Dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), le compagnon de Karl Marx, le socialiste allemand Friedrich Engels, lui-même propriétaire d'une usine textile à Manchester, décrivait avec une précision sociologique les conséquences de l'émergence du capitalisme industriel de l'autre côté de la Manche, et notamment le déracinement et l'exploitation des ouvriers et la force de la ségrégation sociale et géographique dont ils étaient victimes dans les nouvelles villes industrielles hyper polluées du nord de l'Angleterre. La réflexion et l'enquête du jeune Engels avaient alors été nourries par la participation aux conférences et aux débats des nombreux cénacles socialistes, syndicaux, d'éducation populaire souvent inspirés par les idées de Robert Owen ou des chartristes partisans du suffrage universel et de l'intégration des ouvriers dans la démocratie, qui rassemblaient alors toute une avant-garde ouvrière cultivée et consciente dans les grandes villes anglaises. "Selon des estimations, affirme le biographe de Engels, Tristam Hunt, la "communauté socialiste" de Manchester s'élevait à huit ou dix mille personnes dans les années 1840, et le public du dimanche soir dans le Palais (des sciences) atteignait le nombre impressionnant de trois mille personnes"... On y causait économie politique, socialisme, travail, mais aussi athéisme et religion, littérature, astronomie... A côté de cette élite d'ouvriers qualifiés qui s'organisait pour émanciper le prolétariat de l'exploitation capitaliste, laquelle suscitait son admiration et nourrissait son optimisme quant aux chances de la révolution, Engels décrivait aussi, auprès des rivières contaminées par les teintures et les agents de traitement du textile d'où s'échappaient des odeurs fétides et des gaz dangeureux, le quart monde boueux des taudis surpeuplés par les familles fraîchement arrachées à la campagne ou les 40000 irlandais sous-payés de Manchester qui s'entassaient derrière Oxford Road et noyaient leur chagrin dans l'alcool, ce qui entraînait maltraitance conjugale et infantile, précocité des rapports sexuels, abrutissement généralisé...
Egoïsme des riches et des classes moyennes complètement étrangers aux hommes qui travaillaient à forger leur prospérité dans des conditions indignes, avilissement des travailleurs exploités, formaient déjà une dissociété ou une anti-société: "Cette indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque individu au sein de ses intérêts particuliers, sont d'autant plus répugnants et blessants (....). La désagrégation de l'humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière, cette atomisation du monde est poussée ici à l'extrême" (La situation des classes laborieuses en Angleterre)... Et que pensaient les classes moyennes de cette société de misère? "Un jour, poursuit Engels dans l'ouvrage cité, je pénétrai dans Manchester avec un de ces bourgeois et discutai avec lui de la construction déplorable, malsaine, de l'état épouvantable des quartiers ouvriers et déclarai n'avoir jamais vu une ville aussi mal bâtie. L'homme m'écouta calmement et, au coin de la rue où il me quitta, il lança: "Et malgré tout, on gagne ici énormément d'argent. Au revoir, monsieur". Circulez, il n'y a rien à voir: business is business... L'aménagement de l'espace urbain, comme à Londres, à New-York ou à Paris aujourd'hui, facilitait la préservation de la bonne conscience des privilégiés et leur épargnait le contact avec les violences et les incivilités que leur société basée sur l'exploitation et l'inégalité produisait: "La ville elle-même est construite d'une façon si particulière qu'on peut y habiter des années, en sortir et y entrer quotidiennement sans jamais entrevoir un quartier ouvrier ni même rencontrer d'ouvriers... Cela tient principalement à ce que les quartiers ouvriers - par un accord inconscient et tacite, autant que par l'intention consciente et avouée- sont séparés avec la plus grande rigueur des parties de la ville réservées à la classe moyenne".
