’Etat est donc fondé originellement (et métaphysiquement) dans ces théories du contrat social sur la libre volonté des hommes qui y sont soumis.

 

Rousseau avait déjà critiqué Hobbes dans son Essai sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), texte dans lequel il affirmait que ce n’était pas la nature de l’homme, mais l’évolution historique et une mauvaise socialisation qui avaient fait naître la situation de détresse et de conflit rendant nécessaire l’apparition de l’Etat et du droit. Ainsi, à partir de la révolution technique liée à l’apparition de la métallurgie et de l’agriculture, la division du travail, l’installation de fait d’une certaine forme de propriété tacitement reconnue, le développement des inégalités, avaient nourri chez les hommes des passions asociales (amour propre, cupidité, ambition, jalousie…) qui avaient transformé leurs rapports autrefois bienveillants, car régis par l’indifférence ou la pitié. L’état de nature que décrivait Hobbes était donc le résultat du développement des injustices sociales. Quand à l’Etat et au droit, selon cette œuvre très subversive de Rousseau, ils avaient été créés à l’initiative des riches proposant un contrat à leurs voisins, soit disant pour défendre les faibles contre les forts et garantir les mêmes droits à tous en se soumettant à un pouvoir commun capable de garantir un état de droit faisant place à la loi du plus fort, mais en réalité pour préserver leurs intérêts de propriétaires. Ce sont en effet ceux qui ont le plus de biens qui ont le plus à perdre à un état d’anarchie et de liberté naturelle de chaque individu et le plus à gagner au fait que toute la société finance un Etat pourvu d’une force publique faisant respecter la sécurité et les biens de chacun. Ainsi, dans ce texte, bien longtemps avant Marx, Rousseau faisait de la fonction réelle de l’Etat et du droit celle d’être des instruments au service des propriétaires sous couvert d’assurer une égalité de droit à tous les hommes.

 

Dans le Contrat Social (1762), écrit quelques années plus tard, Rousseau s’attache moins à faire la généalogie de la société civile et de l’Etat, à dénoncer la domination politique et les inégalités sociales qu’elle entretient (au nom du contre-modèle des sociétés primitives, propres à un état de développement historique où les techniques sont encore peu développées et l’agriculture non inventée, sans besoins artificiels ni soumission à un travail harassant, égalitaires, fraternelles et dépourvues d’Etat), qu’à penser de manière abstraite les conditions de légitimité de l’Etat.

 

Pour qu’un pouvoir politique puisse être en droit d’attendre une obéissance, il faut, selon Rousseau, que l’on puisse imaginer qu’il ait pu être créé librement par des individus indépendants ayant promis de s’y soumettre. Ici, Rousseau reprend donc le projet de départ de la théorie du contrat social de Hobbes, la volonté de fonder l’obéissance à l’Etat sur la volonté libre de ceux qui y sont soumis.

Toutefois, l’hypothèse du contrat social a chez Rousseau une portée critique manifeste, puisqu’elle vise à réduire les formes légales d’institutions politiques caractérisées par la domination d’un homme ou de quelques uns sur l’ensemble d’une société à l’expression de purs rapports de force, qui n’impliquent tout au plus qu’une nécessité provisoire d’obéir sous la contrainte tant qu’on ne peut faire autrement, mais non un devoir moral, une obligation d’obéissance.

 

Dès le chapitre 1 du livre I, Rousseau annonce ainsi la couleur :

« L’homme est né libre et partout il est dans les fers…Si je ne considérais que la force, et l’effet qui en résulte : je dirais : Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux ; car recouvrant sa liberté par le même droit (celui de la force) qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre ou on ne l’était pas à la lui ôter ».

 

Pour Rousseau, cela relève de l’évidence que la violence et des rapports de force sont à l’origine de quasiment tous les Etats et de tous les régimes politiques de son époque, leur ancienneté et l’habitude de devoir y obéir, leur légalisation a posteriori par la promulgation de constitutions, de lois fondamentales, leur ayant donné par la suite un semblant de légitimité et ayant fait oublier cette origine violente :

 

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort, droit pris ironiquement en apparence mais réellement établi en principe » (livre I, chap.3).

 

Ceux qui détiennent le pouvoir d’Etat à l’époque de Rousseau gouvernent en réalité à la faveur d’un rapport de force ou d’actes de violences initiaux, même s’ils parviennent ensuite à faire croire que leur pouvoir est légitime car bienfaisant, conforme à des vénérables traditions, à des constitutions sacrées (…etc. ). Or, pour Rousseau, la force ne fait pas le droit.

 

Ceux qui se sont soumis à une puissance sous la contrainte, pour ne pas perdre la vie, ne l’ont pas fait volontairement, et les promesses d’obéissance qu’ils ont pu faire, contraints et forcés, à ce moment là, ne les engagent pas plus que les promesses que l’on fait à un brigand de grand chemin de lui donner notre bourse quand il nous tient à sa merci : si par bonheur nous retrouvions la force de résister à ceux qui ont exercé cette contrainte sur nous, nous aurions le droit de le faire. Or, pour Rousseau, tout régime politique non démocratique repose en dernière instance sur de simples rapports de force, et implique donc un droit de désobéissance, car il est impossible rationnellement de supposer qu’il ait pu être fondé par contrat passé entre des hommes libres.

 

b) La démocratie républicaine : seul régime politique légitime ayant pu être fondé volontairement par contrat par les hommes qui y obéissent.

 

Là où Hobbes considérait que c’était la détresse liée à leurs conflits incessants qui avait conduit les hommes à s’unir sous un pouvoir politique commun et à former ainsi une communauté politique, un Etat (l’Etat peut renvoyer aussi bien au pouvoir central qui dit le droit et le fait appliquer qu’à la communauté qu’il organise), Rousseau imagine au chapitre 6 du livre I du Contrat Social, intitulé « Du pacte social », que ce n’est pas la méfiance réciproque et la volonté de se soustraire à une dépendance vis à vis d’autrui qui conduit les hommes à créer l’Etat mais plutôt le désir positif de coopérer, de travailler ensemble de manière solidaire pour satisfaire leurs besoins, ce qui nécessite une organisation et un pouvoir commun, capable de les faire agir ensemble.

S’il est convaincu des mérites de l’association et de la nécessité pour la pérenniser que chaque individu abandonne son indépendance naturelle, son droit de décider de ses conduites dans son coin, sans en référer à personne, chaque associé aspirant sait bien que seule la conservation de sa liberté lui donne la garantie que l’association respectera ses intérêts. Dès lors, le problème fondamental qui va décider du type d’Etat que l’on peut vouloir créer librement est celui-ci :

 

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».

 

Dès lors, Rousseau imagine le « contrat d’association » qui fonde l’Etat, la communauté politique, comme suit : chaque individu délègue au Peuple souverain tout entier, c’est à dire à l’assemblée politique qu’il forme quand il vote des lois, le droit de décider de ses droits et devoirs et de disposer de ses biens (il ne garde pour lui aucun droit non soumis aux décisions de la majorité politique, y compris le droit de propriété), à condition que ses voisins fassent d’eux-mêmes et qu’ils s’imposent trois obligations fondamentales qui, si elles ne sont pas respectées, justifieraient le droit du citoyen de retrouver sa liberté naturelle et de désobéir à un Etat qui ne représente plus sa volonté :

 

* 1èreobligation fondamentale: le peuple ne peut jamais déléguer sa souveraineté, confier à des représentants, même élus, le droit de décider des lois à sa place.

« Si le peuple promet seulement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant où il y a un maître, il n’y a plus de souverain » (livre II, chapitre 1) 

Si le peuple souverain confie son destin au bon vouloir d’un seul ou une minorité, son acte n’a aucune valeur de légitimité, puisque la souveraineté du peuple est inaliénable, ne peut être cédée, confisquée, sans que le citoyen retrouve son droit à faire ce qu’il entend en résistant à un pouvoir qui n’aura plus de légitimité. Rousseau considère que l’on peut confier à un gouvernement, à un pouvoir exécutif et à l’administration qui le représente, le droit de veiller à l’observation des lois, de les faire exécuter, mais ce pouvoir exécutif exercé par un homme ou des représentants n’est que l’instrument, l’exécuteur de la volonté du peuple : on peut le comparer au corps exécutant les gestes voulus par l’âme, symbolisant ici le peuple souverain.

Si ce pouvoir exécutif est nécessaire, c’est que chaque associé, en tant qu’individu privé mu par des intérêts égoïstes peut avoir tendance à se soustraire à la loi que ses concitoyens et lui-même peut-être ont voté en s’inquiétant de l’intérêt général de la société : dès lors, nous dit Rousseau, afin qu’il se conforme à la politique décidée par la volonté générale de la majorité, « on le forcera à être libre ». (livre I, chap. 7).

Rousseau est donc un partisan, sur un plan théorique, de la démocratie directe, considérant ces institutions comme les seules légitimes.

Cela ne signifie pas qu’il pense que la majorité du peuple ait toujours raison : elle peut s’égarer si les citoyens qui la composent ne considèrent que leurs intérêts particuliers, économiques, corporatistes ou communautaires, quand ils votent les lois, et non l'intérêt général, quand des « brigues » ou des « partis » font du vote des lois un prétexte pour accentuer leur pouvoir et leur influence, quand elle se fait berner par des démagogues (II, chapitre 3. « Si la volonté générale peut errer »).

Ce qui fait la valeur de légitimité d’un vote du peuple souverain, c’est moins la quantité de suffrages exprimés en faveur d’une option politique que l’état d’esprit dans lequel elle a été privilégiée, à savoir le souci du bien public, de la cohésion et de la prospérité générale de la société. « Ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les unit » (II, chapitre 4). Une majorité peut aussi voter en pénalisant pour servir ses intérêts égoïstes ceux qui ont d’autres intérêts particuliers. Par ailleurs, les citoyens ne sont pas forcément assez éduqués, éclairés, pour décider des lois, qui ont à statuer sur des problèmes sociaux complexes :

« De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé » (II, chapitre 6. «De la loi »).

 

Ainsi, le peuple a besoin de guides, peut-être des esprits plus éclairés qui rédigeraient les projets de loi soumis ensuite à son vote, qui lui feront comprendre ses intérêts à long terme, lui expliqueront les réalités économiques, sociales, diplomatiques, le garantiront de la « séduction des volontés particulières ». Ces guides seront, dans le schéma idéal que conçoit Rousseau, comme la raison qui éclaire la bonne volonté et l’empêche de se tromper sur les moyens adaptés à une politique conforme à l’intérêt général.

Cette démocratie directe qu’il conçoit comme le seul régime politique légitime qui associe l’obéissance à l’Etat et la conservation d’une liberté de participation et de décision politique, Rousseau lui-même nous dit, avec le goût du paradoxe qui le caractérise, qu’elle correspond sans doute à un idéal dont il n’y a guère d’exemple de réalisation et qui n’est guère réalisable :

 

« A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques…D’ailleurs que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement ? Premièrement un Etat très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ; secondement une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires et les discussions épineuses (ce mode de vie traditionnel et frugal requis par la démocratie directe s’oppose à une économie complexe supposant une expertise pour être gérée) ; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité ; enfin peu ou point de luxe ; car, ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires…il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise… ; il ôte à l’Etat tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres » (livre III, chap.4. « La démocratie »).

 

* 2ndeobligation fondamentale : chaque citoyen, quand il délibère et vote en tant que partie prenante du peuple souverain, doit ne chercher qu’à favoriser le bien-être d’ensemble de la communauté, son intérêt général, et non tel ou tel intérêt particulier (économique, régional, confessionnel, corporatiste, …), y compris les siens.

Cette condition découle naturellement de l’idée d’un contrat passé entre les individus indépendants, puisque si les individus avaient su que l’association préserverait de manière préférentielle les intérêts de certains de ses membres (y compris les intérêts particuliers de la majorité de ses membres), ils n’auraient jamais renoncé à leur liberté naturelle. Toutefois, cette condition établie par Rousseau, qui en fait un des pères de la pensée idéaliste républicaine, opposée au pragmatisme de la démocratie libérale anglo-saxonne (qui s’accommode très bien que les représentants du peuple défendent des intérêts privés, pourvu que les droits des individus, et donc des minorités, soient garantis contre d’éventuels abus des représentants du peuple) pose un certain nombre de problèmes :

a) n’est-il pas idéaliste de voir dans la politique un débat touchant les principes généraux d’organisation sociale inspirés par le souci du bien public plutôt qu’une lutte d’intérêts particuliers?

b) Peut-on définir l’intérêt général autrement qu’à la manière des utilitaristes, comme l’intérêt du plus grand nombre, de la majorité ? Pour Rousseau, oui : l’intérêt général est ce que veut la raison, quand elle dépasse son égoïsme pour concevoir ce qui est juste, du point de vue désintéressé de l’universel. Or, il y a plusieurs conceptions de l’organisation juste de la société, et leurs mises en application recouvrent souvent des intérêts privés qu’elle favoriseront plus ou moins, que cela soit leur but premier et conscient ou non (un homme de droite et un homme de gauche peuvent se dire également tout deux dévoués au bien public, à l’intérêt général, mais leurs politiques économiques et sociales serviront en fait des intérêts particuliers différents)

c) Pour éviter que les citoyens ne votent et ne délibèrent qu’en tant que membres de corps particuliers de la nation (par exemple, en tant que chasseur, paysan, chrétien, membre du monde rural, ou en tant qu’homosexuel, cadre supérieur, végétarien…,), Rousseau affirme qu’il faut veiller à la suppression des corps intermédiaires (associations politiques et civiles, syndicats, institutions régionales ou locales autonomes) qui pourraient « diviser » la volonté générale, la morceler en une série de promotions d’intérêts particuliers. Or, cette suppression des associations volontaires de citoyens à l’intérieur de la société civile ne va t-elle pas considérablement limiter le champ d’exercice de la citoyenneté et donner à l’Etat un pouvoir trop grand sur les individus, car n’ayant pas en face des contre-pouvoirs qui l’arrêtent en sensibilisant l’opinion à des causes particulières ? L’unanimisme, le consensus de tous les citoyens, la suppression de toute forme d’organisation pouvant les diviser, ne sont-ils pas des objectifs de sociétés totalitaires ou tyranniques ?

d) Par ailleurs, pour Rousseau, le pouvoir politique exercé démocratiquement doit réorganiser la société de manière à éviter que les écarts de richesse permettent aux riches d’exercer trop d’influence sur le peuple et ne dissolvent toute possibilité de se référer à un intérêt général et de créer une fraternité citoyenne, pauvres et riches protégeant jalousement dans le conflit leurs intérêts particuliers.

Il faut, nous dit Rousseau, que « nul citoyen ne soit assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre ». « C’est parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir », ajoute t-il au chapitre 11 du livre II.

L’égalitarisme n’est pas un idéal en soi chez Rousseau, mais la réduction des inégalités à un niveau relativement faible est une nécessité pour le bon fonctionnement d’une démocratie, la préservation du lien social et de l’esprit civique.

          * 3ème obligation fondamentale : de ce fait, Rousseau estime que la souveraineté du peuple doit être totale, qu’elle ne doit pas être limitée par des contre-pouvoirs (sénats constitués d’autorités sociales non directement élues, juges faisant respecter une constitution reconnaissant des libertés inviolables aux individus, comme le droit de propriété, le droit de libre entreprise) ou de prétendus droits naturels des individus. Les individus ont accepté en s’associant que tous leurs droits et devoirs, sans faire exception pour ces fameux droits naturels pensés comme antérieurs et supérieurs à toute convention politique (comme le droit de propriété, la liberté d’expression et de conscience…), dépendent des décisions révocables du peuple souverain. « On convient que tout ce que chacun aliène par le pacte social de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté, mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance. Tous les services qu’un citoyen peut rendre à l4etat, il les lui doit sitôt que le souverain les lui demande » (livre II, chapitre 4. « Des bornes du pouvoir souverain »).

Rousseau se montre ici un adversaire de la pensée du libéralisme politique et un partisan d’une forme d’absolutisme républicain, ce qui fait que certains de ses détracteurs contemporains y ont vu un inspirateur des pratiques totalitaires soumettant totalement l’individu à l’Etat et aux nécessités, affirmées par le Pouvoir, du bien-être social : la majorité a tous les droits et le pouvoir de tous doit toujours primer sur la liberté de chacun, l’homme manifestant sa liberté dans la participation politique et les activités de citoyen qui le font statuer sur le sort de la société et non pas simplement dans une vie privée indépendante.

