J'écoutais il y a une semaine, vers 7h50, la chronique que l'ancien rédacteur en chef de Courrier International, Alexandre Adler, consacrait à la Syrie sur France Culture. En gros, celui qui a pris depuis une dizaine d'années le virage du néo-conservatisme sioniste après avoir été maoïste dans sa jeunesse nous disait qu'il y a quelques semaines, on ne voyait pas comment un changement de régime pouvait se produire en Syrie, car les États voisins n'avaient pas forcément intérêt à voir partir le clan Assad et s'installer une démocratie dans un pays politiquement et économiquement à bout de souffle: l'Iran, parce qu'il est un allié de la Syrie, qui contrôle son bras armé au Liban, le Hezbollah; la Turquie, parce qu'elle est en train de coloniser économiquement la Syrie; l'Arabie Saoudite et les Américains, parce que la Syrie est un élément de stabilité dans la région, et l'on craint en cas de changement de régime une perte de contrôle sur la situation libanaise et une montée de l'islamisme et de l'agressivité contre Israël en Syrie (les Etats-Unis ont aussi eu recours à l'aide des services de renseignement syriens pour « lutter contre le terrorisme » et délocaliser la torture) ; Israël, parce qu'au moment où il perd un à un ses alliés arabes (Ben Ali, Moubarak), il a besoin de compter sur un pays avec lequel il est toujours officiellement en guerre, mais qui en réalité cherche essentiellement à contrôler sa population avec son armée et à maintenir un statut quo inoffensif dans ses rapports avec l'état hébreu.
Alexandre Adler concluait son analyse en disant que maintenant, les voisins de la Syrie voyaient s'installer une situation de point de non retour dans le pays du Levant avec une escalade de la répression de la part d'un régime qui par la dureté de sa riposte radicalise le ventre mou de la population qui n'aspirait jusque là qu'à des réformes démocratiques modérées, sans appeler au départ de Bachar el-Assad. La violence risque de s'installer durablement dans le pays et le régime bassiste apparaît condamné à terme. Or, loin de se féliciter d'une possibilité d'évolution démocratique de la Syrie, ses voisins, selon Adler, feraient contre mauvaise fortune bon cœur et se réjouiraient cyniquement de voir cet État qui, sous Hafez el-Assad, n'avait cessé de remuer les braises de la division ethnico-confessionnelle chez son petit voisin libanais afin d'orienter la guerre civile pour le profit de ses intérêts stratégiques, victime à son tour d'une balkanisation et de risques de conflits ethnico-confessionnels entre les communautés chrétiennes, alaouites, sunnites, chiites, kurdes, druzes, communautés qui, selon le chroniqueur, seraient actuellement en recherche d'alliance étrangère pour consolider leurs positions et défendre leurs intérêts face aux autres communautés.
Il n'est pas impossible en effet qu'il y ait des risques à moyen terme de conflits plus ou moins violents entre ces communautés, qu'ils soient motivés par des revendications séparatistes, des fanatismes religieux et des disputes pour le pouvoir et ses avantages économiques. En particulier, les chrétiens de Syrie – arméniens, maronites, catholiques syriaques, orthodoxes- qui constituent un peu moins de 10% de la population et sont en voie de marginalisation du fait de leur moindre dynamisme démographique et de l'exil d'une partie des membres des communautés les plus fortunés et dotés culturellement, étaient protégés par le régime et soutenaient le patriotisme laïc dont il se prévalait: le repli identitaire observé dans la société les années 1990 et 2000 (qui les concerne également) constitue une menace potentielle pour eux, qui pourraient être stigmatisés si la majorité sunnite reprenait le pouvoir, un peu comme cela se passe aujourd'hui en Egypte avec les Coptes.
En effet, jusqu'à présent, comme hier dans l'Irak du Baas et de Sadaam Hussein, une minorité confessionnelle dominait le pays en Syrie (les alaouites de la montagne du nord-ouest de la Syrie, contrôlant l'armée, les services de renseignement, et le parti Baas, et s'appuyant aussi dans une certaine mesure, sur une alliance avec la bourgeoisie chrétienne), mais en garantissant avec des moyens autoritaires, sinon une vraie laïcité, du moins une neutralité de l'État par rapport aux cultes, et un climat de relative tranquillité pour les minorités culturelles et religieuses joint à une répression de l'Islam politique à volonté hégémonique.
