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6 janvier 2016 3 06 /01 /janvier /2016 08:10
Vie et destins de l'Emsav : Première partie: l'émergence du mouvement régionaliste avant la première guerre mondiale - par Ismaël Dupont

I.L'émergence du mouvement régionaliste avant la première guerre mondiale.

L'Emsav (prononcer Emzao), un terme qu'on peut rapprocher du risorgimento italien et qui suppose l'idée d'un soulèvement, d'un relèvement, désigne le Mouvement breton, la revendication culturelle, régionaliste ou nationaliste bretonne. Le néologisme Emzao est utilisé pour la première fois dans un ouvrage publié par le barde Taldir Jaffrennou dans le titre d'un ouvrage intitulé La Génèse d'un Mouvement (Ganedigez eun Emzao). François Vallée évoque en 1927 « an emzav broâdel » au sujet du mouvement nationaliste gallois dans ses souvenirs de voyages parus dans Gwalarn, traduisant alors emzav ou emzao par « soulèvement », au sens de « révolte ». C'est Raymond Delaporte qui l'introduit en 1932 dans la revue Breiz Atao pour désigner plus directement les mouvements culturels et politiques organisés en réseau qui défendent la cause bretonne : la culture, la langue, l'autonomie ou l'indépendance de la Bretagne.

On distingue couramment trois Emsav : celui d'avant la guerre de 1914, celui de l'entre deux guerres, enfin le troisième Emsav né après la Seconde Guerre Mondiale.

La Bretagne a perdu son indépendance en 1532, quarante-et-un ans après le mariage contraint d'Anne de Bretagne avec le roi de France Charles VIII le 6 décembre 1490 au Château de Langeais en Touraine. Elle ne bénéficie plus d'un statut privilégié d'autonomie depuis la nuit du 4 août 1789. La province a été divisée en janvier 1790 en cinq départements dans ses limites historiques. L'unité nationale, l'uniformisation et la centralisation sont devenues des caractéristiques distinctives de la construction de l’État français depuis la Révolution Française, elle-même héritière à ce niveau de tendances déjà présentes dans l'absolutisme monarchique.

Les particularismes culturels bretons sont souvent méprisés par les élites françaises et bretonnes francisées, considérés comme suspects car on les assimile à des archaïsmes et des marques d'inculture qu'instrumentalisent l’Église et les forces conservatrices d'Ancien Régime. La République, la libre pensée, la modernité ont à conquérir leurs droits contre le breton, support et véhicule de la tradition réactionnaire. La langue bretonne, qualifiée de « dialecte », de « jargon », est accusée d'entretenir les divisions et l'obscurantisme.

Ce préjugé intellectuel qui traduit aussi un rapport de classe a été particulièrement puissant chez les Conventionnels de la Révolution Française, qui auront bientôt à lutter contre un clergé et une paysannerie bretonne résistant aux réformes de sécularisation, notamment à travers les guerres de la Chouannerie.

Ainsi, Barère définit le 27 janvier 1794 à travers le langage les diverses formes de la réaction : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l'émigration et la haine de la République parlent allemand, la contre-révolution parle italien et le fanatisme parle basque. Brisons ces instruments de fanatisme et d'erreur... Nous devons aux citoyens l'instrument de la pensée publique, l'agent le plus sûr de la Révolution, le même langage ».

L'abbé Grégoire n'est pas en reste : « Je ne puis trop le répéter, il est important qu'on ne pense en politique qu'extirper cette diversité d'idiomes grossiers qui prolonge l'enfance de la raison et la vieillesse des préjugés ». En 1792, la Convention rejette d'ailleurs un projet de loi visant à établir un enseignement bilingue en Basse-Bretagne, Corse, Alsace et Pays Basque.

Depuis longtemps, en Basse-Bretagne même, il y avait un certain dédain de classe des élites sociales urbaines francisées, ouvertes aux idées et aux lettres françaises, pour le peuple rural et urbain bretonnant. C'était comme deux mondes étrangers qui cohabitaient. Pour leur part, la petite noblesse comme la paysannerie riche et éduquée parlaient aussi bien le breton (utile pour communiquer avec ses serviteurs et dans les relations économiques) que le français.

Au cours du XIXe siècle, qui a vu la situation économique et sociale du « petit peuple » breton se dégrader nettement, cette fracture s'est encore accentuée, de même que s'est approfondi le mépris de classe des élites françaises pour un monde rural bretonnant miséreux. Joël Cornette, dans son Histoire de la Bretagne et des Bretons (éditions du Seuil, 2005) parle « d'un effondrement économique quasi généralisé » au début du XIXe siècle, conséquence des guerres de la Révolution et de Napoléon et de leurs conséquences dramatiques notamment sur le commerce des toiles. « l'Annuaire des Côtes-du-Nord recense, en 1836, 37 000 mendiants et 43 000 indigents dans le département, pour une population estimée à 598 872 habitants. Dans ses Recherches statistiques dur le Finistère, Armand Duchâtellier évalue pour l'année 1830, d'après ses sources préfectorales, le nombre de mendiants à 32 041, pour une population totale de 503 256 habitants... Gustave Flaubert ne manque pas de noter, lors de son voyage breton en 1847, la misère endémique qu'il rencontre au fil de ses étapes : « Dès que vous arrivez quelque part, les mendiants se ruent sur vous et s'y cramponnent avec l'obstination et la faim. Vous leur donnez, ils restent ; vous leur donnez encore, leur nombre s'accroît, bientôt c'est une foule qui vous assiège. Vous aurez beau vider votre poche jusqu'au dernier liard, ils n'en demeurent pas moins acharnés à vos flancs, occupés à réciter leurs prières, lesquelles sont malheureusement fort longues et heureusement inintelligibles . Si vous stationnez, ils ne bougent ; si vous vous en allez, ils vous suivent ; rien n'y remédie, ni discours, ni pantomime. On dirait un parti pris pour vous mettre en rage, leur ténacité est irritante, implacable (…). Ils sont si pauvres ! La viande est pour eux un luxe rare (…) Pour le pain, on n'en mange plus tous les jours1 »2

La misère dans les campagnes et le sous-développement qui vont caractériser la Bretagne du XIXe siècle au début du XXe siècle, dus notamment aux conséquences de la destruction du commerce breton avec les anglais et les espagnols causée par la politique étrangère de la France, à la forte natalité et à la densité démographique, à l'insuffisance des terres et à la petitesse des propriétés, au retard industriel, à l'analphabétisme et au retard dans l'éducation des masses ( en 1832, Habasque, cité par Joël Cornette dans son Histoire de la Bretagne et des Bretons tome 2. Des Lumières au XXIe siècle, note qu'il n'existe que 15 écoles élémentaires dans les Côtes-du-Nord pour 600 000 habitants) va avoir des incidences sur l'image de la Bretagne et de sa culture pour les Français et chez les Bretons eux-mêmes. Alors que la Bretagne était à la Renaissance une des régions les plus prospères d'Europe, avec une dynamique démographique qui était alors un signe de prospérité, elle va apparaître, avec ses traditions préservées en partie par le peu d'essor urbain et industriel, comme enfoncée dans la pauvreté et la stagnation, ce qui aura un impact très durable sur la perception de la culture et de la langue bretonnes elle-même. Il n'y a qu'à lire les truculentes Mémoires d'un paysan bas-breton de Jean-Marie Déguignet, lui-même mendiant professionnel quand il était enfant dans les années 1830 en Cornouaille, pour s'en convaincre : loin de valoriser les traditions comme son contemporain et « pilleur de contes » et intellectuel régionaliste Anatole Le Braz, il les perçoit comme un facteur d'arriération et de maintien du peuple dans une résignation par rapport à ses conditions de vie indécentes et à la domination d'élites sociales héritières de l'ancien régime. Inversement, la pauvreté révoltante de beaucoup de Bretons, qui se traduit par des épisodes de famines, d'épidémies particulièrement meurtriers au XIXe siècle, sera un facteur de révolte patriotique d'élites intellectuelles bretonnes qui tiendront l’État français pour responsable de la misère bretonne, laquelle, loin d'être atemporellement liée à une culture singulière ennemie du progrès, serait associée au rattachement à la France de l'ancien Duché de Bretagne indépendant. Ainsi, l 'Histoire de Bretagne de Pitre-Chevalier est un réquisitoire contre trois siècles de domination française en Bretagne.

Cette révolte patriotique de certaines consciences bretonnes est favorisée aussi par la politique sectaire d'éradication de la langue et des traditions culturelles bretonnes que poursuit l’État au XIXe siècle, y compris sous la monarchie. Ainsi, en 1831, un ordre commun explicite est donné par les préfets des Côtes-du-Nord et du Finistère : « Il faut, par tous les moyens possibles, favoriser l'appauvrissement, la corruption du breton jusqu'au point où, d'une commune à l'autre, on ne puisse pas s'entendre... Car alors la nécessité de la communication obligera le paysan d'apprendre le français. Il faut absolument détruire le langage breton ». La même année, rappelle Jean-Jacques Monnier qui cite cet ordre brutal et cynique, Auguste Romieu, le sous-préfet de Quimperlé, « traitait d'une façon très coloniale ses administrés et appelait le clergé au secours de la politique de destruction du breton : « Créons, pour l'amélioration de la race bretonne, quelques-unes de ces primes que nous réservons aux chevaux et faisons que le clergé nous seconde en n'accordant la première communion qu'aux seuls enfants parlant le français ». Et encore : « La Basse-Bretagne, je ne cesserai de le dire, est une contrée à part qui n'est plus la France. Exceptez-en les villes, le reste devrait être soumis à une sorte de régime colonial »1. En 1845 encore, sous la Monarchie de Juillet de Louis-Philippe toujours, qui se distingue également par la férocité de la colonisation de l'Algérie, assise sur une semblable présomption de supériorité culturelle, le sous-préfet du Finistère dans son « Discours aux instituteurs » exprime sans fard les ambitions de l’État français en matière d'assimilation et de destruction de la langue et de la singularité culturelle bretonne : « Surtout rappelez-vous, messieurs, que vous n'êtes établis que pour tuer la langue bretonne ».

A partir de 1871, la IIIe République s'attelle à travers l'idéologie, l'administration et l'école à construire une nation unifiée par la négation des particularismes culturels régionaux et le combat contre leur expression, notamment linguistique.

L'enseignement de l'histoire se fait dans le cadre d'un « roman national » français et d'une téléologie patriotique conduisant à gommer la diversité des héritages historiques et des cultures régionales.

En 1886, le nombre de bretonnants en Basse-Bretagne est encore très important, de l'ordre de 1 300 000 locuteurs2 dans le Finistère, le Morbihan, les Côtes d'Armor, sur une population totale de 3 millions de Bretons sur les cinq départements. L'usage quotidien et quasi exclusif du breton est largement majoritaire en Basse-Bretagne, à l'ouest de la ligne linguistique Lamballe-Vannes.

Le Breton reste une langue orale et peu écrite (à part par les gens d’Église), divisée de surcroît en plusieurs dialectes. Les gens du peuple en Basse-Bretagne qui ne maîtrisent que le Breton se sentent souvent inférieurs, notamment quand ils doivent faire des démarches officielles ou composer avec une administration s'exprimant exclusivement en français.