Concrètement, Rousseau pourrait légitimer avec ce principe une certaine expropriation des riches au nom de l’intérêt général, ou la suppression de certains cultes religieux, l’imposition à tous d’une certaine conception de la morale, d’une nécessaire séparation de la vie publique et des devoirs religieux…

Sa conception de la démocratie, par rapport aux distinctions établies dans sa conférence une quarantaine d’années plus tard par le théoricien appartenant au courant du libéralisme politique, Benjamin Constant, entre « Liberté des modernes », consistant dans le souci de conserver une large sphère d’indépendance privée pour y agir comme on l’entend, le droit de voter pour ses représentants n’étant conçu que comme une arme pour protéger cet espace privé consacré au désir de jouissance dans lequel l’homme moderne situe sa véritable liberté, et « Liberté des Anciens », propre surtout aux démocraties grecques, ou le citoyen participe activement en assemblée à la gestion de la Cité, mais n’a, en tant qu’individu privé, aucun droit à faire prévaloir contre les décisions du peuple souverain, Rousseau se situerait dans le camp des défenseurs de la liberté antique, d’une démocratie faisant primer la souveraineté du citoyen sur les droits de l’individu replié sur lui-même.

 

Ismaël Dupont.

 

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20 novembre 2012 2 20 /11 /novembre /2012 23:00

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CAMPS DE LA HONTE
LOUANCHI
lien vers http://www.dailymotion.com/video/xl0lyn_hocine-le-combat-d-une-vie_news

 

 

En 1975, quatre hommes cagoulés et armés pénètrent dans la mairie de Saint Laurent des arbres, dans le département du Gard. Sous la menace de tout faire sauter à la dynamite, ils obtiennent après 24 heures de négociations la dissolution du camp de harkis proche du village. A l'époque, depuis 13 ans, ce camp de Saint Maurice l'Ardoise, ceinturé de barbelés et de miradors, accueillait 1200 harkis et leurs familles. Une discipline militaire, des conditions hygiéniques minimales, violence et répression, 40 malades mentaux qui errent désoeuvrés et l' isolement total de la société française. Sur les quatre membres du commando anonyme des cagoulés, un seul aujourd'hui se décide à parler. 35 ans après Hocine raconte comment il a risqué sa vie pour faire raser le camp de la honte. Nous sommes retournés avec lui sur les lieux, ce 14 juillet 2011.

Anne Gromaire, Jean-Claude Honnorat.

Sur radio-alpes.net - Audio -France-Algérie : Le combat de ma vie (2012-03-26 17:55:13) - Ecoutez: Hocine Louanchi joint au téléphone...émotions et voile de censure levé !

 Les Accords d'Evian n'effacent pas le passé, mais l'avenir pourra apaiser les blessures. (H.Louanchi) Interview du 26 mars 2012 sur radio-alpes.net

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22 octobre 2012 1 22 /10 /octobre /2012 15:50

Madame la Présidente déléguée, Monsieur le Député, Madame la Sénatrice, Monsieur le Maire, Mesdames et Messieurs les Conseillers Régionaux et Généraux. Mesdames et Messieurs les Présidents d’Associations, Mesdames et Messieurs les représentants d’organisations syndicales et politiques.

Mesdames, Messieurs, chers amis, chers camarades,

Tout d’abord merci.

 

Merci pour cette invitation, qui me fait honneur, à participer à ce rendez-vous annuel de la mémoire, dans cette carrière de la Sablière, hommage aux 27 fusillés du 22 octobre 1941. 27 indissociables de ceux de Nantes, de Souge, du Mont Valérien et de la Blizière. « Un anniversaire pour tous les Français » écrira, dès l’année suivante, Louis Aragon, ajoutant : « le deuil, l’orgueil aussi, parce que vingt-sept Français sont morts comme on sait mourir pour la France ».  

Merci pour faire ainsi émerger de ma mémoire les célébrations commémoratives qui ont rythmé mon enfance et mon adolescence de fils de maquisard auvergnat, des gerbes déposées chaque 8 Mai aux rassemblements annuels du Mont Mouchet. Année après année, mon imaginaire et ma conscience se sont nourris à la fois des grandes figures de la résistance auvergnate et de nos camarades martyrs du mouvement communiste. Ces résistants communistes, combattants de l’humanité, qui ont donné leur nom à tant de cellules et sections de notre Parti, le Parti des Fusillés.

Guy Môquet était de ceux-là. Avec ses compagnons, il était de ceux-là bien avant d’être convoqué comme icône d’un début de mandat présidentiel.

 

C’est dans les moments de commémoration, comme aujourd’hui, que des lettres de l’alphabet ont progressivement fait sens et m’ont grandi : ARAC, FNDIRP, ANACR, mais aussi CGT, PCF, et bien sûr JC, mon premier vrai engagement. Plus que des sigles, ces lettres assemblées et mises en partage ont été, pour moi comme beaucoup d’entre nous, année après année, passeuses de valeurs, éveilleuses de conscience et vecteurs de combats.

Que serait, sans les différentes associations mémoriales présentes aujourd’hui, sans celles et ceux qui les font vivre, que serait la mémoire de la Résistance et de la Déportation, le message des combattants de l’ombre, les avancées sociales du Conseil National de la Résistance ? Et serions-nous ici, en ce 71ème anniversaire, sans la présence de l’Association des familles de fusillés, et sans l’activité et la persévérance des adhérents et animateurs de l’Amicale Châteaubriant-Voves-Rouillé-Aincourt ? Où en serait la conscience populaire, alors que tout est fait pour dénaturer les combats de nos camarades fusillés, ici à Châteaubriant, comme ailleurs en terre de Résistance ?

 

Merci de m’avoir ainsi extrait des débats budgétaires de la session parlementaire pour rédiger cette allocution que je suis si fier et ému de prononcer. C’est avec humilité que je m’exprime au regard des mots écrits ici, il y a 71 ans, sur les planches d’une baraque, quand l’écriture est à la fois point final d’un engagement d’honneur et commencement d’une page d’héroïsme.

Et le député que je suis, voudrait rappeler, en ce jour, que les débats parlementaires, au détour d’une loi, comme celle de ce début d’année 2012 sur le sens du 11 Novembre, peuvent servir l’objectif d’uniformisation de la mémoire. Régulièrement, émerge la remise en cause des grandes commémorations nationales patriotiques, dans le but de les banaliser et de les vider de leur sens historique et des valeurs qu’elles portent.

L’objectif est d’entretenir la confusion et l’oubli de la spécificité de toutes les guerres auxquelles notre pays a été confronté, alors qu’il est de tradition, dans notre République, de rendre hommage aux anciens combattants de chacune d’elles, à chaque date anniversaire historique de la fin de chaque conflit.

Si nous ne voulons pas que toutes les mémoires soient amalgamées, c’est tout simplement pour que chaque génération réfléchisse et tire les enseignements de chaque guerre.

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Je l’avais écrit l’an dernier au Président de la République, dès l’après-midi du 11 Novembre 2011, après avoir écouté, le matin même, la lecture de son message devant les monuments aux morts : « En mêlant, indistinctement, tous les champs de bataille, on accrédite l’idée que le combat des poilus sacrifiés à Verdun, en 1916, aurait le même sens que la mort de nos malheureux engagés militaires français tombés à Diên Biên Phu, en 1954. Est-ce que mourir sous les balles et les obus nazis, dans le verrou de Sedan ou au Mont Mouchet, a la même signification que d’être, hélas, tué sur les rives du canal de Suez en 1956, ainsi que lors des guerres coloniales passées et actuelles ? ».

Je pense que cette interpellation prend tout son sens en ce lieu. Et que le geste d’un Guy Môquet sur son vélo, lâchant des tracts à la volée, n’a pas le même sens que signer son engagement volontaire pour une guerre coloniale.

En confondant des événements et engagements qui n’ont pas la même portée historique et humaine, le risque est que tout soit fondu dans une même condamnation abstraite de la guerre, qui empêche de réfléchir sur ses causes. En ne distinguant plus les situations, en unifiant les conflits, on aboutit à une vision aseptisée de l’histoire et de la mémoire collective, qui ne permet plus de comprendre le passé et de construire lucidement l’avenir. Mais sans doute est-ce là l’objectif recherché, si l’on en juge par la place désormais accordée aux programmes d’histoire dans l’enseignement secondaire.

 

Fort justement, les enseignants de cette matière s’en émeuvent. Et ils regrettent aussi que dans les nouveaux programmes d’histoire, les guerres soient envisagées comme un tout, parfois traitées ensemble, ce qui conduit à des rapprochements erronés ou fallacieux. Rassembler les conflits du vingtième siècle dans le concept flou de « guerre totale » réduit ces conflits aux efforts et souffrances qu’ils ont engendrés, sans en aborder les enjeux, sans évoquer la contextualisation politique et idéologique de ces catastrophes successives.

En privilégiant la « folie des hommes », pour reprendre les mots de l’ancien Président Sarkozy, enseigner l’histoire des guerres reviendrait seulement à extirper le mal, le mal présent en chacun de nous. À cette aune, tout se vaut, et c’est alors la défaite de la volonté de comprendre.

C’est dire l’importance de rassemblements comme ceux d’aujourd’hui, pour rendre un hommage particulier : c’est de cette forme de communion contre l’oubli que se dégage une approche historique qui fait réflexion, par l’analyse des causes et de l’enchaînement des faits.

 

Car, comme pourrions-nous vraiment comprendre l’histoire des 27 en occultant le vécu de chacun d’eux, sans savoir comment chaque personnalité s’est historiquement et socialement construite : le bonheur festif des luttes et conquêtes sociales de 1936 ; l’inquiétude, puis le chagrin, quand la République espagnole est attaquée et renversée par Franco ; la mobilisation populaire contre la montée du fascisme et son cortège de violences racistes et antisémites ; la honte et la révolte face à la débacle, et l’effondrement d’une France gâteuse préférant Hitler au Front Populaire.

Comment pourrions-nous comprendre le sacrifice de chacun d’eux sans prendre en compte leur engagement respectif de communiste, de syndicaliste, d’élu du peuple, dans le contexte historique de la chasse aux communistes, conduite sous le prétexte du pacte germano-soviétique ?

C’est cette approche historique qui permet, aussi, de mieux analyser, au-delà de l’émotion, l’évolution progressive de l’esprit de la résistance, année après année, de la révolte patriotique à la prise en compte des valeurs de progrès social, jusqu’à la rédaction du programme du Conseil National de la Résistance. Pour reprendre des propos de Raymond Aubrac : « On pourrait convoquer le mot utopie pour qualifier l’esprit de la Résistance. C’est grâce à cela que l’on pouvait, en 1944, imaginer une France meilleure ».

 

Aussi nous faut-il puiser dans les pages d’histoire et dans le sacrifice de tant de fusillés, d’internés et de déportés, ici et ailleurs, les leçons nécessaires à la compréhension du moment présent :

 

              - Analyser la montée du fascisme et du nazisme dans les années 30, n’est-ce pas, aussi, mieux comprendre la montée et la banalisation, aujourd’hui, des populismes xénophobes et nationalistes, en France, avec le Front National, comme en Hongrie, en Belgique comme en Grèce, et dans tant de pays européens ?

 

               - Ne pas gommer les responsabilités du patronat dans la mise en place de la barbarie hitlérisme et ne pas effacer la réalité du pétainisme industriel d’un Louis Renault, n’est-ce pas, aussi, mieux comprendre comment, et avec quels artifices, s’arcboutent aujourd’hui sur leurs privilèges les tenants de l’agent-roi ?

 

               - Ne pas oublier les « wagons plombés » de Nuit et Brouillard, les « Jean-Pierre, Natacha ou Samuel », n’est-ce pas, aussi, gagner en lucidité et se questionner mieux, aujourd’hui, sur le sort réservé aux immigrés sans-papiers ?

 

               - Rappeler l’histoire des brigades FTP MOI de Manouchian et ses frères de combat, connaître le refus de chacun de ces jeunes résistants étrangers de se replier dans son identité arménienne, hongroise, espagnole ou allemande, n’est-ce pas, aussi, mieux comprendre, aujourd’hui, qu’un étranger peut être un complément à sa propre identité plutôt qu’un danger ? N’est-ce pas démontrer que l’identité d’un homme ou d’une femme va bien au-delà de l’appartenance à une communauté ?

 

               - Expliquer le contenu précis et la mise œuvre concrète du programme du Conseil National de la Résistance pour reconstruire un pays dévasté, associant progrès économique et progrès social, n’est-ce pas faire comprendre, aujourd’hui, dans un monde en crise, pourquoi de nouvelles avancées sociales donneront de meilleurs résultats que le carcan de l’austérité présentée comme la seule solution ?

 

Mesdames, Messieurs, chers amis, chers camarades,

Comme chaque année, l’émotion nous étreint.

Dans cette carrière, 71 ans après, comme si c’était hier, les ordres fusent, les fusils claquent, 27 corps s’effondrent sous les balles du peloton d’exécution allemand, 27 otages désignés par un ministre pétainiste français, 27 vies volées…

Et comme chaque année, chacun vit ici la grandeur de l’humanité. L’humanité qui ne renonce pas. L’humanité qui lutte. L’humanité qui construit le bonheur du plus grand nombre. Et chacun d’entre nous dépasse sa simple émotion par sa propre prise de conscience. La conscience qui interroge, apprend, se construit. La conscience qui accompagne, guide… et nous grandit.

 

Des martyrs de Châteaubriant aux militants progressistes d’aujourd’hui, de la lettre jaunie du martyr au tract du militant, le fil doit rester le même : l’Humain, l’Humain d’abord, l’Humain toujours.

Cette humanité qu’avait si bien traduite Rosa Luxembourg : « Etre humain. Mettre sa vie toute entière sur la grande balance du destin ».

Que le destin des 27 continue à nous aider, aujourd’hui comme hier, à construire l’humanité de demain… nous aider tout simplement… à « continuer la vie ».

Oui, « continuer la vie » !

 

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8 février 2012 3 08 /02 /février /2012 17:03

  Paul Dagorn, un camarade militant du Front de Gauche, nous a transmis cette brochure communiste réalisée quelques semaines après la répression policière de la manifestation anti-OAS du 8 février 1962 organisée par les syndicats de gauche et le PCF. Elle prouve avec un souci d'enquête minutieuse le caractère planifié de cette brutalité policière qui a conduit huit militants de la paix et de la lutte contre le colonialisme à mourir. Nous la publions dans ce blog en hommage à ceux qui ont combattu contre la guerre d'Algérie et ont été les victimes du terrorisme d'Etat du pouvoir français à cette époque.

 

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23 novembre 2011 3 23 /11 /novembre /2011 14:43

Danielle Mitterrand : « Le souvenir d'une intelligence et d'une sensibilité rares et précieuses »

Je veux saluer au moment de sa disparition la mémoire de Danielle Mitterrand, une femme d'engagement, humble, fidèle à ses origines, à ses convictions et d'une droiture exemplaire qui a partagé nombre de combats avec les communistes.

Elle fut de cette génération de résistants qui, toute leur vie, ont su se lever contre les atteintes à la dignité humaine, su défendre les valeurs républicaines et combattu pour une société plus juste, plus fraternelle, plus libre.

Sa personnalité et son action à la tête de France-Libertés ont, tout particulièrement ces dernières années, redonné à notre pays la respectabilité que certains de ses dirigeants actuels lui ont fait perdre.

Je garderai d'elle le souvenir d'une intelligence et d'une sensibilité rares et précieuses.

 

Pierre Laurent.

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29 juin 2011 3 29 /06 /juin /2011 06:48

 

Morlaix a été le théâtre à la Libération d'un moment honteux de l'injustice faite aux tirailleurs sénégalais, prisonniers de guerre en France pendant cinq ans ou anciens combattants de la France libre dont on ne voulait plus sous les drapeaux. Dans un livre publié cet année chez L'Harmattan, Retour tragique des troupes coloniales (Morlaix-Dakar, 1944), petit essai enrichi par des documents tels que d'émouvantes photos et correspondances privées entre tirailleurs sénagalais et morlaisiens, la journaliste Anne Cousin rapporte et contextualise ces évènements qui révèlent tout à la fois la solidarité de beaucoup de familles françaises avec ces combattants africains démunis et parqués comme des animaux dormant sur la paille exposés au courant d'air dans la Corderie de la Madeleine et le manque de considération déshonorant dont ils ont été victime de la part de l'Etat français.