Toutefois, il est frappant de constater que Alexandre Adler est incapable d'envisager une évolution démocratique, pacifique, et tolérante de la révolution citoyenne syrienne, soit parce qu'il partage les présupposés culturalistes teintées de racisme larvé des adeptes du choc des civilisations (présupposés démentis justement par le printemps des peuples arabes) qui ne croient pas les peuples arabes capables d'accéder de leur propre initiative, du fait de leur religion et de leur histoire, à une société ouverte, démocratique et libérale, soit parce qu'il imagine l'avenir probable à partir de son désir de voir Israël pouvoir exploiter les divisions de ses adversaires. En tout cas, cette analyse conduite avec le ton péremptoire qui caractérise Alexandre Adler et les adeptes de la realpolitik cynique au service des intérêts occidentaux de sa sorte, qui considèrent les peuples comme des pions sur l'échiquier des rapports de forces entre puissances amies (pro-israéliennes et pro-occidentales) ou ennemies (en révolte contre l'ordre impérialiste occidental, potentiellement anti-sionistes), manifeste un beau mépris pour le courage inouï et les motivations démocratiques et sociales des centaines de milliers de Syriens qui manifestent et s'organisent au péril de leur vie depuis presque deux mois pour arracher des concessions démocratiques au clan Assad d'abord, et maintenant pour l'expulser du pouvoir.
J'ai eu la chance de pouvoir séjourner avec ma compagne et mes enfants en Syrie cet été pendant un mois et demi. C'est un des voyages les plus extraordinaires que nous avons jusqu'ici eu la chance de faire en dehors de l'Europe. Les Syriens qui évoluent dans une société multiculturelle à l'histoire extraordinairement riche, sont distingués, d'une politesse exquise, très accueillants: leurs rapports entre eux, en première apparence, semblent marqués par la courtoisie et la fraternité. Les inégalités et les distances sociales n'apparaissent pas très grandes entre eux au premier abord, si l'on excepte toutefois les privilégiés de l'armée et l'espèce de mafia qui gravite autour des dignitaires du régime et contrôle les grandes entreprises privatisées. Les infrastructures de transports, les villes, les services publics de santé et d'éducation n'apparaissent pas aussi délabrés qu'en Égypte ou au Maroc: on n'a pas le sentiment d'être dans un pays sous-développé quand on circule dans les villes.
Cependant, une enquête du Programme des Nations Unies pour le Développement révélaient que 30% des syriens vivaient en dessous du seuil de pauvreté, 2 millions ne pouvant subvenir à leurs besoins alimentaires, principalement dans le monde rural et semi-désertique et dans les périphéries des villes où se pressent les victimes des sécheresses et de l'exode rural. Depuis la libéralisation économique des années 1990-2000, avec la baisse en particulier de l'emploi public et des salaires dans la fonction publique, la classe moyenne s'est également appauvrie: le niveau de vie moyen des syriens s'est détérioré (1000 dollars par habitant et par an en moyenne: il a baissé de 10% entre 1980 et 2000) avec un fort de taux chômage et une crise du logement. La plupart des gens sont obligés de cumuler plusieurs emplois pour s'en sortir et vivent sans confort, en ne s'assurant que la satisfaction des besoins élémentaires. En Syrie, les ressources pétrolières, qui représentent les 2/3 des exportations et 50% des revenus de l'Etat, sont accaparées par le clan Assad et sa clientèle.
Bachar el-Assad a succédé à 34 ans à Hafez-el-Assad comme président-dictateur de la Syrie le 13 juin 2000. Pourtant éduqué dans un contexte occidental et s'étant destiné à une carrière d'ophtalmologiste dans le civil, il n'a pas apporté les réformes d'ouverture démocratique et de respect des droits humains qu'on voulait espérer de lui, malgré la curiosité de la succession dynastique dans un régime censément présidentiel. L'état d'urgence instauré en 1962 dans le sillage des atmosphères de coups d'état militaires qui ont suivi la séparation avec l'Egypte, qui conduit à donner les pleins pouvoirs au président, au parti-Etat du Baas, et aux services de sécurité, n'a pas été aboli. Toute opposition politique, y compris celle des différentes fractions d'une mouvance communiste autrefois très puissante qui ont refusé de se faire intégrer dans le régime dictatorial (en 1973, au début du règne d'Hafez-el-Assad, les communistes, honnis par un Hafez qui représentait la fraction la plus nationaliste et de droite du Baas socialiste et pan-arabe, se sont séparés en deux fractions acceptant d'être représentées dans le rassemblement présidentiel et une majorité rentrant dans l'opposition clandestine, dont les leaders ont été éliminés, emprisonnés et torturés, contraints à l'exil: à la dernière fête de l'humanité, le stand du parti communiste syrien « acheté » et officiel était à 50 mètres du stand du parti communiste syrien clandestin et persécuté, où j'ai pu m'entretenir avec de vieux militants en exil), est réprimée et empêchée de s'exprimer.
