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Plus d’un mois après la prise de Kaboul par les talibans, Gérard Sadik, en charge de l’asile à la Cimade, revient sur la situation ambivalente des Afghans exilés en France et en Europe.
Gérard Sadik: responsable national de la thématique Asile de la Cimade.
Gérard Sadik Les autorités les ont d’abord placés dans des hôtels pour l’isolement prophylactique prévu pendant dix jours, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. Trois ont fait l’objet de mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas) parce qu’ils étaient soupçonnés d’être talibans. La première semaine, un dispositif a été improvisé en Île-de-France impliquant plusieurs opérateurs institutionnels et associatifs. Ceux qui sont arrivés la semaine suivante ont été orientés vers d’autres régions. On enregistre maintenant les demandes d’asile. Ceux qui ne le souhaitent pas disposent tout de même d’un récépissé de trois mois. Les demandeurs ne sont pas obligés de passer par la procédure classique de la plateforme téléphonique de l’Office français de l’intégration et de l’immigration (Ofii). Une fois leur dossier enregistré, ils sont orientés vers des structures d’hébergement du dispositif national d’accueil et seront rapidement convoqués à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Ensuite, ça devrait bien se passer pour eux. Ils passent devant les 18 410 autres demandeurs d’asile afghans qui étaient là avant.
Gérard Sadik Les Afghans sont la première nationalité de demandeurs d’asile en France, mais aussi le « stock » le plus important de dossiers pendants. On reste à un taux d’accord de protection de l’ordre de 85 %, c’est important. Mais on compte entre 6 000 et 10 000 demandeurs dublinés (procédure consistant à renvoyer les demandeurs d’asile dans le pays par lequel ils sont entrés en Europe, selon le règlement de Dublin – NDLR). Ils viennent d’autres pays européens et doivent attendre, quand ils ne sont pas transférés vers ces pays, dont certains n’hésiteront pas à les expulser vers l’Afghanistan dès que les vols ne seront plus suspendus. En France, ils ont normalement droit à un hébergement et aux conditions matérielles d’accueil. Mais une grande partie d’entre eux sont considérés « en fuite » parce qu’ils ne se sont pas rendus à un rendez-vous, parce qu’ils ont refusé de faire un test PCR ou pour tout autre motif. L’Ofii leur coupe alors automatiquement les conditions matérielles d’accueil. On les retrouve dans les campements qu’on connaît. Se pose aussi la question des familles des protégés afghans. La plupart ont engagé des procédures de réunification familiale qui n’ont pas été traitées. Aujourd’hui, les familles sont coincées là-bas. Sans compter certains réfugiés qui ont pris le risque de perdre leur protection en France pour aller chercher leur famille en Afghanistan et se retrouvent maintenant bloqués.
Gérard Sadik La CNDA a considéré, quinze jours après la victoire surprise des talibans, que la guerre civile en Afghanistan était finie. C’est aller vite en besogne. Entre 2017 et 2020, elle appliquait la « jurisprudence Kaboul », qui considérait que le simple fait d’arriver de la capitale afghane donnait droit à une protection. Cette jurisprudence ne s’applique plus depuis l’été dernier. Et maintenant la CNDA décrète qu’elle n’accordera plus de protection subsidiaire aux Afghans de façon automatique, mais affirme qu’elle attribuera plus de statut de réfugié relevant de la convention de Genève.
Gérard Sadik La question est surtout de savoir quel degré de personnalisation va être appliqué aux demandes. C’est une donnée variable. Dans certains cas, on fait de la détermination de groupe. C’est-à-dire qu’en fonction du groupe social ou de la région d’origine, on peut considérer qu’une personne risque plus ou moins des persécutions, donc accorder massivement des statuts de réfugié. Mais le ministère de l’Intérieur ne veut pas de ça. Il craint que cela n’ait l’effet d’une pompe aspirante pour les Afghans déboutés du droit d’asile ailleurs en Europe, si tous les pays européens n’appliquent pas cette même détermination de groupe. On peut estimer à 400 000 le nombre de demandeurs d’asile afghans en Europe, pour un taux d’accord de 70 % environ. Que fait-on des 150 000 personnes déboutées ? En Grèce, elles sont enfermées avec la promesse d’être renvoyées vers la Turquie. En France, on peut s’attendre, d’ici quelque temps, à ce qu’il y ait plus de rejet. On ne renverra pas immédiatement ces demandeurs à Kaboul. C’est impossible. Mais si tout se normalise et qu’en ouvrant des relations diplomatiques on reconnaît un gouvernement taliban, les vols reprendront, donc la possibilité d’expulsions.
Évacués en urgence de Kaboul, fin août, les exilés accueillis à Piriac, près de Saint-Nazaire, sont en train d’être répartis dans différentes villes. Entre soulagement et déchirement, ces familles, qui ont tout perdu, vont tenter d’y reconstruire leur vie. Reportage
Piriac-sur-Mer (Loire-Atlantique), envoyée spéciale.
À la nuit tombée, une dizaine de jeunes Afghans font les cent pas devant le centre, rivés à leur téléphone. À l’autre bout du fil, des voix féminines. Celles des épouses, fiancées ou sœurs restées en Afghanistan. « Ma femme et mon bébé sont restés à Kaboul. Moi, je travaillais pour l’Otan, j’étais justement à l’aéroport. Quand il a fermé, je suis resté à l’intérieur, avec seulement mes vêtements et mon téléphone. J’ai pu monter dans un avion, mais sans ma famille », explique A., 27 ans. Comme la plupart des 88 réfugiés accueillis fin août dans le centre de colonies de vacances de la Fédération des œuvres laïques (FOL), à Piriac, il est partagé entre le soulagement d’être en vie et le déchirement d’avoir dû « abandonner » des proches. « Je vais tout faire pour les faire venir, mais je sais que ce sera très long. Je ne verrai pas grandir mon fils », souffle-t-il, avant de rejoindre sa chambre pour une nuit qu’il sait déjà sans sommeil.
Parmi la cinquantaine de réfugiés encore présents sur le site, nombreux sont ceux qui n’arrivent pas à dormir, rongés d’inquiétude pour leur famille ou hantés par le souvenir des moments d’extrême violence vécus à l’aéroport avant leur évacuation. « Ma femme pleure toutes les nuits », confie Najibullah, un père de famille d’une cinquantaine d’années. « Je suis heureuse d’être sauvée, je remercie la France pour cela, mais je pense tout le temps à mes enfants restés là-bas. Tant qu’ils ne nous auront pas rejoints, je ne pourrai pas vivre normalement », confirme Shahpirai, son épouse.
Quand les talibans ont pris Kaboul, j’ai su que mon espérance de vie dans mon pays devenait très faible. Mon nom est sur leurs listes. Najibullah Coordinateur de plusieurs ONG étrangères à Kaboul
Trois de leurs fils, leur belle-fille et leur petite-fille n’ont pas pu partir. Originaire de Kaboul, la famille était menacée en raison de la profession du père, coordinateur de plusieurs ONG étrangères, dont MSF, qui travaillait en lien étroit avec le gouvernement afghan. « Quand les talibans ont pris Kaboul, j’ai su que mon espérance de vie dans mon pays devenait très faible. Mon nom est sur leurs listes », explique le père.
Alors la famille a tout de suite rejoint l’aéroport, où seuls les parents et les deux plus jeunes enfants ont pu embarquer après plusieurs jours d’attente, massés devant les grilles. « Une des portes était gardée par les talibans, ils nous insultaient et nous frappaient à coups de bâton. Y compris les femmes et les enfants », poursuit Najibullah. Arsclan, 14 ans, leur plus jeune fils, a bien failli périr sous leurs coups. « Quand on était là-bas, il a aperçu trois soldats américains sur le toit du bâtiment. Ils filmaient pour documenter le comportement des talibans. Mon fils, par jeu, leur a fait un signe de la main. Aussitôt, les talibans l’ont insulté, traité d’espion et tenté de l’atteindre. Il tremblait de tout son corps. On s’est faufilés à travers la foule pour leur échapper. Les nuits qui ont suivi, mon fils s’est réveillé plusieurs fois en hurlant », raconte le père.
Aujourd’hui, Arsclan va mieux, lui qui n’avait encore jamais vu la mer profite de la plage tous les jours, ainsi que son grand frère de 19 ans, Eltaf. « Je ne m’inquiète pas trop pour eux. Dès que nous serons dans l’appartement qui nous a été attribué à Châlons-en-Champagne, ils vont être scolarisés. Ils vont vite apprendre le français », estime Najibullah, confiant. Le cadre humanitaire a également pour priorité d’apprendre la langue. « Ensuite, j’irai proposer mes services à des organisations humanitaires françaises. Je suis diplômé, j’ai des contacts avec d’anciens partenaires français. Je voudrais vraiment faire quelque chose de positif pour le pays qui m’accueille », confie-t-il, conscient néanmoins qu’ici, il repart de zéro : « Nous avions une vie confortable en Afghanistan. Une belle maison, une voiture, de l’argent. On est partis sans rien. Le pull que je porte aujourd’hui, c’est ici qu’on me l’a donné. »
Durant la conversation, l’homme jette ponctuellement des regards anxieux à son téléphone : « On attend un appel de mes fils aînés. Jusqu’à la semaine dernière, on était en lien permanent via les réseaux sociaux, et leur mère les appelait tous les jours. Mais nous avons appris que les talibans surveillent les conversations. Alors ils ne nous appellent que quand ils sont dans un endroit sûr. En ce moment, ils changent de maison tous les jours pour éviter de se faire repérer. »
Samir, 22 ans, évacué avec son frère de 25 ans, est plus serein. « On était tous les deux policiers en Afghanistan, du coup, c’était risqué de rester après la chute du gouvernement, les talibans sont venus nous chercher plusieurs fois, on s’est cachés. Mes parents sont toujours là-bas, mais je ne crois pas qu’ils soient en réel danger. Ils sont âgés, et les talibans ciblent surtout les jeunes », affirme-t-il. Le jeune homme voit son exil comme une opportunité : « Ici, je vais pouvoir poursuivre mes études. Je veux devenir informaticien. Ensuite, je travaillerai et je pourrai envoyer de l’argent à ma famille. Et un jour, peut-être, je rentrerai chez moi. » En attendant, il s’apprête à partir pour Bordeaux, où il partagera un appartement avec son frère. « Là-bas aussi, il y a la mer ? » interroge-t-il.