 

Ils étaient soudanais, gabonais, maliens, ivoiriens, sénégalais: on les avait recrutés avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale dans les rangs des tirailleurs sénégalais avec des méthodes alternant entre la promesse de gloire et d'une promotion sociale et l'enrôlement de force. 149 000 « Sénégalais » étaient mobilisés en métropole en 1940, dont 40000 engagés dans les combats en métropole. Ce sont ces soldats africains qui vont payer le plus lourd tribut de sang dans les combats extrêmement violents de l'été 1940 17000 (et 38%) d'entre eux environ vont mourir pour défendre le territoire français parce que l'état major les place en première ligne pour accomplir les missions les plus dangereuses ou les plus désespérées, parce que l 'armée allemande les considère comme appartenant à une race inférieure et n'a aucune pitié, aucun ménagement pour eux quand ils sont vaincus. « L'armée nazie traque fréquemment les hommes de couleur, rappelle Anne Cousin, comme à Chasselay dans le Rhône où le 25e régiment de tirailleurs sénégalais qui défendait Lyon sera anéanti, 180 d'entre eux seront écrasés par les chenilles des chars allemands ou froidement exécutés ».

 

Les prisonniers africains et coloniaux de l'armée française ne seront pas envoyés en Allemagne dans les stalags avec les autres prisonniers de guerre français. L'Allemagne nazie craint la « contamination raciale ». Ces 15000 tirailleurs sénégalais prisonniers, ajoutés 54000 Malgaches, Nord-Africains, Indochinois, Martiniquais, vont être dirigés au printemps 1941 vers 22 camps de rétention spécialement destinés aux hommes de couleur en zone nord, nommés frontstalags. « La majorité d'entre eux, écrit Anne Cousin, sont employés dans les usines, en agriculture, sur les routes et les chantiers de l'organisation Todt... Ils vivent dans des conditions très précaires, manquant souvent de nourriture, reclus dans des baraquements sans chauffage ». Comble d'ignominie, comme l'Allemagne à partir de 1943 a besoin de combattants, la surveillance des frontstalags se fera par l'armée pétainiste. L'armée coloniale française gardée comme des bêtes de somme par l'armée française...

 

Mais la France gaulliste n'est pas en reste d'ingratitude vis à vis de ses soldats coloniaux. Jugez plutôt. L'armée de de Lattre de Tassigny qui s'illustre en Italie, en Corse, dans le débarquement de Provence en août 1944 est composée en grande majorité d'Africains qui seront accueillis triomphalement par les populations du sud de la France. Les troupes d'Afrique du Nord et d'Afrique Noire vont ensuite être engagées dans des combats très meurtriers dans les Vosges et en Alsace, dont témoigne le récent film Indigènes de Rachid Boucharef. « Mais, écrit Anne Cousin, à la veille de fouler le sol allemand, les troupes indigènes vont être rapatriées en octobre 1944 vers le sud de la France car l'armée de la France libre organise une opération de blanchiment, ce qui est parfois frustrant pour ces contingents noirs qui se sentent si près du but et laissés pour compte ». Ils sont remplacés par de 50000 jeunes recrues de la FFI (Forces françaises de l'Intérieur), d'anciens résistants, souvent jeunes et réfractaires du STO, qui s'engagent ensuite dans l'armée régulière pour abattre l'Allemagne. Au total, ce sont 20000 Africains qui sont retirés des unités de combat et regroupés dans le midi de la France en attente de rapatriement. « Cependant, rappelle Anne Cousin, par manque de transports maritimes disponibles, les combattants coloniaux vont attendre, vivant dans des conditions matérielles déplorables, car beaucoup d'entre eux n'ont rien perçu. Dans les régions, des familles françaises et marraines de guerre vont permettre à ces soldats malades et démunis, de survivre ».

 

 

Morlaix est libéré le 8 août par des troupes américaines motorisées et des groupes de résistants. Il faudra attendre mai 1945 pour voir le retour des 23 survivants des camps de concentration nazis raflés avec 37 autres otages en représailles de l'attentat commis contre le Foyer des soldats allemands le soir du 24 décembre 1943. En octobre 1944, le retour en Afrique des prisonniers coloniaux qui ont quitté leurs frontstalags et leurs camps de transit s'organise. Le port de Morlaix est choisi pour acheminer 2000 hommes vers Dakar pour un départ prévu le 4 novembre 1944. 2000 tirailleurs sénégalais arrivent donc à partir du 26 octobre à Morlaix, venus de La Flèche, Versailles, Rennes, Coetquidan, Cholet.

 

On a prévu de les loger dans un cantonnement rue de Callac et dans la corderie de la Madeleine, au-dessus du cimetière Saint Charles et de la place Saint Nicolas. Les autorités militaires ont formellement défendu aux familles françaises d'héberger les troupes, mais « cette consigne ne sera pas respectée car les Morlaisiens vont vite constater que certains d'entre eux sont mal nourris et malades. Des familles vont leur donner alimentation et médicaments, prêter leurs cuisines, les héberger, les accueillir chaleureusement » ( Retour tragique des troupes coloniales, p. 39). Les Africains mangent souvent la soupe le soir dans les familles, ils jouent avec les enfants, sont soignés et on leur permet même souvent de se reposer au chaud sur des vrais matelas dans les maisons du quartier populaire de la Madeleine. Certains d'entre eux fraternisent avec la population morlaisienne et correspondront avec des familles pendant des semaines, mais beaucoup aussi sont excédés par les épreuves endurées pendant leur captivité sous surveillance française et l'ingratitude de la France. Surtout, ils craignent de se faire rouler comme les soldats africains de la première guerre mondiale, revenus au pays après tant de sacrifices sans soldes ni pensions d'anciens combattants.

 

Avant le départ prévu le 4 novembre, les tensions et les inquiétudes s'exacerbent parmi les tirailleurs sénégalais et des incidents éclatent. Ce qui allume la mèche est le constat d'une inégalité de traitement entre les anciens prisonniers venant de Versailles, qui ont reçu des rappels de solde de 7000 anciens francs (soit 10,67€) alors que les soldats africains d'autres centres de regroupement ont perçu seulement 2200 francs, soit 3,05€. Le 28 octobre, un capitaine venu du Mans à Morlaix pour régler le rappel de solde est séquestré quelques instants par les sénégalais et doit se justifier sur ces déséquilibres constatés. Il peine à convaincre que ceux qui ont reçu moins de rappels de soldes seront payés à leur arrivée à Dakar. Finalement, à l'aube du 5 novembre, 300 hommes refusent d'embarquer sur le Circassia, le navire appartenant à la marine britannique qui doit les ramener à Dakar.

 

Pendant 6 jours, ils sont cantonnés dans la Corderie de la Madeleine jusqu'à ce que 100 gendarmes surarmés les réveillent brutalement à 6heures du matin le 11 novembre, les obligeant à sortir dans le froid, puis à revenir dans le bâtiment pour fouiller leurs bagages dans le noir, avant de les obliger d'acheminer tous leurs bagages à pied jusqu'à la gare de Morlaix, distante de 1,5km. Les Sénégalais se révoltent contre ce traitement brutal qui revient à les traiter comme des criminels et des coups de poings, des coups de crosse et des coups de feu sont échangés, faisant 8 blessés sérieux, dont un gendarme. Dans l'édition du 18 au 25 novembre de l'hebdomadaire de tendance républicaine socialiste avec des sympathies communistes qui reparaît localement, L'Aurore, on s'émeut et s'indigne de la brutalité de l'armée vis à vis de ses Africains qui l'ont servi avec loyauté et qui ont tant sacrifié pour elle:

 

P. 49 de Retour tragique des troupes coloniales. Le journal L'aurore titre: « 11 novembre sanglant à Morlaix: cent gendarmes tirent sur des Sénégalais désarmés (…). Deux mille Sénégalais récemment délivrés de camps de concentration et groupés à Morlaix attendaient depuis quelques jours leur départ pour l'Afrique. Après plus de quatre ans de captivité, leur arriéré de solde était très important, aussi en attendaient-ils le paiement avec fébrilité. La plupart furent réglés sauf 325 d'entre eux, cantonnés (baugés conviendrait mieux) au quartier de la Madeleine. Le jour du départ arriva et ces 325 infortunés refusèrent d'embarquer avant d'avoir été alignés en solde, disant qu'ils ne voulaient pas être dupes comme leurs pères, qui en 1918 après avoir versé généreusement leur sang pour la France, étaient rentrés au pays sans solde, que depuis ils attendent toujours. Nos braves bamboulas restent inflexibles et inséparables dans leur résolution et le bateau partit sans eux. (…). Vendredi, l'arrivée insolite d'un fort contingent de gendarmes harnachés et armés en vrais guerriers excita quelque peu la curiosité populaire. (…). Vers cinq heures du matin, l'attaque commença. Des gendarmes pénétrant dans la bauge-dortoir intiment à tout le monde de sortir illico en joignant le geste à la parole empoignant les hommes en caleçon ou à demi vêtus pour les faire sortir de force. Ce réveil surprise ne fût pas du goût des Sénégalais qui, les premiers moments de stupeur passés, comprirent le genre de brimades et de provocations dont ils étaient l'objet. (…) Tout à coup dans la nuit claqua un coup de feu. Ce fut le commencement du drame: qui avait tiré? D'après la version officielle ce serait un Sénégalais? Mais nous nous refusons d'y croire, car ils étaient venus désarmés de leurs camps et ils ne possédaient que quelques baïonnettes-souvenirs dont ils n'avaient pas fait usage. (…) Ce fut la fusillade générale... Entre temps les maisons du voisinage furent assiégées par les gendarmes pour en faire sortir les Sénégalais que les habitants hébergent par charité (…). Triste aube du 11 novembre, disent les habitants de ce paisible et populaire quartier qui furent réveillés par le vacarme. »

 

Dans le rapport du commandant de la gendarmerie du Finistère sur les incidents du 11 novembre, il est bien précisé que « les conditions matérielles d'installation des Sénégalais dans une baraque de plus de cent mètres de long, ouverte à tous les vents, un parquet recouvert seulement d'une mince couche de paille étaient vraiment inadmissibles et ont pu entraîner l'explosion spontanée d'une irascibilité collective latente au moment de l'intervention des gendarmes ». Le commandant de gendarmerie dénonce aussi le racisme décomplexé du colonel Mayer, chef d'état major de la région, qui au téléphone, le 11 novembre à 13h, a tancé le capitaine de gendarmerie Wahart en ces termes: « Il ne s'agit pas de parlementer avec les Sénégalais- Ne pas hésiter à employer la force si nécessaire. Si les Sénégalais ne sont pas rendus à destination dans la soirée, le capitaine et le lieutenant de gendarmerie seront arrêtés pour refus d'obéissance et traduits devant un tribunal militaire ».

 

Les 300 tirailleurs sénégalais indignés ayant refusé leur embarquement vont donc parvenir au camp de Trévé près de Loudeac dans les Côtes d'Armor (Côtes du Nord à l'époque) le 11 novembre 1944, et ils vont rester encore en rétention jusqu'au 18 janvier 1945, avant d'être transférés à Guingamp.

 

Pendant ce temps, leurs compagnons tirailleurs sénégalais sont embarqués pour Dakar et un climat d'agitation règne sur le bateau, puisqu'à chaque escale – Plymouth, Cardiff, Casablanca- les soldats demandent à ce qu'on leur paye leurs arriérés de soldes, tandis qu'on leur répond invariabalement qu'il n'y a pas assez de liquidités sur le moment dans les caisses et que leur réglera ce qu'on leur doit un peu plus tard. A Casablanca, pour calmer un peu le climat, on oblige 400 tirailleurs à débarquer.

 

Le massacre de Thiaroye

 

Quand le Circassia arrive à Dakar le 21 novembre, les 1200 ex-prisonniers sont directement transférés au camp de transit de Thiaroye, ville proche de la capitale sénégalaise, avant de pouvoir regagner leurs pays d'origine. Là-bas, les tirailleurs sont très inquiets, craignant qu'on les disperse avant de leur verser leur dû, auquel ils devraient finalement renconcer, roulés dans la farine par une armée menteuse et manipulatrice comme la génération passée en 1918. A l'arrivée des tirailleurs à Thiaroye, le gouverneur général de l'Afrique Occidentale Française envoie un télégramme au ministère des colonies à Paris disant qu'il y a urgence à satisfaire les légitimes réclamations des soldats démobilisés en disant sinon qu' « il n'est pas impossible que incidents graves se produisent malgrés précautions prises... ».

 

C'est pourtant ce qui arrive. Ne voyant pas venir leur solde alors qu'on leur demande maintenant de reprendre le train en partance pour Bamako au Mali, 500 tirailleurs refusent de prendre le train et retiennent le général Dagnan, commandant la division Sénégal-Mauritanie pendant une heure dans sa voiture. « Le général, raconte Anne Cousin, les informe qu'il va en référer aux autorités supérieures afin de régler les problèmes exposés. Fort de ces nouvelles promesses, on le laisse partir. Mais le général Dagnan considérant qu'il a été pris en otage et qu'un climat de rébellion existe dans le camp de Thiaroye, va demander au commandant supérieur de Boisboissel son accord pour faire « une démonstration de force » à l'égard de ces ex-prisonniers indisciplinés ».

 

Au petit matin, ajoute l'auteur, « plusieurs bataillons de régiment d'artillerie coloniale, pelotons de gendarmerie, et tirailleurs sénégalais du bataillon Saint Louis, ouvrent le feu sur leurs camarades qui sortent hébétés des baraquements. C'est avec un char M3, deux half-tracks, trois automitrailleuses que l'assaut est donné. Les rapports officiels font état de 24 morts et onze blessés qui ne survivront pas aux blessures, ce qui porte à 35 le nombre de tués et à 34 le nombre de blessés, 48 mutins seront arrêtés et présentés devant un tribunal militaire » (p.69). L'ancien président des anciens combattants et prisonniers de guerre du Sénégal, Doudou Diallo rapporte que ce massacre contre des hommes désarmés a eu lieu après un dernier ultimatum effectué quand ils sont sortis de leurs baraquements (« Embarquez dans les wagons où nous tirons »), mais les tirailleurs avaient appris à n'avoir plus peur des blancs ni de la mort, à placer la dignité au-dessus de tout, et ces ingrédients, ajoutés au cynisme et à la barbarie de l'armée française et de l'Etat colonial, rendaient inéluctables la décolonisation. Après la fusillade, Doudou Diallo raconte qu' « un commandant a voulu obliger un blessé à marcher à pied jusqu'à l'hôpital. L'homme a refusé: « Même l'ennemi nous ferait transporter » ». Devant le train, un autre tirailleur qui refusait d'embarquer a été abattu froidement...

 

Cette ignominie a été parachevée, au tribunal militaire permanent de Dakar, par une parodie de procès pour mutinerie en mars 1945 de 45 tirailleurs survivants dont on rendait responsable « leur contamination par la propagande allemande » (sachant que plusieurs d'entre eux, dont Doudou Diallo, s'étaient engagés dans la Résistance FFI) : 34 ont été condamnés, certains à des peines allant jusqu'à 10 ans d'emprisonnement.

 

Une loi du 16 avril 1946 adoptée grâce à la pression exercée par le député Léopold Sedar Senghor sur Vincent Auriol, permit d'amnistier et de libérer les condamnés mais les anciens combattants condamnés ne recevront jamais d'indemnités ni de réhabilitation. A l'indépendance des anciens Etats colonisés, les pensions d'anciens combattants seront gelées. En 2000, la retraite du combattant selon le GISTI (groupe d'information et de soutien des immigrés) s'élevait à 430 € pour un Français, 175€ pour un Centrafricain, 85€ pour un Malien, 57€ pour un Algérien, 16€ pour un Cambodgien ». C'est à Chirac que l'on doit d'avoir si tardivement, alors qu'il ne reste que très peu d'anciens combattants survivants, rétabli cette injustice en revalorisant les pensions des anciens soldats des colonies et en reconnaissant, par l'intermédiaire de Pierre André Wiltzer, ancien ministre délégué à la coopération, la tâche pour la République Française qu'a constitué la tuerie de Thiaroye.

