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10 mars 2019 7 10 /03 /mars /2019 19:40

Cher Alain Finkielkraut,

Permettez-moi de commencer par vous dire « salamtak », le mot qui s’emploie en arabe pour souhaiter le meilleur à qui échappe à un accident ou, dans votre cas, une agression. La violence et la haine qui vous ont été infligées ne m’ont pas seulement indignée, elles m’ont fait mal. Parviendrais-je, dans cette situation, à trouver les mots qui vous diront simultanément ma solidarité et le fond de ma pensée ? Je vais essayer. Car, en m’adressant à vous, je m’adresse aussi, à travers vous, à ceux qui ont envie de paix.

Peut-être vous souvenez-vous. Nous nous sommes connus au début des années 1980 à Paris, aux éditions du Seuil, et soigneusement évités depuis. Lors de l’invasion du Liban par Israël, vous n’aviez pas supporté de m’entendre dire qu’un immeuble s’était effondré comme un château de cartes sous le coup d’une bombe à fragmentation israélienne. Cette vérité-là blessait trop la vôtre pour se frayer un chemin. C’est l’arrivée impromptue dans le bureau où nous nous trouvions, de l’historien israélien Saul Friedländer, qui permit de rétablir la vérité. Il connaissait les faits. J’ai respiré. Vous êtes parti sans faire de place à ma colère. Il n’y avait de place, en vous, que pour la vôtre. Durant les décennies qui ont suivi, le syndrome s’est accentué. Vous aviez beau aimer Levinas, penseur par excellence de l’altérité, il vous devenait de plus en plus difficile, voire impossible, de céder le moindre pouce de territoire à celle ou celui que vous ressentiez comme une menace. Cette mesure d’étanchéité, parfaitement compréhensible compte tenu de l’histoire qui est la vôtre, n’eût posé aucun problème si elle ne s’était transformée en croisade intellectuelle. Cette façon que vous avez de vous mettre dans tous vos états pour peu que survienne un désaccord n’a cessé de m’inspirer, chaque fois que je vous écoute, l’empathie et l’exaspération. L’empathie, car je vous sais sincère, l’exaspération, car votre intelligence est décidément mieux disposée à se faire entendre qu’à entendre l’autre.

Le plus clair de vos raisonnements est de manière récurrente rattrapé en chemin par votre allergie à ce qui est de nature à le ralentir, à lui faire de l’ombre. Ainsi, l’islam salafiste, notre ennemi commun et, pour des raisons d’expérience, le mien avant d’être le vôtre, vous a-t-il fait plus d’une fois confondre deux milliards de musulmans et une culture millénaire avec un livre, un verset, un slogan. Pour vous, le temps s’est arrêté au moment où le nazisme a décapité l’humanité. Il n’y avait plus d’avenir et de chemin possible que dans l’antériorité. Dans le retour à une civilisation telle qu’un Européen pouvait la rêver avant la catastrophe. Cela, j’ai d’autant moins de mal à le comprendre que j’ai la même nostalgie que vous des chantiers intellectuels du début du siècle dernier. Mais vous vous êtes autorisé cette fusion de la nostalgie et de la pensée qui, au prix de la lucidité, met la seconde au service de la première. Plus inquiétant, vous avez renoncé dans ce « monde d’hier » à ce qu’il avait de plus réjouissant : son cosmopolitisme, son mélange. Les couleurs, les langues, les visages, les mémoires qui, venues d’ailleurs, polluent le monde que vous regrettez, sont assignées par vous à disparaître ou à se faire oublier. Vous dites que deux menaces pèsent sur la France : la judéophobie et la francophobie. Pourquoi refusez-vous obstinément d’inscrire l’islamophobie dans la liste de vos inquiétudes ? Ce n’est pas faire de la place à l’islamisme que d’en faire aux musulmans. C’est même le contraire. À ne vouloir, à ne pouvoir partager votre malaise avec celui d’un nombre considérable de musulmans français, vous faites ce que le sionisme a fait à ses débuts, lorsqu’il a prétendu que la terre d’Israël était « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Vous niez une partie de la réalité pour en faire exister une autre. Sans prendre la peine de vous représenter, au passage, la frustration, la rage muette de ceux qui, dans vos propos, passent à la trappe.

Vous avez cédé à ce contre quoi Canetti nous avait brillamment mis en garde avec "Masse et puissance". Vous avez développé la « phobie du contact » à partir de laquelle une communauté, repliée comme un poing fermé, se met en position de défense aveugle, n’a plus d’yeux pour voir hors d’elle-même. Cette posture typique d’une certaine politique israélienne, et non de la pensée juive, constitue, entre autre et au-delà de votre cas, la crispation qui rend impossible l’invention de la paix. C’est d’autant plus dommage qu’il y a fort à parier que le monde dont vous portez le deuil est très proche de celui d’un nombre considérable de gens qui vivent en pays arabes sous la coupe de régimes mafieux et/ou islamistes. Pourquoi ceux-là comptent-ils si peu pour vous ? Pourquoi préférez-vous mettre le paquet sur vos ennemis déclarés que donner leur chance à de potentiels amis ? Le renoncement à l’idéal, dont j’évoque longuement la nécessité dans mon dernier livre sur Edward Said, est un pas que vous ne voulez pas franchir. J’entends par idéal la projection de soi promue au rang de projet collectif. Or, le seul rêve politique qui vaille, on peut aussi l’appeler utopie, c’est celui qui prend acte de la réalité et se propose d’en tirer le meilleur et non de la mettre au pas d’un fantasme. C’est précisément le contraire de l’idéal en circuit fermé qui fonctionne sur le mode d’une fixation infantile et nous fait brusquement découvrir, à la faveur d’une mauvaise rencontre, qu’il nourrit la haine de ceux qui n’ont pas les moyens de ne pas haïr. Cet homme qui vous a injurié a tout injurié d’un coup : votre personne, les Juifs et ceux que cette ignominie écœure. Il ne suffit toutefois pas de le dire pour le combattre et moins encore pour épuiser le sujet. À cet égard, je vous remercie d’avoir précisé à la radio que l’antisémitisme et l’antisionisme ne pouvaient être confondus d’un trait.

Peut-être aurez-vous l’oreille du pouvoir en leur faisant savoir qu’ils ne cloueront pas le bec des opposants au régime israélien en clouant le bec des enragés. On a trop l’habitude en France de prendre les mots et les esprits en otage, de privilégier l’affect au mépris de la raison chaque fois qu’est évoquée la question d’Israël et de la Palestine. On nous demande à présent de reconnaître, sans broncher, que l’antisémitisme et l’antisionisme sont des synonymes. Que l’on commence par nous dire ce que l’on entend par sionisme et donc par antisionisme. Si antisioniste signifie être contre l’existence d’Israël, je ne suis pas antisioniste. Si cela signifie, en revanche, être contre un État d’Israël, strictement juif, tel que le veulent Netanyahu et bien d’autres, alors oui, je le suis. Tout comme je suis contre toute purification ethnique. Mandela était-il antisémite au prétexte qu’il défendait des droits égaux pour les Palestiniens et les Israéliens ? L’antisémitisme et le négationnisme sont des plaies contre lesquelles je n’ai cessé de me battre comme bien d’autres intellectuels arabes. Que l’on ne nous demande pas à présent d’entériner un autre négationnisme – celui qui liquide notre mémoire – du seul fait que nous sommes défaits. Oui, le monde arabe est mort. Oui, tous les pays de la région, où je vis, sont morcelés, en miettes. Oui, la résistance palestinienne a échoué. Oui, la plupart desdites révolutions arabes ont été confisquées. Mais le souvenir n’appartient pas que je sache au seul camp du pouvoir, du vainqueur. Il n’est pas encore interdit de penser quand on est à genoux.

Un dernier mot avant de vous quitter. Je travaille au Liban avec des femmes exilées par la guerre, de Syrie, de Palestine, d’Irak. Elles sont brodeuses. Quelques-unes sont chrétiennes, la plupart musulmanes. Parmi ces dernières, trois ont perdu un fils. Toutes sont pratiquantes. Dieu est pour ainsi dire leur seul recours, leur seule raison de vivre. Réunies autour d’une grande table, sur laquelle était posée une toile de chanvre, nous étions une douzaine à dessiner un cargo transportant un pays. Chacune y mettait un morceau du sien. L’une un tapis, l’autre une porte, une colonne romaine, un champ d’olivier, une roue à eau, un coin de mer, un village du bord de l’Euphrate. Le moment venu d’introduire ou pas un lieu de culte, la personne qui dirigeait l’atelier a souhaité qu’il n’y en ait pas. Face à la perplexité générale, il a été proposé que ces lieux, s’il devait y en avoir, soient discrets. À la suggestion d’ajouter une synagogue, l’une des femmes a aussitôt réagi par ces mots : « S’il y a une église et une mosquée, il faut mettre une synagogue pour que chacun puisse aller prier là où il veut. Et elle a ajouté avec le vocabulaire dont elle disposait : « Nous ne sommes pas antisémites, nous sommes antisionistes. » Toutes ont approuvé, faisant valoir que « dans le temps », tout ce monde-là vivait ensemble.

Cher Alain Finkielkraut, je vous demande et je demande aux responsables politiques de ne pas minorer ces petites victoires du bon sens sur la bêtise, de la banalité du bien sur la banalité du mal. Préférez les vrais adversaires qui vous parlent aux faux amis qui vous plaignent. Aidez-nous à vous aider dans le combat contre l’antisémitisme : ne le confinez pas au recours permanent à l’injonction, l’intimidation, la mise en demeure. Ceux qui se font traiter d’antisémites sans l’être ne sont pas moins insultés que vous. Ne tranchez pas à si bon compte dans le vécu de ceux qui ont une autre représentation du monde que vous. Si antisionisme n’est plus un mot adapté, donnez-nous-en un qui soit à la mesure de l’occupation, de la confiscation des terres et des maisons par Israël, et nous vous rendrons celui-ci. Il est vrai que beaucoup d’entre nous ont renoncé à parler. Mais ne faites pas confiance au silence quand il n’est qu’une absence provisoire de bruit. Un mutisme obligé peut accoucher de monstres. Je vous propose pour finir ce proverbe igbo : « Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au même endroit. »

Dominique EDDÉ est romancière et essayiste. Dernier ouvrage: « Edward Said. Le roman de sa pensée » (La Fabrique, 2017).

 

(Lire aussi : Antisionisme et antisémitisme, le sens des mots)

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Note de l’auteure

 

Rédigée le 23 février dernier, cette lettre à Alain Finkielkraut a été acceptée par le journal Le Monde qui demandait qu’elle lui soit « réservée », puis elle a été recalée, sans préavis, 9 jours plus tard alors qu’elle était en route pour l’impression.

L’article qui, en revanche, sera publié sans contrepoids ce même jour, le 5 mars, était signé par le sociologue Pierre-André Taguieff. Survol historique de la question du sionisme, de l’antisionisme et de « la diabolisation de l’État juif », il accomplit le tour de force de vider le passé et le présent de toute référence à la Palestine et aux Palestiniens. N’existe à ses yeux qu’un État juif innocent mis en péril par le Hamas. Quelques mois plus tôt, un article du sociologue Dany Trom (publié dans la revue en ligne AOC) dressait, lui aussi, un long bilan des 70 ans d’Israël, sans qu’y soient cités une seule fois, pas même par erreur, les Palestiniens.

Cette nouvelle vague de négationnisme par omission ressemble étrangement à celle qui en 1948 installait le sionisme sur le principe d’une terre inhabitée. Derrière ce manque d’altérité ou cette manière de disposer, à sens unique, du passé et de la mémoire, se joue une partie très dangereuse. Elle est à l’origine de ma décision d’écrire cette lettre. Si j’ai choisi, après le curieux revirement du Monde, de solliciter L’Orient-Le Jour plutôt qu’un autre média français, c’est que le moment est sans doute venu pour moi de prendre la parole sur ces questions à partir du lieu qui est le mien et qui me permet de rappeler au passage que s’y trouvent par centaines de milliers les réfugiés palestiniens, victimes de 1948 et de 1967.

Alors que j’écris ces lignes, j’apprends qu’a eu lieu, cette semaine, un défilé antisémite en Belgique, dans le cadre d’un carnaval à Alost. On peine à croire que la haine et la bêtise puissent franchir de telles bornes. On peine aussi à trouver les mots qui tiennent tous les bouts. Je ne cesserai, pour ma part, d’essayer de me battre avec le peu de moyens dont je dispose contre la haine des Juifs et le négationnisme, contre le fanatisme islamiste et les dictatures, contre la politique coloniale israélienne. De tels efforts s’avèrent de plus en plus dérisoires tant la brutalité ou la surdité ont partout des longueurs d’avance.