Leurs enfants, depuis le Second Empire, sont punis par la pratique répressive du « symbole » quand ils parlent leur langue maternelle à l'école : on accroche à leur cou un objet infamant jusqu'au moment où la victime surprend un camarade en train de commettre le même « délit ». Le détenteur du symbole en fin de journée reçoit une punition. Cette mesure pédagogique n'a d'ailleurs pas été utilisée qu'en Basse-Bretagne.

En 1902, une circulaire d'Emile Combes interdira même d'enseigner le catéchisme et de prêcher en breton, puis, dans le cadre de ces dispositions anticléricales, on tente en 1903 au Parlement d'interdire de célébrer la messe en langue vernaculaire. 127 prêtres sont alors suspendus pour avoir effectué leur prédication en breton. Cette mesure est particulièrement blessante car obliger les prêtres à prêcher en français, c'est s'assurer que le message religieux de ces derniers ne sera pas compris par les fidèles.

Or, dans le Finistère, à cette époque, indique Claude Geslin,« 70% des élèves suivent le catéchisme en breton et les prônes sont prononcés en breton dans 82% des paroisses, même dans la très française ville de Brest, le breton restant la langue unique de 54% des paroisses du département ». Emile Combes défendit son initiative à la Chambre par des propos assimilant comme les révolutionnaires jacobins la langue bretonne à un refuge de la superstition et de l'obscurantisme : « S'ils (les prêtres) s'obstinent à n'employer que le breton dans les églises, c'est parce que, dans leur esprit, il s'y rattache de vieux souvenirs et de vieilles traditions, souvenirs et traditions d'une sujétion morale qui se perd dans la nuit des temps. La langue française les aurait promptement éteints. Ne pouvant la chasser de l'école, certains prêtres la consignent à la porte de l'église. Sermons et catéchismes se font uniquement en breton, parce que le breton se prête moins que le français à exprimer les idées nouvelles, ces vilaines et détestables idées républicaines dont la langue française est l'admirable messagère ». La politique anti-cléricale de la République au début du XXe siècle a été violemment ressentie dans une région encore largement conservatrice et chrétienne et pratiquante et pourra aussi alimenter la volonté de défendre les libertés et les traditions bretonnes contre l’État.

Plus généralement, c'est aussi l'inquiétude face aux ruptures de la modernisation (sécularisme, effacement progressif des traditions d'une civilisation rurale, urbanisation, industrialisation, exode rural et émigration, essor du mouvement ouvrier) qui va générer en retour une résistance à l'intégration républicaine et une valorisation de la culture et de l'identité bretonne héritée de l'histoire.

La redécouverte et l'exaltation de la Bretagne par les intellectuels au dix-neuvième siècle

La revendication bretonne s'affirme au XIXe siècle dans un contexte intellectuel de développement du Romantisme, d'essor de l'histoire ethno-nationale, de surcroît d'intérêt pour la spécificité des cultures populaires à l'encontre du privilège de l'idée universaliste et univoque de progrès de la civilisation, et de mise en avant du paradigme racial. Les ethnies, avec leurs origines lointaines et leur caractère particulier, qui par leur combinaison sont à l'origine des nations ou des peuples civiques modernes, deviennent chez Augustin Thierry ou Michelet par exemple, des forces structurantes de l'histoire. L'intérêt intellectuel pour la Bretagne sera aussi à replacer dans le courant du renouveau des études gauloises : la documentation sur les Celtes ou Gaulois croît fortement au XVIII e siècle (dom Bouquet publie en 1738 un Recueil des historiens de la Gaule et de la France et Simon Pelloutier, en 1740, une Histoire des Celtes, et particulièrement des Gaulois et des Germains) .

Ce siècle marqué par la triple rupture de la Révolution Française, d'une tendance à la déchristianisation dans les villes et chez les élites sociales et du développement capitaliste et industriel, fut le siècle de l'Histoire, du Romantisme, de la fascination pour le primitif, les races, le caractère singulier et essentiel des peuples.

Ces penseurs s'intéressent ainsi à l'expression des survivances d'un noble caractère archaïque dans le peuple, ses chants et ses traditions, qui ont résisté à la modernisation rationaliste et bourgeoise. La Bretagne est foi et poésie, aliment du rêve héroïque et de la nostalgie. « La Bretagne, comme l'écrit Nelly Blanchard dans un article important, « Fictions et fonctions de la Bretagne au XIXe siècle », est née de la prise de conscience d'une fin : elle a été perçue comme entité substantielle à partir du moment où des intellectuels, historiens et écrivains, ont compris qu'un monde était en train de s'achever, que quelque chose allait disparaître. L'entrée progressive des sociétés occidentales, et donc de la société bretonne, dans l'ère industrielle et les soubresauts de l'histoire depuis la Révolution française ont bouleversé ce que l'on croyait jusque-là inébranlable, ce qui semblait si évident, si éternel, que l'on y prêtait peu d'attention ».

Ces intellectuels étaient des aristocrates ou des bourgeois, souvent non bretonnants de naissance, fascinés par une culture orale et populaire traditionnelle qu'ils découvraient comme un continent étranger et néanmoins voisin, un monde en voie de disparition qui communiquait avec un passé héroïque et très ancien.

Leur rapport à la culture sociale et intellectuelle de leur temps, marquée par le triomphe de la bourgeoisie commerciale et industrielle, le progrès technique, l'urbanisation, l'acculturation par l'école et la presse, le positivisme, était très critique, du fait d'idées sociales conservatrices, chrétiennes ou socialistes, et d'un tempérament idéaliste.

Il n'est pas abusif de dire que ces penseurs ont forgé pour nous en même temps qu'ils les ont retrouvés comme altérité à un monde français moderne bourgeois, rationaliste et désenchanté, le sentiment et l'idée de la Bretagne comme matière intellectuelle et imaginaire.

L'histoire indépendante, les traditions et l'identité culturelles bretonne sont redécouvertes et exaltées au cours du siècle par des savants, historiens, érudits, intellectuels romantiques comme Hersart de la Villemarqué, Pitre-Chevalier, Arthur de la Borderie, Luzel, Anatole Le Braz, Emile Souvestre.

La ferveur pour l'histoire bretonne de nombreux aristocrates peut s'expliquer en partie comme un moyen de ferrailler contre les idées révolutionnaires et la bourgeoisie locale, en rappelant la vieille alliance de la foi, de la tradition, de l'ordre du monde rural, de la noblesse et des libertés bretonnes.

Le marquis Hersart de la Villemarqué (1815-1895), né à Quimperlé et ayant grandi à Pont-Aven, fils d'un député-maire du Finistère, diplômé de l'école des Chartes, en collectant une riche littérature orale faite de chants et poèmes à dimension historique, entend redonner la fierté de leurs origines aux Bretons et promouvoir contre les idées révolutionnaires et bourgeoises l'idée d'une Bretagne chrétienne unie derrière ses guides naturels : la morale traditionnelle, les nobles et les prêtres. Son Barzaz Breizh (chants populaires de Bretagne), chef d’œuvre de la langue bretonne, souvent perçu comme une Bible témoignant de l'histoire, du tempérament et de la spiritualité des Anciens Bretons, a souvent servi plus tard de manuel d'initiation à la ferveur bretonne. Il est publié en 1839, puis enrichi en 1845 et 1867. Dans sa préface de 1867, Hersart de la Villemarqué, devenu barde au sein du Gorsedd gallois en 1838, défend l'idée que « le Breton est toujours le même par le cœur depuis douze siècles ». La permanence de l'âme ou du caractère national, redécouvert dans le sacré des origines, s'oppose à l'apparente transformation historique qui est ressentie comme un abaissement du statut et de la condition des Bretons, et une décadence plus générale des valeurs.

De son côté, Arthur Moyne de La Borderie (1827-1901), avocat vitréen ayant reçu lui aussi une formation d'historien à l'école des Chartes dont il est sorti premier en 1852, donne un cours d'histoire de la Bretagne à la faculté des lettres de Rennes de 1890 à 1893 « qui révéla aux Bretons le caractère national de leur passé » (Olier Mordrel, Breizh Atao).

Le 4 décembre 1890, en ouvrant son cours d'Histoire de la Bretagne, il fait sensation en déclarant : « La Bretagne est mieux qu'une province, elle est un peuple, une nation véritable et une société parfaitement distincte dans ses origines, parfaitement originale dans ses éléments constitutifs ». Politiquement, le conseiller général d'Ille-et-Vilaine et député La Borderie se situait à l'extrême-droite et se « distinguait par sa dénonciation permanente et haineuse de la Commune comme de tout mouvement socialisant et ouvrier », rappelle Georges Cadiou dans L'Hermine et la croix gammée. Il manifestait en toute chose « son éloignement des institutions républicaines » (Jean Pascal) et, à chaque fois qu'un député de gauche s'exprimait à la Chambre, il s'exclamait « Et la Commune ! » quel que soit le sujet abordé !

De fait, les intellectuels qui exhument et restaurent la dignité de l'Histoire et des expressions culturelles bretonnes, même s'ils manifestent leur nostalgie de l'âge d'or de la Bretagne indépendante et en pleine possession d'elle-même, se situent au moins autant dans le cadre d'une critique de la République et de la Révolution et d'une défense des valeurs des Blancs contre celle des Bleus que dans celui d'un mouvement nationalitaire revendicatif comme dans d'autres pays de culture celte ou en Europe Centrale.

Il y a quelques contre-exemples à cette tendance conservatrice ou réactionnaire des passeurs de l'identité bretonne, comme le collecteur de contes et chansons populaires, enseignant puis journaliste à L'Avenir de Morlaix François-Marie Luzel (1821-1895), le premier à mettre en doute l'authenticité de certains chants du « Barzaz Breiz », ou encore l'écrivain, républicain et socialiste saint-simonien Emile Souvestre (1806-1854), natif de Morlaix qui publia « Les Derniers Bretons » (1836) faisant écho au « Dernier des Mohicans » de Fenimore Cooper exprimant une fascination pour un monde en voie de disparition. Emile Souvestre réédite en 1835 le Voyage dans le Finistère (relatif aux années 1794-1795, et publié une première fois en 1799) du révolutionnaire, président du district de Quimperlé, Jacques Cambry, qui voit dans la Bretagne une forme d'âge d'or et une civilisation tout à fait particulière, et écrit lui-même une description du Finistère 40 ans plus tard (Le Finistère en 1836), qui alimente des articles passés à La Revue des Deux Mondes allant à l'encontre des préjugés parisiens sur une prétendue « barbarie bretonne », en plaidant pour un peuple qui possède sa propre langue, sa propre poésie, ses traditions, sa culture » (Barbel Plötner-Le Lay, Redécouvrir Émile Souvestre, Skol Vreizh, 2013, p.151 ). Souvestre formule d'ailleurs des thèses très proches des théories actuelles sur l'origine de la langue bretonne. Il soutient: « 2°Que les habitants de la Grande-Bretagne, qui avait été peuplée par des Gaulois, parlaient le Celtique 3° Que les Bretons qui sortirent d'Albion et se répandirent dans l'Armorique y trouvèrent la langue qu'ils parlaient eux-mêmes. 4° Qu'ils n'eurent pas besoin en conséquence de changer la langue qui existait dans la Petite-Bretagne et que cette langue, qui s'est conservée jusqu'à nos jours, est le bas-breton ».