 

Compte-rendu du beau livre d'Anne Cousin dont on ne saurait trop recommander l'achat (11 €) et la lecture réalisé par Ismaël Dupont.

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15 juin 2011 3 15 /06 /juin /2011 07:10

On nous a signalé ce passionnant reportage d'actualité cinématographique sur la fête du parti communiste à Pont-Labbé en 1938 en présence de Marcel Cachin, reportage qui valorise la continuité entre les traditions et les modes de vie des bretons et la lutte communiste pour l'émancipation humaine. Pour ceux qu'intéresse l'histoire sociale et politique, qui pensent à tort les communistes comme des jacobins ennemis des particularismes régionaux, pour ceux enfin qui n'ont jamais écouté chanter l'Internationale en breton, précipitez-vous sur ce reportage d'une quinzaine de minutes qui revèle l'énorme popularité du parti communiste au moment du Front Populaire et sa volonté d'assimiler les héritages populaires nationaux et régionaux.... http://www.cinearchives.org/Catalogue_general-62-61-0-1.html?q=synchrone&

 

 

 

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15 avril 2011 5 15 /04 /avril /2011 09:32

Deuxième partie de l'article sur le socialisme français entre 1880 et la scission du congrès de Tours.

Jaures

Introduction.

 

En 1905, les socialistes, après s'être divisés à partir de 1898 et de l'Affaire Dreyfus sur la question de la participation gouvernementale et de l'alliance républicaine contre la réaction nationaliste, catholique traditionaliste et antisémite, se rassemblent en un parti unique, la SFIO, qui se fixe comme orientation, dans le cadre des orientations de l'Internationale, de ne pas se compromettre dans des alliances gouvernementales avec les radicaux et de fortifier la conscience de classe des travailleurs en ne transigeant rien sur l'analyse marxiste des questions politiques et sociales en terme de lutte des classes et sur l'objectif d'une révolution sociale collectiviste préparée par l'ascension électorale des socialistes et par l'évolution interne du capitalisme, mais supposant aussi l'accord sur le principe de la légitimité de l'usage temporaire de la contrainte et de la violence dans un contexte révolutionnaire. Au-delà de ces orientations programmatiques relevant du marxisme orthodoxe, le parti socialiste gagne du terrain dans les couches populaires et les classes moyennes des villes et des campagnes en défendant avec constance la laïcité, la démocratisation de la vie publique, les intérêts de la paix et un programme de réformes sociales susceptibles d'améliorer ici et maintenant, sans attendre le grand soir de la révolution prolétarienne, les conditions d'existence de la majorité en créant un impôt redistributif et en inventant une première forme de protection sociale (retraites, assurance invalidité...) basée sur la solidarité. Jaurès, républicain idéaliste et « marxiste sans orthodoxie », qui a néanmoins conscience qu'il n'y a à son époque « qu'un pouvoir vraiment organisé, celui de l'argent » (20 mars 1910, Revue de l'enseignement primaire), incarne cette conciliation entre une volonté d'agir au quotidien dans les institutions pour conquérir des améliorations, même modestes, des conditions de vie des travailleurs et de la vie démocratique, et le souci de renforcer la conscience de classe du prolétariat pour le rendre capable de s'émanciper. Car la principale œuvre des socialistes entre les années 1880 et 1914 a été surtout de rompre avec l'aliénation des classes populaires en leur donnant le sentiment de leurs intérêts communs, la conscience de l'exploitation dont elles étaient victime et l'idée d'une voie d'émancipation possible, éloignée des pièges du ressentiment xénophobe ou de la fièvre unanimiste nationaliste.

En 1911, dans une page émouvante de L'Armée Nouvelle, Jaurès se souvient ainsi de l'étonnement et l'accès de désespoir, cette sorte d' « épouvante sociale », dans lesquels l'a plongé la découverte de la foule parisienne trente ans plus tôt, à son arrivée à Normale Supérieure: « Je me demandai...comment tous ces êtres acceptaient l'inégale répartition des biens et des maux.(...). Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds, et je me disais: par quel prodige subissent-ils tout ce qui est? Je ne voyais pas bien: la chaîne était au cœur, mais une chaîne dont le cœur lui-même ne sentait pas le fardeau. La pensée était liée, mais d'un lien qu'elle ne connaissait pas ». Le but et de l'œuvre des socialistes et de Jaurès a donc été de tenter de libérer les français de leurs chaînes intellectuelles morales, de leurs aliénations, en leur donnant le sentiment de leur dignité, en expliquant ce qui les dressait les uns contre les autres et contre les autres nations ou minorités. « Les vrais croyants, disait Jaurès, sont ceux qui veulent abolir l'exploitation de l'homme par l'homme, les haines aussi, de race à race, de nation à nation ».

Néanmoins, si des compromis sur des projets de réforme sont trouvés avec les radicaux et si des habitudes de discipline républicaine avec désistement au second tour permettent à la gauche de rester forte à la Chambre jusqu'en 1914, le manque d'homogénéité idéologique de la mouvance radicale, l'opportunisme d'une grande partie de ses élus et leurs liens avec le monde des affaires et de la petite bourgeoisie hostile aux rouges et à l'impôt, fait que ces projets sociaux peinent à aboutir. Produite par le système capitaliste, la compétition économique, coloniale et géostratégique des puissances européennes, dirigent quant à elle les peuples vers un carnage que Jaurès pressentait probable et a tout fait pour éviter.

 

1) L'alliance avec les radicaux et la séparation de l'église et de l'Etat.

 

Depuis 1902, les parlementaires socialistes soutiennent majoritairement le gouvernement radical d'Emile Combes, originaire du Tarn comme Jaurès, médecin franc-maçon qui a reçu sa première formation intellectuelle au séminaire. Le combat pour la laïcité et contre la réaction catholique et nationaliste anti-dreyfusarde est le socle de cette coalition du Bloc des gauches. A la suite de la loi sur les associations du 1er juillet 1901, la majorité parlementaire composite qui soutient Combes va approuver des décrets qui, à l'été 1902, ordonnent la fermeture d'établissements scolaires gérés par des congrégations religieuses. Ceux-ci recrutaient environ 40% des élèves du second degré vers 1900, principalement dans la bourgeoisie riche, le milieu des commerçants et des hauts fonctionnaires.

Le camp laïque est assez divisé sur la signification à donner au combat pour la laïcité, ses objectifs et ses limites. Les socialistes Viviani, Vaillant, Maurice Allard, héritiers de l'anticléricalisme intransigeant de Proudhon et Blanqui, sont partisans, avec beaucoup de radicaux libres-penseurs, d'un « athéisme de combat » cherchant à éradiquer la religion perçue essentiellement comme une mystification aliénante et une force sociale obscurantiste détournant les citoyens de la rationalité et de l'émancipation. Ceux-ci sont pour un monopole public de l'enseignement. D'autres, comme Jaurès ou même Combes et Ferdinand Buisson, deux dirigeants radicaux francs-maçons tout en étant favorables à la suppression des congrégations en tant qu'institutions d'enseignement, acceptent, au nom de la tolérance à la diversité, que des moines ou des prêtres puissent, sans leurs habits, en tant que personnes privées, disposer du droit d'enseignement.

Le projet de séparation entre l'église et l'État n'est au départ pas perçu par tous les laïques comme une nécessité. Combes y voit un avantage qui est de priver l'Église des ressources publiques mais aussi un inconvénient qui est d'amplifier l'autonomie d'action des catholiques tout en les rendant plus dépendants encore de la papauté. Toutefois, comme la déchristianisation est déjà un processus que chacun peut voir à l'œuvre, les liens privilégiés entre l'État et le clergé catholique que le concordat napoléonien avait fixés deviennent difficiles à justifier au nom de la raison d'état ou du vieux gallicanisme qui veut que le pouvoir civil national contrôle le pouvoir religieux sur lequel s'exerce la pression des intérêts du Vatican. Par ailleurs, en 1904, l'accession au trône pontifical de Pie X, particulièrement hostile à toute concession de l'Église vis à vis de la sécularisation des lois et des mœurs et de la pensée autonome, et favorable à une politique de rechristianisation agressive, fait paraître l'option de la séparation plus impérative.

Dès le 10 avril 1904, Jaurès pose le problème avec limpidité:

 

« L'État n'est ni catholique, ni protestant, ni déiste, ni athée, l'État est laïque. Il reconnaît à tout homme, quelle que soit sa religion ou son irréligion le même droit à la liberté. Dès lors, aucun groupe de croyants ne peut exercer sur lui, État, une influence privilégiée. C'est dire que l'État doit être séparé de toutes les églises ».

 

Jaurès soutient ainsi la loi du 7 juillet 1904 qui interdit l'enseignement aux congrégations. L'école de doit pas être un lieu d'endoctrinement religieux ou de critique d'un savoir scientifique ou historique contredisant les dogmes des églises.

La laïcité se définit d'abord, non simplement comme la simple neutralité de l'État vis à vis des cultes et des opinions idéologiques, mais comme « l'acte de foi dans l'efficacité morale et sociale de la raison, dans la valeur de la personne humaine raisonnable et éducable » (discours de Jaurès à la Chambre le 14 janvier 1910). La laïcité implique pour Jaurès, comme l'écrit Jean-Pierre Rioux, « l'encouragement à penser hardiment à tout propos, sur tous les sujets accessibles à la raison, sans œillères ni routines ». Il faut donc donner à chaque esprit humain tous les moyens de développer son esprit critique et sa réflexion, ce qui passe par une transmission de connaissances impartiale dépourvue de visées d'enrégimentement, fût-il républicain, patriote ou spiritualiste plutôt que chrétien. Quand il compare dans l'Histoire socialiste de la Révolution française les projets d'instruction publique obligatoire, laïque et gratuite, de la Constituante révolutionnaire, celui de Talleyrand-Périgord, l'évêque défroqué d'Autain, et de Condorcet, Jaurès préfère le second, basé sur l'instruction désintéressée visant à affranchir l'homme, à faire progresser la science et à développer l'esprit critique et la curiosité de l'individu, plutôt que le premier, d'inspiration plus jacobine et idéologique, visant à éduquer en inculquant à l'enfant les valeurs et les habitudes intellectuelles qui seront nécessaires à la vie militaire, civique, et économique d'une nation républicaine. De la même manière, Jaurès n'exclut pas l'idée d'un enseignement du fait religieux à l'école, d'une diffusion des connaissances historiques (dans le cadre d'une histoire des idées et non d'une évangélisation ou d'une catéchèse bien entendu) sur le « messianisme juif » en particulier. Quoique violemment opposé aux pratiques réactionnaires de l'église et partisan de l'absolue liberté intellectuelle, Jaurès n'est pas personnellement matérialiste et athée: dans sa thèse de philosophie soutenue en 1892, il soutenait une forme de panthéisme contradictoire avec la croyance en un Dieu personnel, affirmant la présence d'une force divine agissant dans la nature et dans l'élan des consciences humaines tendues l'idéal et le retour à l'unité de l'harmonie sociale. Pour lui, les religions ne représentent pas seulement l' « opium du peuple », elles ne sont pas simplement des idéologies illusoires instrumentalisées par les classes sociales possédantes pour endormir et consoler les masses exploitées. Elles s'appuient sur des pensées morales et philosophiques révolutionnaires en leur temps et traduisent le besoin atemporel de l'esprit de donner sens à sa condition en interprétant le mystère de l'origine de la vie, de l'univers, de la fécondité de la nature, de la joie. Loin d'être le fossoyeur de la vie religieuse, le progrès des sciences fera naître de nouvelles questions en nous révélant la complexité des phénomènes de la vie et de la matière. Ce que l'on peut attendre d'un affranchissement social des hommes par la révolution collectiviste qui rendrait leur rapports plus fraternels et harmonieux, et libéreraient les intelligences des servitudes du travail exploité, c'est d'abord et avant tout, selon Jaurès, qui a une vision eschatologique et religieuse de l'avenir, l'avènement d'une « interprétation idéaliste du monde » (discours de janvier 1910 à la Chambre faisant le bilan de la suppression de l'enseignement congrégationiste). Par ailleurs, pour Jaurès, il n'y a pas d'antagonisme essentiel, indépassable, entre la foi religieuse, l'existence des églises, et le développement de la pensée autonome, l'essor du monde moderne fondé sur les valeurs de liberté individuelle et de rationalité. Les chrétiens ont déjà fait la preuve par le passé de leur capacité d'adapter, non sans phase de crises et de replis, la nature de leur foi et de leurs pratiques religieuses aux évolutions sociales et intellectuelles de la culture.

Pendant l'hiver1904-1905, Jaurès travaille avec Aristide Briand sur un projet de loi de séparation de l'église et de l'État à vocation consensuelle, inspiré d'une laïcité ouverte et d'un libéralisme garantissant tout à la fois la neutralité de l'État, le respect des religions et des courants de pensée athées, agnostiques ou spiritualistes, et celui de la liberté individuelle et du droit à l'autonomie intellectuelle de chacun. Ils ne veulent pas faire de cette loi un instrument de lutte contre l'Église ou la papauté, voire de sortie du religieux. Promulguée le 11 décembre 1905, la loi déclare que la République française « assure la liberté de conscience » et « ne reconnaît, ne subventionne, ni ne salarie aucun culte » mais, pour donner aux croyants l'assurance que les associations cultuelles chargées de la gestion des biens des églises et de la dévotion ne seront pas une machine de guerre contre les religions, l'article 4 de la loi respecte la spécificité de la hiérarchie et de la discipline de chaque église, lui garantissant une autonomie absolue en empêchant tout schisme ou dissidence. Les associations cultuelles locales devront donc se conformer aux règles générales de l'organisation du culte. Cette loi liquide donc le gallicanisme (et donc également celui qui inspirait la constitution civile du clergé des révolutionnaires de 1791): « elle donne la certitude que nul obstacle de l'État ne s'interposera entre Rome et l'Église de France ». Le projet Combes qui lui faisait concurrence, soutenu par les sociétés franc-maçonnes, s'inscrivait lui davantage dans une perspective de contrôle étatique des religions et Clémenceau a dénoncé violemment à la Chambre dans cette loi de modération la « coalition monstrueuse et antirépublicaine sous la férule de Jaurès et le goupillon de M.de Mun » (leader de la droite sociale et catholique), traitant Jaurès de « bourgeois de Calais » (ouvrant les portes à l'ennemi, catholique et non plus anglais...), puis de « révolutionnaire en peau de lapin » capitulant devant l'autorité du pape. Pourtant, cette loi rendait plus précaire la vie matérielle des prêtres en rompant leur statut de salariés de l'État ayant un rôle d'utilité publique et compliquait ainsi leur recrutement. Elle donnait aussi une importance nouvelle aux laïques par rapport à la hiérarchie religieuse puisque ceux-ci étaient appelés à participer à la gestion des biens et la vie matérielle des cultes et des desservants. Cette loi avait ainsi surtout le mérite de faciliter l'adaptation de l'Église au monde moderne et son acceptation progressive des valeurs fondamentales de la République.

 

2)La difficile conquête des droits sociaux.

 

Pour Jaurès, la séparation était nécessaire pour couronner l'œuvre républicaine de laïcisation. Elle portait en germe la pénétration des idées socialistes dans les classes populaires grâce à une généralisation de l'enseignement rationnel et la perte d'influence de l'église sur les masses. Elle était également nécessaire pour que dans la classe politique comme dans la population, les passions entourant la question religieuse ne servent plus de dérivatifs commodes aux urgences de la question sociale. Être de gauche, contrairement à ce que pensaient beaucoup de radicaux, ne pouvait se limiter à « bouffer du curé ». La séparation de l'église et de l'État devait donc permettre donc de réorienter l'attention des républicains sur les nécessaires réformes sociales à accomplir.

Toutefois, après 1905, les relations des socialistes avec les radicaux seront beaucoup plus orageuses que dans l'intermède ouvert par l'affaire Dreyfus à partir de 1898.