Que les choses soient claires : l’antisémitisme n’est pas, de mon point de vue, un racisme comme un autre. Il est le mal qui signe la limite irrationnelle de l’humain dans notre humanité. Le combattre de toutes nos forces n’est pas affaiblir la Palestine, c’est la renforcer. Alerter un certain milieu intellectuel et politique sur les dangers d’une mémoire sioniste exclusive, c’est l’alerter sur la grave injustice qu’elle signifie, mais aussi sur le désastreux effet d’huile sur le feu antisémite que peut produire cette occultation de l’autre.

D.E.

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7 mars 2019 4 07 /03 /mars /2019 19:41
Européennes: 22 partis et organisations politiques lancent un appel pour une Europe des travailleurs et des peuples au côté du PCF et de la liste Pour l'Europe des gens, contre l'Europe de l'argent conduite par Ian Brossat

Internationaliste, le PCF et la liste "L'Europe des gens", s'engage aux côtés de ses alliés dans la campagne européenne. Nous sommes la liste bénéficiant du plus grand réseau européen de soutiens.

Déjà 22 partis et organisations politiques ont mis en commun leurs forces!

A l'initiative de plusieurs partis, dont le PCF, 22 forces ont déjà mis en commun leurs idées et leur forces pour présenter un appel européen:

Pour une Europe des travailleurs et des peuples

Les élections au Parlement européen mettent les travailleurs et les peuples des États membres de l’Union européenne (UE) face à d’énormes difficultés et impasses. Les travailleurs sont confrontés à la précarité et à l'insécurité sociale, aux inégalités, à la pauvreté et à l'attaque contre les salaires, les retraites et leurs droits. Les populations, et en particulier les jeunes, subissent le chômage, une migration économique forcée, un accès de plus en plus restreint à l’éducation, à la santé et au logement. Une réalité qui exprime l'intensification des politiques d'exploitation et d'appauvrissement de l'UE.

Les asymétries et les inégalités de développement entre les États membres de l'UE se sont aggravées. L'UE elle-même reste en crise et confrontée à de graves troubles.

L'UE, les classes dirigeantes et les forces qui les représentent ne peuvent plus dissimuler le mécontentement social croissant provoqué par leurs politiques: néolibéralisme dans l'économie, structure non démocratique et centralisée de son fonctionnement, militarisme et interventionnisme dans les relations internationales. Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui admettent que les déclarations et les promesses de l'UE et des forces qui la dirigent ont été réfutées. La réalité à laquelle les peuples de nos pays sont confrontés est très différente.

- Au lieu de "prospérité", les peuples de l'UE comptent des millions de chômeurs, de sans-abri et de pauvres, alors que des milliards d'euros sont consacrés au sauvetage des banques. Les services publics et les entreprises publiques sont en cours de privatisation et les biens sociaux commercialisés. Les pertes des banques sont transformées en dette publique sur le dos des travailleurs.

- Au lieu de "démocratie et liberté", de nouveaux mécanismes de classement des citoyens et de contrôle d'Internet sont mis en place. Les libertés démocratiques, y compris les droits syndicaux, sont attaquées. L'ultra-droite et le néofascisme, vaincus par la lutte des peuples du XXe siècle, réapparaissent en Europe, tandis que l'anticommunisme et la falsification de l'histoire européenne revêtent un caractère institutionnel. Dans certains États membres, les forces d'extrême droite participent au gouvernement, alors que le système leur permet de répandre le poison de la haine raciste, de la xénophobie, du chauvinisme, du sexisme et de l'homophobie, en remettant en question l'idée d'égalité.

- Au lieu d'oeuvrer pour la "paix", l'UE militarise et approfondit constamment son lien organique avec l'OTAN. Aujourd'hui, avec la création d'une coopération structurée dans le domaine militaire (PESCO), une nouvelle phase du militarisme a été annoncée, qui implique notamment une augmentation des dépenses militaires et un "transfert d'investissement" vers l'industrie et le commerce des armes. Dans le même temps, l'Union européenne est impliquée dans une escalade d'interventions et d'agressions contre des États et des peuples, illustrée par sa complicité avec Israël face au drame vécu par le peuple palestinien.

- Au lieu de défendre l'environnement, l'UE subordonne ses politiques environnementales aux lois du marché. Les scandales des industries multinationales qui violent la législation sur l'environnement et l'incapacité de prendre les décisions nécessaires pour lutter contre le changement climatique et les conséquences dramatiques des problèmes environnementaux pour les peuples témoignent du fossé qui sépare les déclarations des actions.

- Au lieu de faire preuve de solidarité et de lutter contre les causes qui poussent des millions de personnes à quitter leur pays, l'Union européenne poursuit des politiques qui aggravent et détériorent la situation. Son implication dans les interventions impérialistes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord a multiplié le nombre de réfugiés. Les fardeaux du passé colonial, associés aux politiques néocoloniales d’exploitation des pays d’Afrique et d’Asie, ont créé un cercle vicieux de pauvreté et de sous-développement qui conduit leurs peuples à rechercher une vie meilleure en Europe. Dans le même temps, le grand capital dans les pays européens fait face aux réfugiés et aux migrants en tant que main-d’œuvre peu coûteuse qu’elle souhaite exploiter afin de saper les relations de travail. Personne ne doute que la migration et la crise des réfugiés constituent un problème complexe et multidimensionnel. Cependant, le militarisme, le racisme et la xénophobie ne peuvent jamais être la réponse. Les forces progressistes sont appelées à lutter dans chaque État membre de l'UE afin de donner et faire prévaloir des réponses conformes au droit international et à la primauté des principes de solidarité, d'internationalisme et l'unité de classe des travailleurs.

Les peuples veulent et ont besoin d'une autre Europe - Une autre Europe est possible!
Outre le cadre des traités, des politiques communes et du pacte de stabilité, l'UE a créé au cours des dernières années un mécanisme draconien permettant d'exercer un contrôle suffocant sur les budgets et les politiques budgétaires des États membres par le biais du traité fiscal, de la « gouvernance économique » et du « Semestre européen ». L'Union économique et monétaire se renforce, les relations de dépendance économiques et politiques sont en train de s'institutionnaliser, la souveraineté nécessaire pour exercer une politique différente au niveau national est en train d'être annulée, la démocratie et le droit du peuple au développement socio-économique compromis. "L'union bancaire" prône une concentration gigantesque de capitaux et le contrôle des systèmes financiers des États. Les accords de libre-échange avec les puissants centres du monde (tels que le CETA avec le Canada), en combinaison avec le commerce néocolonial, les politiques avec les périphéries en développement dans le monde, constituent l’aspect extérieur d’un modèle économique profondément injuste et exploiteur.

La démocratie, l’État et la souveraineté des peuples sont remis en question par l’imposition de relations de domination politique et économique dictées par le directoire des grandes puissances et déterminées par les intérêts des groupes économiques et financiers. Les gouvernements élus subissent des menaces flagrantes et font l'objet de chantage. Les référendums sont ignorés ou répétés jusqu'à ce que les citoyens votent conformément à ce que souhaite l'UE.

Les avertissements émis par les forces du progrès sur le caractère, les politiques et le cours de l'UE - tels que définis par ses traités et approfondis avec les politiques mises en œuvre par la droite et la social-démocratie en Europe - se sont révélés vrais. Cependant, non seulement l’UE n’écoute pas les voix des peuples, mais elle intensifie les attaques contre le niveau de vie et les droits de nos peuples. Avec le slogan "Plus d'Europe", les dirigeants de l'UE ne discutent pas d'une autre voie ou d'une autre Europe, mais de la rapidité avec laquelle l'UE continuera de renforcer ses monopoles, sa militarisation et ses diktats. D'autre part, non seulement le nationalisme et le racisme d'extrême droite ne constituent pas une alternative, mais ils représentent le visage le plus réactionnaire du capitalisme, rappelant les époques les plus sombres de l'Europe.

La crise dans l’UE - résultat du capitalisme et de ses contradictions - a mis en évidence de manière dramatique tous les problèmes et a montré que la construction de l’UE n’est pas réformable dans son essence, car ses traités définissent une structure et un processus néolibéraux et militaristes. Une voie de coopération efficace en Europe devra nécessairement reposer sur les principes de souveraineté, de liberté, de démocratie, de progrès social et de paix.

Une autre Europe est possible, nécessaire et plus que jamais à l'ordre du jour. Une autre Europe - une Europe qui servira les travailleurs, les peuples et leurs besoins - peut naître d’un changement radical des fondements sur lesquels l’Union européenne a été construite. Un changement radical conçu et décidé par les travailleurs et les peuples d'Europe.

L’histoire du continent européen est riche d’héritages militants et révolutionnaires. Cela prouve que les peuples - avec les travailleurs et les jeunes comme force pionnière - peuvent, avec leurs luttes, mettre un terme aux attaques et aux mesures barbares actuelles; barrer la route à l'extrême droite et au fascisme; ouvrir la voie à des transformations sociales majeures de caractère anti-impérialiste et anti-monopoliste: apporter une alternative au capitalisme et à ses impasses; de projeter une fois de plus la vision de la construction de nouvelles sociétés, du progrès, de la paix et de la justice sociale.

Nous unissons les forces
Nous renforçons les luttes

Les forces communistes, progressistes, anticapitalistes, anti-néolibérales, de gauche et écologistes qui ont co-signé cet appel considèrent que les prochaines élections au Parlement européen en mai prochain représentent une occasion importante d'exprimer notre lutte pour le présent et l'avenir de nos pays et du continent.

Nous savons que le danger de l'extrême droite représente aujourd'hui une menace majeure pour notre continent et ses peuples, également encouragée par l'administration Trump aux États-Unis. Les forces au pouvoir et les intérêts de l'Union européenne ne peuvent enrayer cette menace, car ce sont leurs politiques qui cultivent le terrain qui la génère, alors que certains collaborent même ouvertement avec l'extrême droite. Seules les forces du progrès, les forces qui luttent pour les droits du travail et les droits sociaux, ainsi que pour la souveraineté des peuples, peuvent être le rempart de la résistance à l'extrême droite et au fascisme. C’est pourquoi leur renforcement doit être l'option pour chaque citoyen démocrate et progressiste de chacun de nos pays.

Nous appelons les travailleurs, les jeunes, les femmes et, en général, les peuples des États membres de l'UE à exprimer leurs revendications, leurs aspirations, leurs luttes et leurs visions lors du vote aux élections au Parlement européen, en renforçant les forces qui - comme nous, les partis signataires du présent appel - sont à l'avant-garde des luttes sociales et syndicales et s'engagent à poursuivre la lutte:

Pour une Europe des droits sociaux

Qui soit utile à ceux qui produisent la richesse et font vivre l'économie, à savoir les travailleurs; qui assure des emplois permanents, stables, à plein temps et dignes pour tous; qui rétablit et favorise les acquis et les droits sociaux; qui défend et promeut les services publics; qui garantisse le droit à l'éducation et au travail de la jeune génération et un niveau de vie digne des personnes âgées et des groupes sociaux vulnérables; qui reconstruit et élargit les infrastructures sociales offrant un soutien aux familles, aux enfants et aux personnes handicapées;

Pour une Europe de progrès économique, social et écologique durable

Pour une voie de développement social et économique pour notre continent qui favorise une convergence réelle et de plus en plus croissante entre les différents pays; cela devrait être basé sur des programmes d'investissements publics pour les politiques sociales, l'utilisation durable des ressources naturelles et la protection de l'environnement; qui prenne des mesures radicales contre le changement climatique, tout en assurant la justice sociale; qui favorise le potentiel productif de chaque pays, dans le respect du droit au développement et d'un modèle de développement durable; qui assure la souveraineté et la sécurité alimentaires; qui défende le caractère public des secteurs stratégiques de chaque pays et soutient les petites et moyennes entreprises; qui met fin aux paradis fiscaux, aux mouvements de capitaux libres et déréglementés et qui combat et taxe les activités spéculatives du capital.

Pour une Europe de paix et de coopération avec tous les peuples du monde

Une Europe qui respecte la Charte des Nations Unies et le droit international, y compris les principes à l'autodétermination des peuples, de l'intégrité territoriale et de la souveraineté des États; qui rejette la course aux armements et la militarisation des relations internationales; qui agit pour la fin des interférences agressives externes et des agressions extérieures; qui mette fin aux alliances militaires agressives telles que l'OTAN et à l'existence de bases étrangères et lutte pour le désarmement, y compris le retrait de toutes les armes nucléaires du territoire des États membres et l'abolition totale des armes nucléaires. Pour une Europe qui promeuve la coopération et l'amitié entre les peuples du monde entier - coopération politique, économique, sociale et culturelle, égale et mutuellement bénéfique.