L'Angleterre était le laboratoire de la vampirisation du monde agricole traditionnel et de l'émergence la production industrielle capitaliste nourrie par le pillage colonial des matières premières des pays pauvres. Entre les années 1980 et les années 2000, elle a également été à la pointe du mouvement général de financiarisation de l'économie, de marchandisation généralisée des biens et services d'utilité publique, de destruction des droits sociaux et des garanties collectives cédant la place à une concurrence non faussée de tous contre tous pour le plus grand profit des élites financières, de désagrégation de la classe ouvrière et de ses anciennes structures de conscientisation, de solidarité et d'organisation - partis politiques et syndicats- au profit du chacun pour soi consumériste... Ce pays avait incarné pendant des années à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle une certaine idée de la force syndicale avec le Trade-Unionisme, prototype d'un mouvement ouvrier pragmatique et réformiste, non révolutionnaire et non politique, ne cherchant pas à agir sur le pouvoir central par le vote ou la grève générale, mais plutôt à améliorer la condition des ouvriers branche par branche grâce à une forte organisation bureaucratique du mouvement des producteurs en vue de négocier. Dans l'après-guerre et les années 1960-1970, un Labour Party très fort et souvent au pouvoir pour y mener des politiques socialistes assumées avait pris le relais de ce mouvement trade-unioniste et fait considérablement progresser les droits sociaux jusqu'à la crise mondiale du milieu des années 70 et aux difficultés du vieux complexe industriel anglais face à la concurrence des pays du sud aux ouvriers sous-payés.
Mais le rouleau compresseur de l'ultra-libéralisme triomphant détruisit sans pitié tout un héritage de progrès sociaux enregistrés dans une société aux traditions demeurant fortement inégalitaires, symbolisées par ses écoles privées à destination exclusives des élites et visant à les reproduire sans mélange, lui qui fut incarné dans sa version brutale et ultra-conservatrice par Margaret Tatcher et representé plus tard dans sa version hypocritement chrétienne et philanthropique par Tony Blair et les traîtres à la classe ouvrière qui dirigèrent le New-Labour et prétendirent définir une "troisième voie" (de garage) entre l'ultra-capitalisme darwinien et le socialisme dirigiste, faite de pragmatisme économique et de consentement béat à la mondialisation et à la financiarisation de l'économie, de valorisation du rôle de l'entrepreneur mécène et bienfaiteur social, d'interprétation morale ou culturelle (déficit d'éducation ou ratés de l'intégration des populations issues de l'immigration) et non plus sociale et économique de l'origine des incivilités, de la pauvreté et du chômage, de focalisation de l'attention publique sur la délinquance de certains pauvres et de préconisation de la tolérance zéro.
Quels sont les résultats de ces 30 ans de guerre des classes conduite par les riches avec l'appui d'une pseudo-gauche de gouvernement? La City de Londres, malgré le krach financier de 2008 et grâce au hold-up qui a consisté à livrer dans la foulée aux banques et organismes financiers britanniques intoxiqués par la dévalorisation de titres financiers spéculatifs des centaines de milliards de livres sterling extorquées aux contribuables, a supplanté Wall Street en tête du hit-parade des bourses mondiales. Londres est devenue la capitale de l'oligarchie mondiale où héritiers européens, magnats du pétrole, mafieux de Russie et d'ailleurs, népotes orientaux et africains, traders et banquiers plaçant leurs fortunes mal acquises dans des paradis fiscaux, investissent dans l'immobilier pour se donner une vitrine et une respectabilité et envoient leurs enfants dans des écoles privées aussi chères et élitistes que les suisses. Grâce aux politiques de baisse des impôts justifiées par le culte de la réussite individuelle et l'attractivité du territoire pour les investissements, le taux d'imposition des plus riches est passé sous Tactcher de 83% à 40% sans avoir été vraiment réévalué depuis (il n'est remonté qu'à 50% aujourd'hui). De ce fait, et à cause de la dévaluation des revenus du travail par rapport à ceux du capital (rente immobilière, spéculation...), les 10% de britanniques les plus riches ont des revenus cent fois plus élevés que les 10% les plus pauvres.