A partir du milieu du XIXe siècle, les publications sur la culture et l'histoire bretonne et celtique se multiplient : la Revue de Bretagne (1857), Feiz ha Breiz (1865), La Revue Celtique (1870) , les Annales de Bretagne (1897).

Le paradigme celtique est à l'honneur : en 1855, La Villemarqué, Luzel et Le Scour créent l'Académie Bardique ; ils organisent en 1867 à Saint-Brieuc le second congrès inter-celtique.

En dehors de ces intellectuels qui ont eu une influence importante pour la transmission écrite d'un patrimoine culturel populaire de tradition orale et pour la construction d'une idée de l'identité bretonne, les forces sociales qui se montrent attachés à la conservation des particularismes culturels et sociaux de la Bretagne, à la défense de la langue, sont également plutôt conservatrices au XIXe siècle : noblesse, clergé et paysans aisés de Basse-Bretagne, milieux économiques.

Le premier mouvement régionaliste : l'URB (1898-1911).

Tandis qu'une première éphémère Association Bretonne créée en 1843 et comptant parmi ses membres deux tiers de nobles avait été dissoute par Napoléon III en 1858, l'Union régionaliste bretonne (ou Kevredigez broadel Breiz) naît le 16 août 1898 à la mairie de Morlaix à l'issue d'un « Appel au peuple breton », manifeste signé par des écrivains comme Anatole Le Braz, des artistes, des ecclésiastiques et des industriels dans le prolongement de la représentation du Mystère de saint Guénolé. L'URB compte bientôt environ un millier d'adhérents, parmi lesquels des noms aussi importants pour la culture bretonne que Charles Le Goffic, François Vallée, le musicien Guy Ropartz.

L'URB fonctionne comme un groupe d'influence et de concertation et rassemble surtout des notables du monde rural attachés à la défense des intérêts bretons et de l'ordre social traditionnel. Michel Nicolas note : « A ses débuts, c'est l'élément clérico-aristocratique qui prédomine : 25% de nobles, 11% de prêtres, 11% de professions libérales, 11% de commerçants, 6% de fonctionnaires, 6% d'artistes, 5% d'industriels, 4% de professeurs, 4% d'étudiants...

Lors de sa création, l'URB comprend cinq sections : décentralisation, économie, histoire et littérature, langue bretonne, beaux arts. L'U.R.B a donc prétention d'exercer une activité dans trois domaines : les structures administratives, l'économie, la culture ». Politiquement, l'U.R.B prétend se situer au-dessus des clivages partisans et religieux, surtout attachée à la défense de la langue et au renouveau de la culture celtique.

Toutefois une des déclarations solennelles de l'URB au Congrès de Lesneven en 1903 est éloquente sur les présupposés conservateurs du mouvement régionaliste : « Nous ne faisons pas de politique, nous faisons seulement œuvre de préservation sociale ».

L'ennemi, c'est clairement le socialisme, et son influence grandissante dans le monde paysan. Le discours social de l'URB consiste à conserver les vertus traditionnelles chez le travailleur, notamment la résignation. Lors du même Congrès de Lesneven, on assiste ainsi à un échange révélateur entre l'Abbé Favé et le président de l'URB, le marquis de l'Estourbeillon.

  • l'Abbé Favé : « Nous ne devons pas perdre de vue que de nouveaux barbares, ennemis de notre race, ennemis de nos traditions et de notre foi sont à nos portes. Etudions quels sont les moyens de les combattre victorieusement. Sous prétexte de semer des doctrines politiques, ils travaillent à métamorphoser l'esprit de nos compatriotes. Il faut voir quelle peut être la part des ouvriers agricoles dans le mouvement socialiste. L'incendiaire rôde autour de la cité. »

  • le Marquis de l'Estourbeillon : « Nous ne devons pas, en effet, nous cacher que la question est très grave, que le danger est imminent. Il y a peu de régions qui ne soient « infestées » par le socialisme. Tout ce qui est la domesticité sera, avant quelques années peut-être, passée au socialisme. Il est très urgent d'étudier la question. »

Comme député de Vannes, le marquis de l'Estourbillon, qui défend la langue bretonne sans être bretonnant lui-même, siège à l'extrême-droite de la Chambre des députés, dans le camp des ultras catholiques et réactionnaires. Georges Cadiou rappelle que lors de l'Affaire Dreyfus, il fut l'un des députés bretons les plus acharnés contre le capitaine juif injustement condamné. Jean-Marie Déguignet, le truculent auteur des Mémoires d'un paysan bas-breton souligne avec férocité le caractère inégalitaire et réactionnaire de ce premier mouvement politique régionaliste breton qu'est l'U.R.B :

« Ces régionalistes dont le jésuite et voleur Le Braz est le président, travaillent quand même à parquer les exploités en s'efforçant, en recommandant à leurs sous ordres, petits curés et petits maîtres d'écoles, de maintenir parmi les enfants, petits et grands, la langue et les mœurs bretonnes. Car ces coquins savent bien que tant qu'ils ne pourront lire que des livres bretons qui ne sont tous que des livres religieux, ceux-ci resteront dans l'abrutissement, dans l'avachissement et l'imbecillité, c'est à dire dans les meilleures conditions possibles pour être exploités sous toutes les coutures (…). C'est bien cela, messieurs les régionalistes monarchico-jésuistico-clérica-fardo-bretons. Votre but serait de renfermer les pauvres Bretons dans leurs vieilles traditions sauvages, dans leur langue barbare, dans leurs croyances stupides, afin que vous puissiez toujours par leur art et votre « industrie spéciale » bien les exploiter en en tirant le plus de suc possible ». (Mémoires d'un paysan bas breton, Jean-Marie Déguignet -2001, p. 527 : cité par Georges Cadiou dans L'Hermine et la croix gammée)

A l'issue du congrès de l'URB à Guingamp en 1901 a été créé un Gorsedd (assemblée) des druides, bardes et ovates de Petite-Bretagne, dirigé par un grand druide, François (Taldir) Jaffrennou. Ses pratiques rituelles et ses costumes s'inspirent du collège bardique gallois. Taldir Jaffrenou adaptera d'ailleurs d'un chant gallois le Bro Gozh va Zadou qui deviendra l'hymne national breton dans les années 1930 et 1940 malgré le caractère controversé de son auteur, jugé opportuniste, dans les milieux nationalistes bretons.

Une autre association culturelle bretonne, dans un registre plus conventionnel, est créée en 1905 par l'abbé Jean-Marie Perrot, le Bleun-Brug (Fleur de Bruyère), se donnant pour tâche d'associer et de défendre l'une par l'autre la langue bretonne et la religion catholique.

1911 : première fracture au sein de l'Emsav – apparition de mouvements nationalistes coupant le cordon avec le traditionalisme social et catholique.

Au congrès de Saint Renan en juillet 1911, une scission se produit au sein de l'URB, avec la création de la FRB – ou Unvaniez Arvor.

Olivier Mordrel en expose ainsi les raisons avec humour dans Breiz Atao, son écrit, qui est en même temps un plaidoyer pro domo, sur l'histoire du mouvement breton :

« On est surpris aujourd'hui du peu de consistance de ce qu'on pourrait nommer sans redondance l'action régionaliste. Car d'action point, en dehors d'un congrès annuel. Une réunion de rentiers renforcée de paisibles fonctionnaires en vacances, dirigés par des propriétaires fonciers n'ayant d'autre souci majeur que leur passe-temps, aboutissant naturellement à un bal de clôture où tout le monde se déguisait « en breton ». Il y eut aussi quelques petites fêtes municipales à l'occasion de la célébration d'un anniversaire historique, situé de préférence dans un lointain passé ou dépourvu de signification politique. Si une stèle de pierre ou une effigie de bronze rappelle aux gens de Questembert le souvenir d'Alain le Grand ou à ceux du Conquet la mémoire de Jean-François Le Gonidec, « père de la langue », c'est à l'URB qu'on le doit... L'abcès creva au congrès de Saint Renan en 1911. Les bardes, qui ne supportaient pas de voir que la prédominance de la langue française n'était pas mise en question, les « républicains » fatigués de faire le jeu des réactionnaires, la jeunesse cultivée enfin, écœurée que des bretonneries de pacotilles se soient substituées à la recherche d'une véritable culture nationale, tout ce monde-là sortit en claquant la porte, après que le jeune et bouillant Iouan En Dibreder (Yves Le Diberder,d'origine lorientaise, dirigera à partir de 1911 la revue Breizh Dishual (Bretagne libre) puis Brittia (1910-1913). Dans l'entre deux-guerres, il réalisera un collectage de contes et chansons dans le Vannetais, puis, après avoir été un temps libraire à Angers, il se consacrera à l'écriture, deviendra journaliste à l'Ouest-Eclair. Sous l'occupation, il rejoint sous le pseudonyme de Youenn Didro l'équipe de rédaction du quotidien collaborationniste La Bretagne de Yann Fouéré ) ait arraché la bannière herminée du podium où, selon lui et ses amis, elle n'avait que faire dans cette « termaji"

Les dissidents fondèrent à Rennes, peu après, un nouveau groupement, qui fut définitivement intitulé Fédération Régionaliste de Bretagne (FRB). L'atmosphère y fut différente, on y fit une place plus large à la langue bretonne et, par la suite, le président – qui devait le demeurer à vie-, l'industriel folkloriste Jean Choleau, fit découvrir à beaucoup d'amoureux de la Bretagne, qui n'en savaient rien, que si leur pays avait un cœur et une âme, il avait aussi un estomac. Il se préoccupa des artisans, de l'émigration, des salaires, des zones économiques et préfaça en quelque sorte la conception de la « Bretagne-Région Économique »... Pour le reste, la nouvelle société ne se distingua guère de l'ancienne : elle resta aussi académique et coupée du public qu'auparavant ».

La scission conduite par Jos Parker, ancien vice-président de l'URB, et Jean Choleau, donne donc naissance quelques semaines plus tard à cette organisation rivale de l'URB. Le FRB compte un peu plus d'une centaine d'adhérents en 1911, moins de prêtres et de nobles, plus de professions libérales et intellectuelles des villes. Il est moins traditionaliste, plus proche des idées républicaines, du catholicisme social de Marc Sangnier et du « Sillon » que du catholicisme ultra. Parmi les créateurs du FRB, on trouve aussi des bardes comme Berthou et Jaffrennou qui veulent rénover la celticité par retour au paganisme druidique. De nouveaux et jeunes militants viennent au FRB, qui s'illustreront dans le mouvement nationaliste et culturel de l'entre-deux guerres : Maurice Duhamel, Camille Le Mercier d'Erm, Emile Masson, François Vallée, Louis Henrio (Loeiz Herrieu).