Pour une Europe de la démocratie, de la coopération entre États souverains égaux en droits

Pour une Europe qui respecte la démocratie et la participation démocratique, la souveraineté et l'égalité des droits de ses États, la diversité culturelle et l'identité de chaque peuple, les droits des minorités; une Europe qui ne sera pas gouvernée par des directoires, des lobbies et les États les plus puissants, mais par les peuples.

Pour une Europe de la liberté, des droits et de la solidarité

Pour une Europe qui défende les libertés démocratiques, comme les droits syndicaux, civils et sociaux - y compris les droits numériques des citoyens, la vie privée, la protection des données à caractère personnel et la neutralité d’Internet; qui rejette les mécanismes répressifs, de classement et de surveillance; qui garantisse dans la pratique l’égalité de toutes les personnes sans distinction de sexe, d’appartenance ethnique, de couleur, de religion, de handicap ou d’identité sexuelle; qui combatte toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes et consolider leurs droits, y compris leurs droits sexuels et reproductifs.

Nous travaillons ensemble et renforçons le groupe de gauche au Parlement européen

À cette fin, nous développerons davantage notre coopération et nous nous engageons à poursuivre les travaux du groupe de la Gauche unitaire/Gauche verte nordique (GUE/NGL) au Parlement européen sur la base de l'égalité et du respect mutuel de nos différences, chemins, expériences et particularités; nous poursuivons notre action commune à travers le groupe GUE/NGL en tant que lieu de coopération centré sur les nombreuses choses qui nous unissent dans la lutte pour une autre Europe.

Nous réaffirmons le caractère et l'identité de ce groupe parlementaire en tant qu'espace confédéral de coopération entre forces communistes, ouvrières, progressistes, de gauche et écologiques, dont l'objectif commun est de donner voix au sein du Parlement européen aux luttes des travailleurs et des peuples; d'affirmer, proposer et défendre des politiques progressistes et nettement différentes de celles que la droite et la social-démocratie ont poursuivies et continuent de poursuivre; de donner expression et contenu à la lutte pour une autre voie pour l'Europe.

En signant cet appel, nous nous engageons à défendre ces objectifs et ces lignes directrices. Plus nous avons de force, plus les luttes pour une Europe de la coopération, du progrès social et de la paix seront intenses.

Partis signataires de l'appel conjoint en vue de l'élection de 2019 au Parlement européen:

1. Parti progressiste des travailleurs – AKEL
2. Parti communiste du Portugal – PCP
3. Parti communiste d'Allemagne – DKP
4. Die Linke (Allemagne)
5. Parti communiste d'Autriche – KPÖ
6. Parti du travail de Belgique – PTB-PVDA
7. Parti communiste de Bohème Moravie – KSČM
8. Parti communiste du Danemark – DKP
9. Parti communiste au Danemark – KpiD
10. Parti communiste d'Espagne – PCE
11. Izquierda Unida – IU
12. Izquierda Unida i Alternativa (EuiA)
13. Anova Irmandade Nacionalista – anova
14. Communistes de Catalogne
15. Parti communiste de Finlande – SKP
16. Parti communiste français – PCF
17. Parti communsite italien – PCI
18. Parti de la refondation communiste – PRC
19. Convergence socialiste
20. Parti communiste du Luxembourg – KPL
21. Parti communiste de Malte – PKM
22. Parti communiste britannique – CPB

L'appel commun reste ouvert aux nouveaux signataires.

EUROPE / Appel conjoint pour les élections au Parlement européen

EUROPE / Bilan des élus européens Front de gauche / PCF : Patrick Le Hyaric, Marie-Christine Vergiat et Marie-Pierre Vieu.

 

 

 

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7 mars 2019 4 07 /03 /mars /2019 07:00
Amérique. Cuba sous les griffes de la loi Helms-Burton (L'Humanité, mercredi 6 mars 2019, Cathy Dos Santos)
Amérique. Cuba sous les griffes de la loi Helms-Burton
Mercredi, 6 Mars, 2019

Les États-Unis renforceront le blocus économique le 19 mars, en activant le chapitre iii de cette législation de 1996 concernant les biens cubains.

Les États-Unis font feu de tout bois. Sans rien lâcher de son interventionnisme au Venezuela, l’administration américaine s’apprête à renforcer le blocus économique contre Cuba. Le département d’État a annoncé lundi l’activation du chapitre iii de la loi Helms-Burton sur les biens cubains, à compter du 19 mars. Cette législation, qui date de 1996, est l’une des plus virulentes mesures de rétorsion prises à l’encontre de Cuba et de ses partenaires économiques puisqu’elle universalise le blocus, en raison de son caractère extraterritorial. Jusqu’à présent, les locataires de la Maison-Blanche s’étaient gardés d’activer ledit chapitre, estimant que les sanctions rétroactives qu’il comprend auraient des répercussions sur ses propres alliés commerciaux.

La réponse de La Havane a été cinglante

Désormais, des personnes ou des entreprises états-uniennes pourront porter plainte devant les tribunaux contre des compagnies cubaines répertoriées par Washington, accusées de « faire trafic », grâce à des biens et des propriétés nationalisés au lendemain de la révolution du 1er janvier 1959. Le département d’État a précisé qu’il ne suspendait que pour trente jours la possibilité d’engager ce même type d’actions contre d’autres entreprises cubaines et étrangères ayant des liens commerciaux avec la Grande Île. « Nous devons responsabiliser Cuba et restituer aux plaignants les actifs saisis par le gouvernement cubain. Faire du commerce avec Cuba ne peut pas revenir à trafiquer avec des biens confisqués », a tweeté le secrétaire d’État, Mike Pompeo. Après soixante ans de sanctions brutales et illégales, la mise en œuvre de cette mesure vise à asphyxier davantage l’économie cubaine. Cette déclaration de guerre commerciale vaut également pour les entreprises françaises et européennes qui échangent avec le pays caribéen. La réponse de La Havane a été cinglante, estimant que les « prétentions » du Bureau ovale relèvent d’« esprits qui voient en Cuba une possession coloniale ». « Cette loi repose sur deux mensonges fondamentaux : la notion selon laquelle les nationalisations menées à bien peu après le triomphe de la révolution auraient été illégitimes ou indues et que Cuba constitue une menace pour la sécurité nationale des États-Unis », a tancé le ministère cubain des Affaires étrangères, en rappelant, avec insistance, que les nationalisations ont été réalisées dans le cadre « des lois, de la Constitution, et en conformité avec le droit international ». En outre, elles ont fait l’objet de compensations que Washington a toujours réfutées.

À un an de l’élection présidentielle, la première puissance mondiale multiplie les gestes en direction de l’électorat anticastriste et antichaviste, comme l’attestent les démonstrations grossières du conseiller à la sécurité nationale du président Donald Trump. « Le rôle de Cuba dans l’usurpation de la démocratie et l’encouragement de la répression au Venezuela est clair. C’est pour cela que les États-Unis continueront de renforcer les restrictions financières aux services des militaires et intellectuels de Cuba », a osé John Bolton, dont la réputation de faiseur de guerre est notoire. Comme il est désormais de coutume chez lui, il a exigé des « démocraties de la région qu’elles condamnent le régime de Cuba ». En novembre dernier, à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, les autorités cubaines ont représenté, pour la vingt-septième année consécutive, une résolution, certes non contraignante, exigeant la levée du blocus économique. Tous les États présents ont voté en faveur, à l’exception notable d’Israël et… des États-Unis.

Cathy Dos Santos
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6 mars 2019 3 06 /03 /mars /2019 05:51
Algérie. « Une conscience surgit, elle se nourrit d’une espérance »
Mercredi, 6 Mars, 2019

Figure de la jeune littérature arabophone, Salah Badis, 25 ans, se réjouit de voir sa génération ouvrir, à nouveau, « le champ des possibles », avec les manifestations contre un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika. Entretien.

Comment expliquez-vous la stratégie du passage en force choisie par le pouvoir algérien avec le dépôt de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika ?

Salah Badis L’ancien régime veut imposer ses choix à des millions d’Algériens qui protestent dans la rue. La jeunesse refuse massivement le scénario du cinquième mandat. Apparemment, ils veulent imposer leur volonté au peuple. Ils promettent une « conférence », jurent de changer des choses. Depuis dimanche, je repense à ce qui s’est déjà passé en 2014. Nous étions convaincus que cette candidature n’irait pas jusqu’au bout. À l’époque, Bouteflika était malade, mais présent physiquement. Nous nous disions : ils ne peuvent pas faire ça. Ils l’ont fait. Ils franchissent toujours le seuil de l’impossible. Ils trafiquent les règles, les lois, s’arrangent avec le Conseil constitutionnel. Ils ont tous les moyens institutionnels d’imposer leurs choix. Dimanche, à la nuit tombée, des foules immenses ont envahi les rues, partout dans le pays. Tout le monde craignait des violences, des destructions, et finalement non. Les Algériens clament toujours « Silmya » : ils persévèrent, c’est très beau, dans la voie pacifique.

Où les manifestants puisent-ils ce calme, ce sang-froid, cette retenue ?

Salah Badis Le peuple algérien a tiré des leçons de son histoire. C’est particulièrement sensible dans ma génération. Ceux qui ont 18 ans aujourd’hui sont nés en 2000, après l’arrivée de Bouteflika. Ils ont compris qu’il fallait s’y prendre autrement. C’est le sale jeu des pouvoirs, partout dans le monde : t’acculer à la violence. Une conscience a surgi en Algérie, elle se nourrit d’une grande espérance. Les choses sont en train de changer. Il faut juste garder son calme, préserver ce caractère pacifique du mouvement. Les Algériens n’ont pas « cassé le mur de la peur », comme le répètent certains médias français. Ils ont ouvert le champ des possibles. Ils sont entrés dans l’espoir.

On disait la jeunesse algérienne apathique, plus intéressée par la consommation que par la politique, animée par le seul désir de fuite…

Salah Badis Nous n’avons jamais cessé d’occuper la rue : en 2001, au moment du Printemps noir ; en 2009, avec la révolte des chômeurs ; en 2011, avec des protestations sociales dans tout le pays ; en 2014, contre le quatrième mandat. Il me semble que l’espace virtuel a pris une grande importance. Ceux de 17, 18, 20 ans qui manifestent aujourd’hui n’avaient jamais entendu de discours politique : il n’en existait plus depuis des années. Mais ils ont très bien compris que ce cinquième mandat, cet affront à la dignité, ce manque de respect pour le peuple était une affaire publique, donc leur affaire. On a longtemps vu cette jeunesse comme nihiliste. Mais qui lui a donné le goût de la politique, en dehors de quelques festivals, de quelques associations attachées au travail de terrain ? Cette génération prouve ces jours-ci qu’elle sait parfaitement occuper l’espace public, le préserver, s’y exprimer. Grâce à Internet. Merci, Internet. Un espace public virtuel s’était constitué : les appels anonymes à des marches populaires et des marches étudiantes sont partis des réseaux sociaux. C’est ce qui a rendu possible un espace public réel. Le génie populaire a su jouer de ces allers-retours entre le virtuel et le réel.

Quelle place tiennent, dans cette prise de conscience, les événements de cette dernière décennie au Maghreb, de la révolution tunisienne jusqu’aux mouvements sociaux qui secouent le Maroc ?

Salah Badis Ma réponse est très personnelle. Dans ma propre vie, cela a beaucoup compté. Après 2011, dans le monde arabe, il s’est produit une ouverture. J’ai beaucoup voyagé, comme poète et traducteur, j’ai rencontré des jeunes créateurs, des artistes, des écrivains. J’ai écrit pour des médias du monde arabe, sur des sujets culturels. Beaucoup de choses ont changé. Dans la musique, dans la littérature, dans l’écriture même de la langue arabe, entre langue classique et dialectes. Je reste toutefois convaincu que l’Algérie a son propre rythme, son propre chemin, sa propre histoire. Dans ce pays, l’expérience de la colonisation fut très singulière, très différente de celles du Maroc, de la Tunisie, de l’Égypte, même s’il existe des traits communs. Ce peuple a été confronté à la dépossession, à une violence inouïe, jusqu’à la menace d’extermination. De ce fait, les histoires du mouvement national, de la révolution, de la construction de l’État-nation y sont très différentes aussi.

Pour semer la peur, le premier ministre, Ahmed Ouyahia, nous explique que, en Syrie aussi, tout a commencé avec des fleurs. Mais l’Algérie, ce n’est pas la Syrie. Il faut dire aussi que l’Algérie d’aujourd’hui n’est pas non plus l’Égypte ou la Tunisie de 2011. Je ne dis pas que l’Algérie, c’est le paradis, mais elle ne connaît pas les niveaux de pauvreté ou la torture policière généralisée qui régnaient sous Ben Ali ou Moubarak.