Dès l'arrivée des talibans, je n’ai plus pu mettre un pied à l’hôpital où j’étais en stage. C’est terrible, les petites filles qui grandissent là-bas n’auront jamais aucune instruction. Sumaya Étudiante en médecine
Pour Sumaya, 20 ans, et sa famille, ce sera Colmar. Mais pour elle, peu importe l’endroit pourvu qu’elle puisse y poursuivre ses études. Originaire de Maidan Wardak, une province située à l’ouest de la capitale devenue un fief des talibans, l’étudiante en troisième année de médecine témoigne : « Dès leur arrivée, je n’ai plus pu mettre un pied à l’hôpital où j’étais en stage. C’est terrible, les petites filles qui grandissent là-bas n’auront jamais aucune instruction. » Évacuée avec sa mère, professeure de biologie, son père, directeur d’un magasin, et sa grande sœur de 24 ans, qui travaillait pour l’ONU, elle revit depuis son arrivée en France : « Heureusement, la famille est réunie ici, et j’ai l’impression d’avoir quitté l’enfer. Là-bas, même s’ils ne me tuaient pas, ma vie était finie. Je n’avais plus qu’à rester cloîtrée chez moi. » Parfaitement anglophones, les deux sœurs sont impatientes de parler le français. Dès qu’elles ont su qu’un cours était proposé par des bénévoles, elles s’y sont précipitées avec leurs parents.
L’envie d’apprendre est la motivation commune de la vingtaine de réfugiés assis en cercle sur le terrain de sport du camping jouxtant le bâtiment. Hommes, femmes, adolescents et beaucoup de jeunes enfants sont au rendez-vous de Viviane et Emmanuelle, les professeures de français. Elles les accueillent avec un : « Bonjour ! Ça va ? Comment t’appelles-tu ? », histoire de réviser les premières phrases apprises la veille. Les deux bénévoles sont ravies : « Avec eux, c’est facile, car tous connaissent l’alphabet, donc ils progressent très vite. » C’est Sumaya qui traduit en dari les consignes données en anglais par les jeunes femmes. « Au début de la semaine, ils ne parlaient pas un mot de français. Aujourd’hui, ils connaissent tous les chiffres et quelques phrases usuelles », note Viviane. « Ma femme et mes fils révisent les cours tous les soirs », se réjouit Najibullah.
L’homme sait l’importance de pouvoir se faire bien comprendre dans un pays étranger : « Ce que la France fait pour nous est formidable, le seul reproche que je pourrais formuler concerne les traducteurs de l’Office français de l’intégration et de l’immigration (Ofii). Quand j’ai passé l’entretien qui doit déterminer si je peux avoir le statut de réfugié, l’interprète était pakistanais. Il parlait pachto et comprenait juste à peu près le dari. Il était assez ignorant de la situation en Afghanistan. J’ai parlé plus d’une demi-heure, et le texte qu’on m’a demandé de signer tenait sur une demi-page. Cela m’a inquiété. » Après l’avoir fait vérifier par un ami français, Najibullah constate de nombreuses erreurs et imprécisions dans son récit. Il passe alors une nuit à le réécrire, en anglais. Puis son ami le traduit en français. C’est cette version qu’il a envoyée par mail à l’Ofii, « en espérant qu’ils en tiennent compte ». Un peu amer, Najibullah constate : « Je suis privilégié d’avoir pu faire cela. Mais ce n’est pas le cas de celles et ceux qui arrivent sans savoir lire et écrire. Être protégé ne devrait pas dépendre du niveau d’études ou des relations que l’on a. La France est un grand pays, elle devrait engager des traducteurs professionnels. C’est toute la vie d’exilés qui peut être remise en question à cause d’un malentendu.»
La Fédération des œuvres laïques (FOL) a une solide expérience en termes d’accueil d’étrangers. Par délégation de service public, elle gère plusieurs centres d’accueil de demandeurs d’asile (Cada), ainsi qu’un centre d’hébergement pour les mineurs étrangers isolés.
« Certains participent aux chantiers bénévoles que nous organisons. Cela leur permet d’acquérir et de partager des savoir-faire, et de découvrir de nouvelles régions », explique Claude Chambonnet, administrateur de la FOL, venu avec sa femme Claudine prêter main-forte aux salariés du centre de Piriac-sur-Mer pour l’accueil des Afghans.
L’arrivée, pour un mois, de 88 Afghans évacués en urgence de Kaboul a suscité un élan de solidarité dans la petite ville de Loire-Atlantique.
Envoyée spéciale.
Employée au centre de vacances du Razay, Fanny se souvient avec émotion des regards de ces hommes, femmes et enfants à leur descente des bus, dans la soirée du 25 août dernier : « Les visages étaient marqués par l’épuisement, ils nous regardaient, un peu désorientés. » Prévenus de leur arrivée par la préfecture deux jours avant, la jeune femme et ses collègues de la Fédération des œuvres laïques (FOL), en charge de l’hébergement et des repas, n’ont pas ménagé leurs efforts pour les accueillir. « Les enfants de la colonie de vacances étaient partis quelques jours plus tôt. On a tout de suite refait les 110 lits, et puis on a consulté Internet pour savoir quelles étaient les habitudes alimentaires en Afghanistan, afin de leur proposer des mets qu’ils apprécient. »
Dans le même temps, le Secours populaire local lance un appel pour collecter des vêtements, sacs et produits d’hygiène, etc. La liste des besoins est aussitôt relayée sur les réseaux sociaux. « Les gens de la région ont été d’une grande générosité, poursuit Fanny. Certains nous ont même déposé des affaires directement au centre de vacances. »
Sixtine, une jeune architecte d’intérieur, est venue spontanément proposer son aide en tant que bénévole quand elle a appris l’arrivée des Afghans. En manque de personnel en cette fin de saison, la FOL lui a proposé un contrat de cantinière, qu’elle a accepté. Elle fait cependant beaucoup plus que servir à manger et débarrasser les tables. Elle écoute, conseille, console, trouve des contacts aux réfugiés dans les villes où ils vont habiter, et c’est même elle qui a sollicité Viviane et Emmanuelle, deux de ses amies qui viennent tous les jours proposer des cours de français.
Au fil des jours, les réfugiés et le personnel ont appris à se connaître. « Au début, on mettait des fourchettes et des couteaux, mais on a constaté qu’ils ne s’en servaient pas. Du coup, on ne met plus que des grandes cuillères. Aussi, on a compris qu’il fallait apporter tous les plats en même temps sur la table et renoncé au service à la française. Enfin, la fois où nous avons mis du poisson au menu, on a compris que c’était un plat très prisé, alors on essaie d’en prop oser le plus souvent possible. » Un habitant de Piriac a même fait un geste assez extraordinaire. Alors que les réfugiés étaient encore en période de confinement et ne pouvaient pas sortir du périmètre du centre de vacances, il a souhaité leur apporter un petit réconfort local : il a commandé à un pâtissier un kouign amann pour chacun. De quoi leur faire apprécier la Bretagne ! E. B.
La révolution libérale ne marche pas, elle court. Le secteur financier engrange des bénéfices record sans règle ni contrainte, tout en imposant discipline et rigueur aux états qui survivent parfois au bord du gouffre. L’« HD » a rencontré Éric et Alain Bocquet, auteurs de « Milliards en fuite ! - Manifeste pour une finance éthique », et explore les leviers d’action pour mettre à bas la domination des voleurs et reprendre notre destin en main. Entretien.
Avec « Milliards en fuite ! », les frères Bocquet avancent 10 pistes pour mettre au pas le monde de l’argent. Après le succès de « Sans domicile fisc », les Nordistes dépassent, dans ce nouvel opus, leur cheval de bataille de l’évasion fiscale pour décoder des pans entiers de la finance. Entretien avec Éric Bocquet, sénateur PCF, et Alain Bocquet, ancien député et maire de Saint-Amand-les-Eaux.
Les 10 propositions des frères Bocquet :
Éric Bocquet:L’idée est venue avec le Covid-19. La pandémie a tout bousculé sur le plan économique, financier et social. Très vite, nous avons commencé à élargir le propos, au-delà de l’évasion fiscale, en nous attaquant au fonctionnement global de la finance mondiale, de ses excès, de ses conséquences concrètes dans la vie des gens, mais aussi sur le financement des États.
Alain Bocquet: La tournée pour notre dernier livre nous a conduits à rencontrer plus de 10 000 personnes et à être invités dans plus de 80 débats. Toutes ces rencontres nous ont indiqué une chose importante : la compréhension de la domination de la finance mondiale n’est pas totale chez les citoyens. Et, pourtant, ce système vit sur une spéculation généralisée. Quand on sait que seulement 2,5 % des transactions financières reposent sur l’économie réelle, il y a de quoi s’inquiéter sur l’avenir de l’humanité.
Alain Bocquet: Tous ! Du citoyen qui découvrait le problème de l’évasion fiscale, en passant par de nombreux syndicalistes, mais aussi des chefs d’entreprise, des militants chrétiens réunis grâce aux évêques ou encore des francs-maçons. Nous avons vu toutes les catégories de la société et toutes partagent notre inquiétude sur le monde que nous voulons demain.