D'emblée, Bachar n'a pu imposer son autorité qu'en donnant des gages au clan familial (ses oncles, son beau-frère ont d'abord fait figure de rivaux dangereux) et au clan alaouite qui tient le pouvoir en Syrie: son pouvoir s'appuie comme celui de son père sur tout un appareil sécuritaire reposant sur quatre services de renseignement différents (les moukharabat assurant renseignements et sécurité du régime, contrôlant l'armée composée de 300000 hommes et affectée par la perte de revenus lié au retrait du Liban en 2005, et la société) et des unités d'élites militaires. Quand on demande « qui gouverne en Syrie? », les syriens, nous dit la spécialiste française de la Syrie contemporaine Caroline Donati (L'exception syrienne: entre modernité et résistance), qui dénoncent le règne des moukharabat, répondent « les services de renseignement »: « Organiser un mariage, ouvrir un commerce, fonder une association, envoyer un fax, s'inscrire à l'université ou dans des instituts de formation, importer des pièces détachées d'automobile: autant de gestes de la vie quotidienne qui nécessitent l'autorisation des omniprésents services de renseignement ». Le système de sécurité s'autonomisait déjà par rapport au pouvoir du clan Assad avant le début de la révolte citoyenne en Syrie: il fonctionnait tout seul et assurait essentiellement la protection de ses intérêts. Avant 2011, le parti Baas n'était déjà plus vraiment une force sociale pour asseoir le pouvoir autoritaire de Bachar: un parti fourre-tout composé aussi bien de riches et de pauvres, de paysans et d'ingénieurs, et où beaucoup, à la base, se plaignent de la corruption du régime et des régressions sociales. Un parti qui vieillit, s'éloigne de la société, particulièrement dans les villes: « seuls 29000 Damascènes en sont membres effectifs sur une population de 4,5 millions d'habitants » selon Caroline Donati. Et encore, beaucoup de membres du Baas sont loin d'être convaincus par la qualité des orientations politiques prises par Bachar ni par l'idéologie officielle du Baas, leur adhésion devant davantage à des raisons opportunistes d'intérêt personnel.
Qu'est-ce qui explique la force du soulèvement populaire en Syrie ? D'abord, évidemment l'exemple du courage des citoyens tunisiens et égyptiens qui, en s'organisant pour rompre le lien de la peur et manifester ensemble pacifiquement, ont réussi à faire chuter des régimes tout aussi corrompus et répressifs que celui des Assad, mais qui étaient moins destructeurs de toute opposition politique et de la liberté d'expression et davantage liés aux intérêts occidentaux, et donc sur lesquels ces derniers avaient une certaine prise.
En Syrie, on a aussi un contexte de récession économique et de crise sociale liée à une absence de partage des richesses et à des politiques libérales au service des privilégiés. On a une population de 17 millions d'habitants dont la moitié ont moins de 20 ans, avec des diplômés et des moins diplômés sans autre perspective que le chômage, la précarité ou les bas salaires qui aspirent à plus de liberté, plus de reconnaissance institutionnelle et sociale de leur dignité, plus d'égalité, moins de favoritisme et de corruption au plus haut niveau du pouvoir. En 2009, par exemple, l'influent cousin du président, Rami Makhlouf avait des intérêts dans 9 des 12 banques privées que compte le pays, avait une exclusivité sur les entreprises de téléphonie mobile domiciliées dans des paradis fiscaux, et des capitaux dans l'exploitation pétrolière, l'immobilier. « Sous Bachar, écrit E.Picard cité par Caroline Donati, le caractère patrimonial du régime se combine avec l'épanouissement d'un secteur capitaliste ultralibéral voire mafieux. C'est ce « capitalisme des copains », combiné à la persistance de l'autoritarisme, qui fait du régime ba'thiste aujourd'hui un régime néo-patrimonial ». La nouvelle clientèle du régime, ce sont les nouveaux entrepreneurs de l'économie globalisée et des des anciennes grosses entreprises publiques de l'ancien État socialiste aujourd'hui privatisées qui sont protégés par le régime pour faire leurs affaires et n'ont surtout pas intérêt à ce que cela change. En Syrie aussi, les chaînes satellitaires arabes et internet ont permis de faire circuler l'information et de contourner la propagande et la désinformation du pouvoir. De plus, la ferveur musulmane des sunnites joue certainement un rôle important dans l'esprit d'indépendance et de sacrifice des jeunes qui débutent dans les mosquées leurs marches de colère contre un régime qui en 1982, n'avaient pas hésité à massacrer 15000 personnes au moins à Hama. Tout un quartier du centre-ville agité par la rébellion islamiste où l'on avait tué des soutiens du régime avait été pilonné à l'artillerie lourde pendant des jours avant que les survivants, à qui l'on avait promis par haut-parleur depuis le sommet de la colline d'où on les bombardait la grâce pour qu'ils puissent enterrer leurs morts, soient encore triés lors de ratissages militaires et en partie éliminés: désormais, ce sont des hôtels et des restaurants de luxe, un grand commissariat, et des terrains vagues qui ont remplacé ce quartier historique martyr situé au pied du grand parc de la ville où les enfants sont toujours aussi gais.