Comment voyez-vous la suite ?

Salah Badis Des centaines de milliers de jeunes Algériens sont dans la rue. Ils sont issus d’horizons sociaux différents alors que, jusqu’ici, les jeunes des classes les plus fragiles étaient le seul carburant des manifestations. Là, il y a une participation des classes moyennes éduquées. Il faut souligner le rôle des chômeurs, des supporters de football. Ils ont toujours été présents, occupant la rue, affrontant la police, investissant par effraction un espace public verrouillé. Tout le monde était heureux de reprendre dans la rue les chants politiques des ultras de l’USM Alger ou du Mouloudia d’Alger. Ils étaient comme un bouclier. Ceux-là se connectent aujourd’hui à d’autres classes sociales. Cette liaison est très importante. Il faudra construire là-dessus à l’avenir. Même si cette mascarade électorale a lieu, ça ne tiendra plus. Personne n’oubliera cette bouffée de politique, cette période d’engagement. Cette génération donnera du fil à retordre au pouvoir, quel qu’il soit. Elle invente un nouveau patriotisme. Vous savez, en Algérie, le patriotisme est très ancré, au point de se confondre avec sa propre caricature, dont on se moque en le baptisant le « wantoutrisme » (en référence au slogan « One, two, three, viva l’Algérie ! » né dans les stades – NDLR). C’est un peu le chauvinisme algérien. Mais, là, il y a comme un renouvellement, une mise à jour. Les jeunes s’en sont emparés, ils inventent un patriotisme de notre temps. C’est très intéressant. Le but n’est pas seulement de refuser le cinquième mandat. Nous voulons construire une société civile, une scène politique, une démocratie. Cela prendra des années, des décennies. Nous avons maintenant un bon socle social et politique sur lequel bâtir. Avec une génération qui a pris goût, dans ces manifestations, à la liberté.

Salah Badis

poète, écrivain et traducteur algérien

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
Algérie, une conscience surgit, elle se nourrit d'une espérance (entretien du poète Salah Badis avec Rosa Moussaoui, L'Humanité, mercredi 6 mars 2019)
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5 mars 2019 2 05 /03 /mars /2019 06:31
Algérie « Un seul héros, le peuple »
Lundi, 4 Mars, 2019

Les jeunes Algériens retournent contre le régime ses propres armes en s’appropriant joyeusement les symboles d’une histoire trop longtemps livrée à la falsification, aux instrumentalisations.

Le 15 juillet 1957, à l’annonce du verdict la condamnant à la peine capitale, le rire retentissant de celle qui avait enduré les supplices des parachutistes de Bigeard et Massu ébranlait jusqu’aux magistrats du tribunal militaire d’Alger. Sa parole publique est rare, ses apparitions, exceptionnelles, mais Djamila Bouhired, 84 ans, a conservé intact son sens de la révolte, du défi, de l’insubordination. Dans les rues d’Alger, le 1er mars, l’icône de la guerre de libération nationale était là, parmi les manifestants, acclamée par la foule, le visage éclairé par un sourire radieux, heureuse de prendre part à cet élan de vie. D’une révolution à l’autre, l’image est saisissante, elle condense un désir qui déborde aujourd’hui en Algérie : celui de reconquérir une indépendance confisquée. On disait la jeunesse algérienne dépolitisée, apathique, oublieuse et sans mémoire : elle fait aujourd’hui preuve d’une conscience et d’une maturité politiques redoutables. Au point de retourner contre le régime ses propres armes en s’appropriant joyeusement les symboles d’une histoire trop longtemps livrée à la falsification, aux instrumentalisations.

Le 13 février, alors que des manifestations sporadiques prenaient déjà corps dans l’est du pays, le ministre de la Défense et chef d’état-major des armées, le général Ahmed Gaïd Salah, fidèle allié du clan Bouteflika, affûtait à Constantine, devant un parterre d’officiers, ses armes contre les opposants au cinquième mandat. Au cœur de son argumentaire : la rhétorique de la « main de l’étranger », la déchirure de la décennie noire et le spectre du chaos syrien. Dans son viseur : les « ennemis de l’intérieur » prêtant le flanc aux « manœuvres et manigances » des « ennemis de l’extérieur » ; les « ingrats » aux « ambitions sordides », prêts à « vendre la sécurité de leur pays et la stabilité de leur patrie ». Il concluait en invoquant « l’esprit de novembre », en référence au déclenchement de l’insurrection algérienne, le 1er novembre 1954, puis en saluant la « conscience » et le « discernement » d’un peuple « digne de perpétuer le message de ses aïeux et de prendre la responsabilité de préserver leur legs ».

Quelle que soit l’issue de cette crise, une page se tourne en Algérie

Conscience et discernement… le vieux militaire ne croyait pas si bien dire. À ceux qui les accusent de vouloir précipiter le pays dans l’abîme, les Algériens répondent en déployant des trésors de calme, de quiétude et de civisme. Leur mot d’ordre : « Silmya » (pacifisme). Les soupçons d’ingérence étrangère ? La bannière vert, rouge et blanc tient lieu de riposte : elle flotte sur les défilés, enveloppant les corps, déclinée sous toutes les formes. Les apparatchiks du régime sont conspués pour leurs biens mal acquis à l’étranger, leurs comptes en Suisse, leurs séjours médicaux dans les cliniques européennes, l’exil doré de leurs enfants qui étudient à Paris, New York ou Montréal. La fidélité à l’esprit de novembre ? Le FLN, promis au « musée », est renvoyé à ses propres trahisons, aux promesses piétinées de l’indépendance, aux libertés bafouées, à la démocratie étranglée, à la justice sociale troquée contre la redistribution clientéliste d’une rente pétrolière fluctuante et dilapidée par les clans au pouvoir. Ces griefs ne sont pas nouveaux. Mais ils sont exprimés, désormais, collectivement et sur la place publique. Au fond, la candidature d’un président impotent à un cinquième mandat n’explique pas seule le profond écœurement des Algériens. Depuis 1999, le système Bouteflika a ménagé une place démesurée aux forces de l’argent, encourageant l’émergence d’une classe d’oligarques corrompus, engraissés par les marchés publics et les programmes de privatisation. Il fallait, pour laisser libre courts à cette gabegie, endiguer le puissant courant des aspirations à l’égalité, à la justice sociale et à la liberté qui irrigue toute l’histoire algérienne. Mais celui-ci ne s’est jamais tari. Il rejaillit aujourd’hui.

Quelle que soit l’issue de cette crise, une page se tourne en Algérie. On disait le pays toujours traumatisé par la décennie de guerre intérieure sur laquelle devait s’ouvrir la transition démocratique avortée du début des années 1990. Cette obscure parenthèse est peut-être en train de se refermer maintenant seulement, dans le sentiment retrouvé de faire peuple, bien plus que dans la digestion des islamistes par le système et dans la politique de « concorde nationale », d’amnistie et d’amnésie conduite par Abdelaziz Bouteflika.

Les idées circulent, les solidarités se déploient

Échaudés par leur traumatisante expérience, les Algériens avaient observé avec distance et défiance le processus initié par leurs voisins tunisiens, en 2011. Sans échapper pour autant aux répliques des séismes politiques qui refaçonnent depuis dix ans le Maghreb, du soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008, en Tunisie, jusqu’au « Hirak » qui a secoué le Rif, dans le nord du Maroc, il y a deux ans. Les gouvernements ont beau tirer sur la corde chauvine, rien n’y fait plus. Les idées circulent, les solidarités se déploient. À Tunis, vendredi, un rassemblement frappé d’interdiction saluait le soulèvement algérien. Depuis sa prison de Casablanca, le Rifain Nasser Zefzafi applaudissait au même moment la révolte de ses « frères » : « Nous sommes un seul et même peuple », dit-il ainsi.

Dans la région, tous les yeux sont désormais rivés sur cette Algérie qui invente à son tour son propre printemps, déblaie son propre chemin, dans une frappante fidélité à son histoire révolutionnaire. « Un seul héros, le peuple », clament dans les rues d’Alger, d’Oran ou d’Annaba de jeunes manifestants de 20 ans. Ils arborent un portrait, celui de Larbi Ben M’hidi. Ce militant incorruptible, cerveau de la révolution algérienne, assassiné en 1957 par les parachutistes d’Aussaresses, fut, avec Abane Ramdane, l’un des principaux artisans du congrès de la Soummam, qui définissait le futur État algérien comme une « République sociale et démocratique ». Son sourire semble encourager cette marche vers une seconde indépendance. « Mettez la révolution dans la rue, prédisait-il, et vous la verrez reprise et portée par des millions d’hommes. »

Rosa Moussaoui
Algérie: Un seul héros, le peuple (Rosa Moussaoui, L'Humanité, 4 mars 2019)
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4 mars 2019 1 04 /03 /mars /2019 06:19
Algérie. Les manifestations populaires ont rebattu les cartes
Lundi, 4 Mars, 2019

La protestation en Algérie contre un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika a changé la donne. Rien ne sera plus comme avant. Analyse.

Qu’Abdelaziz Bouteflika dépose sa candidature – à moins qu’il y renonce ! – en cachette dans un quartier barricadé par la police par crainte de manifestations hostiles, voilà qui est inhabituel pour un président dont on disait il y a peu que c’est à l’appel du peuple qu’il a décidé de briguer un cinquième mandat. Alors question : le pouvoir politique dispose-t-il d’autres options pour se sortir de cette crise qu’il n’a pas vu venir et qu’il a manifestement sous-estimée ?

Pour l’heure, même si ce n’est pas encore gagné, même si le pouvoir politique n’a pas vacillé, les imposantes manifestations populaires de vendredi ont rebattu les cartes, brouillé le scénario préétabli d’un 5e mandat devant passer comme une lettre à la poste au point de programmer une conférence nationale après le scrutin du 18 avril, conférence à laquelle étaient conviés sans exclusive tous les partis politiques. Et ce, sans compter les remous apparus au sein de la coalition au pouvoir et son lot de victimes collatérales.

Ainsi en va-t-il du directeur de campagne du président-candidat, l’ex-premier ministre Abdelmalek Sellal, limogé brutalement samedi pour cause de diffusion à son insu sur les réseaux sociaux de sa conversation téléphonique avec le chef du patronat algérien Ali Haddad. On a vu aussi, la veille de ces manifestations, le chef d’état-major et vice-ministre de la Défense obligé de retirer de son intervention devant des cadres de l’armée un passage incriminant les manifestants. Une partie de la direction du FLN s’est démarquée des propos du coordinateur du parti, Mouad Bouchareb, et a réclamé son départ pour avoir déclaré, entre autres, que « Dieu a envoyé le président Bouteflika en 1999 pour réformer la nation ». Le FCE (Forum des chefs d’entreprise), le Medef algérien, n’est pas en reste. En désaccord avec le soutien apporté par son chef Ali Haddad à la candidature de Bouteflika, son vice-président Amor Benomar a démissionné, ainsi que les patrons du groupe Alliance Assurance, de l’entreprise Sogemetal… Et ce, sans compter les propos du premier ministre Ahmed Ouyahia, dont le départ du gouvernement est acté, qui ont enflammé la rue et les réseaux sociaux… Ça fait quand même désordre.

Dès lors, qu’Abdelaziz Bouteflika maintienne ou non sa candidature ne change rien à la donne. Il devait rendre sa décision hier à l’heure où nous écrivions ces lignes. Maintenir coûte que coûte l’élection présidentielle avec un président-candidat gravement affaibli par son AVC, c’est prendre le risque d’aggraver davantage la crise. Réprimer les manifestations à la manière d’un Sissi en Égypte après que l’Algérie a connu dix ans de terrorisme et plus de cent mille morts, c’est prendre un risque encore plus considérable : la troupe ne suivra pas. C’est une ligne rouge que les militaires instruits par les événements d’octobre 1988 ne sont sans doute pas prêts à franchir.

Avec une population de plus de 41 millions d’habitants, l’Algérie de 2019 n’a plus rien à voir avec celle de 1999, époque où les réseaux sociaux n’existaient pas. Elle est mieux informée et ne peut plus être gouvernée de la même manière qu’il y a vingt ans, au sortir de dix années de violence islamiste. Et évoquer ce passé pour dissuader les jeunes de manifester ne leur parle pas : d’autant que vingt ans après, le souvenir de la « décennie noire » s’est éloigné d’eux. La plupart n’ont pas connu la décennie noire (les années de terrorisme) et le pouvoir a tout fait pour en occulter la mémoire. Pour Bouteflika et ses soutiens, il ne reste qu’une option : écouter le cri du peuple, d’une jeunesse qui a envie de voir la génération issue de la guerre d’indépendance nationale passer le flambeau comme l’avait promis le chef de l’État algérien en mai 2012… avant son AVC. Quoi qu’il en soit, il y aura un avant et un après 1er mars 2019.