De l'autre côté de la barrière sociale, les chômeurs sont légion, victimes de la désindustrialisation, de la mauvaise qualité des formations reçues dans une école publique délaissée (malgré l'opération odieuse de vente des écoles publiques aux mécènes privés et aux entreprises, y compris confessionnelles, organisée par Tony Blair), de l'abandon des quartiers pauvres, et de la récente crise économique terrible causée par les méfaits de la financiarisation et de la spéculation immobilière. 20% de jeunes britanniques sont aujourd'hui au chômage. L'accès à l'université, déjà peu valorisée par rapport aux grandes écoles privées d'Oxford et de Cambridge reservés aux super-privilégiés, devient inaccessible à une majorité de jeunes, du fait de l'augmentation des frais de scolarité de 300% (chiffres donnés dans l'Humanité dimanche de 18 août), ce qui a causé au printemps dernier un reveil politique des jeunes en Grande-Bretagne qui s'est traduit par des grandes manifestations violemment réprimées. L'Angleterre de 2011, apprend t-on toujours dans L'Humanité est aussi inégalitaire que celle de 1920: raccourci saisissant qui permet de bien mesurer la violence de la contre-réforme libérale que ce pays, présenté comme un modèle de toutes les réussites par beaucoup de journaux bien pensants et d'éditorialistes français du temps de Tony Blair, a subie, avec les Etats-Unis, plus que tout autre.
La dégradation de la moralité publique, des valeurs manifestées dans l'espace commun, médiatique et politique, le cynisme sans limite des classes possédantes, sont plus impressionnants encore que les chiffres témoignant de l'augmentation des inégalités, même si ces phénomènes sont reliés de manière consubstantielle. Entendons-nous bien: on ne parle pas d'abord de ces "hordes barbares" d'adolescents et de jeunes immoraux et violents produites par l'irresponsabilité de parents incapables de transmettre des valeurs à leurs enfants et de bien les éduquer, qui se sont défoulés dans les émeutes de Tottenham et d'ailleurs début août en cassant et volant des magasins ou des voitures. Cameron l'ultra-libéral est dans son rôle en faisant passer ces révoltés, conscients de la brutalité de la société qui les relègue à un rôle subalterne mais sans revendication ni objectif politiques clairement définis, pour des chiens enragés, des déviants que la société toute entière doit dénoncer et vouer aux gémonies, car ils n'ont aucune excuse, pas même celle de la mauvaise éducation ou du repli communautaire plus ou moins volontaire de leurs minorités culturelles, causes proclamées de leur comportement puisque l'on cherche à déresponsabiliser à tout prix la violence de relations sociales inégalitaires produites par le capitalisme et ses politiques: acculturation du peuple par des mass médias débilitants visant à transformer les citoyens réfléchis et capables de s'organiser collectivement en des mouvements revendicatifs en consommateurs dociles, précarisation et affaiblissement de la protection sociale et des services publics, crimininalisation des classes dangereuses...
Non, ce qui soulève le coeur, c'est de voir que les politiques, et Cameron au premier chef, veulent faire passer les pauvres pour des assistés coupables de fainéantise qu'on ne peut remettre au travail qu'à coup de nerf de boeufs (d'où la baisse des allocations familiales et des allocations chômage, le travail d'intérêt général gratuit imposé aux chômeurs de longue durée indemnisée l'hiver dernier, en réponse à la crise de la dette... A l'UMP, on a pris des notes). Ce qui soulève le coeur, c'est de voir que l'on remet soudainement en cause le patriotisme des britanniques d'origine indienne, pakistanaise ou jamaïcaine en se fondant sur ces émeutes que l'on refuse d'expliquer par la pauvreté, le déclassement et la ségrégation sociale, ou sur des sondages indiquant que les habitants de Grande-Bretagne issus de l'immigration sont de moins en moins attachés à l'institution monarchiste...