Depuis presque trois mois, le régime syrien réprime avec une violence inouïe les manifestations et la révolte populaire. L'armée et les services de sécurité tirent sur des manifestants désarmés (dans les villes du djebel druze au sud, les banlieues de Damas, Lattaquié...) - hommes, femmes, adolescents – et « punissent » des villes entières (Deraa au sud, Djisr el-Choghour au nord-ouest) en les encerclant avec des chars pour les affamer avant de les ratisser méthodiquement afin d'arrêter et de torturer, bombardant et mitraillant les villages (Maraat an Nouman, la petite ville du massif calcaire du Nord-Ouest au sud d'Alep où les croisés européens en leur temps avaient massacré toute la population et s'étaient livrés à des actes de cannibalisme en arrivant en Syrie) avec des avions et des hélicoptères pour faire des exemples de répressions féroces susceptibles d'inspirer la terreur. Des jeunes gens, des enfants de 13 ans sont rendus à leur famille morts et affreusement mutilés, ou vivants mais détruits psychologiquement et physiquement par des tortures sadiques que les services de renseignement syriens ont déjà expérimenté au Liban.
Le cœur se soulève en imaginant le calvaire que les syriens sont en train de vivre, parfois privés de tout, face à un régime qui se sait voué aux gémonies par une majorité de la population mais qui a décidé, que l'ordre vienne de Bachar où des puissants qui gravitent dans l'ombre autour de lui, de préserver à tout prix et par la manière la plus forte les intérêts des cadres de l'armée, des services de sécurité et des membres de la mafia associée au dictateur, en pariant sur la lassitude de la population et le renouveau de la peur devant tant d'horreurs.
Plus de 1300 morts déjà ! Et combien de vies saccagées par les tortures systématiques visant à « guérir » de l'engagement politique... Mais maintenant, le peuple syrien est debout, et s'y maintient dans les pires épreuves par la force de la haine, parce qu'il a entrevu une vie meilleure dans un avenir démocratique possible et car il sait qu'il est trop tard pour reculer, qu'il n'a plus grand chose à perdre et que ce régime de bourreaux sans conscience est acculé.
A court ou moyen terme, la dictature en Syrie tombera, comme probablement le régime islamiste répressif et vieillissant de l'Iran voisin. Malheureusement, l'armée est tenue elle aussi jusqu'à présent par le lien de la terreur et les répressions des récentes mutineries dans des casernes du nord du pays ont été atroces. Il semble que seule une insurrection généralisée (et armée?) de la population pourra venir à bout de ce régime. Il faut en attendant que les États qui font des affaires avec la Syrie (la Turquie, la Russie...), ou chez qui les proches du régime ont placé des capitaux et investi dans des entreprises, isolent le régime de Bachar el-Assad. Il faut qu'on ne lui vende plus d'armes et qu'on cherche à soutenir les rares foyers d'opposition structurée (par des communications, des conseils, de la logistique, des aides financières, des pressions sur le régime pour relâcher les prisonniers).
Est-il responsable de chercher à armer la révolte populaire? Je n'en sais rien: cela pourrait encore démultiplier la violence de la répression et enfoncer le pays dans une guerre civile dont pourrait se nourrir les conflits communautaires.
Ce qui est sûr, c'est que les syriens, nourris au lait du nationalisme arabe, sont hostiles à toute intervention militaire étrangère pour chasser la dictature, comme cela s'est fait en Libye, et qu'il ne sert à rien d'agiter cette menace qu'instrumentalise Bachar el-Assad pour ses intérêts en faisant passer ses opposants comme les éclaireurs d'un complot impérialiste occidental. L'armée syrienne est d'ailleurs suffisamment forte pour résister, à partir du moment où elle ne s'est pas désunie en fractions pro et anti-Bachar, à tout assaut étranger sur son sol.
La première chose que l'on devrait faire à mon sens, c'est d'ouvrir en grand les espaces d'expression publique aux opposants syriens partout dans le monde, pour empêcher que les gouvernements, d'ici quelques semaines, en reviennent à ménager leurs intérêts stratégiques en se lavant les mains et détournant les yeux devant les souffrances infligées à la population civile. C'est ce qu'a fait le parti communiste dans sa conférence nationale en invitant le vendredi soir un intellectuel et éditeur syrien proche du communisme exilé en France qui nous a disséqué avec clarté la nature du régime et de la contestation qui grandit dans son pays natal.
La Syrie partage une histoire commune avec la France: principautés franques, normandes, ordres de moines-soldats installés sur son territoire pendant plus de deux siècles à l'époque des croisades, protectorat français de 1918 à 1945, nombreux échanges culturels depuis. Ne l'abandonnons pas à ses tortionnaires!
Ismaël Dupont.