Hassane Zerrouky
Algérie: les manifestations populaires ont rebattu les cartes (L'Humanité, 4 mars 2019)
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3 mars 2019 7 03 /03 /mars /2019 06:00

(Communiqué de la Coordination nationale Solidarité Kurdistan – CNSK)

Le Conseil Démocratique Kurde en France appelle à un rassemblement le samedi 2 mars 2019 à 14h, Place de la République, à Paris, pour alerter l’opinion publique et les gouvernements européens sur le message que portent, depuis plus de trois mois, les grévistes de la faim kurdes. Parmi eux, des centaines de prisonniers politiques ainsi que la députée Leyla Güven qui a dépassé les 113 jours. A Strasbourg, 14 kurdes sont également engagé-e-s dans ce mouvement devant le Parlement Européen, la vie d’un certain nombre d’entre eux est aujourd’hui gravement en danger, il en est de même pour celle de Mme Leyla Güven.

Ces femmes et hommes demandent la fin de l’isolement du leader kurde Abdullah Öcalan et la libération de tous les prisonniers politiques. Le régime d’isolement auquel est soumis M. Öcalan est contraire aux conventions internationales régissant le respect des conditions d’incarcération des détenu-e-s. La Turquie doit respecter ce droit comme elle doit respecter les droits du peuple kurde à faire valoir son identité, sa culture et ses choix politiques dans un pays membre du Conseil de l’Europe et de l’Union douanière européenne.

A ce titre la Turquie n’est pas exempte de respecter les principes fondamentaux de la démocratie, des droits des minorités, de la liberté d’expression individuelle et collective.

La Coordination Nationale Solidarité Kurdistan appelle à une large mobilisation le 2 mars 2019 à Paris et dans toutes les villes où des rassemblements se tiendront.

Joignons nos voix à celles des grévistes de la faim pour exiger, ensemble, la fin de l’isolement de M. Abdullah Öcalan et la libération de tous les prisonnier-e-s politiques en Turquie.

2 MARS À PARIS 14H PLACE DE LA REPUBLIQUE

Paris le 27/02/2019

_________________________________
Alternative Libertaire – Amis du Peuple Kurde en Alsace – Amitiés Corse Kurdistan –  Amitiés Kurdes de Bretagne (AKB) – Amitiés Kurdes de Lyon Rhône Alpes –  Association Iséroise des Amis des Kurdes (AIAK)  Association Solidarité France Kurdistan –Centre d’Information du Kurdistan (CIK) – Collectif Amitiés Kurde Vendée – Conseil Démocratique Kurde de France (CDKF) – Ensemble – Mouvement de la Jeunesse Communiste de France – Mouvement de la Paix –  Mouvement des Femmes Kurdes en France (TJK-F)- MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié́ entre les Peuples) –  Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) – Parti Communiste Français (PCF) – Réseau Sortir du Colonialisme – Union Démocratique Bretonne (UDB)) – Union Syndicale Solidaire – Solidarité́ et Liberté́ (Marseille)

 
["Conseil Démocratique Kurde en France"]
 
 
Appel urgent à la mobilisation pour les grévistes de la faim

Samedi 2 mars 2019,
Paris-Place de la République, 14h


BRISER L’ISOLEMENT
Pour en finir avec la dictature et le fascisme en Turquie !
 
 
Chèr(e)s ami(e)s,
 
L'état de santé des grévistes de la faim qui luttent au Kurdistan, à Strasbourg et ailleurs pour rompre l'isolement d'Ocalan et dénoncer le fascisme en Turquie se dégrade de plus en plus et dangereusement. La député kurde Leyla Güven a atteint aujourd'hui son 107ème jour de grève de la faim, tandis que les 14 grévistes de la faim à Strasbourg en sont à leur 68ème jour. Mais la communauté internationale, l'Europe en particulier, reste sourde à leur revendication.
 
Il est urgent de se mobiliser pour porter plus haut la voix des grévistes de la faim, pour faire pression afin que leurs revendications justes et légitimes soient entendues, pour éviter toute mort. C'est pourquoi, les organisations kurdes en Europe appellent à une grande mobilisation samedi 2 mars.
 
Nous vous appelons à signer cet appel (ci-dessous et ci-joint) et comptons sur vous pour manifester en grand nombre votre solidarité avec les grévistes de la faim, le 2 mars, à Paris-Place de la République.
 
Votre solidarité peut sauver des vies!
 
 
Depuis plusieurs années, le leader kurde Abdullah Öcalan est soumis à un isolement sévère sur l'île-prison d'Imrali. Déjà privé de la visite de ses avocats depuis 2011, il n'a eu droit qu'à deux visites des membres de sa famille entre avril 2015 et aujourd'hui. Par cette pratique qui est en passe de s'étendre à tous les prisonniers politiques, la Turquie viole les conventions internationales et européennes des droits humains auxquelles elle est partie, en particulier la Convention européenne des Droits de l'Homme.
 
Depuis avril 2015, moment où la Turquie a mis fin, de façon unilatérale, aux pourparlers de paix menés avec le mouvement kurde représenté par M. Öcalan, elle s'est engagé dans une guerre anti-kurde, même au-delà de ses frontières territoriales. La répression, les violations des droits humains, voire les massacres, sont devenus le terrible quotidien des Kurdes et de l'opposition au Président turc Erdogan.
 
Le 7 novembre 2018, la députée kurde du HDP (Parti démocratiques des Peuples) Leyla Güven a entamé une grève de la faim dans la prison de Diyarbakir où elle était détenue depuis janvier 2018. Elle a voulu, à travers cette action, dénoncer la montée de la dictature et du fascisme en Turquie, et rompre l'isolement carcéral imposé à Abdullah Öcalan, car, sans celui-ci, une reprise du processus de paix est impossible en Turquie. Grâce à la solidarité internationale qu’elle a suscitée par son action de résistance, Leyla Güven a été libérée le 25 janvier. Cependant, elle a annoncé qu’elle poursuivrait son action jusqu’à ce que sa revendication soit satisfaite. Aujourd’hui, après plus de trois mois de jeûne, elle se trouve au seuil de la mort.
 
A l'instar des plus de 300 prisonniers politiques qui ont rejoint progressivement le mouvement lancé par Leyla Güven, un groupe de 14 personnes a entamé une grève de la faim à Strasbourg, le 17 décembre 2018. Il y a, dans ce groupe, une ancienne Députée du HDP, des dirigeants d'organisations représentatives des Kurdes en Europe, une journaliste, un juriste, des universitaires et des activistes associatifs.
 
Ils ont choisi de mener leur action à Strasbourg, car c'est là que se trouve le siège du Conseil de l'Europe et de son Comité pour la Prévention de la Torture (CPT).
 
La revendication des Grévistes de la faim est aussi la nôtre.
 
  • Ainsi, nous demandons aux États et aux institutions européennes, en particulier au Conseil de l’Europe et à son Comité pour la Prévention de la Torture (CPT), d'intervenir pour que la Turquie, membre fondateur du Conseil de l’Europe, respecte les principes et les valeurs mêmes sur lesquelles est assise la construction européenne.
  • Nous les appelons à contribuer ainsi à la paix et à la démocratie dans un pays qui en manque dangereusement.
  • Nous les interpellons pour empêcher la mort d'une Députée, de prisonnières et prisonniers politiques, de militantes et militants kurdes qui résistent avec le seul moyen de lutte qui leur reste, leur vie, pour défendre ces mêmes valeurs.
  • L’Europe doit répondre à Leyla Güven et à tous les grévistes de la faim engagés dans ce combat pour les droits humains, la paix et la démocratie! Il en va des fondements et de la crédibilité des institutions européennes!
 
Premiers signataires : Conseil démocratique kurde en France (CDKF), Mouvement des Femmes kurdes, Union des Etudiants kurdes en France (UEKF)

 

A l'attention de l'opinion publique mondiale,
 
Nous vous interpellons afin de vous informer au sujet d'une situation très critique et urgente.
 
En Avril 2015, inquiet de la poussée du HDP ( Parti Démocratique des Peuples ) le gouvernement turc d'Erdogan a rompu les pourparlers en rétablissant l'isolement totale à l'encontre du leader du mouvement de libération , Abdullah Ocalan, avant de se lancer dans une guerre anti-kurde et anti-démocratique. L'isolement est une pratique illégale et inhumaine. Cet isolement s'est suivi par l'arrestation de plus de 20 000 opposants au gouvernement dont 2800 enfants et 9 000 femmes souvent sans procès ou avec parodies de procès. Parmi elles, 3 502 détenues sont dans un état de santé grave.
 
L'action de grève de la faim illimitée engagée par Leyla Güven le 8 Novembre 2018 de la prison de Diyarbakir, a déclenché un grand mouvement de solidarité, qui parti des prisons turques, s'est répandu dans la société civile.
Aujourd'hui plus de 300 prisonniers politiques sont en grève de la faim illimitée en Turquie.
 
A la date du 17 Décembre 2018, 14 militants kurdes ont entamé une grève de la faim illimitée à Strasbourg, afin de dénoncer les conditions carcérales des prisonniers politiques en Turquie notamment d' Abdullah Ocalan.
 
Cette action est menée dans le but de briser le silence autour des violations des Droits de l'Homme en Turquie. Il n' y a plus d'espaces démocratiques en Turquie pour militer et revendiquer les droits humains. C'est pourquoi, des militants, élu.e.s, intellectuel.les, journalistes, activistes, avocats , syndicalistes, étudiants.. ont décidé de faire entendre leur cri en mettant leur vie en danger afin que cesse ce régime d'oppression.
 
Parmi ces grévistes, se trouvent Dilek Ocalan, ancienne députée kurde forcée à l'exil, Gulistan Ike, journaliste, Yuksel Koç, Co-président KCDK-E ( Fédération des associations kurdes en Europe ).
 
Ils ont choisi de mener cette action à Strasbourg, car c'est là que se trouve le Conseil de l'Europe et de son Comité pour la Prévention de la Torture.
 
Des vies sont en danger ici, à Strasbourg. Les grévistes sont au 75 ème jour de grève de faim. 
Leur état de santé se dégradent. 
 
Il est important de réagir face aux violations des Droits de l'Homme et face au régime dictatorial en Turquie. Les revendications des grévistes de la faim sont légitimes et légales car elles peuvent apporter des contributions concrètes et directes à la Paix et à la stabilité en Turquie, en Syrie et en Europe.
 
Pourrions-nous convenir d'une visite auprès des grévistes de la faim à Strasbourg afin que nous puissions vous exprimer nos préoccupations?
 
Ci-joint : le témoignage d'une journaliste en grève de faim à Strasbourg.
 
 

Communiqué du PCF le 1er février 2019

Depuis près de 50 jours, quatorze militants kurdes de Strasbourg sont en grève de la faim pour exiger la fin de l’isolement de leur leader Abdullah Ocalan emprisonné sur l’île d’Imrali (Turquie). En violation du droit international, il ne peut recevoir aucune visite ni de sa famille, ni de ses avocats.

Les parlementaires communistes Laurence Cohen, Patrick Le Hyaric et du Front de gauche Marie Christine Vergiat ainsi que la sécrétaire fédérale du Bas-Rhin du PCF Hülliya Turan, leur ont apporté leur soutien actif.
L’un d’entre-eux, co-président des associations kurdes d’Europe, vient d’être hospitalisé dans un état grave.

Le combat de ces militants courageux s’inscrit dans un mouvement plus large qui mobilise près de 300 prisonniers politiques dont la parlementaire HDP Leyla Güven.

Le Parti communiste français (PCF) apporte à nouveau tout son soutien aux grévistes de la faim de Strasbourg et de Turquie. Il appelle le gouvernement français ainsi que les autorités de l’Union européenne à intervenir auprès d’Ankara pour faire respecter la légalité internationale et ainsi contribuer à mettre un terme à des drames humains. Les Kurdes constituent une force de paix au Moyen-Orient.

Le PCF est indéfectiblement à leurs côtés.

Parti communiste français
Le 1er février 2019

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1 mars 2019 5 01 /03 /mars /2019 06:59
Algérie: la jeunesse face au pouvoir militaire: le dossier dans L'Humanité (Rosa Moussaoui, Hassan Zerrouky)
« Il y a dans ces manifestations comme un sursaut de dignité du peuple algérien »
Vendredi, 1 Mars, 2019

L’historienne Karima Dirèche, observatrice attentive des secousses qui refaçonnent l’Afrique du Nord, décrypte les ressorts de la mobilisation politique inédite en cours dans toute l’Algérie.