Maurice Duhamel, musicologue anticlérical d'origine rennaise, a 28 ans quand il quitte l'URB pour la FRB avec Emile Masson, Camille Le Mercier d'Erm, François Vallée et Loeiz Herrieu. Il a déjà, après avoir appris le breton, parcouru le Trégor, la Cornouaille et le Léon pour collecter des contes et des chants. Nous retrouverons plus tard ce brillant intellectuel membre du PCF dans les années 1920, rédacteur en chef de la revue Breiz Atao, membre des Bretons émancipés, l'association communisante présidée par son ami Marcel Cachin. Maurice Duhamel incarnera avec d'autres, comme Morvan Marchal (à une certaine époque car son parcours idéologique est loin d'être linéaire) ou Goulven Mazéas, la tendance progressiste et fédéraliste de l'Emsav de l'entre-deux guerres.

Autre figure intellectuelle et progressiste quelque peu isolée de ce premier emsav, membre de la FRB, Emile Masson (1869-1923), professeur d'anglais d'origine brestoise, amoureux du pays de Galles, correspondant du journal socialiste Le Rappel du Morbihan (organe de la SFIO du Morbihan), est un penseur socialiste de tendance syndicaliste révolutionnaire, ami avec Elisée Reclus, Kropotkine, qui tout en préconisant l'enseignement du breton et en refusant de penser l'internationalisme par exclusion avec le lien national et l'enracinement dans une culture qui ouvre aussi à l'universel, souhaite une ouverture de la Bretagne sur le monde moderne. « La langue d'un peuple, c'est la peau de son âme », écrivait-il2. Il signe l'appel de Camille Le Mercier d'Erm pour la constitution d'un Parti nationaliste Breton en 1912. Emile Masson établit moins l'opposition entre Bretons et Français qu'entre bourgeois francisés de Bretagne et le peuple resté breton, mais prolétarisé, et ce faisant, coupé de ses possibles. Emile Masson décrit à la manière romantique les Bretons comme « un peuple d'insurgés, fils authentiques de pilleurs d'épaves, de brûleurs de manoirs, de réfractaires » . Il crée depuis Pontivy où il enseignait l'anglais au collège la revue Brug (« Bruyères ») en 1913 : cette revue libertaire bilinguevoulant répandre partout en Bretagne « les paroles émancipatrices des Reclus, Ibsen, Tolstoï, Proudhon, Renan, Kropotkine » s'arrêtera au bout de 19 numéros en 1914. Emile Masson cherche à y éduquer politiquement la paysannerie bretonnante, sans laquelle le concours de laquelle selon lui la révolution ne pourrait aboutir. Il la sensibilise à la lutte des classes, à la liberté de pensée, à l'antimilitarisme et à l'union nécessaire des travailleurs. Antée, Les Bretons et le socialisme est un ouvrage de Masson qui aura une certaine influence au milieu des années 20 sur le second Emsav : ils fournira une boîte à outil et une perspective politique pour extirper le combat régionaliste de sa gangue cléricale, réactionnaire et conservatrice et pour construire une doctrine fédéraliste en conciliant pour un temps autonomisme breton et internationalisme.

François Vallée (1860-1949), qui a déjà cinquante-deux ans en 1912, était déjà un des fondateurs de l'Union Régionaliste Bretonne en 1898. C'est le premier enseignant à avoir donné des cours en breton, au lycée Saint Charles de Saint Brieuc, dès 1890. Il fera bientôt partie des grands réformateurs et rénovateurs de la langue bretonne, avec son Grand dictionnaire français-breton, publié en 1931. On le surnommera Tar ar Brezoneg, le Père du Breton. François Vallée, qui anime la revue Kroaz ar Vretoned (la Croix des Bretons), exercera une forte influence intellectuelle au départ sur la nouvelle génération des militants nationalistes bretons, celle de Breiz Atao, d'abord pour les convaincre de la nécessité de s'approprier la langue bretonne pour défendre les droits de la Bretagne, car la grande majorité d'entre eux n'est pas bretonnante.

Quant à Camille Le Mercier d'Erm (1888-1978) né à Niort d'un père imprimeur originaire de la région de Ploërmel, c'est lui qui perturbe « par un puissant sifflet » (Olier Mordrel) en 1911 la cérémonie d'inauguration, en présence du général Lyautey, du monument du sculpteur Boucher célébrant dans une niche de la mairie de Rennes l'union de la Bretagne à la France, où l'on voyait Anne de Bretagne à genoux devant le roi de France. La représentation était jugée par beaucoup de Bretons injurieuse envers leur pays. La statue sera dynamitée en 1932 par Célestin Lainé, qui reprenait là un vieux projet conçu par Morvan Marchal et Breiz Atao.

L'année précédente, Camille Le Mercier d'Erm, membre du Gordsedd de Bretagne, avait réalisé une tournée pour réunir les éléments d'un comité d'action séparatiste, considérant que la position régionaliste était insuffisante. En 1913, Le Mercier d'Erm écrit ses Origines du Nationalisme Breton où il confesse sa dette vis à vis des grands prédécesseurs qui ont réveillé le sentiment patriotique et national breton : Brizeux, Luzel, Pitre-Chevalier, La Borderie.

Deux revues sont créées en 1912. Breiz-Dishual (Bretagne libre), de petit format, dirigée par Camille Le Mercier d'Erm et Brittia.

Cette dernière revue, dirigée par Yves Le Diberder, se donnait pour but, commente Olier Mordrel dans Breiz Atao, « de faire de la langue et de la culture celtiques le fondement de la renaissance bretonne. Elle reprochait à l'URB « d'avoir couvert la Bretagne d'une épaisse couche de ridicule que tous es calfats du royaume mettront des années à enlever ». Et Olier Mordrel d'ajouter : « On en a soupé de la bretonnerie sous toutes ses formes, y compris la séparatiste ! On en a soupé de cette littérature si niaise, si plate, roulant toujours sur les mêmes thèmes fades, sur de fausses légendes bretonnes... ».

Sans revendiquer l'indépendance, jugeant l'intégration à la France regrettable mais irréversible, Brittia parle crûment d'asservissement de la nation bretonne. Ainsi, à propos du choix d'une fête nationale, on peut lire ces lignes, signées d'Alan Quéré : « Nous sommes nous aussi un peuple asservi. Notre Kossovo (défaite des Serbes par les Turcs en 1389) s'appelle Saint-Aubin-du-Cormier. Mais nous avons dans notre histoire une date analogue et plus récente. C'est le 26 mars 1720, jour où Pontcallec monta sur l'échafaud pour avoir voulu libérer sa patrie. D'autres conjurés partagèrent son sort et avec leurs têtes tomba le dernier espoir qu'ait eu notre Bretagne de recouvrer son autonomie » (mars 1912).

Breiz Dizual (« Bretagne libre »), qui se crée à l'issue de l'inauguration du « monument de honte » à Rennes en octobre 1911, est la revue du premier PNB, le Parti Nationaliste Breton (à distinguer du second PNB, Parti National Breton), clairement séparatiste - contrairement à l'URB et à la FRB.

Le PNB rejette la plate-forme de revendication de réorganisation administrative du régionalisme comme une manière de ratifier la dépendance de la Bretagne : « le régionalisme, si l'on veut bien y prendre garde, n'est en somme, en ce qui concerne la Bretagne, que l'affirmation de l'emprise étrangère »

Ce premier PNB, dont l'existence éphémère s'achève à l'été 1914, entend prioriser le combat national, passant par l'enseignement des deux preuves et supports de la nationalité bretonne, l'Histoire et la langue, sur l'affrontement entre républicains et traditionalistes ou réactionnaires. Pour le PNB et les rédacteurs de la revue Breiz Dizual, en partie écrite en langue bretonne, il faut poursuivre l'homogénéisation de la langue bretonne commencée avec l'harmonisation de l'orthographe des dialectes cornouaillais, léonard et trégorrois en 1908 : le K.L.T (Kerne, Léon, Tregor). Breiz Dizual, dont le comité de rédaction, à peine inférieur au nombre d'adhérents du P.N.B, est constitué de treize personnes, consacre de longs développements à l'impact de la transmission de l'histoire et de la langue bretonne, mais ignore la dimension socio-économique et ce fait peine à crédibiliser la perspective d'une Bretagne indépendante. Son impact est très confidentiel, encore plus que celui de l'Union Régionaliste Bretonne et la Fédération Régionaliste de Bretagne.

Parmi les militants de ce premier PNB, outre Camille Le Mercier d'Erm, on trouve Louis-Napoléon Le Roux, Joseph Duchauchix (Ronan de Kerméné), Georges Le Rumeur, et André Guillemot.

Ce premier PNB disparaît à la déclaration de guerre en 1914. Son existence aura été éphémère. Camille Le Mercier d'Erm sera un soutien des jeunes de seize à vingt ans qui fonderont Breiz Atao en 1919, mais il prendra vite sa retraite de l'activité politique pour se consacrer à des activités d'éditeur à Dinard, ce qui ne l'empêchera pas de maintenir des relations suivies avec des militants nationalistes comme Francez Debauvais jusqu'en août 1943 (Anna Youenou, Fransez Debauvais et les siens. Tome 4).

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6 janvier 2016 3 06 /01 /janvier /2016 08:08
Jean-Paul Sénéchal militant cgt puis sud de l'hôpital de Quimper, a mené des recherches sur le Front Populaire dans le Finistère, en travaillant au début avec Jacques Kergoat (Nîmes)..

Jean-Paul Sénéchal militant cgt puis sud de l'hôpital de Quimper, a mené des recherches sur le Front Populaire dans le Finistère, en travaillant au début avec Jacques Kergoat (Nîmes)..

Une page spéciale particulièrement intéressante du Télégramme.

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23 décembre 2015 3 23 /12 /décembre /2015 07:00
Archives Pierre Le Rose

Archives Pierre Le Rose

Voici une photo d'une fête du PCF dans le Sud Finistère (probablement près d'un bois à Pont L'Abbé à l'occasion de la fête du PCF créée au moment du Front Populaire, celle où Marcel Cachin a fait un discours en breton en 1938 et dont il nous reste un enregistrement vidéo fameux) dans l'après-guerre avec Henri Rol-Tanguy, natif de Morlaix (1908), métallo parisien engagé à la CGT et au Parti Communiste, volontaire des Brigades Internationales, chef de la résistance, libérateur de Paris, Paul Le Gall, ancien résistant, qui sera secrétaire départemental du PCF du Finistère (à partir de 1956), puis du Finistère Sud (jusqu'en 1982) quand la fédération a été divisée en deux en 1970, membre de la direction nationale du PCF, Alain Signor, responsable du PCF du Finistère et du Morbihan avant-guerre, organisateur du Parti clandestin en Bretagne, puis envoyé en Zone Sud dans la Résistance, puis député finistérien après-guerre et membre du Comité Central lui aussi après-guerre, Pierre Le Rose, secrétaire départemental du PCF de 1953 à 1956, ancien résistant*.

Marie-Pierre Le Rose, membre du Front de Gauche (Ensemble), et sa sœur, ont la générosité d'offrir au Parti Communiste du Finistère les archives politiques personnelles de Pierre Le Rose, ancien secrétaire départemental du PCF Finistère, lesquelles contiennent notamment un lot de photos historiquement très intéressantes, comme celle-ci.