Éric Bocquet: Avec Alain, et Pierre Gaumeton (journaliste –NDLR), nous nous sommes beaucoup documentés, avec le souci de la rigueur, mais aussi avec un travail de fond. Notre logiciel militant nous permet d’échapper aux rouleaux compresseurs de la pensée unique.
Alain Bocquet: Nos travaux parlementaires nous ont été très utiles. Cette expérience nous a donné l’envie d’aller creuser au plus profond de ces sujets, avec un point de vue largement ouvert aux apports des ONG et des journalistes lanceurs d’alerte. D’ailleurs, les pistes que nous mettons en avant dans notre manifeste ne sont pas à prendre ou à laisser, mais à débattre.
Alain Bocquet: La finance a toujours un temps d’avance. Elle s’organise pour précéder les modifications législatives qui pourraient s’imposer à elle, et c’est bien là le problème. Avec la pandémie, on pourrait imaginer que, face à autant de morts et de souffrance, tous les hommes dans ce monde pourraient se donner la main. Que nenni ! Nous ne sommes plus à l’époque de Jonas Salk qui avait refusé de breveter son vaccin contre la poliomyélite. Au lieu de cela, ils ont engrangé les bénéfices.
L’exemple le plus scandaleux se déroule le jour de l’annonce des résultats prometteurs des premiers essais d’un vaccin par Pfizer. Son action a bondi de 15 % et son PDG a vendu des titres pour 5,6 millions de dollars. Mais, en plus, les grands groupes pharmaceutiques ont eux-mêmes organisé la pénurie, empêchant l’immunité vaccinale mondiale. Cela pourrait relever d’un crime contre l’humanité, mais aussi d’une non-assistance à personne en danger.
Éric Bocquet: Aujourd’hui, les marchés financiers retrouvent leur rentabilité d’avant la pandémie. À travers la dette, ils ont accru leur emprise sur les États et les futures politiques qui vont être menées. Si les gens ne se mobilisent pas, cela nous promet des lendemains difficiles. Mais la crise a aussi fait ressurgir des inégalités insupportables. Rendez-vous compte, la France n’a jamais connu autant de millionnaires, plus de 700 000 alors que, depuis le début de la pandémie, les distributions alimentaires aux personnes à la rue ont connu une augmentation de 40 %
Éric Bocquet: Toutes les sacro-saintes règles budgétaires ont explosé ! Avant la pandémie, on nous disait : « Attention, l’endettement de la France approche les 100 % », sous-entendu, demain, ce serait l’apocalypse. Six mois plus tard, avec la crise, on approchait les 120 % et rien ! Évidemment, le gouvernement n’avait pas d’autre choix que d’apporter de l’argent public pour éviter l’effondrement général de notre économie. Mais, aujourd’hui, on nous chante la petite musique du remboursement de la dette. D’ailleurs, les aides européennes sont toujours conditionnées à la mise en place de réformes dites « structurelles », notamment sur les retraites ou les services publics. Pour les États, ce n’est jamais gratuit, mais pour les entreprises, en revanche, les aides publiques sont délivrées par milliards sans contreparties
Éric Bocquet: Il y a dans le discours néolibéral un paradoxe hallucinant. On nous dit que la France doit conserver la confiance de ceux qui nous financent pour éviter la catastrophe. Mais un pays comme la France obtient des prêts à taux négatifs parce que les marchés ont l’assurance d’être remboursés ! D’ailleurs, nous allons emprunter, cette année, 270 milliards d’euros et vous verrez qu’ils ne vont pas nous coûter cher. En réalité, la dette publique est utilisée comme une arme de destruction massive des aspirations du peuple.
Alain Bocquet: D’ailleurs, annuler une partie de la dette d’un État, comme nous le proposons pour la France, c’est possible. L’histoire est là pour nous le rappeler, comme en RFA, en 1953. Mais cela demande une volonté politique.
Éric Bocquet: L’Agence française du Trésor, chargée de lancer des appels d’offres sur les marchés financiers, ne vend des titres de la dette qu’à une quinzaine d’établissements ayant un agrément. Mais, dans un deuxième temps, ces titres sont revendus sur le marché secondaire. Et c’est à ce moment que nous n’avons plus de visibilité sur l’identité des détenteurs. Nous pouvons donc imaginer qu’une société offshore qui a son siège aux Bahamas, détenue par un narcotrafiquant colombien, puisse avoir dans ses comptes des titres de notre dette.
Alain Bocquet: Il n’existe aucune traçabilité, aucune transparence. Quand on sait que 10 % du PIB mondial est détenu par l’argent sale, il y a là plein de questions à soulever et un travail de clarté à réaliser.
Éric Bocquet: Nous souhaitons faire de l’argent le nerf de la paix. Face aux enjeux de notre siècle, on nous dit partout que l’argent n’existe pas. Eh bien si, au contraire ! Mais, pour cela, les États doivent reprendre la main. C’est presque une gageure de parler de finance éthique. Mais il n’y a aucune fatalité à ce que ces pratiques d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent perdurent. On dit que l’argent n’a pas d’odeur, mais je pense que certains gouvernements n’ont pas d’odorat.
Alain Bocquet: Il faut absolument que les citoyens s’emparent du problème et reprennent le pouvoir sur l’argent. C’est d’ailleurs la dixième piste dans notre livre. Une infime minorité détient les milliards. Mais nous sommes des milliards d’êtres humains à pouvoir décider de l’utilisation de cet argent, qui, après tout, appartient à ceux qui ont créé les richesses. C’est évidemment un combat communiste et humaniste !
Éric Bocquet; On estime que 8 % du PIB mondial est dissimulé dans les paradis fiscaux, soit plus de 6 000 milliards de dollars. Tout cela profite aux marchés financiers, aux multinationales, mais surtout aux Gafam. Ces géants ont enregistré pas moins de 27 milliards de dollars en plus durant les mois de pandémie en 2020. D’ailleurs, les Gafam ont en tête de se substituer aux États en investissant dans la santé, dans l’éducation, dans des voitures sans chauffeur… Ils ont maintenant le PIB de certains États et, à terme, ne leur manqueront plus que l’armée et la diplomatie.
Alain Bocquet: Il est urgent de remettre à plat l’organisation de la finance mondiale. Nous ne sommes plus à l’époque de la domination du dollar. C’est pourquoi nous proposons la création d’une organisation mondiale de la finance, avec des représentants de ce milieu, mais aussi des États, des Parlements, des ONG, des syndicats, pour gérer la Bourse mondiale. Vaste sujet !
Depuis trente années le XXIème siècle peine à s’affirmer dans ses contours internationaux. Nous crûmes d’abord qu’il avait commencé en 1991 avec l’effondrement du monde soviétique, raccourcissant, comme le suggérait l’historien britannique Eric Hobsbawm, le siècle précédent. Puis devant l’incapacité des États-Unis à maîtriser au tournant du siècle le cours de la mondialisation à travers son fameux triptyque – ouverture internationale, démocratie, marché -, on se dit que tout commençait sérieusement avec les attentats du 11 septembre 2001 et la grande aventure de la « lutte mondiale contre le terrorisme » prônée par Bush Junior et à laquelle nous étions sommés de nous rallier. Et bien non, c’est vingt ans plus tard, cette stratégie s’écroulant, que s’esquissent les traits du siècle à venir. 1991, 2001, 2021, les séquences s’enchaînent, le siècle bégaie, peine à se mettre en place, mais fraie son chemin.
L’issue de cette guerre afghane dépasse par sa portée le territoire de ce petit pays – le cimetière des Empires – et s’apparente au grain de sable dans la chaussure. Si la consternation et parfois la concertation dans le désordre s’installent entre les principales chancelleries, c’est que beaucoup de certitudes tenues pour évidentes viennent de basculer. Les grilles de lectures acquises vacillent tant la portée de l’événement bouscule. Car ce que la chute de Kaboul nous dit du monde qui s’annonce relève de la grande lessive. Quelques premières leçons peuvent s’imposer sans trop de risques d’erreurs.
Cette guerre est emblématique des conflits asymétriques qui ont surgi à travers le monde et qui se transforment en guerre sans fin, dont les objectifs s’érodent d’autant plus en cours de route qu’ils ont été mal définis ou volontairement occultés dès le départ. L’enlisement ne peut être qu’au bout du chemin et le prix à payer à l’arrivée dépend de l’ampleur de l’engagement, du coût initié, des pertes humaines, des divisions internes et de l’humiliation médiatique. Là, l’addition est phénoménale et envoie un signal fort aux autres conflits en cours. Alliés et adversaires l’ont compris. L’Empire est rentré chez lui et hésitera à en sortir, d’autant plus qu’il a fait savoir qu’il avait beaucoup à faire, notamment face au grand rival qui monte, la Chine. « Gulliver empêtré » nous disait déjà Santley Hoffmann il y a cinquante ans dans un autre contexte. Bien sûr, il ne reste pas désarmé et sans puissance et sera attentif à tout ce qui pourrait remettre en cause son hégémonie. Ingérences, surveillances, déstabilisations, embargos, saisies d’avoirs, mesures de contraintes ne seront pas remisés et s’appuieront sur les réseaux d’influences mis en place et la formidable technologie disponible, de la cyber-attaque aux drones.
Devant la défaite cuisante, l’équipe en place devra rendre compte de ses maladresses, de son manque de clairvoyance, de l’échec de ses services ou du refus de leur écoute. Il faudra trouver un bouc émissaire. Un séisme politique s’annonce qui sera plus difficile à surmonter que les péripéties de la fin de la guerre du Vietnam. L’heure du bilan a déjà commencé et il s’annonce ravageur, d’autant que les trois dernières équipes présidentielles sont concernées. Le déballage se fait devant le monde entier.