Quel est le profil des manifestants qui descendent dans la rue en Algérie ?

Karima Dirèche Même les observateurs les plus avertis n’avaient pas vu venir cette mobilisation massive, intergénérationnelle. On voit dans les défilés des jeunes, des vieux, des femmes. Du point de vue de sa composition sociologique, ce mouvement est très hétérogène, avec des étudiants, des chômeurs, des travailleurs. Cela s’explique par le caractère horizontal de la mobilisation, initiée par des appels sur les réseaux sociaux, et non par des mots d’ordre venus de partis, de syndicats ou d’organisations de la société civile. Les répliques des manifestations du 22 février ont encouragé, par la suite, des rassemblements plus corporatistes, plus organisés : avocats, journalistes, étudiants avec l’occupation, le 26 février, de la majorité des campus algériens. Les universitaires, les intellectuels ont pris le relais avec un appel parti de la faculté des sciences politiques d’Alger.

En quoi cet élan populaire diffère-t-il du soulèvement d’octobre 1988, qui avait débouché sur une transition démocratique avortée ?

Karima Dirèche Les événements de 1988 signalaient la fin d’un régime post-indépendance épuisé par lui-même, encore marqué par le monopartisme instauré dès 1962 et par l’orientation socialiste des années 1970. Un nouveau cycle s’est ouvert en octobre 1988. Le régime s’est alors engagé sur la voie du néolibéralisme, encourageant l’émergence de milieux d’affaires, optant pour un déguisement « démocratique ». La mobilisation, à l’époque, était circonscrite à Alger et à quelques grandes agglomérations, avec des manifestants très jeunes. Là, c’est différent. Les motifs sociaux n’occupent pas le premier plan, même si les Algériens dénoncent les injustices sociales, les inégalités. En fait, c’est surtout une grande lassitude qui s’exprime. Il y a dans ces manifestations comme un sursaut de dignité. Les dirigeants politiques ont usé la patience du peuple algérien. Depuis 1999, ils répètent que tout mouvement populaire précipiterait immanquablement le pays dans le chaos. Sûrs de l’impunité dont ils jouissent depuis longtemps, ils étaient convaincus que cette mascarade du 5e mandat passerait sans accroc. Une gouvernance manipulatrice, culpabilisatrice et perverse prévaut en Algérie. Les capacités de rebond et de reproduction de ce régime restent très fortes. La mobilisation du 22 février est peut-être un événement porteur d’avenir. Mais personne ne peut en prédire les implications à ce stade.

En 2001, pendant le Printemps noir, la mobilisation, partie de Kabylie, avait donné lieu à des violences, à une répression meurtrière (126 morts et plus de 5 000 blessés). Ici, on est frappé par son caractère pacifique. Comment l’expliquez-vous ?

Karima Dirèche Ce mouvement fait preuve d’une maturité politique exceptionnelle. Les manifestants savent à quel adversaire ils font face. Ces vingt dernières années, on croyait à une forme d’atonie, de paralysie, de dépolitisation du peuple algérien. Il s’est passé autre chose. Cette société n’a jamais cessé, même dans le désenchantement, même dans un périmètre d’action restreint, de s’intéresser à la chose politique. Et puis, les Algériens ont tiré les leçons des expériences passées. La violence des années 1990 s’est imprimée dans leur mémoire cellulaire. Ils en conjurent le spectre dans l’organisation spontanée des rassemblements, dans les slogans, dans la façon même dont les corps se meuvent dans les manifestations. Si un jeune participant veut en découdre, il est immédiatement rappelé à l’ordre, de façon bienveillante, sur le mode de la protection collective. Cela prouve que le peuple algérien s’est auto-affranchi de la peur.

Cette crise politique traduit-elle un contrecoup de la crise économique liée à la chute des cours des hydrocarbures en 2014 ?

Karima Dirèche Je crois que oui. Les Algériens sont très conscients d’avoir bénéficié, ces deux dernières décennies, de politiques redistributives exceptionnelles. Mais ils ne sont pas dupes du caractère clientéliste de cette redistribution. « Nous ne sommes pas que des ventres », disent-ils aujourd’hui. Le pouvoir d’achat a sérieusement chuté dans la dernière période ; les importations ont connu des restrictions drastiques. Les Algériens savent que le plus dur est à venir. À leurs yeux, l’État, tel qu’il est, n’est peut-être pas suffisamment solide pour relever les défis qui se profilent.

La présence massive de la jeunesse dans les défilés est-elle le symptôme d’une fracture générationnelle ?

Karima Dirèche Clairement. Ce pays, où 45 % de la population ont moins de 25 ans, reste dirigé par des élites politiques qui, même en partie renouvelées et rajeunies, fonctionnent avec des référentiels et une rhétorique nationaliste obsolètes. En dépit des moyens énormes investis par l’État algérien ces dernières années dans le développement, dans les grands chantiers d’infrastructures, le problème du chômage des jeunes reste entier. Or c’est l’enjeu central pour l’Algérie de demain.

Quelles lignes de force se dégagent des secousses politiques qui refaçonnent le Maghreb depuis 2011 ?

Karima Dirèche Les peuples algérien, marocain, tunisien partagent le sentiment très fort de n’être pas être représentés par des élites politiques en échec, méprisantes et distantes. Une chose est sûre : la maturité politique affichée par les Algériens s’est nourrie de l’expérience de leurs voisins. Des traits communs se dégagent : d’abord une jeunesse désenchantée, éduquée, diplômée, mais au chômage. Cette génération exprime un grand désir de départ, de fuite ; son énergie, sa vitalité pourraient constituer un puissant carburant pour le futur : elles sont gâchées. Ces sociétés sont aussi traversées par un irrépressible besoin de respect des libertés individuelles. Cette demande s’affirme dans la revendication de séparation du religieux et du politique, dans l’aspiration à un espace privé où les orientations sexuelles, les options religieuses, la liberté de pensée pourraient s’exprimer sans entrave, sans intrusion d’acteurs religieux, de la police ou de l’État. La problématique LGBT commence par exemple à s’affirmer comme une question politique dans toute la région. Autre ligne de force : l’exigence démocratique, avec la demande d’un État de droit propre à protéger les citoyens de l’arbitraire.

Karima Dirèche Historienne, directrice de recherches au CNRS

Retrouvez l’intégralité de cet entretien sur humanite.fr
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
L’armée algérienne, une institution au cœur du pouvoir
Vendredi, 1 Mars, 2019

Gardienne du dogme nationaliste, l’institution militaire est sollicitée par les acteurs politiques pour garantir une transition propre à sortir l’Algérie de l’impasse actuelle.

Un fait inédit a eu lieu mardi dernier ! Le chef d’état-major et vice-ministre de la Défense, le général Ahmed Gaïd Salah, a dans un premier temps incriminé les manifestants anti-5e mandat, puis, surprise, ce passage, qui avait fait le tour des réseaux sociaux, a été retiré du discours publié sur le site du ministère de la Défense pour être remplacé par des propos apaisants. Entre-temps, il a été demandé aux rédactions de ne pas publier le passage en question.

Aucun président n’a été élu sans l’aval des militaires

La sortie du vice-ministre de la Défense, contraint d’atténuer son propos, a sans doute provoqué des grincements de dents au sein d’une institution qui, la main sur le cœur, affirme sa neutralité dans le jeu politique. Or, en dépit des déclarations d’usage destinées à rassurer, l’armée est au cœur du pouvoir depuis l’indépendance du pays. Hormis Houari Boumediene qui en était le chef, aucun président n’a été élu sans l’aval des militaires. La force et la cohésion de l’armée reposent sur un consensus politico-militaire hérité de la guerre d’indépendance algérienne, où le militaire a de tout temps primé sur le politique. C’est pour cette raison d’ailleurs que l’ex-premier ministre réformateur Mouloud Hamrouche, lui-même ancien militaire, rétorquait à ses détracteurs : « Je m’adresse à ceux qui gouvernent et à ceux qui les légitiment », à savoir les militaires.

Ébranlée et très marquée par les événements d’octobre 1988 où elle a été utilisée à des fins répressives, faisant plusieurs centaines de morts, avant de faire son mea culpa, l’armée algérienne, formée majoritairement de conscrits, n’est pas prête à refaire la même expérience. Et les politiques le savent. Elle tient – ses chefs ne cessent de le répéter – à l’un de ses principes fondateurs qui est de ne pas se couper du peuple : la majorité, pour ne pas dire la quasi-totalité de son commandement, est, à l’instar du candidat à la présidentielle, le général Ghediri, lui-même fils de mineur de l’Ouenza (près de la frontière tunisienne, à l’est du pays), issue de milieux populaires. Ébranlée, elle le fut une seconde fois durant l’été dernier, quand le puissant chef de la police algérienne, le général Abdelghani Hamel, candidat supposé à la succession d’Abdelaziz Bouteflika, a été limogé le 26 juin 2018, sort partagé quelque temps après par cinq autres généraux et plusieurs officiers de haut rang. On se demandait alors s’il ne s’agissait pas d’une sorte de ménage opéré dans les rangs de l’armée en prévision de l’élection présidentielle d’avril 2019. Outre qu’elle est l’un des principaux canaux d’ascension sociale et en raison de son rôle dans la lutte antiterroriste, l’armée reste paradoxalement, malgré des accusations récurrentes de corruption, la seule institution encore respectée en Algérie. Aussi, l’entraîner sur le terrain d’un affrontement avec des jeunes scandant à tue-tête « Armée-peuple contre le 5e mandat ! » est sans doute une ligne rouge que les militaires ne franchiront pas. C’est peut-être ce qui explique la marche arrière du général Gaïd Salah.

En cas de brusque aggravation de la crise, l’armée, sollicitée par tous les acteurs politiques pour garantir une transition, reste une institution incontournable. Les fins de non-recevoir affichées par le général Gaïd Salah, face à l’opposition politique qui l’interpellait pour assurer une transition et empêcher ainsi la poursuite de l’État-Bouteflika, ne sont plus d’actualité, alors que des millions d’Algériens sont dans la rue. L’armée reste néanmoins face à ses responsabilités.

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1 mars 2019 5 01 /03 /mars /2019 06:50
Avraham B. Yehoshua : « En Israël, l’apartheid est devenu comme un cancer »
Vendredi, 1 Mars, 2019

Né en 1936 à Jérusalem, il est l’un des chefs de file de la littérature israélienne contemporaine. Très engagé en faveur du processus de paix israélo-palestinien, il a participé à l’initiative de Genève. Son dernier roman, le Tunnel (Grasset), aborde par la fiction des questions politiques mais aussi le vieillissement et la maladie.

Le personnage principal du Tunnel est un ingénieur à la retraite qui perd la mémoire, souhaitiez-vous parler du poids écrasant de la mémoire en Israël et des dégâts que cela peut produire ?

Avraham B. Yehoshua Les juifs et les Palestiniens sont écrasés par la tyrannie de la mémoire, qui devient un obstacle qui empêche de voir la réalité. À Gaza, les Palestiniens se jettent contre les barrières et sont tués par les balles de l’armée israélienne. Ils veulent retourner à la maison, celle de leur arrière-arrière-grand-père. Mais où se trouve cette maison ? Pour y revenir, il faut détruire des bâtiments israéliens. Chez les juifs aussi, l’Holocauste est devenu un culte mémoriel qui empêche les gens de voir la réalité et l’avenir. Les juifs qui sont retournés en Cisjordanie en disant qu’il y avait, deux mille ans auparavant, une colline juive, une synagogue, ne voient pas que c’est le passé et qu’aujourd’hui, ils pénètrent dans un village arabe. Tout le mouvement de la colonisation qu’Israël a entreprise à partir de 1967 était basé sur la conception de la mémoire. C’est pourquoi David Ben Gourion, premier ministre d’Israël à deux reprises, est allé dans le désert, là où il n’y a pas de mémoire, en disant : c’est notre place, c’est une terre vide, nous ne nous mêlons à personne. C’était pour lui une manière de dire qu’il ne fallait pas être esclave de la mémoire. Il faut être conscient que la moitié de l’État d’Israël est un désert très peu peuplé avec des choses magnifiques et un potentiel énorme. Mais, au lieu de mettre de l’énergie dans ce désert, on investit énormément d’argent dans les colonies des territoires occupés. Et aujourd’hui, on ne peut plus faire partir les colons installés là-bas. C’est pourquoi nous allons, de fait, vers un État binational.

Vous avez beaucoup évolué sur cette question. Pendant de longues années, comme d’autres personnes de gauche, vous défendiez une solution à deux États. Pourquoi avez-vous changé d’avis ?