* Renseignements historiques complémentaires fournis par Piero Rainero et Jean-Claude Cariou.
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22 décembre 2015 2 22 /12 /décembre /2015 13:11

Figure politique brestoise, il s'est éteint dimanche, à l'âge de 97 ans. Il avait siégé à l'Assemblée Nationale pendant toute la IVe République.

C'était l'époque où le Parti Communiste français alignait les scores à deux chiffres. L'époque où son groupe de députés était imposant, puissant. C'était sous la IVe République (1946-1958). De cette période, un nom ressort un peu plus que d'autres: celui de Gabriel Paul, député du Finistère.

Et pour cause. Il a siégé sans interruption pendant toute cette République. Belle carrière politique pour ce fils de cheminot, secrétaire comptable à la direction des constructions et armes navales de Brest, militant cégétiste, combattant et prisonnier en juin 1940...

Mais c'est dans la Résistance que Gabriel Paul accède à ses premières vraies responsabilités.

Le PCF vit alors dans la clandestinité. En janvier 1942, Gabriel Paul adhère et rejoint les Francs Tireurs partisans (FTP). Il se charge de l'organisation des maquis. Dans le Morbihan d'abord, puis dans le Finistère. Logiquement, à la Libération, sa légitimité de résistant et le poids électoral du PCF lui ouvrent les portes de la politique.

Dès l'automne 1945, il participe aux travaux préparatoires de la Constitution. Il siège au sein de la première Assemblée constituante, puis dans la seconde, avant de devenir député de la IVe République. Chaque nouveau scrutin est synonyme de réélection. Il ne sera vaincu qu'en 1958, par ce qu'il appelait "la déferlante gaulliste".

En douze ans, le député finistérien ne reste pas inactif. Sujets locaux, nationaux, internationaux, il fait valoir ses convictions. En 1946, lors du vote du budget, il rappelle les besoins financiers particuliers que nécessite la reconstruction du port de Brest. Il vote pour les nationalisations, la revalorisation des salaires, la majoration des allocations familiales; contre le plan Marshall, le pacte Atlantique (création de l'OTAN); dénonce la "guerre impérialiste" en Corée, ou l'état d'urgence en Algérie...

Mais son grand regret restera la parité des salaires entre ouvriers des arsenaux et métallos parisiens. La décision a été prise par décret. "Il aurait fallu une loi!" tonne t-il encore en 2001, au 50e anniversaire de cette mesure. Gabriel Paul était d'ailleurs un ami de Pierre Cauzien, grièvement blessé le 17 avril 1950 et amputé d'une jambe, le témoin principal de Kris et Etienne Davodeau, les auteurs de la BD Un homme est mort. Il tire définitivement un trait sur l'Assemblée nationale en 1968. Après les événements de mai, son parti ne le désigne pas comme candidat. Amertume. "J'ai été surpris. On ne me croyait plus capable de mener une campagne électorale". En 1977, l'Union de la gauche le ramène aux affaires. Il devient vice-président de la communauté urbaine, en charge des transports, de la sécurité et des HLM.

Lui qui n'avait jamais goûté au mandat local y trouve son plaisir. "On a progressé dans tous les domaines dont j'avais la charge", estime t-il plus tard. "Et je pense avoir laissé une bonne image. J'ai aimé ce travail. C'est plus concret, plus intéressant que le travail législatif". Mais comme tout le monde, il assiste à la perte d'influence du PCF au fil des années 1980.

En rénovateur du parti, il n'élude pas le sujet. Alors qu'il s'apprête à fêter ses 70 ans en 1988, il appelle au sursaut. "On n'est pas allé au fond des choses. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Ce n'est pas normal que l'électorat fonde aussi rapidement. C'est qu'on n'a pas su l'entraîner derrière nous". Il quitte ensuite le Parti pour fonder, avec d'autres, Brest nouvelle citoyenneté. Il en était toujours le président d'honneur.

Olivier Pauly

"Heureusement, la population était derrière les grévistes"- entretien avec Gabriel Paul daté du 22 mai 2001.

Quelle était la situation des ouvriers de l'arsenal avant 1951?

Les salaires des travailleurs de l'Etat n'étaient pas homogènes. Ils étaient établis région par région. Plus personne ne s'y retrouvait. Depuis la Libération, les syndicats des travailleurs de l'Etat faisaient valoir une idée: la parité de leurs salaires avec ceux de la métallurgie parisienne. Malgré les promesses du gouvernement, les écarts étaient devenus trop sensibles pour que nous restions les bras croisés.

Où la volonté de changement s'est-elle manifestée en premier? Dans la rue ou au Parlement?

Le 23 mars 1951, un mouvement ouvrier se déclenche à Brest. Les manifestants exigent un redressement des salaires et le versement d'une indemnité forfaitaire de rattrapage sur les traitements de la métallurgie parisienne. Deux jours plus tôt, le 21 mars, avec le groupe communiste, nous avions déposé une proposition de loi à l'Assemblée Nationale. Elle portait sur l'assimilation des salaires. Au cours de la grève brestoise, je me suis rendu compte que notre texte répondait parfaitement à leurs aspirations.

Face au mouvement social, quelle est la réaction du gouvernement?

Au bout de deux semaines de grève, le ministre de la Défense accorde une augmentation aux travailleurs de l'Etat. Elle est insuffisante. Il en accorde une seconde. Ce n'est toujours pas assez. Les choses commencent à traîner. Elles seraient allées plus vite si les autres arsenaux s'étaient joints à nous. Ils avaient peur. S'ils se solidarisaient avec Brest, ils seraient sanctionnés. Heureusement, la population était derrière les grévistes. Dans les communes des environs de Brest, les conseils municipaux votaient des subventions pour les gars de l'Arsenal.

Et votre proposition de loi, où en était-elle?

Le MRP avait lui aussi déposé une proposition de loi, allant dans le même sens que la nôtre. La différence résidait dans le maintien des abattements de zone, que prônait le MRP. Mais en tout état de cause, cela prouvait que nos revendications étaient justifiées. Le jour anniversaire de la mort d'Edouard Mazé, le 17 avril 1951, j'ai interpellé le gouvernement. Pour accélérer les choses. Le gouvernement n'a pas répondu immédiatement. Les pressions des grévistes continuant, la proposition de loi est venue au vote. Nous étions le 12 mai.

La fin du combat?

Non. A la fin des débats, Jules Moch, ministre de la Défense nationale, affirme que le problème ne doit pas être réglé par une loi du Parlement. Selon lui, un règlement du gouvernement suffisait. Il nous a promis un décret fixant la parité entre les salaires de la métallurgie parisienne et ceux des travailleurs de l'Etat. Le texte est entré en vigueur le 22 mai. Nous aurions préféré une loi. Juridiquement, cela aurait été plus solide. Un simple décret peut revenir sur ce qui a été gagné de haute lutte en 1951.

Gabriel Paul, le dernier député communiste de Brest (Ouest-France)
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11 décembre 2015 5 11 /12 /décembre /2015 16:22

Film sur Ambroise Croizat Batisseur de la SECU sur france 3 samedi 12 décembre à 15H 20

Le film auquel a collaboré Michel Etiévent “Ambroise Croizat ou le bâtisseur de la sécu” est programmé pour samedi 12 décembre à 15h20 sur France trois Rhône Alpes Auvergne. Il est également prévu que d’autres antennes régionales le reprennent. Mais il sera visible sur internet .Il sortira ensuite en version longue et en salles puis en DVD sous le titre “La sociale” en 2016.Ci dessous le lien...

Amities à tous michel etievent

http://france3-regions.francetvinfo.fr/rhone-alpes/emissions/doc-24-rhone-alpes-alpes-et-auvergne/ambroise-croizat-le-batisseur-de-la-secu.html

Ambroise Croizat, batisseur de la Sécu
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5 décembre 2015 6 05 /12 /décembre /2015 10:17
Un levier de pouvoir peu à peu confisqué aux salariés: Une autre histoire de la sécurité sociale, par Bernard Friot et Christine Jakse
Un article magistral paru dans Le Monde Diplomatique de décembre 2015, comme souvent les contributions de Bernard Friot, sociologue et économiste marxiste spécialiste de l'histoire sociale: aux origines de la Sécurité Sociale et de ses problématiques actuelles, la lutte des classes... 

Bernard Friot sait redonner aux institutions sociales leur signification originelle émancipatrice et révolutionnaire pour montrer qu'elles n'ont pas été des conquêtes neutres ou consensuelles, qu'elles sont la voie d'une société socialiste ou communiste dont les germes sont déjà présents dans notre société, sans qu'on les identifie forcément comme tels, mais qu'il faudrait pouvoir étendre et défendre contre les logiques d'appropriation privée du capital.

Un levier de pouvoir peu à peu confisqué aux salariés: Une autre histoire de la Sécurité sociale

Depuis sa création en 1945, le régime général de la Sécurité sociale subit le feu des « réformateurs » de tout poil. Comment expliquer cet acharnement contre un système que l’on réduit souvent à une simple couverture des risques de la vie ? C’est qu’au-delà de l’assurance sociale, les pionniers de la « Sécu » forgeaient un outil d’émancipation du salariat géré par les travailleurs.

par Bernard Friot & Christine Jakse

Dans son roman Les Lilas de Saint-Lazare, paru en 1951, l’écrivain Pierre Gamarra met en scène Mme Récompense, gardienne d’un immeuble parisien.« Porte-moi cette lettre à la petite dame du troisième, et tu auras une récompense », dit-elle souvent aux gamins, qui raffolent de ses bonbons. La politique, la lutte des classes, ça n’est pas son affaire. Pourtant, en ce jour de février 1951, elle se joint au formidable cortège qui, sous une pluie battante, rend un dernier hommage à Ambroise Croizat.

Le peuple de Paris s’est reconnu dans celui qui a mis en œuvre la Sécurité sociale… et qui, depuis, a disparu de la photographie. Ouvrier d’usine à 13 ans, militant syndical et communiste, Croizat est nommé en 1928 secrétaire de la fédération des métaux de la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) et négocie en juin 1936 les accords de Matignon. Quel danger présente son action en tant que ministre du travail et de la sécurité sociale, du 21 novembre 1945 au 4 mai 1947, pour que l’histoire officielle ait décidé de l’ignorer ?

La réponse tient en quelques mots : la mise en place d’un régime général de couverture sociale qui non seulement mutualise une part importante de la valeur produite par le travail, mais qui en confie aussi la gestion aux travailleurs eux-mêmes. Croizat n’invente pas la sécurité sociale, dont les éléments existent déjà ; il rassemble en une seule caisse toutes les formes antérieures d’assurance sociale et finance l’ensemble par une cotisation interprofessionnelle à taux unique.

Les allocations familiales, l’assurance-maladie, les retraites et la couverture des accidents du travail du régime général ont ceci de renversant que la collecte des cotisations ne dépend ni de l’Etat ni du patronat, mais d’une caisse gérée par des représentants syndicaux. La puissance du régime général est redoutable : selon l’estimation de l’Assemblée consultative provisoire en août 1945. il socialise dès le départ le tiers de la masse totale des salaires. Ce système unique sera effectif de 1946 jusqu'au milieu des années 1960. Entretemps, il aura fait l'objet d'un travail de sape systématique.