Dans une large partie de la planète on peut toujours considérer que le pouvoir est au bout du fusil selon la formule en vogue dans les années soixante et soixante-dix. Les conflits en cours vont trouver un formidable encouragement à leurs objectifs devant l’incapacité de la première puissance à façonner le monde à sa guise. Ce qui s’était esquissé au lendemain de la fin de la guerre froide, la multiplication de désordres échappant aux logiques anciennes, va retrouver une nouvelle jeunesse et encourager l’extension de zones grises laissant l’Occident spectateur impuissant face à l’anomie créée. Devant ces zones grises les instruments du monde ancien – armes nucléaires, engagements prolongés sur le terrain – seront inopérants. Il ne reste plus que modèle israélien vis-à-vis de Gaza, c’est-à-dire l’expédition punitive courte – pour éviter les retours d’opinions publiques – accompagnée pour le temps long de toutes les mesures d’asphyxie économiques, juridiques et financières que procure le statut de principale puissance encore dotée de l’hégémonie du dollar. Car la palette d’actions possibles reste loin d’être totalement affectée et on aurait tort de croire l’Empire totalement désarmé.
Le monde devra désormais vivre avec un islam radical buissonnant et conquérant dont l’ambition n’a cessé de croître depuis la chute, en 1979, d’un des pays le plus occidentalisé d’Orient, celui du Shah d’Iran. Ce retour du religieux, qui n’est pas que la marque de l’islam, fait son chemin depuis plusieurs décennies, ne peut qu’être dopé par la chute de Kaboul. L’influence intégriste s’étale déjà dans de larges parties de l’Asie et de l’Afrique et s’oppose au Sahel aux troupes occidentales désemparées, devant les faibles succès rencontrés, sur la stratégie à adopter. La responsabilité de l’Occident dans ces remontées est écrasante. Cet islam a été instrumentalisé pour éliminer les progressistes au Moyen-Orient, pour casser les expériences de construction nationale portées par les gauches nationalistes issues des luttes de décolonisation. Depuis le soutien américain aux Moudjahidines antisoviétiques d’Afghanistan qui essaimèrent dans maintes régions du monde, en passant par l’intervention en Irak qui entraîna la création de Daech et livra le pays à l’influence iranienne jusqu’à l’expédition en Libye dont le contrecoup déstabilisa le Sahel, l’Occident a créé l’objet de ses turpitudes. Et il ne peut, sans gloire, que proposer d’abandonner ces populations à la férule de régimes moyenâgeux qui devront seulement s’engager à ne pas laisser se développer de préparatifs hostiles à partir de leur territoire.
On est bien loin des projets devant refaçonner le Grand Moyen-Orient en démocratie. Ce n’est plus à l’agenda. La perspective est celle du retrait qui découle de la fin de la croyance qu’il était possible, par les armes ou les expéditions guerrières d’imposer la démocratie, les droits de l’homme ou le « nation building ». Les États-Unis ne nourrissent plus une telle ambition, qui n’a souvent été agitée que comme prétexte, tout à leur grande préoccupation de conserver leur première place face à un rival montant. Il y a un basculement des priorités que les alliés doivent comprendre et dont ils doivent aussi savoir que s’il leur venait l’envie de s’engager dans ce type d’aventure, ce serait sans appui.
Dans le domaine des idées, cette défaite nous fait faire retour aux propos de Samuel Huntington. Peu d’auteurs auront fait l’objet d’aussi nombreux commentaires, pour être décriés ou salués, que celui qui annonçait en 1993, dans un article de la revue américaine Foreign Affairs que nous étions désormais entrés dans l’ère du « choc des civilisations ». On mesure aujourd’hui combien il a mal été interprété et incompris. Connaissant le sort du messager qui apporte la mauvaise nouvelle, il a été fusillé. Et il a été trouvé plus confortable de se mettre la tête dans le sable plutôt que de l’entendre. Que nous dit-il ? Que le temps des grands conflits idéologiques susceptibles de dégénérer en guerres était terminé. Qu’ils feraient place à une nouvelle forme de conflictualité adossée à des civilisations fortement marquées par des religions, et que dans le contexte d’un Occident déclinant, il était vain d’aller guerroyer dans ces terres étrangères, car l’échec serait prévisible. Après s’être opposé à la guerre du Vietnam, il condamnera les interventions en Afghanistan et en Irak et prendra soin de se démarquer de la ligne bushienne des neocons de la « guerre globale au terrorisme » dont on a essayé de lui attribuer la paternité. Le temps est venu de le lire comme prédicteur et non comme prescripteur et de comprendre que ces guerres sans fin à l’autre bout du monde sont vaines.
Enfin, on feint de découvrir que ces conflits prolongés présentent partout la même conséquence. Ils précipitent les populations civiles dans la recherche d’un exil et poussent à la montée des flux migratoires. Les pays d’accueil sollicités étant rarement les pays responsables. Très tôt mobilisé, le président Macron nous met en garde. Les possibilités d’accueil sont limitées et devant la multiplication de ces zones grises à venir, il est impossible de ne pas réguler les flux migratoires. Chacun a compris que dans ce domaine le discours avait changé et que Kaboul marquera un tournant. Bref, il ne nous dit pas autre chose que les flux migratoires sont à la fois inévitables et impossibles et qu’ils interpellent les traditions d’internationalisme : aider à fuir ou aider à s’organiser et à résister lorsqu’un partage de valeurs est possible, car tout ce qui bouge aux confins de la planète n’est pas forcément rouge.
On n’a pas fini de digérer les leçons de la chute de Kaboul.
Le flyer de la tournée bretonne du film "Aube dorée, l'affaire de tous"
Maxime Bitter, Angélique Kourounis et Thomas Iacobi, photo prise par Hervé Ricou la semaine dernière au festival du film de Douarnenez.
Article du Télégramme, 27 août 2021, sur Aube Dorée, une affaire de Tous
Aube Dorée l'affaire de tous
Angélique Kourounis est la réalisatrice de deux documentaires sur le parti néo-nazi grec: l'Aube dorée.
En 2017 l'Association Bretagne Grèce Solidarité Santé a parrainé avec de nombreux partenaires locaux des projections-débats autour du film-Aube dorée-une affaire personnelle- dans une quinzaine de salles de la région. Ce film décrivait l'installation du parti néo-nazi dans le pays et au parlement comme 3ème force politique.
Cette année Angélique Kourounis avec un nouveau film -Aube dorée-l'affaire de tous- décortique 6 années de procès qui ont abouti à la condamnation d'Aube dorée comme organisation criminelle. Bretagne Grèce Solidarité Santé parraine une nouvelle tournée de projections-débats dans 14 salles en Bretagne dont 5 dans le Finistère en présence et avec la participation d'Angélique Kourounis.
3 projections du premier film "Aube Dorée, une affaire personnelle" et 3 projections du film de 2021 "Aube Dorée l'affaire de tous" ont eu lieu au festival du film de Douarnenez du 21 au 28/08 qui avait comme thème Peuples et luttes en Grèce.
Standing ovation incroyable à la fin du dernier film!
la bande-annonce: https://vimeo.com/560771007
PJ: article du Télégramme du 27/08/2021 (édition de Douarnenez)
Les dates bretonnes pour voir le film en présence des réalisateurs, Maxime Bitter, Angélique Kourounis et Thomas Iacobi:
> Le 3 septembre au cinéma Iris, Questembert, 56230, 20h30
> Le 5 septembre, à Brasparts, lieu-dit Tromac'h 29190, 17h
> Le 6 septembre, au cinéma Les Baladins, Lannion, 22300, 20h
> Le 7 septembre, au cinéma Le Vulcain, Inzinzac-Lochrist, 56650, 20h30
> Le 8 septembre, au cinéma Club 6, St Brieuc, 22000, 20h
> Le 9 septembre, au cinéma Rex, Pontivy, 56300, 20h
> Le 10 septembre, au Patronage Laïque Guérin, 1 rue Alexandre Ribot Brest, 29200, 20h
> Le 11 septembre, à Ti An Oll, Plourin-les-Morlaix, 29600, 16h
> Le 14 septembre, MJC Kerfeuteun, Quimper, 29000, 20h
> Le 16 septembre, au cinéma Ty Hanok, Auray, 56400
> Le 17 septembre, Local Fête de l'Ével, Baud, 56150, 19h30
> Le 21 septembre, au cinéma Arvor, Rennes, 35000, 20h15
> Le 23 septembre, au cinéma Le Vauban, St Malo, 35400, 20h
Depuis trente années le XXIème siècle peine à s’affirmer dans ses contours internationaux. Nous crûmes d’abord qu’il avait commencé en 1991 avec l’effondrement du monde soviétique, raccourcissant, comme le suggérait l’historien britannique Eric Hobsbawm, le siècle précédent. Puis devant l’incapacité des États-Unis à maîtriser au tournant du siècle le cours de la mondialisation à travers son fameux triptyque – ouverture internationale, démocratie, marché -, on se dit que tout commençait sérieusement avec les attentats du 11 septembre 2001 et la grande aventure de la « lutte mondiale contre le terrorisme » prônée par Bush Junior et à laquelle nous étions sommés de nous rallier. Et bien non, c’est vingt ans plus tard, cette stratégie s’écroulant, que s’esquissent les traits du siècle à venir. 1991, 2001, 2021, les séquences s’enchaînent, le siècle bégaie, peine à se mettre en place, mais fraie son chemin.
L’issue de cette guerre afghane dépasse par sa portée le territoire de ce petit pays – le cimetière des Empires – et s’apparente au grain de sable dans la chaussure. Si la consternation et parfois la concertation dans le désordre s’installent entre les principales chancelleries, c’est que beaucoup de certitudes tenues pour évidentes viennent de basculer. Les grilles de lectures acquises vacillent tant la portée de l’événement bouscule. Car ce que la chute de Kaboul nous dit du monde qui s’annonce relève de la grande lessive. Quelques premières leçons peuvent s’imposer sans trop de risques d’erreurs.