Il y a plusieurs explications à cela. 1) L'Internationale a condamné clairement en 1904 les déviations réformistes et « social-démocrates » avant l'heure des socialismes européens, la participation des socialistes et leur solidarité avec des gouvernements bourgeois au profit du rappel des objectifs collectivistes et révolutionnaires et de la stratégie incontournable de renforcement de la lutte des classes. De ce fait, la SFIO créée au printemps 1905, renoncera à la participation gouvernementale, à la stratégie de Bloc républicain et au vote du budget général de gouvernements bourgeois (cela lui sera d'autant plus facile que les radicaux n'auront pas besoin des voix des parlementaires socialistes pour rester en place) 2) Les radicaux constituent une mouvance politique divisée mais beaucoup cherchent à promouvoir des objectifs de paix sociale, nient l'existence de classes sociales aux intérêts séparés et contradictoires au profit d'une attention prioritaire à la liberté individuelle, sont des adversaires d'un impôt trop rigoureux et des solutions collectivistes, défendent l'ordre social pour la tranquillité des petits propriétaires et des milieux d'affaire dont ils sont très proches, ce qui se traduit aussi par un rejet violent des critiques du système de prédation coloniale par les socialistes 3) Les conflits sociaux dans l'industrie et la fonction publique se multiplient dans les années 1904-1909 et les radicaux au pouvoir réagissent souvent par la fermeté intransigeante et la répression tandis que la petite bourgeoisie qui représente leur clientèle électorale prend peur. 4) Malgré des programmes électoraux de réformes sociales assez audacieux soutenus par les socialistes, les radicaux, la faute en incombe en partie aux institutions de la IIIème République et au mode de scrutin, ne sont pas unifiés en un parti au cadre idéologique cohérent et contraignant et beaucoup d'entre eux, opportunistes pratiquant le clientélisme, sont très sensibles aux intérêts des milieux d'affaire et pratiquent l'obstruction parlementaire avec la droite.

 

En 1906, le contexte est pourtant favorable pour la mise en œuvre d'avancées sociales.

En mai 1906, Jaurès affirme dans La Dépêche que « c'est la démocratie républicaine toute entière qui a triomphé » lors des législatives. La Chambre comporte désormais 400 républicains de gauche sur 580 députés, dont 54 parlementaires soutenus par la SFIO et 18 socialistes indépendants ayant rompu avec les objectifs de l'Internationale. Avec les socialistes, les radicaux-socialistes et les radicaux de gauche partagent un programme de réformes immédiates ambitieux: « cet ensemble de 250 députés ont comme programme l'impôt général et progressif sur le revenu déclaré et l'accentuation de l'impôt successoral afin de dégrever la démocratie des petits propriétaires paysans (affectés par les taxes sur le foncier), des petits commerçants et des ouvriers, et de créer un surcroît de ressources pour les œuvres de solidarité sociale: l'assurance sociale étendue à tous les risques; la limitation progressive de la journée de travail et la nationalisation des grands monopoles capitalistes, tout d'abord des chemins de fer et des mines » (article de Jaurès au lendemain de la victoire électorale de la gauche, dans La Dépêche du Midi du 31 mai 1906).

On le voit, même si beaucoup de radicaux sont contre une progressivité de l'impôt au nom d'une égalité formelle et de la reconnaissance du mérite des entrepreneurs et s'ils cherchent à présenter l'obligation de déclarer ces sources de revenus comme une mesure d'inquisition contraire au respect de la vie privée et au secret nécessaire au monde des affaires, il y a déjà dans ce programme une forme de démocratisation significative de la vie sociale et économique, avec notamment un projet de sécurité sociale (incluant tous les « risques »: accident, vieillesse, maladie) basé sur la solidarité et financé par la cotisation patronale et l'impôt redistributif.

Jaurès ne prétend pourtant pas que la mise en œuvre de ce programme pourrait contenter pleinement les socialistes, ni que ceux-ci entendent s'inscrire dans un cadre purement réformiste, renonçant à la révolution sociale, au dépassement du capitalisme. « Nous démontrerons aussi sans cesse au prolétariat ouvrier et paysan, écrit-il dans La Dépêche le 6 novembre 1906, que le programme radical et socialiste, excellent pour accroître la liberté et la force de la classe ouvrière, ne peut cependant l'affranchir; que même appliqué intégralement et à moins de s'élargir enfin au collectivisme, il laissera subsister le privilège de la propriété capitaliste d'où dérivent tous les désordres de la société, les incohérences de la production, l'oppression et l'exploitation des travailleurs ». Ce programme n'est qu'une étape vers l'émancipation véritable des travailleurs, mais il est susceptible d'augmenter leur bien-être et leur capacité d'organisation et de revendication. Jaurès s'oppose à Marx qui voit dans l'aggravation du niveau d'agressivité du capitalisme et la paupérisation universelle des salariés le facteur révolutionnaire privilégié porté par le mouvement naturel et inéluctable du capitalisme. Tirant des conclusions de son analyse de la grande Révolution française, Jaurès écrit ainsi: « Pour qu'une révolution éclate, il faut que les classes inférieures souffrent d'un terrible malaise ou d'une grande oppression. Mais il faut aussi qu'elles aient un commencement de force et par conséquent d'espoir » (Histoire socialiste de la Révolution Française, tome 1). Rien de ce qui dans le réformisme social porté par le parlementarisme renforce le niveau d'organisation et de bien-être du prolétariat ne saurait donc contredire l'objectif d'une transformation radicale du mode de production et de propriété capitaliste.

Si le contexte est favorable pour des progrès sociaux, c'est aussi et surtout que les travailleurs sont à l'offensive depuis plusieurs mois pour réclamer des augmentations de salaire, plus de loisirs, plus de respect des droits syndicaux et de leur dignité, voire même plus de contrôle sur la politique de leurs entreprises. Madeleine Rebérioux fait part de cet impressionnant niveau de revendication et de conflictualité sociale La République Radicale?. Ainsi, entre 1904 et 1907, on compte des centaines de milliers de grévistes chaque année. 4 millions de journées chômées lors de 1026 grèves en 1904 concernant 271097 grévistes. 438000 grévistes en 1906 faisant en moyenne grève pendant 19 jours. « La France gréviste s'agrandit: aux départements du Nord où règnent la sombre mine et le textile impulsif, à la région lyonnaise...s'ajoutent de nouvelles zones: la Bretagne avec les grèves spectaculaires de Fougères, de Hennebont et l'agitation violente de Brest, la Lorraine du fer et de la fonte ». Madeleine Rebérioux rappelle ainsi qu'aux Forges d'Hennebont, d'avril à août 1906, 1800 ouvriers héroïques ont fait grève pendant 115 jours, se nourrissant de crabes pêchés à marée basse et de pain distribué au compte-goutte. 48% des grèves de 1906 font gerbe autour du 1er mai (la tradition du 1er mai remonte à 1890 et les travailleurs français ont eu une part importante dans la consécration de cette journée internationale de lutte pour le respect et la rémunération des travailleurs) pour lequel la CGT, qui atteindra son pic d'avant-guerre de 350.000 adhérents en 1908, a affiché le mot d'ordre unitaire de la journée de 8 heures.

Cette intense activité de lutte sociale va aussi concerner la fonction publique puisque la syndicalisation, d'abord interdite, fait des progrès en 1905-1907, notamment chez les postiers et les instituteurs, dont beaucoup vont être révoqués pour s'être arrogé un droit de grève que l'État ne leur reconnaissait pas. Elle n'est en tout cas pas étrangère à la naissance en 1906 d'un Ministère du Travail et de la Prévoyance et à la loi rendant obligatoire le repos hebdomadaire votée le 13 juillet 1906. Mais, de manière générale, Clemenceau, élu pour la première fois à 65 ans président du conseil en octobre 1906 après avoir été un ministre de l'intérieur inflexible et prompt à déplacer la troupe et organiser des complots pour les grévistes lors des conflits du printemps, ne va pas démériter son titre de « premier flic de France », organisant la répression et l'intransigeance face aux grèves de l'industrie, de la fonction publique, des viticulteurs du Midi. En mars 1907, il remet en cause le droit de grève au nom d'un prétendu « droit de vie de la société »  en mobilisant des soldats du génie pour remplacer des ouvriers électriciens grévistes de Paris. Les assassinats d'ouvriers se multiplient: 2 morts et 10 blessés à Draveil en juin 1908, 4 morts et des centaines de blessés à Villeneuve-Saint-Georges le 30 juillet 1908. Clemenceau fait aussi arrêter des dirigeants syndicalistes, voire socialistes: licenciements et révocations, poursuites judiciaires, amendes, lourdes peines de prison se multiplient contre les acteurs des mouvements sociaux. La CGT parle d'un Dictateur, de « l'empereur des mouchards », d'un « gouvernements d'assassins »... C'est dire que cet ancien républicain sous l'Empire et sympathisant de la Commune, maire de Belleville, adversaire redouté des opportunistes des débuts de la IIIème République et anti-clérical et dreyfusard militant, a aussi un visage beaucoup moins à gauche: impliqué dans le scandale de Panama, polémiquant avec des arguments de bas étage et des formules assassines contre le socialisme de Jaurès à la Chambre en 1906, et défenseur sans état d'âme de l'ordre social inégalitaire, puis du nationalisme militariste... Pas étonnant qu'aujourd'hui des néo-conservateurs comme Max Gallo ou Sarkozy en fassent un modèle...

Sa forte capacité de mobilisation, associée aux manques de débouchés en termes d'avancées sociales des grèves qu'elle organise, radicalise la CGT. Même si sa Charte d'Amiens d'octobre 1906 impliquait son indépendance vis à vis des mouvements politiques, y compris du mouvement libertaire, elle tend à se raidir dans une « bonne conscience minoritaire » (M. Rebérioux) et sur un mot d'ordre de grève général révolutionnaire et d'action directe indifférente aux petites avancées sociales obtenues par voie parlementaire. Aux yeux de beaucoup de ses membres influents proches de la tradition du syndicalisme-révolutionnaire, ce sont les militants conscients qui font l'histoire et non les masses moutonnières bonnes à voter. Son organisation interne privilégie les petites fédérations professionnelles les plus révolutionnaires et partisanes de l'agitation permanente (dockers, ouvriers des arsenaux, bâtiment, métallurgie) au détriment des plus grosses fédérations de l'industrie, du livre, du textile, des chemins de fer. Un fort mouvement anti-étatiste (l'État est présenté comme essentiellement répressif, patron de choc, et voleur, tortionnaire dans les colonies et son armée) s'y généralise, ce qui rend compliqués les rapports avec une SFIO qui est bien forcée de pratiquer des accords de compromis avec les radicaux tout en gardant son indépendance pour faire avancer des réformes politiques qui améliorent concrètement la vie des classes populaires.

 

3) Deux réformes sociales emblématiques: l'impôt progressif sur le revenu et la loi sur les retraites ouvrières.

 

Ce maximalisme de la CGT et cette méfiance fondamentale vis à vis d'un État qui sait trop bien défendre les intérêts industriels et réprimer les mouvements sociaux se traduit dans la campagne que mène une partie des cadres de la CGT contre la loi de compromis sur les retraites ouvrières et paysannes, issue pourtant de 20 années de travail législatif et qui sera votée le 31 mars 1910 (avec le soutien de Jaurès et de 25 députés socialistes tandis que 27 s'y opposent avec Guesde et que Vaillant et ses amis s'abstiennent). Cette loi qui était au programme des socialistes et des radicaux en 1906 définit un minimum-vieillesse garanti pour tous et l'inscription obligatoire des ouvriers à des caisses de retraite par répartition financées aussi par l'impôt et la cotisation patronale. Elle garantit, dans sa première version soutenue par les socialistes, une pension équivalent à 40% du salaire pour les ouvriers qui utilisent leur droit à partir en retraite à 60 ans, tandis que les travailleurs qui ont des emplois pénibles ou usants peuvent partir à 55 ans. Pour Jaurès, cette réforme est certes imparfaite (dans la mesure où la part contributive de l'État financée par l'impôt redistributif est faible, et donc également les pensions garanties) parce qu'elle résulte d'un compromis avec la bourgeoisie mais il est faux de propager l'idée, comme certains à la CGT, que l'État cherche à avoir un bas de laine où aller puiser en cas de besoin pour voler les travailleurs. La CGT assimile aussi les prélèvements assurantiels liés à la loi sur les retraites ouvrières et pausannes (ROP) à une baisse pure et simple des salaires et à une menace de bureaucratisation à l'allemande des syndicats qui seraient charger de gérer ces caisses de retraite, ce qui menacerait de les embourgeoiser et de tarir le niveau de lutte et de revendication sociale.

Cette réforme est surtout une victoire de principe qui permettra aux salariés d'expérimenter à petite échelle une société de solidarité et de créer des outils pour la réaliser. Dès février 1906, Jaurès écrit ainsi dans La Dépêche: « L'entrée du principe de l'assurance sociale dans nos lois aura de vastes répercussions. Pour faire face aux dépenses nécessaires de solidarité sociale, à l'assurance contre la maladie, contre l'invalidité partielle et contre le décès aussi bien que la vieillesse, il faudra réformer tout notre système fiscal...L'assurance sociale, en débarrassant le prolétariat des angoisses de l'extrême misère, lui donnera plus de forces, plus d'élan, plus de sérénité aussi pour la revendication réglée et hardie d'un nouvel ordre de société, d'une forme nouvelle de société et de travail ».

Là où les opposants à cette loi sur les retraites ouvrières avaient sans doute raison, c'est quand ils estimaient que beaucoup de ses partisans, dans la mouvance radicale, avaient à l'idée de pacifier à bon compte les rapports entre les classes. Aristide Briand, venue des rangs socialistes, et les groupes d'intellectuels qui s'inspirent de lui à la droite de la CGT ou dans la revue « La démocratie sociale » peuvent ainsi rêver un temps d'une forme de travaillisme à la française substituant au conflit social l'entente entre le capital et le travail grâce à des pratiques patronales accordant plus de droits aux salariés. Une des idées avancées par cette mouvance politique avant-gardiste remettant en cause l'idée d'une contradiction structurelle entre les intérêts des classes sociales à l'intérieur du capitalisme est celle de l'actionnariat ouvrier censé donné dans l'entreprise pouvoir de contrôle égal au travail et au capital. Toutefois, le patronat ne s'est nullement intéressé à ces velléités de réformes social-démocrates portées par des techniciens du social proches de Briand et le choix systématique fait par ce dernier de la répression des mouvements sociaux a achevé de discréditer cette orientation vers le rééquilibrage technicien et pacificateur des rapports entre classe à l'intérieur du capitalisme. Jaurès trouvait en particulier que la participation des salariés à l'intérieur des entreprises était un gadget dérisoire.

En 1910, Jaurès n'a pas de mots assez durs pour dénoncer le choix de Briand, son ancien ami, de mater durement, par des licenciements, des arrestations arbitraires, des emprisonnements et des réquisitions contre les 60000 cheminots courageusement engagés dans un mouvement de grève générale surprise à l'automne 1910... Répression invoquée en invoquant des actes de sabotage et autres complots anarchistes pour discréditer l'action collective en écartant l'idée d'imposer toute solution négociée aux deux Compagnies privées du rail, que les radicaux se refusent à nationaliser!

 

« Que l'homme (Aristide Briand, dans une autre vie) qui a fait la théorie et précisé la pratique de la grève générale révolutionnaire conduise maintenant la répression, c'est un des spectacles que peuvent seuls donner les régimes en décadence, et ce sera pour la bourgeoisie française, ce sera pour la bourgeoisie européenne, épanouie d'admirations devant l'audace des reniements, une honte ineffaçable... » (Jaurès, le 26 octobre 1910 dans La dépêche). Briand, que Jaurès qualifie franchement de traître opportuniste, et sa majorité radicale, dans le sillage de cette criminalisation des cheminots grévistes (certains sont même passés devant le conseil de guerre), veulent systématiser la réquisition sous peine de condamnation à 6 mois d'emprisonnement des mineurs et des cheminots et remettre en question le droit de grève lui-même au nom de l'intérêt des usagers et de la nation: on transforme ainsi ces travailleurs en « esclaves publics » de compagnie privée que l'on se refuse à nationaliser par complaisance avec les milieux d'affaires, remarque Jaurès quelques jours plus tard: « la République devient une geôle et une sorte de servage est rétablie au profit des compagnies... » (le 6 décembre 1910).