Pour l'histoire officielle, tout paraît simple. L'affaiblissement de la droite et des patrons, les cinq millions d'adhérents de la CGT, le "plan complet de sécurité sociale" prévu par le Conseil National de la Résistance et l'ordonnance du 4 octobre 1945 qui l'institue auraient ouvert un boulevard aux architectes du régime général. C'est une fable. La mise en oeuvre concrète s'avère herculéenne. Avec Pierre Laroque, directeur de la sécurité sociale au ministère, Croizat supervise l'installation du système en lieu et place du méli-melo préexistant: un millefeuille de couvertures par profession, par branche, par catégorie de salariés, par type de risque, auxquelles s'ajoutent les mutuelles et les caisses syndicales et patronales. L'unification repose sur les seuls militants de la CGT, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) s'étant déclarée hostile à la caisse unique. Les crocs-en-jambe ne manquent pas. Quand les militants dénichent un local vide pour héberger une nouvelle caisse, il arrive qu'une administration le préempte.

Des résistances inouïes

Pourtant, fin août 1946, les hussards rouges ont mis sur pied 123 caisses primaires de sécurité sociale et 113 caisses d'allocations familiales (CAF). Leurs administrateurs, d'abord désignés par le syndicat, seront bientôt élus par les salariés. Parallèlement se négocie, sous l'arbitrage de Croizat, une convention collective avec les personnels des deux instances nationales employeuses; la Fédération nationale des organismes de sécurité sociale et l'Union nationale des caisses d'allocation familiales, ce qui permettra de reclasser plus de 70 000 agents issus des anciennes caisses.

Pourquoi cette séparation entre caisses primaires et CAF, alors que le projet initial prévoyait une caisse unique? C'est que l'idée d'un seul organisme concentrant un tel pouvoir aux mains d'ouvriers se heurte à une résistance inouïe. Les membres de la commission réunie en juin 1945 pour préparer les ordonnances sur la Sécurité Sociale ne parviennent pas à se mettre d'accord. A l'Assemblée consultative provisoire, une majorité obtient qu'on sépare les allocations familiales des assurances sociales (maladie et vieillesse) et des accidents du travail. La démocratie sociale en ressort affaiblie, car les allocations familiales forment alors la composante la plus puissante du régime (plus de la moitié des prestations) et leurs conseils d'administration ne comptent qu'une moitié des élus salariés contre trois quart dans les autres caisses.

Au sein même de la CGT les appréciations divergent. La direction confédérale pousse à l'extension maximale du régime général. Mais les logiques professionnelles portées par les cadres, les fonctionnaires, et les branches comme l'énergie, les mines et les chemins de fer résistent. Ces dissensions pèsent d'autant plus que plane sur la CGT la menace d'une scission. Celle-ci intervient en 1947, au début de la guerre froide, et donne naissance à Force ouvrière (FO). Faisant allusion aux "sérieuses polémiques" internes, un document confédéral publié en avril 1946 explique qu'en vue de la "réalisation de l'unité des assurances ouvrières", "il convient de ne pas créer de nouvelles cloisons financières entre les cadres et le personnel d'exécution, ni entre les professions à taux de salaire relativement elevé et celles dont le taux de salaire ne dépasse pas le minimum vital". La direction confédérale sera battue; l'Asssociation générale des institutions de retraite des cadres (Agirc) est crée en mars 1947.

Quant aux fonctionnaires, si la confédération obtient la même année leur intégration dans le régime général pour la maladie, leurs mutuelles en sont exfiltrées dès 1947 - les mutuelles, rendues obligatoires à partir de 2016 par le gouvernement actuel, sont un adversaire majeur du régime général en matière de santé.

La création en 1958 de l'Union nationale interprofessionnelle pour l'emploi dans l'industrie et le commerce (l'Unedic), puis, en 1961, d'un régime complémentaire de retraite réclamé par le patronat allié à FO et à la CFTC, l'Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés (Arrco), s'effectue contre le régime général. Or, la maîtrise de cette institution par les salariés reposait sur le taux unique de cotisation interprofessionnelle et sur la caisse unique, qui unifient le salariat et réduisent le pouvoir d'initiative des employeurs.

Promoteur de la division des caisses qui fissure l'autonomie ouvrière, le patronat s'appuie également sur le gouvernement, qui, en dernière instance, fixe les taux de cotisation et le montant des prestations. Une telle prérogative n'allait pas de soi, puisqu'il fut question en 1945 que le taux de cotisation soit décidé par les salariés eux-mêmes. Sensibles aux arguments des employeurs, les gouvernements successifs gèlent le taux de cotisation du régime général durant toute la décennie 1950. Ce sabotage de l'institution attise le mécontentement des assurés, qui perçoivent des remboursements très inférieurs à leurs dépenses de santé réelles.

Des campagnes de presse imputent aux gestionnaires ouvriers les conséquences d'une pénurie organisée par le gouvernement. Par exemple, ce dernier maintient les pensions à un niveau extrêmement faible en refusant au régime général la reconstitution de carrière pratiquée à l'Agirc. L'assurance-vieillesse affiche donc un excédent considérable, que l'Etat ponctionne goulûment. Henri Raynaud, secrétaire de la CGT chargé du dossier, montre en avril 1950 que les neuf seizièmes de la cotisation ne sont pas affectés aux pensions, mais autoritairement versés à la Caisse des Dépôts pour couvrir des dépenses courantes de l'Etat. Leur cumul représente à ce moment 155 milliards de francs, soit plus de 20% du produit intérieur brut.

Depuis la fin de la guerre, l'administration fiscale rêve de mettre la main sur la collecte des cotisations. En 1945, la CGT avait réclamé - en vain - un statut mutualiste pour une caisse nationale afin de garantir la long terme le contrôle de l'institution par les intéressés. Coupant la poire en deux, les ordonnances d'octobre 1945 dotent la caisse nationale du statut d'établissement public à caractère administratif, tandis que les caisses locales ressortissent du droit privé. Les relais du ministère des finances bataillent au cours des années 1950 pour obtenir le transfert des cotisations (gérées par les travailleurs) vers l'impôt (géré par l'Etat). Cette offensive fera long feu jusqu'à la création de la contribution sociale généralisée (CSG), un impôt affecté au régime général institué en 1990 par le gouvernement de M. Michel Rocard.

Une autre bataille, mobilisant les mêmes acteurs, fait rage pour restreindre l'emprise de la CGT. Des cinq élections organisées au sein des caisses primaires entre 1947 et 1967 la confédération sort majoritaire, recueillant d'abord 60% des suffrages (puis 50% après la création de FO) devant la CFTC (20%) ainsi que divers acteurs, dont la mutualité (20%). Le patronat s'attache à évincer cet adversaire encombrant de la présidence des caisses en apportant systématiquement ses voix aux candidats de la CFTC, de FO, de la Confédération générale des cadres (CGC), avant de se heurter au rapprochement entre la CGT et la minorité progressiste de la CFTC. La centrale chrétienne entame en effet une déconfessionnalisation qui aboutit en 1964 à la création de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). C'est d'ailleurs l'élection de présidents de caisse issus de l'unité CGT-CFDT qui précipitera la reprise en main gouvernementale et patronale de cette expérience d'autonomie ouvrière.

Au demeurant, l'intervention de l'Etat ne fut jamais absente. D'abord légère, elle s'accentue au fil des ans: contrôle financier (1948), mise sous tutelle des caisses déficitaires (1950), création de l'Inspection de la Sécurité Sociale (1960), réduction des pouvoirs des conseils et professionnalisation des dirigeants des caisses (1960). Le coup de grâce est porté en août 1967 par les ordonnances Jeanneney, qui imposent le paritarisme. Auparavant, les syndicats élisaient deux fois plus de représentants que le patronat dans les caisses primaires; chacun en désignera désormais un nombre égal. Cette réforme, portée par le Conseil national du patronat français et par FO - son secrétaire général André Bergeron revendiquera la copaternité du dispositif-, s'accompagne de la suppression des élections des conseils, amputant ainsi les administrateurs de leur légitimité auprès des salariés. Le patronat cogérera ainsi la plus symbolique des institutions ouvrières. Alors, par enchantement, l'assiette et le taux de cotisation au régime général progresseront de nouveau...

Soixante-huit ans plus tard, on saisit mieux l'acharnement de la sainte alliance réformatrice contre le régime général géré par les travailleurs et contre ses architectes. Des textes syndicaux publiés à l'époque ressort la fierté des ouvriers qui prouvent leur capacité à gérer un budget équivalent à celui de l'Etat. Même appauvri et mutilé de son caractère autogestionnaire, ce régime a posé les bases d'une toute nouvelle pratique du salaire, contraire à la pratique capitaliste courante. En 1946, le revenu salarié d'une famille de trois enfants (la moyenne dans les familles populaires) est constitué pour plus de la moitié par des allocations familiales, dont le montant se calcule comme un multiple du salaire de l'ouvrier non qualifié de la région parisienne.

Le travail parental est ainsi reconnu par du salaire: on peut être producteur de valeur sans aller sur le marché de l'emploi. De la même manière, l'assurance-maladie paie le salaire à vie des soignants et subventionne l'équipement hospitalier, préservant ainsi le domaine de la santé du chantage à l'emploi et du recours au crédit, deux institutions vitales pour le capital. Contre les comptes individuels de l'Arcco-Agirc qui organisent la retraite comme un revenu différé, le régime général instaure le droit au salaire continué des retraités, eux aussi reconnus comme producteurs de richesse. Cette dimension subversive de la cotisation reste farouchement combattue. Une mobilisation, non seulement pour sa défense, mais pour sa généralisation à l'ensemble de la production raviverait le souffle qui fit sortir Mme Récompense de sa loge et changea profondément la société d'après-guerre.

Bernard Friot et Christine Jakse

Bernard Friot

Bernard Friot

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27 août 2015 4 27 /08 /août /2015 07:29

Décès de Claude Cabanes « Une grande plume de l’Humanité s’est éteinte » Pierre Laurent

Ce matin, il fait un temps splendide à Paris. Et pourtant , aujourd'hui, la chaude voix du sud de Claude Cabanes s'est éteinte, vaincue par le cancer.

Claude était une des grandes plumes de l'Humanité, dont il a dirigé la rédaction de longues années. Personne n'oubliera ses éditoriaux cinglants. Il fut aussi une grande voix du journal dans de nombreux médias, de France Inter puis à RTL.

Ave sa voix rocailleuse, son sourire ou sa plume aiguisée et pleine d'humour, il aimait les mots, il aimait le débat d'idées, la confrontation des esprits. Il aimait l'impertinence, le monde ouvrier, la vie.

Claude détestait les injustices, toutes les injustices. Il trouvait à chaque occasion, le bon mot, la bonne phrase qui ferait mouche. Il pouvait parfois même être de mauvaise foi, mais toujours pour la bonne cause. Cela fut vrai dans ses nombreuses tentatives d'arrêter la cigarette.