Cette guerre est emblématique des conflits asymétriques qui ont surgi à travers le monde et qui se transforment en guerre sans fin, dont les objectifs s’érodent d’autant plus en cours de route qu’ils ont été mal définis ou volontairement occultés dès le départ. L’enlisement ne peut être qu’au bout du chemin et le prix à payer à l’arrivée dépend de l’ampleur de l’engagement, du coût initié, des pertes humaines, des divisions internes et de l’humiliation médiatique. Là, l’addition est phénoménale et envoie un signal fort aux autres conflits en cours. Alliés et adversaires l’ont compris. L’Empire est rentré chez lui et hésitera à en sortir, d’autant plus qu’il a fait savoir qu’il avait beaucoup à faire, notamment face au grand rival qui monte, la Chine. « Gulliver empêtré » nous disait déjà Santley Hoffmann il y a cinquante ans dans un autre contexte. Bien sûr, il ne reste pas désarmé et sans puissance et sera attentif à tout ce qui pourrait remettre en cause son hégémonie. Ingérences, surveillances, déstabilisations, embargos, saisies d’avoirs, mesures de contraintes ne seront pas remisés et s’appuieront sur les réseaux d’influences mis en place et la formidable technologie disponible, de la cyber-attaque aux drones.
Devant la défaite cuisante, l’équipe en place devra rendre compte de ses maladresses, de son manque de clairvoyance, de l’échec de ses services ou du refus de leur écoute. Il faudra trouver un bouc émissaire. Un séisme politique s’annonce qui sera plus difficile à surmonter que les péripéties de la fin de la guerre du Vietnam. L’heure du bilan a déjà commencé et il s’annonce ravageur, d’autant que les trois dernières équipes présidentielles sont concernées. Le déballage se fait devant le monde entier.
Dans une large partie de la planète on peut toujours considérer que le pouvoir est au bout du fusil selon la formule en vogue dans les années soixante et soixante-dix. Les conflits en cours vont trouver un formidable encouragement à leurs objectifs devant l’incapacité de la première puissance à façonner le monde à sa guise. Ce qui s’était esquissé au lendemain de la fin de la guerre froide, la multiplication de désordres échappant aux logiques anciennes, va retrouver une nouvelle jeunesse et encourager l’extension de zones grises laissant l’Occident spectateur impuissant face à l’anomie créée. Devant ces zones grises les instruments du monde ancien – armes nucléaires, engagements prolongés sur le terrain – seront inopérants. Il ne reste plus que modèle israélien vis-à-vis de Gaza, c’est-à-dire l’expédition punitive courte – pour éviter les retours d’opinions publiques – accompagnée pour le temps long de toutes les mesures d’asphyxie économiques, juridiques et financières que procure le statut de principale puissance encore dotée de l’hégémonie du dollar. Car la palette d’actions possibles reste loin d’être totalement affectée et on aurait tort de croire l’Empire totalement désarmé.
Le monde devra désormais vivre avec un islam radical buissonnant et conquérant dont l’ambition n’a cessé de croître depuis la chute, en 1979, d’un des pays le plus occidentalisé d’Orient, celui du Shah d’Iran. Ce retour du religieux, qui n’est pas que la marque de l’islam, fait son chemin depuis plusieurs décennies, ne peut qu’être dopé par la chute de Kaboul. L’influence intégriste s’étale déjà dans de larges parties de l’Asie et de l’Afrique et s’oppose au Sahel aux troupes occidentales désemparées, devant les faibles succès rencontrés, sur la stratégie à adopter. La responsabilité de l’Occident dans ces remontées est écrasante. Cet islam a été instrumentalisé pour éliminer les progressistes au Moyen-Orient, pour casser les expériences de construction nationale portées par les gauches nationalistes issues des luttes de décolonisation. Depuis le soutien américain aux Moudjahidines antisoviétiques d’Afghanistan qui essaimèrent dans maintes régions du monde, en passant par l’intervention en Irak qui entraîna la création de Daech et livra le pays à l’influence iranienne jusqu’à l’expédition en Libye dont le contrecoup déstabilisa le Sahel, l’Occident a créé l’objet de ses turpitudes. Et il ne peut, sans gloire, que proposer d’abandonner ces populations à la férule de régimes moyenâgeux qui devront seulement s’engager à ne pas laisser se développer de préparatifs hostiles à partir de leur territoire.
On est bien loin des projets devant refaçonner le Grand Moyen-Orient en démocratie. Ce n’est plus à l’agenda. La perspective est celle du retrait qui découle de la fin de la croyance qu’il était possible, par les armes ou les expéditions guerrières d’imposer la démocratie, les droits de l’homme ou le « nation building ». Les États-Unis ne nourrissent plus une telle ambition, qui n’a souvent été agitée que comme prétexte, tout à leur grande préoccupation de conserver leur première place face à un rival montant. Il y a un basculement des priorités que les alliés doivent comprendre et dont ils doivent aussi savoir que s’il leur venait l’envie de s’engager dans ce type d’aventure, ce serait sans appui.
Dans le domaine des idées, cette défaite nous fait faire retour aux propos de Samuel Huntington. Peu d’auteurs auront fait l’objet d’aussi nombreux commentaires, pour être décriés ou salués, que celui qui annonçait en 1993, dans un article de la revue américaine Foreign Affairs que nous étions désormais entrés dans l’ère du « choc des civilisations ». On mesure aujourd’hui combien il a mal été interprété et incompris. Connaissant le sort du messager qui apporte la mauvaise nouvelle, il a été fusillé. Et il a été trouvé plus confortable de se mettre la tête dans le sable plutôt que de l’entendre. Que nous dit-il ? Que le temps des grands conflits idéologiques susceptibles de dégénérer en guerres était terminé. Qu’ils feraient place à une nouvelle forme de conflictualité adossée à des civilisations fortement marquées par des religions, et que dans le contexte d’un Occident déclinant, il était vain d’aller guerroyer dans ces terres étrangères, car l’échec serait prévisible. Après s’être opposé à la guerre du Vietnam, il condamnera les interventions en Afghanistan et en Irak et prendra soin de se démarquer de la ligne bushienne des neocons de la « guerre globale au terrorisme » dont on a essayé de lui attribuer la paternité. Le temps est venu de le lire comme prédicteur et non comme prescripteur et de comprendre que ces guerres sans fin à l’autre bout du monde sont vaines.
Enfin, on feint de découvrir que ces conflits prolongés présentent partout la même conséquence. Ils précipitent les populations civiles dans la recherche d’un exil et poussent à la montée des flux migratoires. Les pays d’accueil sollicités étant rarement les pays responsables. Très tôt mobilisé, le président Macron nous met en garde. Les possibilités d’accueil sont limitées et devant la multiplication de ces zones grises à venir, il est impossible de ne pas réguler les flux migratoires. Chacun a compris que dans ce domaine le discours avait changé et que Kaboul marquera un tournant. Bref, il ne nous dit pas autre chose que les flux migratoires sont à la fois inévitables et impossibles et qu’ils interpellent les traditions d’internationalisme : aider à fuir ou aider à s’organiser et à résister lorsqu’un partage de valeurs est possible, car tout ce qui bouge aux confins de la planète n’est pas forcément rouge.
On n’a pas fini de digérer les leçons de la chute de Kaboul.
Alors que la campagne vaccinale contre le Covid progresse en Europe, un fossé se creuse entre pays développés et pays pauvres. En cause, la subordination de la santé au capital et aux intérêts lucratifs.
Pour en débattre : Cathy Apourceau-Poly, sénatrice PCF du Pas-de-Calais, groupe CRCE ; Marc Botenga, député européen (parti du travail de Belgique), groupe GUE/NGL ; et Maurice Cassier, sociologue, directeur de recherche au CNRS.
CATHY APOURCEAU-POLY L’importance de cet appel n’a jamais été si forte : alors que les pays développés parviennent à des taux de vaccination avoisinant les 50 %, l’Afrique en est à 2,5 %… Avec en sus de fortes disparités sociales, comme cela est le cas en Tunisie, cause de l’explosion des contagions ces derniers mois. Pour fonctionner, un vaccin doit être injecté à une grande majorité de la population d’un pays, c’est le principe de la couverture vaccinale. C’est le principe qui régit les campagnes de vaccination depuis 1749 et les travaux du docteur Jenner, généralisés et développés par Louis Pasteur.
Or, comme l’a démontré la propagation du virus, avec la mondialisation, les ensembles nationaux, les frontières n’ont plus la même densité, il est donc indispensable d’atteindre les 75 à 80 % de personnes vaccinées dans le monde, et plus seulement devant chez nous. L’initiative Covax, animée en partie par la France, n’est qu’une aumône face aux besoins des pays en voie de développement, les doses sont insuffisantes tandis que la réflexion sur une possible troisième dose va accentuer encore la concurrence pour les obtenir.
Enfin, comme le soulignait Emmanuel Vigneron dans l’Humanité du 9 août, on constate déjà en France métropolitaine des écarts de près de 20 % dans la couverture vaccinale entre des jeunes vivant dans les zones les plus défavorisées et les plus favorisées. La question de la disponibilité n’est donc pas le seul critère, il faut aussi s’interroger sur la communication et l’information des populations ou sur l’accès des personnes isolées, en France comme dans le monde entier.
MARC BOTENGA Il y a au niveau mondial une immense majorité en faveur de la levée des brevets et de la propriété intellectuelle. La proposition est sur la table de l’OMC et en Europe, une initiative citoyenne européenne le demande. L’Union européenne et les gouvernements européens sont à peu près les derniers remparts au monde contre une levée des brevets. Dans ce sens, nos gouvernements incarnent l’absolue arrière-garde. Même le président américain, Joe Biden, a dû formellement déclarer défendre une suspension des brevets.