Il y a vraiment quelque chose de pourri dans le royaume d'Elisabeth II... En témoigne la surenchère martiale pour appeler à la dénonciation des émeutiers, qui vise, comme le dit l'article de l'Humanité dimanche déjà cité, "à dresser les couches moyennes contre les plus pauvres et à leur faire oublier que c'est leur politique (ultra-libérale) qui pousse le monde dans les pires affres"... Ce pays qui avait des traditions de respect des libertés individuelles et des droits a franchi depuis les attentats du World Trade Center en 2001 et ceux de Londres en 2004, un cap extrêmement dangereux dans la mise en cause en cause des minorités culturelles et des traditions de tolérance, dans la mise en place d'une société de surveillance généralisée digne du Big Brother de George Orwell (n'oublions pas que c'est en Grande Bretagne qu'il situe le centre de sa société totalitaire dans la contre-utopie que constitue le roman 1984) et d'un arsenal liberticide et répressif, dans l'encouragement public à la délation passant par le non-respect de la présomption d'innocence (photos de suspects affichés dans les rues, le métro...) et l'enrôlement dans des milices populaires de citoyens armés et non formés...
Toutes ces mesures inquiétantes sont populaires car la population, matraquée comme en France par le complexe médiatique aux ordres du capital, a été encouragée à détourner le regard des mains de financiers, délinquants en col blanc qui la volent, pour craindre les jeunes paumés et parfois réellement violents et dangereux qui hantent les quartiers populaires. De ce fait, c'est le fascisme qui s'est installé dans les têtes insidieusement.
Ainsi, quand le tabloïd "The Sun" de Robert Murdoch exhorte les policiers en une à tirer à balle réelle sur les émeutiers le 10 août dernier, cela ne choque plus grand monde... Rappelons que cet inflexible redresseur de tort qu'est Murdoch, qui avait conclu en d'autres temps un pacte de non-agression et de business partagé avec Tony Blair, est actuellement au coeur d'un scandale d'écoutes téléphoniques organisées par ses torchons pour violer la vie privée des stars et de victimes d'attentats et de drames familiaux... Rappelons que ces parlementaires qui n'ont pas de mots assez durs aujourd'hui contre les émeutiers ont allègrement pioché dans l'argent public qui aurait dû être destiné à améliorer le système d'éducation, de santé, de transports (...etc.) pour remettre à flot les banquiers victimes de la dévaluation de leurs placements spéculatifs hautement rentables, et se sont eux-mêmes, pour certains travaillistes comme Gordon Brown, servis dans le bourse de la nation pour embaucher des femmes de ménage, embellir leurs appartements...
La tolérance zéro, pour ces nantis, ne s'applique qu'aux gueux...
Même si nous aimerions être surpris par un réveil des luttes émancipatrices, il n'y a guère de raisons aujourd'hui d'être optimiste sur l'évolution politique et sociale en Angleterre tant la dictature de la finance et le vérouillage du système démocratique sont bien installés, tant les forces de progrès social sont affaiblies et les solidarités collectives désagrégées, mais la situation dramatique de ce pays où des vieux de 70 ans privés de pension continent à travailler, où les salariés actifs cumulent souvent deux ou trois contrats précaires à temps partiels pour travailler jusqu'à 70 heures par semaine, où l'on revoit des hommes et des femmes se louer à la journée pour servir de mannequins vivants dans les magasins de vêtements ou "d'hommes sandwich", nous donne une idée de l'abîme où pourrait sombrer notre propre pays si on ne se bat pas assez efficacement pour faire échec aux ultra-libéraux qui veulent détruire des acquis sociaux et démocratiques glorieux issus des luttes de la révolution, des combats socialistes et ouvriers de la IIIème République, du Front Populaire et de la Résistance, ainsi que de mai 1968.
Ismaël Dupont.