J'ai eu la chance d'apprendre mon métier à l'Humanité quand Claude en était l'une des signatures illustres. J'ai pu apprécier son envie de faire comprendre les enjeux politiques du moment. J'ai vu comment il cherchait les angles d'attaques d'un éditorial, d'un article. Comment dire simplement des choses compliquées. Je l'ai vu chercher toujours comment renouveler le journal, ce qui valait de belles empoignades dans la rédaction.

Homme d'une grande culture, Claude a toujours partagé cette richesse avec les lecteurs de l'Humanité et de l'Humanité dimanche, mais aussi à la Fête du journal où il aimait polémiquer sur les estrades.

A sa famille, sa femme que j'ai eue hier au téléphone, à tous ses proches, à ses amis journalistes du monde de la culture, j'adresse le salut fraternel du Parti Communiste. A tous, j'adresse mon affection et mon amitié dans ce moment si difficile.

Décès de Claude Cabanes: une grande plume de l'Humanité s'est éteinte
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18 août 2015 2 18 /08 /août /2015 20:08
Le capitalisme, voilà la "source du mal" écrivait Einstein en 1949

http://www.humanite.fr/le-capitalisme-voila-la-source-du-mal-ecrit-einstein-581478

Le capitalisme, voilà la « source du mal », écrit Einstein

Ce texte a été écrit par Albert Einstein en mai 1949 et publié dans la revue américaine progressiste « Monthly Review».

SAMEDI, 15 AOÛT, 2015- HUMANITÉ DIMANCHE

Albert Einstein: «Est-il convenable qu’un homme qui n’est pas versé dans les questions économiques et sociales exprime des opinions au sujet du socialisme ? Pour de multiples raisons, je crois que oui.»

Je suis maintenant arrivé au point où je peux indiquer brièvement ce qui constitue pour moi l’essence de la crise de notre temps. Il s’agit du rapport entre l’individu et la société. L’individu est devenu plus conscient que jamais de sa dépendance à la société. Mais il n’éprouve pas cette dépendance comme un bien positif, comme une attache organique, comme une force protectrice, mais plutôt comme une menace pour ses droits naturels, ou même pour son existence économique. En outre, sa position sociale est telle que les tendances égoïstes de son être sont constamment mises en avant, tandis que ses tendances sociales qui, par nature, sont plus faibles, se dégradent progressivement. Tous les êtres humains, quelle que soit leur position sociale, souffrent de ce processus de dégradation. Prisonniers sans le savoir de leur propre égoïsme, ils se sentent en état d’insécurité, isolés et privés de la naïve, simple et pure joie de vivre. L’Homme ne peut trouver de sens à la vie, qui est brève et périlleuse, qu’en se dévouant à la société.
L’anarchie économique de la société capitaliste, telle qu’elle existe aujourd’hui, est, à mon avis, la source réelle du mal.
Nous voyons devant nous une immense société de producteurs dont les membres cherchent sans cesse à se priver mutuellement du fruit de leur travail collectif – non pas par la force, mais, en somme, conformément aux règles légalement établies. Sous ce rapport, il est important de se rendre compte que les moyens de la production – c’est-à-dire toute la capacité productive nécessaire pour produire les biens de consommation, ainsi que, par surcroît, les biens en capital – pourraient légalement être, et sont même pour la plus grande part, la propriété privée de certains individus.

Pour des raisons de simplicité, je veux, dans la discussion qui va suivre, appeler « ouvriers » tous ceux qui n’ont point part à la possession des moyens de production, bien que cela ne corresponde pas tout à fait à l’emploi ordinaire du terme. Le possesseur des moyens de production est en état d’acheter la capacité de travail de l’ouvrier. En se servant des moyens de production, l’ouvrier produit de nouveaux biens qui deviennent la propriété du capitaliste. Le point essentiel dans ce processus est le rapport entre ce que l’ouvrier produit et ce qu’il reçoit comme salaire, les deux choses étant évaluées en termes de valeur réelle.

Dans la mesure où le contrat de travail est « libre », ce que l’ouvrier reçoit est déterminé non pas par la valeur réelle des biens qu’il produit, mais par le minimum de ses besoins et par le rapport entre le nombre d’ouvriers dont le capitaliste a besoin et le nombre d’ouvriers qui sont à la recherche d’un emploi. Il faut comprendre que même en théorie, le salaire de l’ouvrier n’est pas déterminé par la valeur de son produit.
Le capital privé tend à se concentrer en peu de mains, en partie à cause de la compétition entre les capitalistes, en partie parce que le développement technologique et la division croissante du travail encouragent la formation de plus grandes unités de production aux dépens des plus petites. Le résultat de ces développements est une oligarchie de capitalistes dont la formidable puissance ne peut effectivement être refrénée, pas même par une société qui a une organisation politique démocratique. Ceci est vrai, puisque les membres du corps législatif sont choisis par des partis politiques largement financés ou autrement influencés par les capitalistes privés qui, pour tous les buts pratiques, séparent le corps électoral de la législature. La conséquence en est que, dans le fait, les représentants du peuple ne protègent pas suffisamment les intérêts des moins privilégiés. De plus, dans les conditions actuelles, les capitalistes contrôlent inévitablement, d’une manière directe ou indirecte, les principales sources d’information (presse, radio, éducation). Il est ainsi extrêmement difficile pour le citoyen, et dans la plupart des cas tout à fait impossible, d’arriver à des conclusions objectives et de faire un usage intelligent de ses droits politiques.

UNE « ARMÉE » DE CHÔMEURS

La situation dominante dans une économie basée sur la propriété privée du capital est ainsi caractérisée par deux principes importants: premièrement, les moyens de production (le capital) sont en possession privée et les possesseurs en disposent comme ils le jugent convenable; secondement, le contrat de travail est libre. Bien entendu, une société capitaliste pure dans ce sens n’existe pas. Il convient de noter en particulier que les ouvriers, après de longues et âpres luttes politiques, ont réussi à obtenir, pour certaines catégories d’entre eux, une meilleure forme de « contrat de travail libre». Mais, prise dans son ensemble, l’économie d’aujourd’hui ne diffère pas beaucoup du capitalisme « pur».

La production est faite en vue du profit et non pour l’utilité. Il n’y a pas moyen de prévoir que tous ceux qui sont capables et désireux de travailler pourront toujours trouver un emploi; une « armée » de chômeurs existe déjà. L’ouvrier est constamment dans la crainte de perdre son emploi. Et puisque les chômeurs et les ouvriers mal payés sont de faibles consommateurs, la production des biens de consommation est restreinte et a pour conséquences de grands inconvénients. Le progrès technologique a souvent pour résultat un accroissement du nombre de chômeurs, plutôt qu’un allégement du travail pénible pour tous. L’aiguillon du profit en conjonction avec la compétition entre les capitalistes est responsable de l’instabilité dans l’accumulation et l’utilisation du capital qui amène des dépressions économiques de plus en plus graves. La compétition illimitée conduit à un gaspillage considérable de travail et à la mutilation de la conscience sociale des individus dont j’ai fait mention plus haut.
Je considère cette mutilation des individus comme le pire mal du capitalisme.
Tout notre système d’éducation souffre de ce mal. Une attitude de compétition exagérée est inculquée à l’étudiant, qui est dressé à idolâtrer le succès de l’acquisition comme une préparation à sa carrière future.

POUR LE SOCIALISME

Je suis convaincu qu’il n’y a qu’un seul moyen d’éliminer ces maux graves, à savoir l’établissement d’une économie socialiste, accompagnée d’un système d’éducation orienté vers des buts sociaux. Dans une telle économie, les moyens de production appartiendraient à la société elle-même et seraient utilisés d’une façon planifiée.
Une économie planifiée, qui adapte la production aux besoins de la société, distribuerait le travail à faire entre tous ceux qui sont capables de travailler et garantirait les moyens d’existence à chaque homme, à chaque femme, à chaque enfant. L’éducation de l’individu devrait favoriser le développement de ses facultés innées et lui inculquer le sens de la responsabilité envers ses semblables, au lieu de la glorification du pouvoir et du succès, comme cela se fait dans la société actuelle.
Il est cependant nécessaire de rappeler qu’une économie planifiée n’est pas encore le socialisme. Une telle économie pourrait être accompagnée d’un complet asservissement de l’individu. La réalisation du socialisme exige la solution de quelques problèmes sociopolitiques extrêmement difficiles: comment serait-il possible, en face d’une centralisation extrême du pouvoir politique et économique, d’empêcher la bureaucratie de devenir toute-puissante et présomptueuse ? Comment pourrait-on protéger les droits de l’individu et assurer un contrepoids démocratique au pouvoir de la bureaucratie ? La clarté au sujet des buts et des problèmes du socialisme est de la plus grande importance à notre époque de transition. Puisque, dans les circonstances actuelles, la discussion libre et sans entrave de ces problèmes a été soumise à un puissant tabou, je considère que la fondation de cette revue est un important service rendu au public.

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25 mai 2015 1 25 /05 /mai /2015 06:55

L'Humanité, vendredi 22 mai, entretien réalisé par Pierre Chaillan:

Les militants du PCF ont joué un rôle important au sein de la Résistance. Jeune cheminot engagé dans la lutte clandestine, Roland Leroy revient sur ce combat libérateur qui a vu de nombreux résistants internés, tués.

Le président de la République a décidé d’honorer la Résistance au travers de Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay. N’y a-t-il pas une forme d’injustice de ne pas avoir fait entrer toute la Résistance au Panthéon ?

ROLAND LEROY Il est impossible d’évoquer convenablement la Résistance en omettant le rôle des communistes. Aucun d’entre eux n’a été choisi pour figurer au Panthéon. Le choix aurait pourtant été facile parmi Guy Môquet, Henri Rol-Tanguy, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Gabriel Péri, Missak Manouchian et tant d’autres… Ce n’est pas seulement une grave injustice. C’est une falsification profonde de l’histoire nationale.

Pourquoi les communistes ont-ils été les moteurs du combat clandestin en de nombreux endroits ?

ROLAND LEROY Le PCF avait combattu la venue du fascisme en Italie, puis en Allemagne, sa poussée en Espagne. Il avait été à l’initiative de la création du Front populaire en France dès 1934-1935 pour faire barrage au fascisme ; il avait dénoncé et combattu vigoureusement la politique de non-intervention en Espagne et l’odieuse capitulation de Munich. Il avait enfin préconisé la conclusion d’une véritable alliance de la France et de la Grande-Bretagne avec l’Union soviétique, contre Hitler et Mussolini, ce qui aurait rendu impossible le traité de non-agression germano-soviétique. C’est donc tout naturellement que ses membres ont été parmi les premiers et les plus actifs combattants de la résistance anti-hitlérienne.

Vous avez participé à cette lutte dans l’ombre. Quelle forme a pris cet engagement ?