Sous pression d’une large mobilisation citoyenne, une majorité du Parlement européen a voté, tant en mai qu’en juin 2021, en faveur dudit Trips Waiver. Une victoire énorme. Mais la Commission européenne refuse de reconnaître ces résultats. À huis clos, les fonctionnaires de la Commission vont jusqu’à prétendre qu’il y a eu erreur et qu’il n’y a pas de majorité parlementaire en faveur de la levée des brevets, bien que la résolution finale ait été approuvée avec environ cent voix de différence. Cela tombe les masques. La Commission européenne obéit à Big Pharma, pas au Parlement européen.
MAURICE CASSIER Il convient de considérer la situation inédite créée en mai dernier par la décision des États-Unis, puis de la Chine et de la Russie de soutenir la proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud, déjà ralliée par une centaine de pays à l’OMC, d’une suspension temporaire de tous les droits de propriété intellectuelle sur les technologies de santé anti-Covid pour en faire des biens communs mondiaux, librement partageables et reproductibles par tous les fabricants qualifiés.
Le grand intérêt de cette proposition est qu’elle organise la suspension de tous les droits intellectuels couvrant ces produits (substances actives, procédés de fabrication, savoir-faire industriels, données cliniques confidentielles, etc.), ce qui permet de lever immédiatement toutes les restrictions sur les dizaines de familles de brevets qui couvrent par exemple tous les composants des vaccins à ARNm, au lieu d’entamer un processus long et incertain de décisions de licences obligatoires par brevet et par État.
Le 4 juin, l’Union européenne a apporté son renfort aux firmes propriétaires en proposant de s’en tenir à des licences volontaires accordées par les firmes et à des décisions de licences obligatoires, ce qui a provoqué l’indignation de Médecins sans frontières, qui accuse l’UE de saborder les négociations à l’OMC.
MARC BOTENGA Aujourd’hui, nous vivons un état d’apartheid vaccinal. Tandis que l’Union européenne fête un taux de vaccination de 70 %, dans des pays à bas revenu, ce taux n’atteint souvent même pas 3 %. C’est évidemment d’abord une injustice énorme. Face à un virus, une pandémie, nous disposons d’un vaccin, mais ce vaccin est nié à certains pays. Le British Medical Journal s’est même demandé si cela ne représentait pas un crime contre l’humanité.
Mais c’est aussi un désastre du point de vue de la santé publique. Plus le virus circule, peu importe à quel endroit de la planète, plus le risque de variants augmente. En mars 2021, sur 77 épidémiologistes de 28 pays, deux tiers considèrent qu’il reste au maximum un an avant que le Covid ne mute au point que nous ayons besoin de nouveaux vaccins, révèle un sondage du People’s Vaccine Alliance. Et ces variants ne connaissent pas de frontières.
Parlons aussi d’ailleurs des conséquences financières. En laissant le brevet dans les mains des multinationales, nous permettons à Pfizer et compagnie d’en déterminer le prix. Ainsi, l’Union européenne, si inquiète en général quand un État hausse ses dépenses sociales, ouvre allègrement la voie à un hold-up sur la sécurité sociale. Moderna et Pfizer ont déjà augmenté leurs prix. Et une troisième dose coûtera encore plus cher.
CATHY APOURCEAU-POLY Faute de système social de protection, les travailleurs des pays les plus pauvres ne se confinent pas, même en cas de symptômes, tandis que les élites sont venues se faire vacciner en Europe. La question du prix des vaccins est aussi déterminante. Quand les laboratoires fixent leurs prix sur les capacités financières de l’Union européenne, cela prive mécaniquement les pays les plus pauvres de millions de doses. Or, faute de couverture vaccinale suffisante, l’épidémie continuera de se propager, d’impacter les économies les plus fragiles, et de voir apparaître des variants. L’impératif est donc double : il est indispensable de lever les brevets pour massifier la production de vaccins, mais également pour faire reculer le plus vite possible cette maladie, avant que ne se développent de nouveaux variants résistant aux vaccins.
MAURICE CASSIER Alors que les inégalités d’accès aux vaccins demeurent béantes en dépit de la croissance de la production, encore très insuffisante, le partage des technologies permettrait de construire dans un délai rapide (de six à sept mois selon la DG de l’OMC) une nouvelle carte de la production dans toutes les régions du monde pour répondre aux besoins de protection des populations et prévenir le nationalisme vaccinal.
La DG de l’OMS résume l’objectif : « La pandémie a montré que s’appuyer seulement sur quelques entreprises pour fabriquer un bien commun est limité et dangereux. » L’OCDE fait le constat que les dons et la philanthropie sont inefficaces. La revue médicale The Lancet indique que l’utilité sociale de la vaccination pour endiguer l’épidémie et prévenir l’émergence de nouveaux variants suppose de rendre accessibles et disponibles rapidement les vaccins pour immuniser toute la population mondiale : l’efficacité en termes de santé publique mondiale converge avec le libre partage des technologies. La production de biens communs permet de maîtriser la formation des prix, ajustés aux coûts de production, d’assurer la viabilité des payeurs publics et sociaux et de garantir un accès universel.
MAURICE CASSIER La pandémie de Covid a fait émerger de nouvelles solutions de production de biens communs mondiaux. Le panel indépendant sollicité par l’OMS pour évaluer les réponses à la pandémie propose ainsi de créer une plateforme mondiale de production de biens communs mondiaux qui pourrait être mise sous l’autorité d’une OMS renforcée. L’OMS a elle-même créé des plateformes de mutualisation des droits intellectuels et de transfert des technologies à ARN qui pourraient fonctionner à plein régime en cas de suspension des droits de propriété exclusive sur les vaccins. Plusieurs propositions misent sur une relance de la production publique de vaccins pour relocaliser la production dans toutes les régions du monde et être en mesure de répondre directement aux besoins des ministères de la Santé en assurant la viabilité des payeurs publics et sociaux. Je propose que tous les médicaments et vaccins inscrits sur la liste des médicaments essentiels de l’OMS soient dégagés de la propriété exclusive et soient librement partageables par tous les laboratoires industriels dans le monde, à la fois publics et privés. L’institution de biens communs suppose une nouvelle démocratie sanitaire à tous les échelons pour instaurer la transparence de la formation des prix et pour mieux s’approprier la valeur d’usage des technologies vaccinales, avec les professions de santé et les usagers.
MARC BOTENGA Quand le 19 mai 2021, le Parlement européen vote une première fois en faveur de la levée des brevets, c’est la conséquence d’une lutte et d’un an de mobilisations articulées à la fois aux niveaux national et européen. Sous pression, même des députés européens de droite doivent soutenir l’amendement en faveur de la levée des brevets. La bulle européenne autour de la place Schuman et de la place du Luxembourg à Bruxelles s’en trouve déséquilibrée. La confirmation de ce vote par le Parlement européen un mois plus tard, le 10 juin, témoigne de la force de cette large mobilisation.
Certes, ce ne sera pas un vote parlementaire qui changera la nature des politiques européennes, mais grâce à la mobilisation, la Commission se trouve sous pression non seulement à l’OMC, mais aussi en Europe. La mobilisation de l’initiative citoyenne européenne No Profit on Pandemic continue de jouer un rôle important dans cette pression. Cette action vise à imposer une initiative législative à la Commission européenne en faveur d’une levée des brevets sur les médicaments et les vaccins contre le Covid. Elle récolte des signatures de Chypre à l’Irlande et de l’Italie à la Finlande, dans l’espoir d’arriver à un million de signataires. Mais il ne s’agit pas uniquement des signatures, ni d’un vote au Parlement européen, il s’agit de mobiliser une large coalition à travers l’Europe, qui fait connaissance, commence à se concerter et à développer une stratégie commune pour créer ainsi le contre-pouvoir dont nous avons besoin.
CATHY APOURCEAU-POLY Il est indispensable de continuer à animer la bataille politique, comme le font Fabien Roussel et tous nos camarades. Il faut faire pression sur le gouvernement et le chef de l’État, en particulier pour refuser le chantage des laboratoires sur les prix et sur les volumes. Le droit de propriété intellectuelle est important parce que c’est un des moteurs de la recherche privée. Or, après des décennies de casse de la recherche publique, on ne peut pas changer de braquet d’un coup de baguette magique. Toutefois, la situation critique du monde impose des mesures critiques : c’est la raison de cet appel à la levée des brevets.
À l’inverse, c’est aussi parce que la situation est critique que les laboratoires mènent ce chantage. Nous devons donc mener la bataille à la fois sur la question du bien public mondial, au plus vite, mais également, comme nous l’avons fait au Sénat, pour que la France retrouve une industrie pharmaceutique publique nationale. Il en va de notre souveraineté, mais aussi et surtout de la santé de nos concitoyens. Ce qui est vrai pour les vaccins contre le Covid l’est également pour les traitements contre le cancer ou l’orientation des recherches des laboratoires. Dans la situation actuelle, la voracité des laboratoires alimente aussi la défiance de certains de nos concitoyens vis-à-vis du vaccin, c’est une catastrophe.
L’immense compositeur grec est mort à 96 ans. Résistant face au nazisme puis face aux colonels, engagé politiquement, il fut un compositeur prolifique qui a écrit des centaines d’opéras, d’oratorios, de musiques de chambre ou de variété.
Sa vie est une odyssée peuplée de tempêtes, de fantômes, de pièges et de lumières. Devant l’immensité de son œuvre, protéiforme, impressionnante, devant son engagement politique, on ne peut que s’incliner devant un homme, un artiste qui, contre vents et marées, a redonné à son pays, la Grèce, la place qui lui revient dans le concert des nations.