Avraham B. Yehoshua C’est une formule vide. Nous avions l’illusion qu’on pouvait couper la terre en deux États et Jérusalem en deux capitales. En 1967, les Palestiniens ont eu seulement 22 % du territoire et nous avons eu 78 %. Mais, dans les 22 %, on a mis des colonies et des villes qu’on ne peut pas retirer. Il y a là-bas 400 000 Israéliens, dont la plupart sont des zélotes, des fanatiques, qui ne partiront pas. On ne peut pas donner aux Palestiniens des petits morceaux épars, ce n’est pas faisable. Nous sommes déjà un peu un État binational, il y a 6 millions et demi de juifs et 2 millions de Palestiniens qui ont la carte d’identité israélienne. L’État binational est devenu la seule possibilité d’abolir l’apartheid, qui est devenu comme un cancer. L’idée qu’il existe deux lois, qu’on n’a pas les mêmes droits, que la justice ne s’applique pas de la même manière selon qu’on est israélien ou palestinien, empoisonne Israël, et pas seulement les territoires.

Dans le roman, le thème de la maladie est justement très important, comme si le corps malade représentait l’État d’Israël…

Avraham B. Yehoshua La maladie est un phénomène qui unit les Palestiniens et les Israéliens. Dans le roman, je montre le côté humaniste, la façon dont ils se rencontrent au sein de l’hôpital : les Israéliens soignent les Palestiniens et vice versa, les chefs de clinique sont juifs, palestiniens, tout est mêlé. La maladie est à la fois une métaphore de notre relation avec les Palestiniens, mais c’est aussi une métaphore de l’espoir, des relations d’intimité qu’on peut réussir à créer.

Votre personnage reprend du service pour aider un jeune collègue à construire une route dans le désert du Néguev. Quand le tracé de la route bute sur une colline, il songe à creuser un tunnel pour ne pas la raser. Que signifie ce tunnel ?

Avraham B. Yehoshua Ce tunnel n’est pas seulement physique, il est aussi métaphorique. C’est un tunnel entre les identités, qui va permettre de passer de l’une à l’autre. Sur cette colline vit une famille palestinienne sans identité. Son histoire commence parce que la femme est malade du cœur. Son mari, instituteur, a vendu un morceau de terre qui ne lui appartenait pas pour payer un traitement très cher. En vendant ce terrain, il s’est attiré les foudres des Palestiniens. Pour se dédouaner, l’officiel qui a imaginé toute cette affaire décide d’installer la famille sur cette colline. Et quand il est question de faire passer une route à cet endroit, il y a deux solutions : soit raser la colline, soit construire un tunnel pour éviter de la détruire et de faire partir la famille.

Cette question de l’identité est très importante dans le roman. L’identité, les particularités ont-elles pris une place démesurée en Israël ?

Avraham B. Yehoshua Cela devient terrible et la solidarité nationale diminue. En Israël, il y a des laïques, des religieux, des religieux nationalistes, des Arabes, des Druzes, des homosexuels, des féministes, la gauche, la droite, des tribus… Et chacun fait de son identité un bastion. Par exemple, je suis membre de la gauche, j’ai toujours voté pour la gauche, mais quand j’ai dit que l’existence de deux États n’était plus possible, on m’a immédiatement accusé de quitter les rangs de la gauche. J’ai répondu que ce n’était pas le cas, mais que nous devions penser des solutions, que nous ne pouvons pas être fermés sur notre identité.

Vous avez protesté contre la loi adoptée par la Knesset le 9 juillet 2018 définissant l’État israélien comme « nation du peuple juif » et déclarant l’hébreu comme la seule langue officielle…

Avraham B. Yehoshua C’est une loi abominable, qui n’était pas nécessaire. Beaucoup de gens étaient contre, des juges, des professeurs de science politique. Cette loi a été faite par la droite pour répondre aux inquiétudes de la gauche et du camp de la paix qui l’accusaient de briser l’identité juive de l’État d’Israël en poursuivant l’entreprise de colonisation. Avec cette loi, la droite dit qu’elle maintiendra les territoires occupés mais que l’identité juive est assurée. Mais cela ne dit rien d’un point de vue pratique. Il y a 4 millions de Palestiniens, l’arabe n’est pas une langue secondaire, elle est parlée. Cela n’a pas de sens de dire que les Palestiniens ne parleront plus l’arabe.

Il y a quelque chose d’assez labyrinthique dans ce livre et une impression de léger décalage avec la réalité, peut-être parce que Louria, votre personnage, perd un peu la tête…

Avraham B. Yehoshua Oui, il y a aussi une dimension de jeu. En hébreu, il existe deux mots pour désigner la démence. L’un désigne le côté obscur, passif, tandis que l’autre désigne des patients qui font des bêtises. Quand on perd la mémoire, il y a aussi une dimension de joie, de mouvement. C’est ce mot que j’ai choisi pour donner à Louria l’apparence non pas d’une personne déprimée mais vivante. Cela lui donne un aspect humoristique, un côté mi-obscur, mi-joyeux, par exemple quand il se fait tatouer le code de sa voiture sur le bras pour ne pas l’oublier. Tout ce mélange produit dans sa tête une sorte de chakchouka, un plat qu’il adore cuisiner justement parce qu’il représente ce qui lui arrive.

Le roman parle aussi de cette très belle relation entre Louria et sa femme, renforcée par la maladie et le vieillissement au sein du couple…

Avraham B. Yehoshua J’ai projeté des choses de ma vie personnelle. Dans plusieurs de mes livres, les mariages sont des amitiés, j’ai vécu avec ma femme pendant cinquante-six ans, nous étions vraiment des amis, nous étions toujours ensemble, sans s’écraser l’un l’autre. Elle a eu sa clinique, elle a développé sa carrière, et moi aussi. Nos deux vies professionnelles ont pu coexister sans nuire à l’égalité entre nous. L’égalité est la clef d’un bon mariage.

Vos ancêtres sont originaires de Salonique. Comment votre famille est-elle arrivée en Palestine ?

Avraham B. Yehoshua Ils sont arrivés dans la deuxième moitié du XIXe siècle, pour des raisons surtout religieuses. Ils se sont ensuite installés à Jérusalem. Ils ont quitté une très grande communauté à Salonique, une ville dont la majorité des habitants étaient juifs, Ashkénazes ou Séfarades. Après l’Holocauste, cette communauté a été brutalement détruite. Ces juifs qui étaient venus de tous les coins prenaient au sérieux la fameuse phrase : « L’année prochaine, à Jérusalem. » Ils l’ont fait. S’il y avait eu 500 000 personnes, le destin du peuple juif aurait été différent. Nous aurions pu avoir un État avant la Shoah. Et toute l’histoire juive en aurait été différente.

Votre père était professeur d’arabe…

Avraham B. Yehoshua Il était orientaliste, professeur d’arabe, mais il était employé du gouvernement comme interprète et il était responsable au ministère de la Religion des affaires des musulmans et des Druzes. Il a fait sa thèse sur la presse palestinienne au début du XXe siècle. Dans les vingt dernières années de sa vie, il a surtout écrit sur la communauté séfarade, sur les relations entre Séfarades et Ashkénazes, sur les relations avec la communauté arabe. Il a évoqué magnifiquement le folklore et la vie de la communauté séfarade à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Tout ce matériau m’a aidé pour l’écriture de Monsieur Mani, que je considère comme mon livre le plus important.

Vous avez commencé par écrire des nouvelles avant de passer au roman, à l’âge de 40 ans. Pourquoi avoir attendu ?

Avraham B. Yehoshua J’en suis assez fier. Je crois qu’un des problèmes de la littérature aujourd’hui est qu’on écrit trop vite des romans. Il faut d’abord travailler sur la prose, la langue de la nouvelle. Elle est plus incisive, suggestive, intense, que celle du roman, qui est plus fonctionnelle à cause de l’intrigue. Un écrivain qui veut bien se préparer au roman doit le faire en écrivant des nouvelles. C’est le conseil que je donne aux jeunes écrivains, même s’ils font ce qu’ils veulent !

La voix des intellectuels et des écrivains est-elle encore entendue en Israël ?

Avraham B. Yehoshua Non, c’est fini. Le sionisme a été créé par des écrivains, comme Hertzl. Cette tradition a été très importante. Il faut aussi parler du renouvellement de la langue, à l’origine du sionisme. La génération de la guerre d’indépendance a beaucoup parlé, mais après la guerre des Six-Jours, pas mal d’écrivains ont pris position et ont été très écoutés. Amos Oz a été le premier à le faire, d’une façon très courageuse. Je suis alors venu de Paris, où j’ai été pendant quatre ans secrétaire général de l’Union mondiale des étudiants juifs, et j’ai commencé à prendre part à la discussion. Mais, aujourd’hui, peu d’écrivains parlent, ils sont fatigués. Sur les réseaux sociaux, les gens peuvent dire des choses abominables, les attaques sont sauvages. Les artistes ont peur, ils s’autocensurent. La haine et le racisme contre les Arabes n’ont jamais été aussi forts.

Avraham B. Yehoshua

Entretien réalisé par Sophie Joubert
Avraham B. Yehoshua, romancier israélien : en Israël, l'apartheid est devenu comme un cancer (L'Humanité, 1er mars 2019)
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1 mars 2019 5 01 /03 /mars /2019 06:44
Au Proche-Orient, Paris vend des armes et de la surveillance (le chercheur Tony Fortin interviewé par Stéphane Aubouard, L'Humanité, 27 février 2019)

Il faut prendre la mesure de l'énormité de ce que nous rappelle Tony Fortin, spécialiste de l'industrie d'armement: la France alimente l'appareil répressif et impérialiste des régimes les plus réactionnaires et répressifs, en donnant ensuite des leçons de démocratie et de droit de l'homme à un des seuls gouvernements de gauche d'Amérique Latine, au Venezuela, assailli par les Américains et les gouvernements de droite du continent: 

" Le fait est que Paris est déjà dans une position de dépendance vis-à-vis de ces pays (du Golfe), qui, en 2018, représentaient quelque 60 % de son marché de l’armement. Cela entraîne de facto une complicité d’ordre politique qui débouche sur une perte réelle de souveraineté. Ces arrangements industrialo-financiers ont abouti à l’apparition de réseaux d’initiés. Par exemple, Luc Vigneron, ancien dirigeant de Thales, se trouve aujourd’hui à la tête du principal groupe émirati de défense, Emirates Defense Industries Company (Edic), qui s’est manifesté par le rachat de Manurhin, fleuron alsacien de l’armement français spécialisé dans la fabrication de machines pour la production de munitions. L’an dernier, les banques françaises et européennes ne se sont pas positionnées quand l’entreprise a été mise en redressement judiciaire, laissant la voix ouverte à Edic. En échange de tout cela, la France pense pouvoir gagner sa place dans le golfe d’Aden, qui est une zone stratégique majeure de transit de marchandises. « Je t’arme et tu me donnes accès à la mer Rouge… » Il s’agit donc d’un deal très construit. On comprend mieux aussi l’enchaînement de la guerre au Yémen, avec non seulement des ventes d’armes à l’Arabie saoudite qui se sont poursuivies malgré les appels d’ONG ou des Nations unies sur leur utilisation contre la population civile, mais aussi avec des contrats ad hoc dont on peut penser qu’ils ont été montés en vue de cette guerre au Yémen. On sait qu’on a demandé à des entreprises françaises d’adapter, en 2014-2015, les composants d’armes commandés vers 2011 aux EAU et à l’Arabie saoudite en fonction des conditions climatologiques du Yémen… Il y a donc un marché de la guerre pensé et réfléchi en amont et à peine caché, dans lequel l’Élysée a su s’engouffrer. On parle aujourd’hui de 16 références d’armes françaises utilisées par la coalition militaire arabe au Yémen" .

"Avec l’Égypte, il y a eu une augmentation exponentielle des ventes d’armes. On est passé de 40 millions d’euros de commandes en 2010 à 1,4 milliard d’euros en 2017 ! Il est aussi notable de remarquer – comme pour l’exemple des armes utilisées au Yémen – la très grande capacité des industriels français à s’adapter aux besoins de leurs clients. Par exemple, aujourd’hui, on ne fabrique plus de chars Leclerc parce qu’ils ne peuvent pas circuler dans les rues arabes. On a donc privilégié la fabrication de blindés Sherpa, qui ont été testés dans les rues du Caire lors des manifestations réprimées par le régime d’Al Sissi depuis sa prise de pouvoir après le coup d’État de juillet 2013. C’est aussi pour avoir su s’adapter à cela que les Français ont supplanté les Américains sur ce marché. La France a littéralement co-construit l’architecture du régime répressif d’Al Sissi et ce au moment même où le président égyptien subissait des critiques de la part des États-Unis. La France y a vu une opportunité. La même chose s’est produite avec Riyad. C’est au moment où Obama refusait de donner les images satellitaires du Yémen à l’Arabie saoudite que la France a profité de cette faille pour donner des photos au royaume wahhabite et s’ouvrir un espace qui dépasse le seul marché de l’armement."