ROLAND LEROY Ma famille était engagée dans la lutte antifasciste avant la guerre. Elle a, dans la région d’Elbeuf, participé à l’organisation du soutien aux républicains espagnols, de la condamnation de l’accord de Munich. Jeune cheminot, j’ai d’abord été, dès le début 1940, un des premiers organisateurs de la jeunesse communiste clandestine dans la région. À cette époque, j’ai participé à la réalisation de déraillements de trains et d’attentats contre des soldats allemands. Un de mes cousins germains, Maurice Boulet, a été fusillé comme sanction à un des attentats auxquels j’avais pris part. Le responsable interrégional, qu’on appelait Guillou et dont le vrai nom était Jean Collet (devenu après-guerre adjoint au maire à Vitry-sur-Seine), me demanda de devenir un des dirigeants illégaux de la Jeunesse communiste. Je quittai donc mon activité cheminote et devins secrétaire régional d’organisation de la Jeunesse communiste pour la Seine-Inférieure, puis premier secrétaire de la Jeunesse communiste clandestine dans le département de l’Oise, ensuite premier secrétaire pour la Seine-Inférieure, puis, enfin, peu de temps avant le débarquement allié, responsable interrégional adjoint. Avec Jean Collet, nous assumions la direction de la Jeunesse communiste pour huit départements (la Normandie, plus l’Oise, la Somme et l’Eure-et-Loir). La densité énorme de l’occupation hitlérienne dans la région rendait impossible l’organisation de maquis. Nous fîmes cependant deux tentatives (l’une près de La Bouille, l’autre à côté de Fleury-sur-Andelle). Nous n’avions pour armes que celles que nous prenions aux ennemis hitlériens et vichyssois, souvent grâce à des attentats car les parachutages étaient réservés aux organisations gaullistes. Il nous fallut, dans la Somme, faire pénétrer une organisation par une camarade afin de « bénéficier » ainsi d’un parachutage.

Quelle place originale les communistes tenaient-ils au sein de la Résistance ?

ROLAND LEROY Il n’est pas sans importance de signaler que les troupes américaines étaient munies d’une monnaie de guerre destinée à la population française après le débarquement. Le général de Gaulle réagissait avec rapidité et fermeté, patriotiquement, pour empêcher les Américains de déposséder les Français de leur pouvoir national. Ce fut le sens de son discours de Bayeux. Il faisait installer les commissaires régionaux de la République et les préfets, et la valeur de la monnaie française. On peut rapprocher de cela la percée du détachement français sous les ordres du général Leclercq qui contribua, avec les Forces françaises de l’intérieur (FFI) de la capitale, à la libération de Paris. Les communistes tenaient leur place dans les FFI. Le PCF associé à de nombreuses organisations (le Front national de lutte pour la libération et l’indépendance de la France, les FTP, l’UFF…) participaient, dans le Conseil national de la Résistance (CNR) et les comités départementaux de la libération, à l’union de la Résistance. Avançant lentement, détruisant par bombardements aériens les villes de Normandie (Le Havre, Rouen et sa banlieue, Caen, Argentan, etc.), les troupes anglo-américaines piétinaient et ainsi ne soulageaient pas le front de l’est tenu par les Soviétiques. Le général de Gaulle ne participa jamais dans les années suivantes aux commémorations anglo-américaines du débarquement. Il avait – dès décembre 1944 – fait le voyage de Moscou pour y conclure le pacte d’alliance franco-soviétique. Ce qui eut pour conséquence, parmi d’autres, l’insistance mise par les Soviétiques pour que le gouvernement français participe aux négociations du traité de paix à Berlin.

Les artisans du dictionnaire les Fusillés, 1940-1944 (Éditions de l’Atelier) parlent de 20 000 fusillés, exécutés et morts au combat, et jusqu’à 30 000 hors du territoire national. À la Libération, le PCF, « parti des fusillés », donne un chiffre que les manuels d’histoire réfutent. Quel est votre sentiment ?

ROLAND LEROY Un chiffre de 75 000 fut avancé par la direction communiste dès la Libération. Certes, il était supérieur à la réalité. La vérité s’établit, selon moi, entre les deux chiffres que vous citez. Il n’en reste pas moins que le peuple français a payé lourd sa libération et que les communistes ont donné leur part importante. Il demeure aussi que – dès la Libération et grâce à la clairvoyance et à la fermeté du général de Gaulle – un gouvernement d’union patriotique fut constitué, les ministres communistes y tenaient une place décisive pour de grandes questions (par exemple, le statut des fonctionnaires réalisé par Maurice Thorez ; la Sécurité sociale et la retraite, grâce à Ambroise Croizat ; EDF-GDF, due à Marcel Paul…). Ils s’appuyèrent sur le programme du CNR. Les leçons de cette histoire sont toujours d’actualité.

La « résistance unie » au Panthéon et place du Colonel-Fabien. Le 27 mai, Journée nationale de la Résistance, date anniversaire de la création du CNR unifiant la Résistance, quatre héros de la Résistance feront leur entrée au Panthéon. François Hollande, qui a fait le choix de quatre noms, a pris soin de rassembler toutes les familles politiques (gaulliste, socialiste, radicale et sans parti) sauf une : les communistes. Ce choix partial a suscité une vive émotion. Des campagnes pour soutenir la candidature de figures majeures de résistants communistes, étrangers de la MOI, issus de la classe ouvrière, se sont développées dans plusieurs régions. Le 27 mai, le PCF organisera partout en France des hommages sur le thème : « Célébrons la Résistance unie ». Une soirée est prévue au siège national 2, place du Colonel-Fabien à Paris à partir de 19 h 30.

Georges Guingouin libérateur de Limoges, chef de la résistance FTP dans le Limousin

Georges Guingouin libérateur de Limoges, chef de la résistance FTP dans le Limousin

Groupe FTP en dordogne. Les francs-tireurs et partisans étaient l’organisation de résistance armée créée par le PCF. Photo : Lapi/Roger-Viollet

Groupe FTP en dordogne. Les francs-tireurs et partisans étaient l’organisation de résistance armée créée par le PCF. Photo : Lapi/Roger-Viollet

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13 mai 2015 3 13 /05 /mai /2015 16:11

Auréolé par son rôle dans la Résistance, le PCF atteint des sommets inégalés tant en nombre d'adhérents qu'en influence électorale. Aux élections municipales du printemps 1945, le "parti des fusillés" enlève deux mille communes, alors qu'il en dirigeait 317 en 1937.

Quand Paris est libéré, à la fin août 1944, le PCF sort d'une clandestinité qui a commencé pour lui avec son interdiction, le 26 septembre 1939. Il est un des premiers partis politiques à reprendre sa place et à s'exprimer au grand jour.

Il bénéficie très vite de son aura résistante. A l'été de 1939, quand éclate la Seconde Guerre mondiale, on compte environ 270 000 adhérents communistes. Ils ne sont plus que 5000 à la fin de cette même année 1939. En août 1944, ils sont déjà 60 000. Dès lors, le flot des adhésions va gonfler. A la fin de 1944, le "parti des fusillés" - comme il aime lui-même à se dénommer - atteint sans doute les 240 000 adhérents. Un an plus tard, le chiffre a encore doublé. Les demandes d'adhésion sont si nombreuses que la direction communiste ne parvient plus à les comptabiliser. En septembre 1945, les demandes de cartes venant des fédérations font rêver d'un parti "millionnaire". A la Fête de l'Humanité 1945, Maurice Thorez remet donc solennellement sa carte au millionième adhérent... un mineur du Pas-de-Calais. Très vite, les responsables doivent bien constater que l'écart est grand entre les cartes réclamées par les fédérations et celles qui sont effectivement remises aux adhérents. Combien de communistes en réalité? Vraisemblablement pas au-delà de 550 000. Mais ce chiffre fait du PCF un des partis communistes les plus puissants du monde et, en tout cas, le parti politique français aux effectifs les plus fournis.

Où se situent les adhérents communistes? Leur nombre triple en Bretagne, dans le Sud-Ouest et dans les Alpes. Dans l'ensemble, la période qui suit la Libération relève d'une double évolution. D'un côté, la Résistance a renforcé l'ancrage militant dans la France rurale marquée en longue durée par la tradition plébéienne révolutionnaire. En revanche, les départements les plus ouvriers sont ceux où la progression est la plus faible par rapport à l'avant-guerre. La part de la région parisienne se situe désormais entre 18% et 20%, contre un bon tiers à la fin de la guerre.

Au printemps 1945, les élections municipales font exploser la représentation territoriale du PC

Au printemps de 1945, les communistes ne constituent pas seulement un parti de masse. Ils sont en train de devenir, tout simplement, le premier parti de France. L'implication massive dans la Résistance a parachevé la lente imprégnation, à la fois dans les périphéries urbaines - la "banlieue rouge" - et dans les terres plus ruralisées, d'un vieux républicanisme coloré par la passion de la "sociale". Au printemps de 1945, les élections municipales font exploser la représentation territoriale du PC. Combien de maires communistes? Entre les 1462 dénombrés par le ministère de l'Intérieur et les 1999 comptabilisés par la direction du PC; dans tous les cas, bien au-delà des 317 municipalités de 1937. A l'automne, l'élection de l'Assemblée constituante viendra confirmer la percée électorale.

Le 21 octobre 1945, le PC dépasse les 5 millions de voix et obtient 26,2% des suffrages exprimés, contre 23,5% pour les socialistes et 23,9% pour le MRP. Le scrutin départemental à la proportionnelle lui assure 159 députés, deux fois plus qu'en 1936.

La carte électorale garde sa silhouette générale, mais elle se densifie. Les zones de force restent au nombre de trois: celle de la France du Nord, de la frontière belge à la région parisienne; celle du Centre, du Berry à l'Agenais, celle du Midi, surtout méditerranéen et rhodanien. Les zones de faiblesse n'ont pas changé elles non plus, départements réfractaires de l'ouest intérieur, du sud du Massif Central, de l'Est alsacien et, dans une moindre mesure, d'une large partie du Sud-Ouest. Mais cette faiblesse n'est plus que relative: en 1945, aucun département français ne met le PCF au-dessous de la barre des 5% et l’Île-de-France ne représente désormais qu'un peu moins de 20% du vote communiste.

Son expansion est-elle irréversible? Le parti, en tout cas, a des ministres depuis le printemps de 1944 et il se croit aux portes du pouvoir, comme ses équivalents de l'Europe centrale et orientale. En avril 1946, des sondages laissent espérer un score de 32% pour les législatives à venir. En fait, le maximum de l'influence sera atteint en nombre 1946: 28,6% des suffrages exprimés. Plus d'un électeur sur cinq s'est porté sur une liste présentée par les communistes et le PC compte 183 députés. En une décennie, de 1934 à la Libération, les communistes ont réussi à faire basculer le rapport des forces interne à la gauche.

L'impact de la Résistance aidant, la tradition révolutionnaire française, l'antifascisme et le communisme politique apparaissent comme des réalités superposables aux yeux de millions d'électeurs français, la garantie d'une mémoire qui ne s'efface pas. Le PCF de la Libération a conquis à la fois son image de représentant par excellence des classes subalternes ("le parti de la classe ouvrière") et le statut d'un parti national, devenu même un parti de gouvernement.

Roger Martelli

"1945, l'apogée du Parti communiste français" - Par Roger Martelli (L'humanité, "8 mai 1945 L'espoir")
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