Mikis Theodorakis a été de tous les combats, orchestrant sa vie avec cette fougue, cette joie que l’on retrouve dans ses musiques. Jamais dans la demi-mesure, toujours dans l’éclat d’un opéra, d’un oratorio, d’une symphonie où les percussions rythment des mélodies d’une richesse musicale infinie. Il est Zorba, cet homme qui au bout du désespoir danse le sirtaki sur une plage en ruines parce que « l’homme doit avoir un grain de folie, ou alors il n’ose jamais couper les cordes et être libre ». C’est Zorba qui lance cette phrase à son jeune ami anglais dans le film de Michael Cacoyannis. Peu de monde se souvient de l’histoire mais la mémoire populaire a retenu cette scène finale où Zorba, Anthony Quinn, apprend à son compagnon d’infortune à danser le sirtaki, une danse qui n’existait pas et spécialement créée pour le film. Les deux hommes se tiennent par les épaules et entament une danse de tous les diables pour conjurer leur échec et défier la fatalité. Zorba est Mikis. Mikis est Zorba. Une espèce de folie, une soif d’écrire et de composer, de diriger les plus grandes formations symphoniques du monde, des chœurs majestueux, comme d’écrire, avec la même passion, des chansons populaires inspirées du folklore de son pays.
Écoutez la musique de Serpico, le film de Sidney Lumet réalisé en 1973. Écoutez Alone in the Apartment… Un vieil air de jazz new-yorkais joué par un orchestre de bal fatigué, un peu comme Serpico (Al Pacino). Écoutez, regardez, observez sa direction du Canto General, cet immense poème épique de quinze mille vers écrit par Pablo Neruda qui raconte l’histoire de l’Amérique latine joué à Santiago du Chili en 1993. Mikis, la chevelure grise en bataille, dirige avec un plaisir contagieux cet oratorio. Celui-là même qu’il avait dirigé sur la grande scène de la Fête de l’Humanité en 1974, soit un an après le coup d’État militaire de Pinochet au Chili. Peut-être existe-t-il des images de ce moment, qui sait… Ceux qui y étaient s’en souviennent.
On ne peut dissocier l’artiste de l’homme politique. Alors qu’il donne son premier concert à l’âge de 17 ans, il s’engage, dans un même mouvement, dans la résistance contre le nazisme. Nous sommes en 1941. Un an après, Theodorakis est arrêté une première fois, torturé mais parvient à s’échapper. À la Libération, il est de tous les combats contre les royalistes grecs. Sauvagement battu lors d’une manifestation populaire en 1946, il sera déporté deux fois à l’île d’Ikaria puis transféré dans un « centre de rééducation » sur l’île de Makronissos. Il survivra aux pires châtiments et parviendra à sortir vivant de cet enfer à ciel ouvert.
En 1950, il obtient ce que les occupations allemande et italienne l’avaient empêché d’obtenir, son diplôme en harmonie, contrepoint et fugue. Il a déjà composé une dizaine de musiques de chambre, fondé son premier orchestre et créé, à Rome, son ballet Carnaval grec en 1953. Un an après, il s’installe à Paris, suit les cours d’Eugène Bigot pour la direction et Messiaen pour la composition au conservatoire. Ses musiques de ballets, les Amants de Teruel, le Feu aux poudres et Antigone, sont auréolées de récompenses.
Au total, il signera les bandes originales de plus d’une trentaine de films et autant pour le théâtre, des centaines de mélodies sur des textes de poètes tels que Georges Séféris, Iakovos Kambanéllis, Yannis Ritsos, Federico Garcia Lorca et, plus tard, Pablo Neruda…
Il retourne en Grèce en 1960 avec le projet de composer des « chansons populaires savantes » pour s’adresser au plus grand nombre. Compositeur prolifique et flamboyant, reconnu, admiré par ses pairs, croulant sous les récompenses, Mikis fut longtemps communiste ou compagnon de cœur et de route, on ne sait plus, ardent patriote, au sens noble du terme, pour défendre la Grèce face aux royalistes puis aux colonels qui voulaient faire main basse sur le pays. Toujours debout face à une Europe méprisante à l’égard de son pays, de son histoire.
Ces dernières années, il s’était éloigné des communistes, puis de la gauche, s’était retrouvé ministre dans un gouvernement de coalition avec la droite. Il fut accusé d’antisémitisme pour ses prises de position en faveur du peuple palestinien, accusations instrumentalisées quelques années après en France par une droite revancharde. Le 27 juin 2012, l’Humanité publia un texte où il récusait avec fermeté ces accusations.
Ces derniers temps, malade, il vivait retiré de la vie publique, souvent hospitalisé. Il nous reste ses musiques, des milliers de partitions écrites par un homme révolté, un génie musical qui aura consacré toute sa vie à la musique, à la liberté.
Le 20ème siècle perd aujourd’hui l’une de ses plus belles figures. En près d’un siècle d’existence, Mikis Theodorakis en aura été l’une des balises, un combattant de tous les instants, un créateur inépuisable et largement estimé à travers le monde.
Jeune combattant antifasciste dans les rangs des partisans communistes de la résistance grecque à l’occupant nazi et fasciste, il fut arrêté et torturé pendant la seconde guerre mondiale, puis une nouvelle fois atrocement mutilé pendant la guerre civile par les forces monarchistes armées par la Grande-Bretagne. Parallèlement, et non sans courage et abnégation, il entame des études de musique qui le porteront plus tard au firmament des compositeurs européens.
La fin de la guerre civile lui offre l’occasion de parfaire son apprentissage de la musique, à Paris où il observe et apprend des avant-gardes artistiques. S’ouvre alors une riche période artistique faite de rencontres, des compositions originales, symphoniques, concertantes, de scène et chambristes, et d’inoubliables musiques de films. Theodorakis le Grec se replonge dans le folklore national et en tire une nouvelle manière de composer, offrant au monde tout un héritage musical et mettant en musique les vers de Yannis Ritsos et Odysséas Elýtis, poètes majeurs de la littérature mondiale.
Il fait une nouvelle fois l’expérience de la clandestinité lorsque les colonels grecs instaurent une dictature fascisante en 1967. Il deviendra une nouvelle fois le porte-parole de la résistance grecque à travers le monde, sillonnant scènes et pays pour partager ses créations artistiques inspirées par la tragédie que vivait son peuple et organiser la solidarité internationaliste. Nous avons eu, à cette époque, l’honneur de le compter à plusieurs reprises à la Fête de l’Humanité où il proposait à un public populaire des œuvres exigeantes. Il recevait en échange, et avec lui l’ensemble de ses camarades grecs, la solidarité indéfectible de tout un peuple militant.
Jusqu’à récemment, l’homme, entier et parfois provoquant, ne lésinait sur aucun engagement pour un monde plus juste et fraternel, luttant fermement contre l’asphyxie du peuple grec organisée par l’Union européenne et les institutions financières.
A l’image de nombre de ses contemporains, Mikis Theodorakis aura conjugué culture et engagement dans le sillon du mouvement communiste international. Il aura mis ses dons et sont talent au service des causes antifascistes, contre les dictatures d’extrême-droite couvées par les Etats-Unis dans le monde entier. C’est une conscience du siècle passé que nous pleurons aujourd’hui. Puissent son œuvre et son action lui survivre longtemps.
Patrick Le Hyaric, directeur du journal L'Humanité, ancien député européen communiste
Piero Rainero, ancien adjoint PCF à Quimper et ancien secrétaire départemental du PCF Finistère, dans le Ouest-France du 3 septembre:
Piero Rainero livre un souvenir personnel d’un concert donné à Lavrio, cité grecque proche d’Athènes, à l’occasion de la construction du jumelage entre Quimper et Lavrio.
Une chorale finistérienne dirigée par Jean Golgevit interpréta Le Canto General, « magnifique ode à la liberté de Pablo Neruda mis en musique par Míkis Theodorákis. […] Au cours du concert, un vieux monsieur prit le micro et avec émotion nous relata son séjour avec Míkis Theodorákis dans le camp de concentration de l’île de Makronissos située juste en face du lieu où nous nous trouvions. C’était un des lieux où les colonels au pouvoir emprisonnaient leurs opposants, 80 000 communistes grecs y furent internés. […] Nous n’imaginions pas, nous dit en substance ce vieux monsieur, lorsque, enfermés dans ce sinistre camp, nous regardions les lumières du port de Lavrio, qu’un jour serait donné ici un tel concert, car la musique de Theodorakis était interdite en Grèce par la dictature des colonels. Un tonnerre d’applaudissements ponctua son propos. »
« Ce vieux monsieur, ami de Míkis Theodorákis, nous fit l’honneur de dîner à notre table après le concert et remercia avec chaleur le chœur breton pour son interprétation du Canto General, et la municipalité de Quimper de l’époque, initiatrice de cette belle entreprise qui a perduré à travers le jumelage et la chorale.
Il serait légitime que Quimper garde la mémoire de ce grand artiste en donnant son nom à un lieu significatif de notre ville. »
Ouest-France, 3 septembre 2021
Mort du compositeur Míkis Theodorákis, l’adieu grec
Le musicien grec, figure de la gauche, infatigable défenseur de la démocratie et inventeur du sirtaki, est mort jeudi à 96 ans. Un deuil national de trois jours a été décrété par Athènes.
par Fabien Perrier - Libération
publié le 2 septembre 2021 à 17h46
S’il est un Grec dont la vie semble s’être confondue jusque dans sa chair avec l’histoire de son pays, c’est bien Míkis Theodorákis. Il n’est pas une manifestation de la gauche grecque qui se déroule sans que les haut- parleurs diffusent les compositions de ce musicien à la renommée internationale. Pas un meeting sans que soit reprise en chœur l’une de ses 1 000 mélodies. La moindre de ses sorties en public était guettée comme celle d’un dieu attendu de tous. Jeudi matin, le compositeur grec est mort à l’âge de 96 ans. Ses musiques, dont le sirtaki, ont conquis le monde entier. Par son parcours politique et ses faits de Résistance, cet homme de gauche, membre du Parti de la gauche européenne, s’est battu pour la démocratie en Grèce, tout en dénonçant sur la scène internationale les horreurs commises de façon répétée dans ce petit bout d’Europe. Son parcours mêlant intimement musique et engagement politique a été et reste une source d’admiration et d’inspiration pour une grande partie des Grecs. Míkis Theodorákis était, peut-être, le dernier héros grec.