Avec MACRON, comme avec HOLLANDE et SARKOZY, LE DRIAN étant peut-être le trait d'union entre tous ces hommes de la finance, le droit des peuples à la liberté, à la dignité, les droits de l'homme ne sont rien face à l'intérêt des multinationales de l'armement et de leurs amis de la finance. Aujourd'hui Sarkozy est devenu propriétaire du plus grand casino et du plus grand complexe hôtelier au Maroc de Mohammed VI: retour à l'envoyeur. La politique internationale de la France se fait à la corbeille, des intérêts de l'industrie d'armement. 

Diplomatie. « Au Proche-Orient, Paris vend des armes et de la surveillance »
Mercredi, 27 Février, 2019

Pour Tony Fortin, spécialiste de l’industrie de l’armement, les profits immédiats générés par les entreprises françaises du secteur en Égypte et dans le Golfe participent aux morts d’aujourd’hui, comme ils préparent les guerres de demain.

La France est aujourd’hui l’un des principaux fournisseurs d’armes de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, deux États qui, depuis 2015, mènent une guerre meurtrière au Yémen. Depuis quand remonte cette relation entre l’industrie de l’armement française et les pays du Golfe ?

Tony Fortin Le rapprochement entre la France et les pays du Golfe a été graduel. Il y a eu quelques contacts après la Seconde Guerre mondiale, puis une première accélération s’est produite sous les présidences de Giscard et de Mitterrand. Le déploiement du GIGN à La Mecque en 1979, lors de la prise d’otages dans la grande mosquée, ouvre une brèche. Dans la foulée de cet événement, les ventes d’armes françaises augmentent de manière substantielle, avant que cela ne se tasse au milieu des années 1990 et ce, jusqu’à la fin des années 2000. En 2008, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, un nouveau coup d’accélérateur est donné. Ce dernier met en pratique la réflexion menée en amont lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, puis de l’Économie de Jacques Chirac. L’idée consiste à s’aligner sur les pays du Moyen-Orient en deux temps : tout d’abord, en installant une base militaire à Abu Dhabi en 2009 – base qui deviendra la vitrine de l’armement français au Moyen-Orient –, puis en faisant venir des entreprises directement sur place.

Quel intérêt ces entreprises françaises ont-elles à venir s’installer dans les pays du Golfe ?

Tony Fortin L’intérêt est d’abord d’ordre commercial. Être présent dans un pays qui s’affirme comme la puissance militaire la plus avancée de tout le Proche-Orient rapporte gros. Il y a un effet domino immédiat. Par exemple, quand Abu Dhabi achète à la France des Mark 3 Crotale – système antiaérien nouvelle génération –, Riyad s’est aussitôt positionné pour en acquérir. Thales, Airbus, Construction mécanique de Normandie ou encore Safran ont de suite compris l’intérêt d’avoir pignon sur rue. Cela se fait aussi sous forme de joint-venture. Thales vient récemment d’en créer un en Arabie saoudite avec CMI Defence, une entreprise belge spécialisée dans la construction de tourelles de tir pour de nouveaux blindés. On trouve aussi des sous-traitants, des petites boîtes peu connues mais essentielles au processus de construction, principalement des fabricants de composants, qui viennent aussi s’agréger aux grands groupes. L’autre avantage de cette délocalisation, c’est de produire le plus possible, de manière à échapper aux législations des pays européens dont les obligations de transparence sont théoriquement contraignantes. C’est le cas de l’entreprise Amesis, qui s’est installée à Abu Dhabi pour vendre ses technologies de surveillance à l’Égypte du maréchal Sissi. Lorsque vous possédez une filiale aux EAU, cela permet de vendre discrètement sans avoir besoin de demander l’autorisation de l’État français pour produire un élément ou une arme dans sa totalité. Vous dépendez des législations du pays dans lequel vous êtes implanté et, concernant l’Arabie saoudite et ou les Émirats, ce genre de législation est quasi nulle, voire absente. Du point de vue fiscal, enfin, l’opération est très intéressante, car vous n’avez pas non plus à vous soumettre au régime français.

Cette politique basée sur le profit immédiat ne peut-elle avoir à terme des conséquences sur l’indépendance de la France vis-à-vis de ces pays ?

Tony Fortin Le fait est que Paris est déjà dans une position de dépendance vis-à-vis de ces pays, qui, en 2018, représentaient quelque 60 % de son marché de l’armement. Cela entraîne de facto une complicité d’ordre politique qui débouche sur une perte réelle de souveraineté. Ces arrangements industrialo-financiers ont abouti à l’apparition de réseaux d’initiés. Par exemple, Luc Vigneron, ancien dirigeant de Thales, se trouve aujourd’hui à la tête du principal groupe émirati de défense, Emirates Defense Industries Company (Edic), qui s’est manifesté par le rachat de Manurhin, fleuron alsacien de l’armement français spécialisé dans la fabrication de machines pour la production de munitions. L’an dernier, les banques françaises et européennes ne se sont pas positionnées quand l’entreprise a été mise en redressement judiciaire, laissant la voix ouverte à Edic. En échange de tout cela, la France pense pouvoir gagner sa place dans le golfe d’Aden, qui est une zone stratégique majeure de transit de marchandises. « Je t’arme et tu me donnes accès à la mer Rouge… » Il s’agit donc d’un deal très construit. On comprend mieux aussi l’enchaînement de la guerre au Yémen, avec non seulement des ventes d’armes à l’Arabie saoudite qui se sont poursuivies malgré les appels d’ONG ou des Nations unies sur leur utilisation contre la population civile, mais aussi avec des contrats ad hoc dont on peut penser qu’ils ont été montés en vue de cette guerre au Yémen. On sait qu’on a demandé à des entreprises françaises d’adapter, en 2014-2015, les composants d’armes commandés vers 2011 aux EAU et à l’Arabie saoudite en fonction des conditions climatologiques du Yémen… Il y a donc un marché de la guerre pensé et réfléchi en amont et à peine caché, dans lequel l’Élysée a su s’engouffrer. On parle aujourd’hui de 16 références d’armes françaises utilisées par la coalition militaire arabe au Yémen.

L’industrie française de l’armement semble aussi s’être remarquablement adaptée – au mépris des valeurs de la République et des droits de l’homme – à un autre « marché » basé sur le flou d’une frontière de plus en plus ténue entre besoins militaires et policiers…

Tony Fortin La relation Paris-Le Caire est en cela un exemple frappant de ce business hybride. En 2012, à Eurosatory (Salon international de l’armement, voir l’Humanité du 13 juin 2018), lors d’une conférence de presse, les organisateurs ont expliqué sans rougir qu’il y avait une demande forte des polices du Moyen-Orient pour s’équiper en matériel militaire. Avec l’Égypte, il y a eu une augmentation exponentielle des ventes d’armes. On est passé de 40 millions d’euros de commandes en 2010 à 1,4 milliard d’euros en 2017 ! Il est aussi notable de remarquer – comme pour l’exemple des armes utilisées au Yémen – la très grande capacité des industriels français à s’adapter aux besoins de leurs clients. Par exemple, aujourd’hui, on ne fabrique plus de chars Leclerc parce qu’ils ne peuvent pas circuler dans les rues arabes. On a donc privilégié la fabrication de blindés Sherpa, qui ont été testés dans les rues du Caire lors des manifestations réprimées par le régime d’Al Sissi depuis sa prise de pouvoir après le coup d’État de juillet 2013. C’est aussi pour avoir su s’adapter à cela que les Français ont supplanté les Américains sur ce marché. La France a littéralement co-construit l’architecture du régime répressif d’Al Sissi et ce au moment même où le président égyptien subissait des critiques de la part des États-Unis. La France y a vu une opportunité. La même chose s’est produite avec Riyad. C’est au moment où Obama refusait de donner les images satellitaires du Yémen à l’Arabie saoudite que la France a profité de cette faille pour donner des photos au royaume wahhabite et s’ouvrir un espace qui dépasse le seul marché de l’armement. Pourquoi ? Parce que, lorsque vous achetez des chars à la France, vous achetez aussi un système de contrôle. Ces chars ne sont pas que des véhicules de destruction. Ils sont aussi munis de caméras qui permettent de voir à 8 kilomètres. Ils peuvent être reliés via une liaison numérique à un poste de commandement, recevoir des données numériques, des vidéos, des images de la population. Il s’agit donc d’outils de renseignement, de surveillance et de répression. La France a sciemment vendu à l’Égypte du matériel fabriqué par Amesis qui a permis de capter les conversations téléphoniques d’opposants au régime. Morpho, une autre entreprise française, a elle aussi vendu un système de fichage, de collecte et d’analyse biométrique à l’État égyptien qui constitue une interface de surveillance des populations. Paris a par ailleurs traité pour des satellites qui déclenchent des alertes chez les opérateurs de renseignement. Des contrats liés à la vente de drones de surveillance, qui peuvent aussi être armés, existent également. Mais l’Égypte n’est pas le seul pays à profiter du « savoir-faire » à la française. Des échanges extrêmement approfondis sur le sujet sécuritaire ont cours entre les États du Golfe et la France. Notre pays ne fait d’ailleurs pas que renseigner, il enseigne aussi. Des CRS sont régulièrement dépêchés en Arabie saoudite pour former les forces de police saoudiennes, de même que des forces spéciales pour des entraînements conjoints.

Cette politique opportuniste peut-elle durer encore longtemps ?

Tony Fortin Il est bien sûr difficile de se prononcer sur la durée de ce genre de relations bilatérales. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que cette politique de vente d’armes contribue d’abord et avant tout à la déstabilisation de régions entières, à la mort de dizaines de milliers de civils et au déplacement de millions d’autres. Ce genre de politique peut aussi fabriquer les guerres de demain, notamment dans la Corne de l’Afrique que les pays du Golfe tentent d’occuper avec l’aval de la France. L’Arabie saoudite, qui investit très fortement dans les ports de la mer Rouge, ne vient-elle pas d’installer une petite base militaire à Djibouti ? Dans un futur proche, un territoire allant de la mer Rouge au golfe de Guinée peut devenir le terrain de jeu meurtrier de pays aux intérêts divergents. Cette course à l’armement nous mène donc dans une impasse, où la France s’expose à des accusations de complicité liées à des crimes de guerre. Ce qui ne semble pas affecter l’Élysée qui, malgré l’arrivée d’un nouveau président, persiste et signe sur sa politique à court terme dans le Golfe, avec néanmoins des nuances notables concernant les acteurs. Qui sait, par exemple, que depuis 2017 le Koweït est devenu le premier client de la France en matière d’armement ? Un contrat pour des blindés Sherpa est en cours, de même qu’une commande pour des hélicoptères Caracal. Ce nouveau marché koweïtien est une manière discrète de continuer à pourvoir du matériel de guerre à la coalition arabe via la plateforme des pays du Golfe. Cela met en lumière un système de mutualisation qui sert au même objectif. Ce matériel militaire pourra être prêté aux Émirats arabes unis ou à l’Arabie saoudite dans le cas de conflits à venir et ce au nom de leurs propres objectifs militaires. Pour la France, le marché koweïtien est donc une manière d’aménager des sas par lesquels elle peut vendre ses armes sans que cela éveille les soupçons des quelques rares institutions qui tentent de réguler ce marché. En outre, le Koweït est, en plus d’Abu Dhabi, une base arrière des Forces spéciales engagées au Yémen.

Des contre-feux en France peuvent-ils encore freiner cette machine infernale ?

Tony Fortin C’est peut-être cela le plus inquiétant. La classe dirigeante française refuse de faire naître tout débat sur le sujet. On a un système très centralisé qui tourne autour de la figure du président de la République, qui concentre tous les pouvoirs. C’est lui qui donne le « la » dans le domaine des ventes d’armes, comme dans celui des opérations françaises extérieures (opex). Créer les conditions du débat pour infléchir cette politique mortifère serait pourtant salutaire. En ce sens, le combat des gilets jaunes est révélateur du manque de démocratie qui étouffe notre pays. Nous sommes dans un contexte où tout le monde est conscient du déficit démocratique lié au fonctionnement d’une Ve République à bout de souffle. Dans le cas de la France, seule une démocratisation de la vie publique et de l’État pourra permettre de revenir à un peu plus de raison en matière de diplomatie de l’armement.

Tony Fortin

Chercheur à l’Observatoire des armements

Entretien réalisé par Stéphane Aubouard
Au Proche-Orient, Paris vend des armes et de la surveillance (le chercheur Tony Fortin interviewé par Stéphane Aubouard, L'Humanité, 27 février 2019)
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