 

Jaurès avait pourtant voulu croire à la bonne foi réformatrice d'une partie des radicaux en 1906 et, en 1908, il s'était battu à la Chambre pour défendre le projet d'impôt progressif sur le revenu, socialement modéré, que Joseph Caillaux, nouveau radical venant du monde financier, était en train de construire. Ce projet répartissait les revenus imposables en 7 catégories et prévoyait un impôt complémentaire, dont le taux était progressif, et qui pouvait frapper des classes moyennes supérieures tels que des enseignants agrégés, des médecins, des rentiers. Finalement, de 1908 à 1913, ce projet d'impôt sur le revenu sera bloqué par le Sénat et il n'entrera en vigueur qu'en juin 1914 pour faire avaler la pilule de la loi des trois ans de service militaire et peut-être aussi financer la guerre qui se prépare, alors que Caillaux est depuis des semaines au centre du scandale du meurtre de Calmette, le directeur du Figaro, assassiné par sa femme, Henriette Caillaux, indignée par la violente campagne de presse faisant feu de tout bois (accusation d'intelligence avec l'ennemi, de corruption, d'infidélités conjugales, de pacifisme anti-patriotique justifié par l'égoïsme des banquiers) pour abattre son « traître » de mari.

 

4) Le combat pour plus de démocratie.

 

Une des raisons qui explique les blocages des projets de réformes sociales de la IIIème République est le poids des institutions qui donnent la part belle à la censure du Sénat et le système électoral qui favorise l'indépendance des élus vis à vis des engagements nationaux des partis politiques, leurs retournements d'alliance opportunistes à la Chambre et leur perméabilité aux groupes de pression économiques. Percevant bien que les élections à scrutin uninominal à deux tours par circonscription favorisent les jeux des personnes au détriment des affrontements de projets de société, des clivages idéologiques clairement formulés, et qu'elles favorisent les clientèles de notables locaux et privent du droit à une représentation efficace et significative les partis minoritaires, les socialistes se battent pour l'élection législative à la proportionnelle, en 1909-1910 tout particulièrement.

Ainsi, Jaurès défend vigoureusement la possibilité pour les électeurs de marquer leur niveau d'adhésion à des doctrines nettement délimitées grâce à une mise en avant des enjeux nationaux plutôt que locaux et des idées plutôt que des personnes. Le scrutin de liste à la proportionnelle implique à son sens l'existence d'un véritable contrat entre, d'un côté, des partis, contrôlant vraiment leurs candidats et les désignant au terme de débats de fond à l'interne, et, d'un autre côté, les électeurs, sur la base d'un programme contraignant ouvrant des mandats impératifs. Mais beaucoup de radicaux ont intérêt à continuer à se faire élire dans le flou des propositions grâce à leurs petites combines et leurs politiques de clientélisme. Briand lui-même avait dénoncé dans son discours de Périgueux d'octobre 1909 « les petites mares stagnantes de l'arrondissement » avant de déclarer que le pays devait réfléchir et déplaça à la Chambre les 50 voix nécessaires au rejet du projet.

La volonté de démocratiser le régime se traduit aussi chez Jaurès par une défense publique des droits politiques et sociaux du deuxième sexe, s'opposant ainsi à l'attitude de défiance d'une grande partie des hommes de gauche qui estiment les femmes trop vulnérables à l'influence de la religion. Dans un article de la Dépêche datant du 10 janvier 1907, Jaurès met en avant, pour défendre le projet de loi socialiste d'accès au droit de vote des femmes, le fait que de plus en plus de femmes travaillent, sont éduquées et se distinguent dans le domaine scientifique, qu'elles vivent des contraintes sociales et ont une aspiration à une amélioration de leur condition qui justifie, avec leur contribution décisive au fonctionnement de la vie sociale, leur aptitude à peser politiquement. De plus, les femmes seraient pour lui moins « va t-en guerre » si elles disposaient du droit de vote et pourraient davantage peser pour un arbitrage international des conflits. Les femmes restent très peu représentées toutefois dans la galaxie politique et syndicale socialiste: 2000 femmes tout au plus dans le parti en 1912, et une seule femme avec un poste à responsabilité à la SFIO: Madeleine Pelletier, médecin des asiles et féministe (cf. Madeleine Rebérioux, La République radicale?).

 

 

Ismaël Dupont

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14 avril 2011 4 14 /04 /avril /2011 06:59

Jean Jaurès à la tribune par J.veber

 

5) La critique du colonialisme.

 

Depuis 1900, l'entreprise coloniale ne suscite plus autant de polémiques en France et au Parlement que dans les années 1880 où elle était considérée comme dispendieuse pour la nation et contradictoire avec l'objectif d'une revanche ou d'une protection contre l'ennemi allemand, et majoritairement, les français voient dans la colonisation une entreprise profitable à la puissance économique et politique de la France et aux intérêts des indigènes à qui elle apporte prétendument la civilisation. Il faut dire que la grande presse capitaliste et les expositions universelles et coloniales se donnent beaucoup de mal pour imposer ces idées par leur propagande... Les parlementaires radicaux sont souvent très proches des milieux d'affaires et de la haute administration agissant dans les colonies et les parlementaires de droite s'inquiètent surtout de ne pas faire croître le coût du maintien de l'ordre et du développement économique pour la nation.

Certains socialistes, mais pas tous, dénoncent l'entreprise coloniale non pas tant comme illégitime en elle-même (en vertu d'un droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ou d'une égale dignité des cultures) mais comme dangereuse pour la paix et les droits des travailleurs occidentaux, représentative d'un système économique pervers, et injuste dans son application.

En 1898, au moment où, pendant l'affaire Dreyfus, la haine contre les juifs prend des proportions inquiétantes en Algérie, fédérant d'ailleurs dans une alliance contre nature une partie des arabes musulmans et des colons d'origine européenne, Jaurès ne craint pas de l'expliquer par les expropriations des terres des paysans arabes, en partie par des financiers juifs, en partie par d'autres intérêts financiers et l'administration, ainsi que par le régime de faveur discriminant dont bénéficient les juifs algériens grâce au décret Crémieux qui leur accorde la citoyenneté française là où les arabes musulmans en sont jugés indignes. Dans un article datant du 29 janvier 1898 publié dans La Dépêche, Jaurès regrette ainsi qu'on ait « dérobé sa civilisation à l'algérien », alors que la « haute culture musulmane » aurait méritée d'être fécondée par la science européenne plutôt que méprisée. Lors de son seul voyage hors de l'Europe en dehors de la tournée de conférences de trois mois qu'il a réalisé en Amérique Latine à l'été 1911 pour lever des fonds pour le journal L'Humanité, Jaurès fait un voyage en Algérie en 1895, invité par Viviani, lui-même pied noir, qui a modifié sa façon de percevoir la réalité coloniale et il est même devenu plus tard par ses lectures un admirateur d'Abd-el-Kader, le chef de l'insurrection nationaliste algérienne. Cette expérience l'amène à regretter que l'on tienne les 3 millions d'algériens dans la sujétion économique et sociale en les expropriant de leurs terres par des vols légaux et qu'on leur refuse des droits politiques, dont le droit de vote, que l'on accorde aux juifs. Mais Jaurès ne réclame pas vraiment l'indépendance ou le droit à l'auto-détermination pour les Algériens mais plutôt le bénéfice de ces droits sociaux et politiques qui sont l'œuvre de la civilisation de la France révolutionnaire et républicaine: l'émancipation sociale et politique des Algériens, inconcevable dans l' « exploitation patriarcale des grands chefs traditionnels » indigènes, pourra se faire « sous la noble tutelle de la France » à condition qu'elle rompe avec son égoïsme et ses préjugés raciaux à courte vue. « Je suis sûr, dit-il courageusement à la Chambre le 19 février 1898, que si la France voulait et savait apparaître comme le peuple de la justice, en accordant aux Arabes le droit de vote, elle ne pourrait qu'agrandir sans péril la puissance et le rayonnement de la France elle-même ». Un peu plus tôt, en mai 1896, Jaurès écrivait dans La Petite République que la colonisation n'est pas forcément exclusive d'une « sollicitude constante pour les races opprimées », qu'elle peut être porteuse de progrès pour les peuples qui y sont soumis.

 

Progressivement néanmoins, Jaurès, grâce à son ouverture d'esprit exceptionnelle et sa curiosité pour les autres cultures, va évoluer vers une reconnaissance de la pluralité des voies de civilisation incarnées par les différentes cultures et leur égale communication avec un universel humain qui ne saurait être identifié de manière restrictive avec la culture démocratique et rationaliste de l'Europe post-révolutionnaire. Il s'éloignera ainsi d'un universalisme républicain qui justifie le colonialisme au nom de notre devoir d'apporter la civilisation identifiée au projet émancipateur de la République et du rationalisme à des peuples arriérés.

Sans aller jusqu'à juger néfaste que la France cherche à exercer une influence culturelle, économique et politique au Maghreb, Jaurès défend ainsi en 1911 l'indépendance de plus en plus confisquée du Maroc et la souveraineté de son sultan menacée par les stratégies de pénétration tour à tour concurrentes et concertées des consortiums financiers et industriels allemands et français. L'aliénation des droits économiques et sociaux des peuples du sud par des entreprises capitalistes et des colons qui pillent leurs ressources, leurs terres, et exploitent leurs mains d'œuvre, paraît à Jaurès être un ressort autrement plus puissant de la colonisation que le projet philanthropique ou politique civilisateur prétendu et la rend inacceptable.

Pour exemple, Jaurès s'est engagé personnellement en 1908 et 1912 pour faire condamner un homme d'affaire d'origine grec naturalisé en 1901, Basilio Couitéas, qui après avoir collecté les impôts pour le compte du bey s'était spécialisé dans l'exploitation d'immenses domaines agricoles qu'il faisait arracher aux indigènes entre Sousse et Kairouan: à cette occasion, Jaurès est parvenu à faire rendre justice partiellement aux tribus arabes et surtout à dénoncer publiquement les lobbies pro-coloniaux et affairistes bien installés chez les radicaux, et même dans les milieux franc-maçons ou à la Ligue des droits de l'homme.

Le taux de profit des compagnies coloniales qui ne procèdent à aucun auto-investissement mais se gorgent d'une économie de traite et de pillage, se situe, entre 1903 et 1911, à des niveaux très élevés: entre 25% et 38% selon Madeleine Rebérioux. Spoliations bénies par les administrations et les parlementaires coloniaux, contraintes coloniales, exploitations intensives des ressources naturelles, expliquent ces profits fastueux.

Le plus grave, c'est que la diplomatie française se met au service des intérêts des groupes financiers et industriels, risquant d'envenimer nos relations avec l'Allemagne et de déclencher des guerres coloniales. Ainsi, utilisant une technique que l'Angleterre avait expérimentée avec le pacha d'Egypte, l'État radical fait tout pour encourager le sultan du Maroc à s'endetter à travers des dépenses somptuaires au bénéfice des industries européennes, profitant ensuite de sa position de faiblesse pour lui proposer, à l'initiative d'un consortium placé sous la direction de Paribas, un emprunt ruineux pour le Maroc qui sera signé le 12 juin 1904. Emprunt qui marque le progrès vers l'installation progressive d'un protectorat sur le Maroc impliquant des partenariats commerciaux obligatoires et extraordinairement avantageux avec les milieux d'affaires français. Or, l'Allemagne, qui avait aussi des intérêts depuis quelques années au Maroc, menace clairement la France par l'intermédiaire du discours de Fréderic II à Tanger le 31 mars 1905. Elle cherche l'appui de la Russie tsariste pour dénoncer la politique coloniale agressive de la France mais celle-ci, qui était liée à la France par un traité d'alliance et un emprunt finançant ses dettes très importantes, le lui refuse. L'Allemagne se résigne alors à participer à la conférence internationale d'Algésiras en 1906 qui donne à la France des droits particuliers au Maroc et admet que la Banque d'Etat qui y sera créée en 1907 soit placée sous le contrôle de Paribas. En février 1909 toutefois, les gouvernements allemands et les français signent un accord de collaboration économique pour piller le Maroc mais, quand le ministère radical Monis fait occuper Fès en avril 1911 (pour mater la révolte des tribus Berbères du Riff qui s'en prennent à un Sultan étranglé financièrement qui cherche à s'en sortir en accablant d'impôts son peuple) en violation flagrante de l'acte d'Algésiras, l'Allemagne réagit en envoyant le 1er juillet à Agadir une canonnière symbolique ayant valeur d'ultimatum. Les deux pays, au bord de la guerre, s'en sortent par une nouvelle réconciliation d'intérêts effectuée sur le dos de l'Afrique: l'Allemagne accepte d'avance le protectorat français et obtient en échange une part importante du Congo, entre le Cameroun et le Congo belge.

Jaurès analyse ainsi le 31 mars 1911, avant la prise de Fez, cette entreprise de désorganisation et d'affaiblissement de l'autorité du Sultan du Maroc qui vise à créer un climat d'anarchie et de révolte propice à l'annexion pure et simple, programmée par un plan secret franco-espagnol de 1904:

 

« c'est délibérément que les coloniaux ont mené le Maroc à l'état d'anarchie. C'est délibérément qu'ils ont ruiné le sultan, qu'ils lui ont imposé des combinaisons financières qui lui retirent toutes ressources. Il n'a plus ni le produit des douanes, ni les droits des ports, ni le revenu des domaines, ni le produit du monopole du tabac et l'Espagne, marchant sur nos pas, a mis hypothèque sur la plus grande partie du produit domanial futur des mines non encore concédées...Et le sultan, réduit à vivre au jour le jour des maigres avances de la Banque d'Etat, condamné à subir le pillage international des ressources marocaines, a perdu à la fois le prestige et les moyens d'action. Il a été réduit à imposer à des tribus jusque là exonérées de lourdes charges. Le mécontentement a grandi. Les attaques des tribus contre Fez se sont multipliées: et, au moment où j'écris, le sultan est obligé de faire lui-même le coup de feu, des jardins de son palais, pour repousser les Berbères révoltés. S'il sombre, ce sera l'anarchie totale. Et alors se posera la grave question du traité secret, du déplorable traité secret de 1904 qui prévoit le partage du Maroc entre la France et l'Espagne au cas où le pouvoir du sultan tomberait en dissolution » (Jaurès, La dépêche).

 

La lutte que mènent les Marocains en 1911 contre la conquête française conduit finalement Jaurès à penser que les peuples colonisés, lorsqu'ils témoignent d'une indéniable conscience nationale, ont droit au respect de leur indépendance (discours à la Chambre du 16 juin 1911) et le 1er juillet 1912, les socialistes votent contre le traité établissant le protectorat sur le Maroc.

la cannonière allemande SMS Panther dirigée sur Agadir 

Pour Jaurès comme pour Engels, Rosa Luxemburg ou Lénine, la course des puissances européennes à la colonisation des pays du Sud ou de l'Orient traduit un besoin de nouveaux débouchés pour la production industrielle et les contradictions d'un système capitaliste occidental qui augmente les profits des actionnaires en exploitant des salariés qui ont dès lors de grande peine à consommer les produits de leur travail sur un marché intérieur. La colonisation est dangereuse pour la société du pays colonisateur dans la mesure où elle maintient la possibilité d'une économie d'exportation, de profits capitalistes sans partage des richesses et sans développement, alors même qu'elle augmente les tensions et prépare la guerre des impérialismes capitalistes concurrents:

 

« les nations devraient comprendre qu'au lieu de dépenser un effort immense à conquérir quelques clients lointains, il vaudrait mieux produire pour elles-mêmes. Le jour où la capacité de consommation et d'achat des classes ouvrières serait accrue, les producteurs trouveraient sur les marchés nationaux de l'Europe des débouchés bien plus vastes que ceux qu'ils tentent d'ouvrir au loin à coups de canon. Le véritable acheteur, c'est le peuple. C'est lui qui, par sa masse, constitue dès aujourd'hui le client le plus sérieux; que serait-ce le jour où, par une plus équitable répartition de la richesse sociale, il pourrait se hausser à des habitudes de vie, c'est à dire à des dépenses plus élevées...La fièvre colonisatrice est une maladie; c'est l'effet d'un organisme mal équilibré, qui ne peut faire un emploi normal de ses énergies et de ses forces de production. Le vrai moyen de la guérir et de permettre aux nations de produire largement pour elles-mêmes, c'est la justice sociale » (4 avril 1907, Jaurès dans La Dépêche).