L’homme semblait immortel : il avait survécu à la mise au ban et à la torture dans son pays. Né le 29 juillet 1925 dans une famille aisée, il apprend dès l’âge de 7 ans à chanter des hymnes byzantins de tradition ancienne puis, à 12 ans, il se met au violon et compose ses premières chansons. A 14 ans, il compose la Chanson du capitaine Zacharias en s’inspirant d’un texte du poète grec Nanos Valaoritis. La chanson devient l’hymne de la Résistance grecque quand le pays est envahi par les nazis. Míkis Theodorákis, qui suit en cachette des cours au conservatoire d’Athènes, est parmi les premiers à s’y engager.
Par deux fois, il est jeté en prison et torturé. Au contact de ses codétenus, le jeune homme découvre les théories marxistes et décide d’adhérer au Parti communiste. A la Libération, le pays sombre dans la guerre civile de 1946 à 1949. Sa lutte contre la prise de pouvoir par les contre-révolutionnaires lui vaut à nouveau d’être torturé et emprisonné. Lors d’une manifestation à Athènes au cours de laquelle la foule avait entonné la Chanson du capitaine Zacharias, il est tabassé, envoyé à la morgue et, alors que les journaux annoncent sa mort, ses camarades parviennent à le faire transférer à l’hôpital. Il survit, mais le passage à tabac lui laisse des séquelles comme la perte partielle de la vue. Malgré tout, il poursuit son engagement. Quand, en 1947, le Parti communiste grec est interdit, Míkis Theodorákis est déporté sur des îles prisons, notamment Ikaria, où il découvre le rébétiko, la musique traditionnelle grecque. Et quand, en 1949, il refuse de signer une déclaration de repentir pour être libéré, il est transféré sur une autre île prison, Makronissos, où il est de nouveau torturé. Sur cette île, il entend chanter un autre détenu, Grigóris Bithikótsis, qui deviendra l’un de ses interprètes les plus fameux. Malgré les conditions de détention, il continue de travailler la musique. «A tous les moments difficiles de mon existence, la musique a frappé à ma porte, elle est entrée et a ravi la moitié de moi-même.
L’autre moitié restait parmi les hommes et leurs immondices. Il fallait
soutenir le regard de la violence, ne pas fléchir devant tant de laideur», livre- t-il dans le premier tome de son autobiographie, les Chemins de l’archange (1989). Il fait d’ailleurs de la musique un véritable acte de Résistance en enseignant le solfège à ses camarades, organisant une chorale et composant une symphonie qui est interprétée devant les autres détenus. Après sa libération, il réussit le concours final du conservatoire d’Athènes en 1950.
Musique et politique imbriquées
En 1954, le miraculé obtient une bourse d’études pour étudier au conservatoire de Paris, où il suit les cours d’Eugène Bigot et d’Olivier Messiaen. Il revisite alors la musique sérielle en adjoignant de nombreux éléments de la musique traditionnelle grecque, notamment en prenant «le meilleur du rébétiko, de notre musique populaire, pour le transmuer dans un genre nouveau digne à tout point de vue du peuple grec», explique-t-il. Sa musique devient également un moyen de rendre accessible, à travers ses chants, la littérature grecque des XIXe et XXe siècles ou d’autres poètes grecs tels qu’Odysséas Elytis, Georges Séféris, ou encore Yánnis Rítsos.
En s’inspirant de la musique classique et en y mêlant les airs folkloriques comme les instruments traditionnels grecs, notamment le bouzouki, Míkis Theodorákis renouvelle progressivement la musique populaire. Mais ce sont, sans doute, ses compositions de bandes originales qui lui donneront une aura internationale. Et là encore, musique et politique sont étroitement imbriquées, comme en témoigne le film de Costa-Gavras, tiré de Z, le livre de Vassílis Vassilikós. Le récit porte sur l’assassinat du député de la Gauche démocratique grecque unifiée (EDA), Grigóris Lambrákis. Theodorákis fut l’un de ceux qui ont veillé à son chevet en 1963. Il fonde ensuite la Jeunesse démocratique Lambrakis, qui deviendra alors la plus forte organisation politique du pays. Enfin, il composera, en 1969, la musique du film Z. Il est aussi l’auteur de la musique des Amants de Teruel interprétée par Edith Piaf, en 1962. En France, Míkis Theodorákis est aussi rendu célèbre grâce aux traductions et interprétations de ses chansons par un autre Grec, originaire d’Egypte : Georges Moustaki.
Parallèlement, le compositeur génial et frénétique poursuit ses activités politiques. En 1964, il est élu député sur le siège auparavant occupé par Lambrákis. La même année, il crée le sirtaki, perçu aujourd’hui comme un air traditionnel grec. Il s’agit pourtant d’une musique inventée en 1964 pour le film Zorba le Grec, réalisé par Michael Cacoyannis. Cette danse est inspirée par deux rythmes folkloriques : le hassapiko et le sirtos chaniaotikos. Elle diffuse un idéal de liberté et une joie de vivre qui font d’elle, au final, l’incarnation de la danse grecque. Elle révèle définitivement Míkis Theodorákis au grand public.
Retour triomphal
Mais pour ce progressiste, une nouvelle fois, l’horreur arrive : en 1967, les colonels s’emparent du pouvoir et font régner la dictature pendant sept ans. Sa musique est interdite par le gouvernement grec sous peine de poursuite pénale. Quant à l’artiste, entré dans la clandestinité, il est déporté au camp de concentration d’Oropos. Il doit son exil à une campagne de solidarité impulsée par les compositeurs Dmitri Chostakovitch et Leonard Bernstein, le dramaturge Arthur Miller ainsi que de nombreuses personnalités politiques, comme Jean-Jacques Servan-Schreiber qui le ramène en France. Depuis Paris, il combat la junte en créant le Conseil national de la Résistance (EAS). A la même époque, il rencontre Pablo Neruda dont il met en musique le Canto general, en 1971. Ainsi, il donne un nouvel écho à l’hymne à la liberté des peuples d’Amérique du Sud tout en traçant un parallèle avec la nécessité, pour le peuple grec, de se libérer d’un pouvoir dictatorial. Le Canto general est en tournée pendant trois ans, et produit dans 18 pays. Un orchestre populaire, mêlant bouzoukis, guitares, pianos, percussions, accompagne les vers en espagnol, dans une fusion culturelle qui porte également un message politique : la nécessité d’unir les forces opposées à la dictature. Ce message, Theodorákis le répète dans des conférences et lors de ses rencontres avec les leaders politiques.
Le 17 novembre 1973, l’histoire s’accélère en Grèce : les étudiants de l’école polytechnique sont dans la rue. Dimitris Papachristos, voix de la radio de polytechnique à l’époque et figure emblématique de la gauche grecque, se souvient : «Les chars étaient près de l’école polytechnique. Il y avait des morts dans les affrontements. Quelqu’un a éteint les lumières, par erreur. J’ai cru que l’armée était entrée dans l’établissement. Alors j’ai chanté l’hymne national et j’ai terminé l’émission en disant : “La lutte continue, chacun avec ses armes.” Puis j’ai mis une chanson de Míkis Theodorákis.» Le 24 juillet 1974, la dictature tombe en Grèce ; Míkis Theodorákis est accueilli triomphalement dans son pays. De retour, l’ex-exilé peut mesurer sa notoriété : «Nous voulions aller dans sa maison près de Corinthe, mais sur la route, les gens le reconnaissaient, l’arrêtaient, lui parlaient. Et nous, nous aidions à descendre les panneaux des colonels», raconte Laokratia Lakka, militante de la gauche grecque et amie de la famille Theodorákis. En octobre de la même année, il donnera des concerts devant plus de 80 000 personnes. Incontestablement, il est devenu un héros grec.
Chantre de la «grécité»
Dès lors, la figure tutélaire des résistances reprend son engagement sur la scène politique nationale tout en conservant une stature de figure internationale. En 1977, il compose même, pour le Parti socialiste français, la musique de l’hymne du Congrès de Nantes. En 1981, il est élu député du KKE, le Parti communiste grec ; il le reste jusqu’en 1986.
Régulièrement, ses positions lui valent de violentes critiques et Paris apparaît pour lui comme un refuge. Malgré tout, Míkis Theodorákis multiplie les prises de parole en public et poursuit la composition, ce qui fait de lui un chantre de la «grécité» sur le plan musical et politique.
D’ailleurs, quand la crise grecque éclate, en 2010, il lance un nouveau mouvement politique, Spitha («l’Etincelle»). Il multiplie les meetings en Grèce, très suivis. En 2012, il est blessé par des gaz lacrymogènes lors d’une violente manifestation devant le Parlement d’Athènes. En 2018, quand le gouvernement d’Aléxis Tsípras trouve un accord avec la République de
Macédoine voisine, Míkis Theodorákis le dénonce… Lui qui avait pourtant soutenu le Premier ministre de la gauche grecque en 2015. «Míkis a apporté de la lumière à nos âmes. Il a marqué avec son œuvre la vie de ceux qui ont choisi la route de la démocratie et de la justice sociale», a partagé sur les réseaux sociaux Aléxis Tsípras.
Un deuil national de trois jours a été déclaré en Grèce par le Premier ministre, Kyriákos Mitsotákis (Nouvelle Démocratie, droite). Mais il n’y aura pas de funérailles nationales. Ultime engagement de Míkis Theodorákis : c’est le KKE qui l’enterrera à La Canée, en Crête, ville de naissance de son père. Pour la chanteuse grecque Haris Alexiou, c’est un «adieu à un dieu, à un siècle de Grèce».