 

Si la pression sur les salaires des producteurs et la tendance à la surproduction qui créent un besoin de colonies pour trouver des débouchés et des ressources nouvelles à exploiter est liée à la logique interne du capitalisme et si ce même capitalisme conduit à des stratégies diplomatiques aventureuses qui conduisent à la guerre à force d'exaspération des concurrences économiques, alors le fait colonial est un des lieux privilégiés qui confirme la fameuse tirade maintes fois citée de Jaurès à la Chambre le 7 mars 1895 contre le capitalisme fauteur de guerres:

 

« Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est en état d'apparent repos, porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l'orage. Messieurs, il n'y a qu'un moyen d'abolir enfin la guerre entre les peuples, c'est d'abolir la guerre entre les individus, c'est d'abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c'est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle des champs de bataille, un régime de concorde sociale et d'unité ».

 

6) Concilier patriotisme, internationalisme et combat pour la paix.

 

Cette tirade associant capitalisme et menace de guerre permanente était précédée d'un argumentaire où Jaurès explicitait ce rapport afin d'expliquer en quoi les socialistes ne pouvaient voter le budget de la Guerre:

 

« Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d'hommes possédera les grands moyens de production et d'échange, tant qu'elle possédera ainsi et gouvernera les autres hommes...tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu'elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée...; tant que cette classe privilégiée, pour se préserver contre tous les sursauts de la masse s'appuiera ou sur les grandes dynasties militaires ou sur certaines armées de métier...; tant que cela sera, toujours cette guerre politique économique, et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les guerres armées entre les peuples ».

 

Jaurès ne sera pas toujours aussi tranché pour faire du système capitaliste une force de guerre puisqu'à l'été 1914, il veut croire, comme Kautsky et beaucoup d'économistes libéraux, que l'intrication des capitalismes européens, l'internationalisation du capital et l'enchevêtrement des intérêts liés aux échanges marchands peuvent donner quelques chances à une paix fondée sur les intérêts économiques des bourgeoisies européennes. Ainsi, il écrit dans L'Humanité le 20 juillet 1914 comme pour se donner des motifs rationnels d'espérer: «le capitalisme, en ce qu'il a de plus sain, de plus fécond, de plus universel, a intérêt à apaiser et prévenir les conflits ».  

 

Mais si le capitalisme met en danger la paix internationale, c'est aussi et surtout parce que les capitalistes doivent choyer l'institution militaire pour qu'elle les préserve contre les révoltes populaires, c'est encore parce que les milieux d'affaires, dans un certain sens, ont tout intérêt à entretenir la fièvre nationaliste qui crée l'illusion d'une communauté idéale transcendant les contradictions d'intérêts entre classes, qui nourrit de rêve et remplit d'orgueil les petits et les humbles à l'énoncé des faits de gloire de l'armée de la nation, qui détourne l'attention des problèmes sociaux...Le patriotisme peut ainsi être considéré comme une autre forme d'opium du peuple, une religion de sortie de la religion adaptée à l'âge de la démocratie qui entretient d'illusions unanimistes un peuple exploité et constitue un instrument idéologique d'exploitation au service d'une bourgeoisie qui est parallèlement de plus en plus prompte à s'allier financièrement avec ses consœurs étrangères.

 

C'est le point de vue de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste: « Les ouvriers n'ont pas de patrie ». Cette formule radicale que Jaurès qualifie de « boutade » dans L'Armée Nouvelle (1910) est justifiée théoriquement et pratiquement: comme le capital n'a pas de patrie et que sa domination est mondiale, comme il n'y a aucun sens à sacraliser un territoire et l'État qui le garantit, qui n'est rien d'autre qu'un instrument de domination de classe, la stratégie révolutionnaire des représentants du monde du travail doit être coordonnée internationalement et soumettre à la critique les lubies patriotiques qui désamorcent une lutte des classes qu'il faut au contraire pousser à l'exaspération en faisant en sorte que les prolétaires se reconnaissent subjectivement comme unis par des intérêts communs de prolétaires et non de français, d'anglais ou d'allemands...

Cette négation comme illusion et simple instrument d'exploitation de l'idée de patrie au nom d'un internationalisme prolétarien rejoint aussi le point de vue de Gustave Hervé, futur rallié à l'union sacrée et pétainiste (à qui l'on doit le « notre patrie, c'est notre classe »), le directeur de la Guerre sociale (revue d'extrême-gauche lancée en 1906 et bientôt tirée à 50000 exemplaires, autant que L'Humanité) et de son courant, très influent à la CGT qui a ratifié une ligne anti-patriotique au congrès d'Amiens en 1906, davantage inspiré toutefois par l'idéologie libertaire et l'anti-militarisme. La CGT, minoritaire sur cette ligne dans le syndicalisme européen, prônera ainsi jusqu'en 1914 avant que Jouhaux ne se rallie à l'Union Sacrée après l'assassinat de Jaurès, non la défense de la nation menaçant d'être démantelée, mais la grève générale révolutionnaire en cas de guerre. Néanmoins,Victor Griffuehles, dirigeant de la CGT de 1901 à 1909, est sceptique sur la capacité des socialistes et syndicalistes français, plus pacifistes que beaucoup de leurs homologues européens, à opposer des mots d'ordre anti-militaristes aux allemands notamment. Pour lui, comme le rapporte Romain Ducoulombier dans son livre La naissance du parti communiste en France paru en 2010, « toute action de la social-démocratie allemande est compromise par la bureaucratisation de ses personnels et par son intégration à l'État social impérial. Les allemands, écrit-il en octobre 1905, « n'osent pas s'engager à fond dans la lutte quotidienne, parce qu'ils craignent (autant que le gouvernement allemand) de compromettre leur propre organisation et leurs puissantes mutualités » ». (p.36).

 

A l'inverse de la ligne majoritaire à la CGT, comme la majorité sans doute des dirigeants socialistes, Jaurès se montre partisan d'un patriotisme civique héritier de la Révolution française et de l'idée républicaine: bénéficier de droits politiques, être éduqué et pris en charge par une nation qui met au cœur de son projet émancipateur la liberté, l'égalité, la fraternité, nous donne le devoir de la défendre quand elle est menacée.

Ce que Jaurès ce supporte pas, c'est le militarisme, la suppression de l'état de droit et de l'esprit démocratique dans l'armée, son noyautage par une aristocratie d'argent et de tradition réactionnaire. Son but, inspiré de la révolution française et des soldats de l'an II, est de réintégrer l'armée dans la nation, de transformer le recrutement des officiers et de les placer sous le contrôle du vote des soldats, de rapprocher l'armée de la société civile en créant, sur les ruines d'une armée de métier figée dans ses habitudes hautaines et sa différence, des milices civiles effectuant régulièrement des périodes d'entraînements et de service militaire, et encore de casser les tribunaux d'exception militaires.

Jaurès est un homme des conciliations inaccoutumées qui entend concilier « le patriotisme le plus fervent et l'internationalisme le plus généreux », ce dernier consistant surtout en son sens en l'idéal d'une fédération de nations autonomes vivant en paix sous l'arbitrage d'un droit international (Jaurès a été un des promoteurs de l'idéal qui a donné naissance à la SDN en 1919 grâce au président américain Wilson notamment) et dans le refus de la realpolitik et de la politique de puissance (Jaurès réclame ainsi que le gouvernement français intervienne pour dénoncer les exactions contre les Arméniens en Turquie, malgré les intérêts du capitalisme français dans l'Empire Ottoman).

Son patriotisme est basé sur plusieurs traditions. La patrie à laquelle nous appartenons, ce n'est pas seulement la terre des ancêtres, mais la nation républicaine en rupture avec une histoire faite de servitudes et d'inégalités sanctifiées par la tradition et la religion. La défense de la patrie de la Révolution et des droits de l'homme est présentée, dans L'Histoire socialiste de la révolution française notamment (que Jaurès rédige en 1898-1899 après sa défaite aux législatives à Carmaux), comme une cause à valeur universelle, un moyen de défense de la liberté. Pour Jaurès, la seule guerre que les socialistes puissent envisager de soutenir est donc une guerre défensive de sauvegarde de la République. Jaurès se démarque de l'outrance de la formule de Marx et Engels « les ouvriers n'ont pas de patrie » en affirmant qu' « on ne peut donner un sens à la formule qu'en disant qu'elle a été écrite à une époque où partout en Europe, en Angleterre et en France comme en Allemagne, la classe ouvrière était exclue du droit de suffrage, frappée d'incapacité politique et rejetée par la bourgeoisie elle-même hors de la cité » (L'armée nouvelle, chapitre 10).

Toutefois, pour Jaurès, Marx et Engels ont eu tort de séparer l'émancipation sociale et l'idée nationale: ce que revendiquent les prolétaires au milieu des années 1850, c'est l'accès à la dignité pleine de citoyens, la reconnaissance de leur appartenance de plein droit à la nation qui ne va pas sans l'attribution de droits sociaux et un minimum d'égalité sociale sans laquelle le corps civique n'a plus aucune forme d'unité et qui est induite dans l'accès des masses laborieuses au suffrage universel. « L'indifférence prétendue du prolétariat pour la patrie, poursuit Jaurès au chapitre 10 de L'Armée nouvelle, était le pire des contresens à une époque où partout les peuples aspiraient à la fois à l'indépendance nationale et à la liberté politique, condition de l'évolution prolétarienne ». Il n'y a donc pas à opposer revendication civique et lutte des classes puisque le combat du peuple pour l'appartenance pleine et entière à la nation a été pour le prolétariat un moment de la prise de conscience d'intérêts de classe communs et d'une force autonome, ce que démontre notamment l'épisode sans-culotte de la Révolution française.

 

Jaurès considère que l'attachement à la patrie est un sentiment parfaitement légitime, quasi universel, y compris et même surtout dans les classes populaires (Jaurès reprendrait volontiers à son compte la formule d'historien Michelet: « En nationalité, c'est tout comme en géologie, la chaleur est en bas »), qui a des effets politiques puissants que Marx et Engels ont eu le tort de sous-estimer: l'ignorance ou la sous-estimation du fait identitaire ou national s'avère d'ailleurs, à l'aune des expériences historiques d'échec ou de dénaturation des projets de révolution marxiste, comme une des principales faiblesses de la pensée marxienne...

Le patriotisme est également un sentiment qui s'appuie sur une détermination réelle des habitudes de sentiment, de pensée et d'action individuelles et collectives, par l'histoire et la culture des différents peuples, lesquels continuent à vivre en chacun de nous et à créer des comportements communs et des solidarités spontanées au-delà des différences de classes. Ainsi, Jaurès écrit dans L'Armée nouvelle que la patrie tient pour ainsi dire à la « physiologie de l'homme »:

 

« A l'intérieur d'un même groupement régi par les mêmes institutions, exerçant contre les gouvernements voisins une action commune, il y a forcément chez les individus, même des classes les plus opposées ou des castes les plus distantes, un fonds indivisible d'impressions, d'images, de souvenirs, d'émotions. L'âme individuelle soupçonne à peine tout ce qui entre en elle de vie sociale, par les oreilles et par les yeux, par les habitudes collectives, par la communauté du langage, du travail et des fêtes, par les tours de pensée et ces passions communs à tous les individus d'un même groupe que les influences multiples de la nature et de l'histoire, du climat, de la religion, de la guerre et de l'art ont façonné ».

 

Cette adhésion affective à la patrie prend d'ailleurs racine dans un terroir bien particulier, une culture locale spécifique, et Jaurès, malgré son admiration pour la Convention, n'a jamais été de ces jacobins qui au nom de la sécheresse d'un idéal d'unification rationnelle sous la bannière d'une langue et de principes administratifs et idéologiques communs, méprisaient les identités régionales comme des archaïsmes: il a eu le goût du terroir et lisait d'ailleurs avec passion de la littérature occitane, langue qu'il parlait avec les paysans de la région de Carmaux. La force de l'adhésion patriotique puise d'abord, et Jaurès n'a jamais contredi Barrès qu'il estimait sur ce point, dans un amour charnel et irrationnel de la terre de l'enfance et de la culture des « anciens » qui a bercé cette enfance. C'est le patriotisme tranquille, nullement guerrier et xénophobe par nature, du paysan et de l'homme du peuple auquel se rattache aussi Jaurès, l'opposant de manière caricaturale (non sans peut-être reprendre sans le vouloir un préjugé antisémite) à l'absence de patriotisme ou au cosmopolitisme structurel du financier: « La propriété du paysan est un morceau de sa vie: elle a porté son berceau, elle est voisine du cimetière où dorment ses aïeux, où il dormira à son tour; et du figuier qui ombrage sa porte, il aperçoit le cyprès qui abritera son dernier sommeil. Sa propriété est un fragment de la patrie immédiate, de la patrie locale, un raccourci de la grande patrie. De l'actionnaire à sa propriété inconnue, tous ces liens sont brisés. Il ne sait pas en quel point de la patrie jaillit pour lui la source des dividendes, et c'est souvent de la terre étrangère que cette source jaillit. Que de valeurs étrangères sont mêlées dans le portefeuille capitaliste aux valeurs nationales, sans qu'aucun goût du terroir permette de les discerner » (Jaurès, 1901: Études socialistes. Cahiers de la Quinzaine).

 

Toutes ces considérations amènent Jaurès à s'opposer à toute attitude de défaitisme révolutionnaire, attitude qui, avant d'avoir été théorisée par Lénine, était la réponse à une guerre des États impérialistes et capitalistes que semblait aussi préconiser la mouvance anti-militariste de la CGT et Gustave Hervé: refuser de défendre la patrie en cas de déclaration de guerre et chercher à profiter de cette situation confuse fragilisant les institutions pour mener une révolution afin de subvertir les bases de la société. « La vérité est, écrit Jaurès, que partout où il y a des patries, c'est à dire des groupes historiques ayant conscience de leur continuité et de leur unité, toute atteinte à la liberté et à l'intégrité de ces patries est un attentat contre la civilisation, une rechute en barbarie ».

 

Cependant, en 1904, la défaite des troupes russes face aux japonais avait montré que la guerre et la défaite militaire pouvaient entraîner des bouleversements sociaux considérables (révolution russe de 1905) et accélérer le mouvement de destruction des bases inégalitaires de la société. Toutefois, dans un discours à la Chambre datant de juin 1905, Jaurès écrit que même si la guerre contient des potentialités révolutionnaires dont le prolétariat ne s'interdira pas de se saisir si la bourgeoisie l'envoie au feu pour servir ses intérêts, elle est plus probablement encore une remise cause durable de la civilisation et les socialistes doivent tout faire pour empêcher qu'elle advienne dans des conditions de développement technique et d'ententes internationales qui la rendraient infiniment destructrice et non la considérer comme un mal nécessaire à exploiter:

 

« Nous n'avons pas, nous socialistes, la peur de la guerre. Si elle éclate, nous saurons regarder les évènements en face, pour les faire tourner de notre mieux à l'indépendance des nations, à la liberté des peuples, à l'affranchissement des prolétaires. Le révolutionnaire se résigne aux souffrances des hommes quand elles sont la condition nécessaire d'un grand progrès humain, quand, par là, les opprimés et les exploités se relèvent et se libèrent. Mais maintenant, mais dans l'Europe d'aujourd'hui, ce n'est pas par les voies de la guerre internationale que l'œuvre de liberté et de justice s'accomplira et que les griefs de peuple à peuple seront redressés ».

 

Et Jaurès poursuit son discours en devinant avec un curieux sens de la prémonition, neuf ans avant le déclenchement de la grande Guerre, douze ans avant la révolution bolchevik russe, quatorze ans avant la répression de la révolution spartakiste et une vingtaine d'années avant la montée du fascisme en Italie et en Allemagne annonçant les carnages plus effroyables encore de la seconde guerre mondiale, ce que pourraient être les suites d'une guerre européenne prochaine:

« D'une guerre européenne peut jaillir la révolution, et les classes dirigeantes feront bien d'y songer; mais il peut en sortir aussi, pour une longue période, des crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes. Et nous, nous ne voulons pas jouer à ce jeu de hasard barbare, nous ne voulons pas exposer, sur ce coup de dé sanglant, la certitude d'émancipation progressive des prolétaires, la certitude de juste autonomie que réserve à tous les peuples, à tous les fragments de peuple, au-dessus des partages et des démembrements, la pleine victoire de la démocratie socialiste européenne...Car cette guerre irait contre la démocratie, elle irait contre le prolétariat, elle irait contre le droit des nations...».

 

Si l'on analyse ce discours de Jaurès, on s'aperçoit qu'il met trois finalités au centre du combat des socialistes, au regard desquels le combat pour la paix apparaît comme une condition essentielle: l'émancipation sociale des prolétaires, l'universalisation de la démocratie et le droit à l'auto-détermination et à l'autonomie politique des peuples.

 

Au-delà même de ces considérations, la Paix reste pour Jaurès une valeur primordiale, un impératif moral absolu, une condition de l'humanité préservée et développée de l'homme, qui n'a pas besoin d'être justifiée par autre chose qu'elle-même. Autant qu'un patriote républicain, Jaurès se situe sur un plan idéaliste inspiré par le christianisme et par le tolstoïsme ou du kantisme envisageant ces pis-allers que sont la paix armée nécessitant une défense nationale, un rapport de force construit, et des litiges réglés par des arbitrages internationaux, comme une simple étape transitoire qui doit conduire au règne des fins (pour reprendre une expression du grand philosophe et moraliste allemand du XVIIIème siècle, Emmanuel Kant, dont Jaurès était familier) de la paix définitive, qu'il faut croire possible pour ne pas désespérer de l'homme. Cette paix véritable sous l'égide d'un droit international accepté universellement exigerait une révolution culturelle et un perfectionnement moral qui peuvent paraître relever des doux rêves d'un utopiste mais Jaurès ne craint pas dire, échappant une nouvelle fois à une réduction des enjeux politiques à un prisme économique: « la race humaine ne sera sauvée que par une immense révolution morale » (l'Humanité, 11 mai 1913).

 

 

 

mur des Fédérés 1913 Vaillant Jaurès

 

Sur quels terrains s'effectue le combat de Jaurès pour la paix entre 1905 et 1914?

 

a) Il y a d'abord dans ses rapports aux hommes politiques, ses discours à la Chambre et dans ses articles de l'Humanité un décryptage critique permanent des actes de la diplomatie française, une dénonciation publique des entreprises qui pourraient nuire à la précaire paix franco-allemande et une interpellation régulière des ministres avec cette même finalité, ainsi que tout un travail pour se rapprocher des radicaux influents qui, comme Joseph Caillaux, veulent sincèrement la paix.

Ainsi, Jaurès s'oppose vivement à l'alliance de la France avec la Russie tsariste qui est perçue comme une intention belliqueuse par les Allemands et sera finalement responsable de la contagion du contentieux entre les russes et l'Autriche au sujet de l'assassinat de l'archiduc François Ferdinand par un nationaliste serbe. Jaurès soutient d'ailleurs la légitimité de l'influence turque dans les Balkans, lieu de rencontre des civilisations, contre la politique pro-slave belliqueuse des russes. Il condamne comme un facteur de déstabilisation la concurrence forcenée que se livre en Afrique du Nord et dans l'Empire Ottoman pour pénétrer les marchés et conquérir les marchés de modernisation des infrastructures les capitalismes français et allemands servis par des gouvernements mandatés par les milieux financiers. Le prolétariat est la vraie force nationale qui doit contraindre tout gouvernement belliqueux à renoncer à ses desseins guerriers au nom de la défense de la stabilité des institutions de la République et de la liberté comme au nom de l'humanité. On peut donc envisager pour Jaurès un droit d'insurrection contre les gouvernements qui voudraient mobiliser suite à une politique aventureuse et impérialiste sans avoir donné toutes ses chances à la paix, et Jaurès rappelle publiquement ce droit à l'insurrection des prolétaires contre la forfaiture d'une guerre évitable pour intimider les gouvernements qui se succèdent au début des années 1900.

Cela vaut au leader socialiste de faire l'objet d'une véritable haine dans les milieux nationalistes, dont son assassinat le 31 juillet 1914 par un nationaliste de l'ultra-droite détraqué, Raoul Villain, sera la conséquence. Lisons, parmi des centaines d'autres accusations de trahison et appels au meurtre contre Jaurès, ces tristes mots de Charles Péguy, le poète et pamphlétaire de talent, l'ancien protégé de Jaurès et dirigeant des étudiants socialistes dreyfusards converti récemment au patriotisme catholique: « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous ces traîtres nous poignarder dans le dos ». Dès le 23 juillet 1914, en point d'orgue, l'écrivain et journaliste d'extrême-droite Léon Daudet a signé noir sur blanc un « Tuer Jaurès! » dans L'Action française tandis que Maurras donne du « Herr Jaurès » quand il parle du tribun socialiste. Raoul Villain (qui sera acquitté le 29 mars 1919 sous la majorité de droite nationaliste de « la chambre bleu horizon ») écrit à son frère le 10 août 1914, emprisonné à la prison de la santé suite au meurtre de Jaurès: « J'ai abattu le porte-drapeau, le grand traître de l'époque de la loi de Trois ans, la grande gueule qui couvrait tous les appels de l'Alsace-Lorraine. Je l'ai puni » (Jean Jaurès, Jean-Pierre Rioux, Perrin, p. 254).

 

b)Il y a l'action au sein des congrès de la seconde Internationale ouvrière, à Stuttgart en août 1907 et à Copenhague en septembre 1910, pour mobiliser les socialistes européens sur le principe du refus du vote des crédits de guerre et de l'organisation d'une grève générale transnationale et concertée en cas de déclenchement de la guerre. Depuis 1905, Jaurès est la voix de la SFIO avec Vaillant, le vieux communard, au Bureau de l'Internationale Socialiste (BSI). Le caractère simultané et concerté de l'action internationale contre la guerre est présenté par lui comme une nécessité pour contraindre les gouvernements à la négociation et les faire abandonner leurs projets belliqueux. Le Parti Socialiste se refusera donc à prendre des engagements unilatéraux, si le socialisme allemand choisit d'accepter la conscription et de voter les crédits de guerre... En septembre 1910, à Copenhague, est votée la motion Keir-Hardie-Vaillant qui prévoit la possibilité de grèves générales coordonnées dans les pays s'apprêtant à rentrer en guerre les uns contre les autres.

En 1912, dans une atmosphère d'émotion collective contagieuse et de solennité dramatique qu'Aragon a magnifié dans son magnifique roman Les cloches de Bâle, six mille militants de l'Internationale vibrent avec Jaurès lorsqu'il présente aux délégués la résolution qui « déclare la guerre à la guerre » dont il est un des auteurs et qu'il les appelle à empêcher l'extension de la guerre des Balkans par le mécanisme diabolique des alliances européennes et qu'il invoque l'inscription en latin qui ornait la cloche de l'écrivain romantique allemand Schiller:

« Vicos voco, j'appelle les vivants; Mortuos plango, je pleure les morts; Fulgura frango, je briserai les foudres de la guerre... ».

 

A l'intérieur des rangs socialistes, on observe beaucoup de scepticisme sur la volonté réelle dont pourrait faire preuve, le moment venu, la social-démocratie allemande pour s'opposer à la guerre. Ainsi, l'historien Romain Ducoulombier rapporte qu' « à la fin de 1912, alors même que les socialistes français et allemands s'apprêtent à s'accorder sur un manifeste de désarmement, le socialiste Charles Andler, brillant universitaire germanophone et fin connaisseur de Marx, publie dans L'Action nationale un article sur les progrès du socialisme impérialiste en Allemagne dont la teneur provoque bientôt une violente polémique. « Je crois les socialistes allemands très patriotes, écrit-il...La philosophie industrialiste les domine. Or, il n'y a pas de défaite salutaire pour un État industriel ». Dans une réplique d'une agressivité inaccoutumée, publiée par L'Humanité le 4 mars 1913, Jaurès l'accuse d'être un « faussaire »... Si Jaurès assène de si fortes critiques à Andler, c'est qu'en effet son attitude disqualifie par avance toute action internationale contre la guerre ». De fait, l'évènement allait confirmer les craintes d'une partie des socialistes français puisque, début août 1914, à la grande indignation de Rosa Luxemburg qui avait été emprisonnée en février 1914 pour incitation de militaires à la désobéissance, tous les députés du SPD au Reichstag votent les crédits de guerre.

 

c)Il y a enfin la bataille contre la loi des Trois ans. Le 6 mars 1913, Briand présente à la Chambre le projet de loi faisant passer la durée du service militaire de 2 à 3 ans, alors que les radicaux étaient parvenus avec l'appui des socialistes à la faire passer de 3 à 2 ans en 1905. Jaurès présente ce projet de loi comme « un crime contre la République et contre la France » qui menace la paix en donnant des signes de volonté belliqueuse aux Allemands et au peuple français et et qui affaiblit la défense nationale. Jaurès présente un contre-projet à la Chambre les 17-18 juin où il reprend les propositions de création d'une armée populaire démocratique développées dans L'Armée nouvelle. La SFIO et la CGT, y compris sa tendance syndicaliste-révolutionnaire, décident de taire leurs différences d'appréciation sur les principes de la défense nationale et de la grève révolutionnaire en cas de guerre pour lutter ensemble contre la loi des 3 ans en organisant une campagne de sensibilisation et des meetings dans toute la France: Jouhaux, le secrétaire national de la CGT, vient au grand meeting du Pré-Saint-Gervais le 25 mai 1913 où Jaurès parle devant 150000 personnes. Les radicaux, de leur côté, se dotent d'un nouveau leader, Caillaux, hostile comme les socialistes à la loi des 3 ans. La loi est néanmoins votée grâce à une coalition du centre-gauche nationaliste conduit par Briand et Clémenceau, du centre-droit dirigé par Poincaré et de la droite et l'extrême droite.

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7) La fin d'un monde.

 

Est-ce l'effet du rejet populaire de la loi des trois ans? Aux élections législatives de mai 1914, les nationalistes reculent et la coalition radicale de droite militariste de Barthou et Briand aussi. Le grand vainqueur, c'est la SFIO, parti qui compte désormais 72000 adhérents (à titre de comparaison, le parti socialiste comptait 44000 adhérents en 1906, 63000 en 1912, soit une progression continue assez remarquable, même si les bataillons restent légèrement garnis comparés au mastodonte de la social-démocratie allemande) et est parvenu à séduire sur son programme de conquête sociale et de défense de la paix un million et demi d'électeurs, ce qui lui permet d'étendre son influence dans les campagnes et de remporter 103 sièges à la Chambre, un record. Les « radicaux unifiés » du parti dont Caillaux a été élu président ont 136 sièges tandis que les « radicaux et républicains de gauche » en plus de 100 sièges. Les désistements entre socialistes et radicaux ont utilement joué. On a même vu s'esquisser une forme de « programme commun » pour la réforme fiscale et contre la loi des trois ans. Le président Poincaré, après un court intermède peu concluant de gouvernement Ribot, nomme président du conseil Viviani, qui malgré sa dérive continue à droite vers le centre-gauche garde la sympathie de quelques socialistes, dont Jaurès. Cette victoire électorale pleine d'espoir va toutefois se révéler un leurre.

Le 28 juin 1914, l'archiduc François Ferdinand est assassiné à Sarajevo, sanq que cela inquiète vraiment dans les premiers jours les médias et les opinions occidentales.

« Jaurès, tout en prenant la parole le 7 juillet contre les crédits demandés pour le voyage de Poincaré en Russie, ne semble pas obsédé par le risque de guerre », écrit Madeleine Rebérioux (Jean Jaurès, l'époque et l'Histoire, ouvrage édité par le Musée National Jean Jaurès à Castres. p. 126). Il déploie son énergie surtout pour empêcher le Sénat et la Chambre de dénaturer le projet d'impôt sur le revenu en exemptant notamment la rente de la réforme fiscale: « Il n'y a plus d'impôt sur le revenu », s'écrie t-il à la Chambre le 15 juillet 1914.

En juillet 1914, la presse est quant à elle surtout occupée par la couverture du procès d'Henriette Caillaux qui a tué d'un coup de révolver le directeur du Figaro, Calmette, qui menait depuis plusieurs semaines une campagne très dure contre son mari, divulguant les liaisons amoureuses du leader radical et l'accusant d'avoir mené des tractations secrètes et intéressées avec l'Allemagne au moment de la crise marocaine de 1911.

Joseph Caillaux dépose au procès de sa femme 

La dernière semaine de la vie de Jaurès commence le 25 juillet quand il apprend l'ultimatum autrichien. A Vaise, le soir même, dans son dernier grand discours, il évoque la responsabilité de tous les pays, de tous les peuples dans le massacre dont il entrevoit l'horreur:

 

Discours de Vaise: « Je veux vous dire ce soir que jamais nous n'avons été, que jamais depuis quarante ans, l'Europe n'a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l'heure où j'ai la responsabilité de vous adresser la parole. Ah! Citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demi-heure, entre l'Autriche et la Serbie signifie nécessairement qu'une guerre entre l'Autriche et la Serbie va éclater et je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l'Autriche que le conflit s'étendra nécessairement au reste de l'Europe, mais je dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes, à l'heure actuelle, des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l'Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu'ils pourront tenter....Chaque peuple paraît à travers les rues de l'Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l'incendie...La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l'Autriche ont contribué à créer l'état de choses horrible où nous sommes. L'Europe se débat comme dans un cauchemar. Et bien! Citoyens, dans l'obscurité qui nous environne, dans l'incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j'espère encore malgré tout qu'en raison même de l'énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute les gouvernements se ressaisiront et que nous n'aurons pas à frémir d'horreur à la pensée du désastre qu'entraînerait aujourd'hui pour les hommes une guerre européenne. Vous avez vu la guerre des Balkans, une armée presque entière a succombé...une armé est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d'hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille. Songez à ce que serait le désastre pour l'Europe: ce ne serait plus comme dans les Balkans, une armée de 300000 hommes, mais quatre, mais cinq et six armées de 2.000.000 d'hommes. Quel désastre, quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l'orage est déjà sur nous, je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis... Quoiqu'il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n'y a plus au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu'une chance pour le maintien de la paix et de la civilisation, c'est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères et que tous les prolétaires, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes, et nous, demandions à ces milliers d'hommes de s'unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l'horrible cauchemar... ».

 

Ce discours de Jaurès montre que contrairement à la plupart des responsables politiques français qui se sont résigné à la guerre ou l'ont voulu, et contrairement aussi à beaucoup de ses camarades qui se sont rallié à l'Union Sacrée, Jaurès sentait que la guerre imminente serait mondiale, ferait des millions de morts, et durerait longtemps, avec des conséquences humaines et sociales effroyables. Il montre aussi qu'à la veille de la guerre probable, Jaurès appelle les socialistes français à ne pas s'en rendre complices, à refuser leur soutien et sans doute aussi leur mobilisation au gouvernement, en même temps, mais sans que la première chose soit explicitement conditionnée par la seconde, qu'il appelle tous les travailleurs socialistes européens des pays belligérants à préférer la solidarité humaine et prolétarienne internationale aux devoirs légaux et patriotiques en faisant tout ce qu'ils peuvent pour empêcher que cette guerre se déclenche.

Et Jaurès d'interpeller le gouvernement français pour qu'il sollicite un arbitrage international et enraye la pente fatale du mécanisme des alliances entre la France et la Russie d'un côté, l'Autriche et l'Allemagne de l'autre, mais il ne croit plus forcément qu'il sera entendu.

Le 28 juillet, jour de l'acquittement de Mme Caillaux bien défendue par l'avocat dreyfusard Labori, l'Autriche déclare la guerre à la Serbie.

Le 29 au soir, quand Jaurès prend la parole à un grand meeting à Bruxelles, il garde encore un espoir, s'exclamant même « Atila trébuche », pensant que l'état de tension peut se prolonger encore quelques semaines, sans que la guerre soit déclarée immédiatement. C'est pourquoi, de retour à Paris le soir, il demande à la délégation de la CGT qu'il reçoit dans les locaux de l'Humanité de reculer la manifestation monstre contre la guerre qu'ils avaient prévu le 2 août au 9 août, date d'ouverture à Paris du congrès de l'Internationale, afin d'y voir plus clair.

Le 30, le tsar, apprenant que l'artillerie austro-hongroise a bombardé Belgrade, ordonne la mobilisation de l'armée russe. Le 31, le gouvernement allemand décrète « l'état de danger de guerre » et le soir même Villain abat Jaurès au café du Croissant, près du siège de l'Humanité dans le quartier du Sentier, de deux coups de révolver.

Dès le 4 août, l'union sacrée se manifeste autour du cercueil de Jaurès dont la mort est interprétée comme le martyre qui scelle l'alliance de tous les républicains pour défendre la paassassinat de Jean Jaurèstrie en danger.

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Ismaël Dupont.

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